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mardi 8 décembre 2020

Croquis d'après nature. 


Maître Rativeau, notaire, rue Joquelet, s'appelle Armand de son petit nom: c'est un notaire à l'eau de rose, un notaire jeune encore et très bichonné. Lorsque quelqu'un, le relançant au fond de son étude où il lit les journaux des boulevards, lui demande un instant d'audience, il répond presque toujours:
- Adressez-vous à mon second clerc;
- Permettez, monsieur Rativeau, c'est que l'affaire est importante; j'aurais préféré que vous-même...
- Alors, c'est bien différent. Parlez à mon premier clerc.
Le premier clerc, M. Guignard, est l'âme de la maison. Il a toute la confiance de M. Armand, pardon, de maître Rativeau, et la mérite absolument, comme il a eu et mérité celle des patrons qui ont précédé celui-ci. C'est dans son cabinet à lui que s'élaborent les travaux de conséquence. Il y a vu passer plusieurs générations de clients. Il les connait ou les a connus par leurs noms, et, quoique presque sexagénaire, il se rappelle par le menu l'histoire de leurs intérêts, c'est à dire en somme leur propre histoire.
La sienne, à lui, dame! elle tient ou paraît tenir dans ces deux mots: travail et prosaïsme.
Un matin de l'été dernier, il était dans son fauteuil de maroquin vert, devant un large bureau où s'amoncelait le papier timbré. Bien seul et bien tranquille, il réfléchissait mollement à une donation entre vifs dont il s'était chargé de rédiger l'acte. Ses regards, éteints par une vague somnolence, se promenaient machinalement sur les cartons verts qui cachaient les murs. Il ne se sentait pas en train. Son déjeuner lui pesait un peu. Le temps lourd le faisait souffler. Les petites misères du célibataire qui ne "se fait pas tout jeune" et qui s'alourdit le préoccupaient au moins autant que la donation entre vifs. En sorte que, pour le moment, la formule: travail et prosaïsme ne se réalisait qu'à moitié; le travail languissait; mais, en revanche, le prosaïsme, plus florissant que jamais, s'étalait avec magnificence sur la personne du maître clerc, depuis l'opulent abdomen jusqu'aux bouffissures des joues.
On frappa discrètement à la porte.
- Entrez! dit M. Guignard en réprimant au bâillement.
Une dame parut, une bonne dame d'une cinquantaine d'années, mise avec goût mais sans recherche.
- Madame Cardy! s'écria le gros homme un peu réveillé.
Il fit un effort, se leva, avança au fauteuil.
- Je vous dérange?... demanda Mme Cardy en s'asseyant.
- Oh! nullement, chère madame. J'ai toujours du plaisir à vous voir. Très sincèrement. Cela me rajeunit. Et ce plaisir n'est que trop rare...
- C'est votre faute, monsieur Guignard. Vous m'avez si bien conseillée, si bien dirigée dans le débrouillement de mes affaires depuis la mort de mon mari, que maintenant je commence à voir clair dans cette affreuse bouteille à l'encre, et n'ai plus besoin de vous importuner aussi souvent.
M. Guignard fut sur le point de répondre une galanterie. Il se retint:
- J'ai fait, dit-il simplement, comme j'aurais fait pour ma sœur.
- Je ne sais comment vous remercier.
- Tout entier à votre service. Dire que je vous ai vue à quinze ans!... Voyons, parlons affaire. Qu'y a-t-il de nouveau?
