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samedi 22 août 2015

La vendeuse de journaux.

La vendeuse de journaux.


Quelle histoire que celle des journaux, si on savait la faire, et si on possédait les documents indispensables pour l'écrire! On retrouverait probablement le journal partout, comme le docte M. Victor Leclerc l'a retrouvé chez les Romains sous son nom, qui était déjà inventé, Diurnum, aussi bien que celui des journalistes, Diurnarii. Mais, pour écrire l'histoire du journal, un journal ne suffirait pas, il faudrait un livre, un gros livre. Je n'entreprendrai même pas de remonter jusqu'à la première gazette française, celle dont le roi Louis XIII accorda le privilège, en 1631, au docteur Théophraste Renaudot. Il suffira de dire que le docteur Renaudot rapporta de Venise l'idée de cette publication périodique; de là le nom de gazette, qui vient du mot italien gazetta, petite pièce d'une valeur de deux sous, coût de chaque numéro, et non du mot gazza, comme le prétendent les esprits méchants qui accusent la presse de bavarder comme une pie borgne.
Le cardinal de Richelieu, ce grand et puissant rédacteur, ne dédaignait pas de se servir de la gazette de Renaudot pour parler à la France et à l'Europe. Le roi Louis XIII la lisait fort exactement, et condescendait, dans les cas importants, à exercer les fonctions de censeur royal: il daigna même, en plusieurs occasions, collaborer audit journal, comme l'affirme Renaudot dans sa requête à la régente Anne d'Autriche: "Chacun sait que le roi défunt ne lisait pas seulement mes gazettes et n'y souffrait pas le moindre défaut, mais qu'il m'envoyait presque ordinairement des mémoires; ma plume n'a été que greffière, mes presses ne sont pas plus coupables d'avoir roulé pour ces mémoires que le trompette qui publie les nouvelles."
Sous le règne suivant, Vauban qui a touché à toutes les questions dans ses Oisivetés, a fait une proposition qui, négligée quand il la fit, ne l'a peut être pas été toujours après lui: "Les ennemis de la France, écrit-il, ont publié et publient tous les jours une infinité de libelles diffamatoires contre elle et contre la sacrée personne du roi et de ses ministres... La France foisonne en bonnes plumes... Il n'y a qu'à choisir une certaine quantité des plus rares et à les employer. Le roi le peut faire aisément sans qu'il lui en coûte rien et pour récompenser ceux qui réussiront, leur donner des bénéfices de 2, 3, 4, 5 et 6.000 livres de rente, ériger ces écrivains en anti- lardonniers et anti-gazettiers."
Je passe rapidement sur le Journal des Savants qui comme la Gazette de France, continue fièrement encore aujourd'hui sa carrière deux fois séculaire. Les journaux burlesques obtinrent une vogue extraordinaire; mais cette vogue ne dura qu'un moment et expira avec Scarron et Cyrano de Bergerac. Le Mercure galant, avec son bagage de petits vers, de relations, de nouvelles, d'énigmes, d'histoires, d'historiettes, de descriptions et de dessins de mode, d'ariettes et de chansonnettes notées, eut une vie plus longue; il était entré dans une foule de maisons pour lesquelles il représentait à lui seul toute la littérature. François Colletet, le Colletet crotté jusqu'à l'échine dont parle Boileau dans ses Satires, avait publié, en 1676, le Journal des avis et des affaires de Paris, contenant ce qui s'y passe tous les jours de plus considérable pour les affaires publiques.
Les noms se pressent sous ma plume comme ces ombres du Styx qui, dans l'Enéide, assiègent la barque du vieux Caron. La Fronde eut ses Mazarinades, quoique ce genre d'écrits fût peu encouragé, témoin l'imprimeur Morlot condamné à être pendu et étranglé pour avoir imprimé un pamphlet diffamatoire contre la reine. Le malheureux n'échappa à la potence que grâce à une émeute populaire qui dispersa l'escorte de la charrette entre le Palais-de-Justice et la Grève. Un poëte du temps, c'était l'abbé de Laffenas, nous a conservé, dans sa prose rimée, les noms des principaux pamphlets du temps; car, pendant la fronde, comme à l'époque de la Révolution française, on criait les journaux dans les rues:

Les crieurs d'huître à l'écaille,
Les apprentis et les plus gueux,
Ne sont pas les plus malheureux;
Car n'ayant aucun exercice,
D'abord, en titre d'office,
Eux et messieurs les crocheteurs
Se sont tous fait coleporteurs (sic)

Les chroniques du temps disent que les crieurs gagnaient plus que les pamphlétaires en vers et en prose. Vraiment, si tous les vers ressemblaient à ceux que nous venons de citer, ce n'était qu'une application de la célèbre maxime saint-simonienne: "A chacun selon sa capacité, la capacité suivant les œuvres." Mais laissons l'abbé de Laffenas terminer sa nomenclature, en nous montrant les distributeurs:

Aussitôt que le jour commence, 
Criant, sans mettre l’Éminence, 
Voici l'arrêt du Mazarin,
Voici l'arrêt du Mazarin,
La lettre du cavalier George,
(Si le nom n'est vrai, on le forge);
Puis, voici le Courrier françois
Arrivé la septième fois;
Voilà la France mal régie
Puis votre Généalogie;
La Lettre au prince de Condé
Qui vous a si bien secondé.
Après Maximes authentiques
Toutes morales que politiques
Remontrances du Parlement
Qui sont faites fort doctement
Bref, tout le long de la journée,
Chacun comme une âme damnée
S'en va criant par-ci, par-là
En vers, en prose, et cætera.