Il s'enfonça dans le dossier de son siège, joignit les mains sur la proéminence de son vaste gilet, fit tourner lentement ses pouces et, la tête un peu renversée, ferma les paupières à demi. C'était son attitude officielle, celle d'un homme prêt à écouter et à se recueillir. Le simple mortel faisait place au maître clerc, et le maître clerc devenait machine à consultations.
- Voici la chose, dit Mme Cordy. mon fils aîné sera majeur dans trois semaines. Je suis sa tutrice. J'ai des comptes de tutelle à rendre, n'est-ce pas? Quelles formalités me faut-il remplir.
- Article 469, dit aussitôt M. Guignard en nasillant un peu: tout tuteur est comptable de sa gestion lorsqu'elle finit... Article 471: le compte définitif de tutelle sera rendu aux dépens du mineur lorsqu'il aura atteint... Ah! çà! mais, s'écria-t-il tout à coup en changeant de ton, votre fils a donc ses vingt et un ans?
- Mais certainement, cher monsieur.
- C'est inouï: comme les années passent! comme elles passent!...
- Hélas! vous ne savez donc pas que je pourrais avoir une fille de vingt-six ans si la mort?...
- Oui, je me rappelle, chère madame. Mon Dieu! mon Dieu!... Tout cela ne nous fait pas jeunes!...
Il songea de nouveau durant quelques secondes. Puis reprenant son nasillement:
- Il faut convoquer le conseil de famille. Ce conseil, article 407, sera composé, non compris le juge de paix, de six parents ou alliés... Moitié du côté paternel, moitié du côté maternel.
- Ah! voilà la difficulté, monsieur Guignard. De mon côté, je ne vois plus de parents ni d'alliés. Je n'ai plus personne.
- C'est comme moi. Seul au monde, chère madame. Vous, du moins, vous avez des enfants. Ils vous font un passé et un avenir. Et puis... et puis... vous êtes encore une jeune femme!
Il dit cela comme se parlant à lui-même. Il le dit sans la moindre intention de galanterie. Ces mots "jeune femme" partaient d'un sentiment sincère. Il voyait Mme Cardy à travers ses souvenirs. Ses souvenirs, ce jour-là lui revenaient à l'improviste et il s'y laissait aller bonnement.
Non, certes, elle n'était plus jeune, la bonne dame. Elle paraissait son âge, ni plus ni moins: cinquante ans ou bien près. Mais, il faut le dire, son visage était resté agréable. Ses yeux d'un bleu très clair et sans fadeur, donnait un je ne sais quoi de limpide et de bien vivant à sa physionomie. on y lisait comme à livre ouvert un cœur droit, un esprit sans visées extraordinaires, mais sain et cultivé, une existence qui pouvait avoir des ombres, mais nulle tache. Sur cette figure de petite bourgeoise, souriait une finesse tempérée de bonté, une pointe de cet enjouement naturel dont l'âge ne détruit point la grâce. Dans la bonne femme, il y avait de la parisienne, et dans la Parisienne il y avait de l'honnête femme.
Au reste, il n'est pas impossible qu'elle eût été très jolie.
Elle fut un peu décontenancée par les derniers mots de M. Guignard, qu'elle prit pour un compliment. Elle se tut, et laissa le maître clerc continuer;
- Le conseil de famille, reprit-il, se tiendra au domicile du mineur: Neuilly, n'est-ce pas?... Neuilly!... C'est là aussi que j'ai été mineur (et il souriait tristement), et vous également, chère madame. A défaut d'alliés, on prendra des amis de la famille. Vous avez bien des amis, j'espère?... moi, par exemple, me voulez-vous?...
- Certes, monsieur Guignard! Je ne sais comment...
- Me remercier, c'est convenu. Vous me désignerez les autres, et je leur écrirai sans préjudice de la démarche de politesse que vous leur devrez. Neuilly, cela leur fera faire une promenade; et à moi, cela me fera un pèlerinage. C'est là-bas que nous nous sommes connus gamins, tout gamins, vous rappelez-vous? Oh! Dieu, quand je pense que je vous ai tutoyée! Je faisais déjà mon droit que vous étiez encore en pension. Mais il y avait les vacances, il y avait le grand jardin, où nos deux familles se réunissaient en été, le soir, pour voisiner... j'étais un grand fou, un grand sot... j'ai manqué ma vie...
Ici, sa voix se mit à trembler légèrement.
- Que voulez-vous? continua-t-il. Les bévues de la jeunesse!... Je suis resté seul avec mes belles idées d'indépendance. Vous vous êtes mariée. Chacun est allé de son côté... Comme tout cela est loin! Et comme je me le rappelle! et comme vous étiez jolie!...
- Oh! monsieur Guignard, interrompit Mme Cardy un peu troublée, quelle illusion voulez-vous me donner là? des illusions à notre âge!...
- A mon âge, voulez-vous dire. Vous avez raison, ce serait ridicule, si c'était illusion de ma part. Je ne sais pas ce que j'ai, aujourd'hui, de remuer tous ces souvenirs. c'est plus fort que moi...
Alors, d'un mouvement qui ressemblait à un élan contenu, il prit la main de sa visiteuse:
- Madame, chère madame... il y a un détail que vous ne connaissez pas: c'est que je vous ai aimée, bien aimée, longuement aimée... lorsqu'il n'était plus temps! Est-ce drôle, hein?... un clerc de notaire!
Et, tout à coup, Mme Cardy qui, de ses yeux limpides, le regardait avec une surprise profonde, vit briller quelque chose au coin de ses paupières: c'était une larme.
Et cette larme lui parut si touchante, si bonne, si cordiale, et il mit tant de choses dans l'émotion discrète de cet aveu si tardif, qu'elle aussi, à son tour, elle aperçut le bonhomme à travers ses souvenirs: plus de rides, plus d'embonpoint, plus de difformités vulgaires... Dans l'atmosphère lourde du cabinet, entre ces deux vieilles personnes, passe comme un souffle de renouveau, venu du jardin de Neuilly!
Cela ne dura que deux secondes, deux secondes d'attendrissement très pur et très doux, pendant lesquelles la visiteuse laissa sa main gantée dans celle du vieil ami.
- Je ne croyais pas vous conter jamais jamais cet enfantillage, reprit-il un peu confus. Je vous l'ai caché même lorsqu'arriva votre veuvage; j'étais déjà un vieillard. Ma vie est finie maintenant...
- La mienne aussi, dit la veuve.
- Chère madame, chère amie... tachez de ne pas rire de moi... et revenons à votre affaire.
Ils y revinrent en effet, et, d'un ton franchement reposé, convinrent des dispositions à prendre. M. Guignard se chargea, bon gré mal gré, de toutes les démarches nécessaires. Il n'était plus très ingambe ni très actif, mais il ferait pourtant diligence. Elle le remercia de son mieux.
Quand ce fut fini, il y eut un serrement de main tout amical et sans embarras. Il la reconduisit jusqu'à la porte de l'étude. Comme elle s'éloignait déjà, il lui dit:
- Ah! j'oubliais, chère madame... mes amitiés à vos enfants.
Et, bientôt après, le vieux monsieur et la vieille dame, repris par le train de la vie, se remettaient chacun de son côté à la tâche quotidienne, un peu rajeunis au fond du cœur par cette fugitive étincelle de poésie qu'un souvenir avait fait briller sur la prose de leur existence.