Ces vers n'ont qu'un mérite, mais ils l'ont au suprême degré, celui de donner une idée du mouvement et du bruit qui animaient les rues de Paris à l'époque de la Fronde. Si les Mazarinades ne valaient pas grand chose, on ne les payait pas cher. En général, les auteurs les vendaient un petit écu la rame imprimée aux libraires, et ceux-ci les vendaient deux liards le feuillet ou le cahier au public par l'intermédiaire des crieurs qui gagnaient une remise d'un quart pour leur salaire. Dans ce temps-là, le Petit Journal ou le Petit Moniteur eussent été un objet de luxe.
Il y a en histoire des jours qui se suivent et qui se ressemblent, parce que les situations analogues se révèlent par les mêmes symptômes. Quand la révolution de 89 éclata, il y eut une explosion de journaux comme à l'époque de la Fronde. Au commencement, l'esprit et la gaieté trouvèrent leur expression dans ce pèle-mêle de publications; il suffira de rappeler les Actes des apôtres. Mais à mesure que le ciel s'assombrit, la gaieté tomba, l'épigramme, qui passe en sifflant comme un oiseau moqueur, replia ses ailes. La déclamation emphatique, l'invective furieuse, la sensiblerie révolutionnaire qui prenait les pleureuses entre deux massacres, l'ironie amère, la malédiction sanglante, régnèrent dans tous les journaux. On vociféra dans les carrefours: La Grande trahison du comte de Mirabeau! Peu de temps après, les innombrables crieurs, qui sillonnaient les rues, dès le matin, remplirent la ville de ces clameurs qui firent si souvent tressaillir Marie-Antoinette et Madame Elisabeth déjà prisonnières aux Tuileries, avant de l'être au Temple. Puis bientôt on cria dans les rues le Vieux Cordelier, de Camille Desmoulins, l'Ami du peuple, de Marat, et enfin le Père Duchesne, de l'immonde Hébert, ce journal qui, tous les matins, était étrangement en colère, et dont on vociférait les facéties à la fois fangeuses et sanglantes sous les fenêtres de la Conciergerie où Mme Roland attendait la mort. Ceux qui habitaient Paris au moment où la république de 1848 fut proclamée peuvent se faire une idée de ce mouvement, de ce bruit, de l'émotion sinistre que produisaient les voix de stentor des crieurs annonçant ces feuilles dont le nom seul était une évocation d'un sombre et sanglant passé. Mais ce n'était heureusement qu'une reprise impuissante et décolorée de l'épouvantable drame qu'avaient vu nos pères. Ces fantômes du passé qui venaient traîner leurs chaînes et leurs haillons sanglants dans le présent disparurent dans les catacombes de l'histoire.
Depuis ce temps la voix discordante des crieurs de journaux est rentrée dans le silence; le type a disparu; les crieurs et les crieuses à la voix enrouée ont été remplacés par des vendeurs et des vendeuses, personnages muets et inoffensifs qui ne provoquent point le passant par leur appel, mais ne lui livre sa marchandise imprimée que sur sa demande. Aux Tuileries, dans le jardin du Palais-Royal, sur les boulevards, on a construit des kiosques aux marchands et marchandes de journaux. 



Le kiosque que vous avez sous les yeux est celui du boulevard Poissonnière. C'est l'heure où la marchande vient de recevoir ses feuilles encore tout humides, et les acheteurs affluent. Cette petite dame fringante, dont le chignon contourné affecte la forme d'un casque de pompier, a demandé si la Patrie contenait la suite du feuilleton de M. Ponson du Terrail (Bonbon du Sérail, ainsi que l'appellent ses admiratrices), et comme la suite a été remise au lendemain elle achète le Figaro où elle espère trouver une chronique poivrée signée de M. Marx, l'historiographe de la robe de chambre du regrettable marquis de Boissy, et des chaussons de M. Louis Veuillot. J'aime à croire que Mlle Fifine, que son bébé tient par la robe, veut acheter la Semaine des Familles et non le Journal des Romans pour tous. Quant à ce large bonhomme au vaste chapeau, nul doute, il vient chercher le Journal des Actionnaires. Le jeune gentleman qui le suit demandera le Sport ou la Gazette des étrangers. Pendant ce temps le cocher assis sur son siège lit majestueusement le Journal des Cochers, car bientôt nous aurons tous notre journal; les chiffonniers ont déjà le leur, sans compter que la plupart des autres journaux finissent pas se rencontrer dans leur hotte, ce qui leur a procuré l'honneur d'une épître de M. Viennet:

Artisans vagabonds qui, dans l'ombre des nuits,
La lanterne à la main désertez vos réduits...
Vous ne savez donc pas que dans votre hotte immonde
Vous portez entassés tous les fléaux du monde.

Hélas, il faut bien le reconnaître, les journaux commencent et finissent par les chiffons!

                                                                                                                          Félix-Henry.

La Semaine des Familles, samedi 25 février 1867.

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