                                                                                                                     Gabriel Liquier.

La Vie populaire, jeudi 29 octobre 1885.

Nota de Célestin Mira:




Le clerc de notaire.


dimanche 6 décembre 2020

 Un fait-divers.


- Des choux, des por-reaux, des ca-a-a-rotes!... Navé-é-éts, navets!... Du-u bel ognon-on-on! Du bel ognon!...
Traînante, grelottante, mélancolique, la mélopée chantée par une voix de femme, égrenait ses notes lamentables dans l'air glacial.
Mais il avait beau être glacial, cet air de dix degrés au-dessous de zéro, il n'arrivait pas à geler les grosses gouttes de sueur, âcres, brûlantes, qui perlaient au front et dégoulinaient sur les joues de la pauvre femme, pendant qu'elle poussait d'ahan sa petite voiture chargée de légumes et chevrotait son refrain sur un ton de plus en plus navrant*.
Oh! la misérable créature! Maigre, les yeux cernés, les pommettes bleuies, les narines froncées de souffrance, elle allait, sous un tartan rapiécé et une marmotte en torchon. Elle avait une grande tâche jaune sur le haut de la figure: le masque de grossesse, hélas! Et son ventre ballonné se cognait à l'éventaire roulant. Elle était enceinte.
- Des choux, des por-reaux, des ca-a...
Et elle s'affaissa dans les brancards.
Malgré le froid, il se fit un rassemblement; en un clin d'œil, la rue fut encombrée. Les derniers venus poussaient par derrière, demandant ce qu'il y avait. D'autres jouaient des coudes pour sortir de la presse et, n'ayant rien vu, répondaient:
- Peuh! une femme saoule!
Un sergent de ville arrive, fend la cohue, fait écarter le monde et s'approche, en tenant à la main son carnet et son crayon pour verbaliser.
- Votre plaque? Votre numéro? Votre livret? Et relevez-vous plus vite que ça.
La femme se tord par terre, sanglote, étouffe. Elle cherche, d'un geste convulsif, à dégrafer son corsage. Elle s'enfonce les poings dans le ventre, pousse ses reins en avant, allonge le cou, hurle.
- Oh! mon Dieu! mon Dieu! Vous voyez bien que je vais accoucher.
On la porte chez le pharmacien. Les badauds la suivent et font un tas qui s'écrase à la devanture. Chacun dit son mot.
- En v'là une idée, de faire des enfants dans la rue!
- Ben! faut qu'elle ait un vrai courage, par un temps pareil!
- Est-ce que ça lui a prit comme ça, tout d'un coup?
- Aussi, on ne travaille pas quand on est dans cet état-là...
Et toutes ces réflexions banales et prévues se croisent. Ceux qui parlent prennent un air entendu. Leurs voisins les approuvent.
Dans la boutique, la malheureuse,  couchée par terre, au fond, où il y avait assez de place, est en proie aux affres de l'enfantement. Le garçon potard lui tient la tête et la fait renifler au goulot d'un flacon. Le patron, sa calotte en arrière, se donne l'importance d'un médecin. Il a relevé la manche droite de sa redingote. De temps à autre, le sergent de ville vient à la porte, dont le bouton de cuivre est secoué par les impatients.
- Allons, allons, débarrassez le trottoir. Circulez, messieurs, circulez!
Je t'en fiche, qu'on va circuler! voilà la femme qui accouche. Des gamins curieux, faufilés au premier rang, s'aplatissent le nez sur la glace de la montre et soufflent pout tâcher de fondre les glaçons qui les empêchent de distinguer ce qui se passe.
- Dis donc, Léon, qué qu'tu vois? Moi j'vois rien.
- Moi, j'vois l'pharmacope qu'est à genoux. Mais il y a l'larbin devant. Il bouche le plus chouette. Ah! zut! v'là encore l'sergot qui vient nous faire décaniller... Oh! mince! j'ai vu. C'est rien rigolo!
La femme a mis au monde un enfant. Et elle songe avec amertume que cela lui en fait cinq. Oui, avec amertume! Elle les aime pourtant bien, ces pauvres petits. C'est pour eux, pour les quatre demeurés à la maison, qu'elle est sortie ce matin, sans écouter les voisins qui disaient que ce n'était pas prudent. C'est pour eux qu'elle a travaillé quand même, espérant qu'elle pourrait encore aller aujourd'hui. Dame, le mari est à l'hospice. Elle a rudement du mal à les nourrir, les quatre mioches! Et, maintenant, comment va-t-elle faire?
Demain, elle ne pourra plus vendre. Pas le sou pour manger! Ah! malheur!...
Elle veut se lever et retourner pousser sa voiture.
- Non, non, c'est défendu, dit le pharmacien. Que diable! Il ne faut pas aller plus vite que les violons. Un bel accouchement, c'est vrai et joliment mené, je m'en flatte! Mais, enfin, ce n'est pas une raison pour forcer la nature. On va envoyer chercher une civière et on vous transportera, ma brave femme.
On attend. La foule a fini par se disperser un peu. La civière arrive. On met la femme dessus avec le nouveau-né dans une couverture. On recouvre le front de la serge noirâtre qui ressemble à une serpillère. Le cortège sort de la boutique. En route, la femme s'évanouit. Elle a une perte. On change de direction et on va vers l'hôpital.
Eh bien! Et les quatre mômes qui sont à la maison?
Quant à la petite voiture, le sergent de ville l'a fait conduire à la fourrière.
Dans la rue, on stationne encore aux alentours. Les boutiquiers de quartier viennent demander des détails au pharmacien. Il raconte, et par le menu, avec des termes techniques. Puis il conclut invariablement par ces mots:
- Et j'ai compris, dans ses jérémiades, que cela lui en faisait cinq. Ces gens-là ne sont vraiment pas raisonnable.
On trouve à l'unanimité que le pharmacien a raison.

                                                                                                                Jean Richepin.

La Vie populaire, jeudi  10 septembre 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* Marchande des quatre saisons:




samedi 5 décembre 2020

 Noctambule.


Un fichu temps!
Toute la nuit, il a plu. Il y a même eu des variétés dans l'averse. tantôt l'eau est tombée en petites pointes très froides mais très ténues qui, à la longue, percent le drap des habits comme autant d'aiguilles et vous gèlent la peau. Tantôt il y a eu une véritable ondée. Des grosses gouttes comme des décimes se transformaient vite en filets d'eau. Des toits lavés par l'orage coulaient des flots sales dans le ruisseau élargi. Un fichu temps.
C'est juste un moment comme celui-là qu'on a choisi pour flanquer Lecournin à la porte de la chambre d'hôtel qu'il occupait depuis trois mois et dont il devait la location depuis huit semaines. Il n'y a qu'à lui que ces choses-là arrivent. A coup sûr, il n'est pas né veinard. Venu d'Angers à Paris, l'année dernière, pour y faire valoir sa brillante éducation et cultiver ses lauriers de prix d'honneur provincial, il a tout essayé, rien ne lui a réussi. Employé de compagnie d'assurances, il a été congédié parce qu'il n'avait pas une calligraphie suffisante. Secrétaire d'un aspirant grand homme, il n'a pas été payé. Maître d'études dans un bahut des Batignolles, il avait, un jour, allongé une claque à Mahmoud ben Asly, l'élève égyptien qui mettait du beurre dans la soupe maigre du Petdeloup. C'avait été un scandale dont le petit mamelouck avait recueilli tout le bénéfice.
Maintenant, Lecournin est dans la dèche la plus noire. Il a songé à devenir gâcheur de plâtre. Volontiers il aurait endossé la cotte bleue et la blouse blanche du maçon. Plus volontiers encore, il aurait mangé avec les ouvriers dans les cabarets qui s'emplissent de monde à midi et où fume l'ordinaire à quarante centimes dans les bols en grosse faïence. Il a voulu s'embaucher. Mais on lui a fait observer qu'on ne prenait pas tout le monde, qu'il fallait un apprentissage et bien d'autres conditions encore.
Hier, quand son maître d'hôtel lui a signifié de déguerpir, Lecournin avait encore vingt-huit sous dans sa poche. Ce n'est pas avec cela qu'on paie un garni. A-t-il assez couru cependant pour trouver de quoi attendre des jours moins mauvais! Il est allé voir le député de sa circonscription qu'il n'a pas rencontré. Il l'a relancé jusqu'à la Chambre où l'homme politique, qui remplit si bien les rôles muets, a joué l'invisible. Des camarades de lycée, Lecournin en compte bien cinq à Paris. Mais l'un fait la fête dans le monde élégant, et vraiment Lecournin n'a pas le courage se se présenter chez lui. Les autres, de véritables fesse-mathieu, sont des jeunes gens bien rangés qui vivent dans les pensions cléricales de la rue Saint-Sulpice, recommandées à leurs familles par Monseigneur d'Angers. Un seul pourrait avoir bon cœur. Il est collé rue Vavin avec une grue. C'est justement ce collage qui empêche Lecournin d'aller chez l'ami de la rue Vavin. Les femmes sont si drôles et parfois si égoïstes!
Toute la journée, le pauvre bougre à vagué. Il est allé rue des Jeûneurs, où un ami de la famille tient un magasin de gros. Arrivé à la porte du négociant, il n'a pas osé monter l'escalier et, traînant ses grègues, il est revenu, harassé, affamé au quartier latin.
Vers sept heures, il a avalé pour trois sous de chocolat et un petit pain à la crémerie, chez Polydore*. Ensuite, longtemps, il a flâné sous les galeries de l'Odéon, sur le boulevard Saint-Michel, tout rutilant de l'éclat des becs de gaz allumés dans les cafés. Il a battu le pavé des rues plus tranquilles où les boutiquiers mettent de bonne heure les volets à leur devanture.
La pluie, l'atroce pluie est venue, rendant le pavé plus gras, mouillant le noctambule jusqu'aux os. Quoique très las, il s'est hâté. Il était alors dans la rue de Rennes, qui s'allongeait morne et toute droite avec la gare Montparnasse, là-bas, tout là-bas, grosse tâche noire entrevue dans la brume de la pluie.
Oh! arriver là et vite: c'est tout ce que demande Lecournin. Il sait très bien: il y a à l'angle de la rue de Rennes et du boulevard Montparnasse un mastroquet qui doit rester ouvert toute la nuit. Quand il est venu d'Angers, l'année dernière, il a vu la boutique éclairée. C'est une sensation qui lui est restée.
Maintenant, Lecournin est presque au but. Vrai, il est temps, la pluie tombe plus fort que jamais. Pas de veine! Le mastroquet n'est pas ouvert? Sur les volets sales et tout mouillés par l'averse, une petite affiche écrite à la main se décolle. Elle porte ces mots que Lecournin devine plutôt qu'il ne lit:

FERME POUR CAUSE DE DECES

Pauvre Lecournin! c'est le cas de le dire, qu'il ne pleut que sur les mouillés. Las, désespéré, il court s'étaler sur un banc du hall de la gare de l'Ouest. Il s'y endort à côté d'un dragon un peu ivre qui pue le cuir.
Ce matin, il recommencera cette vie-là, qu'il reprendra demain et les jours suivant jusqu'au moment où, devenu un bourgeois solennel, il fulminera contre les déclassés.

                                                                                                                  Robert Caze.

La Vie populaire, dimanche 23 août 1885.

Nota de célestin Mira:

* Le Polydore:


Le Restaurant-Crémerie Polidor est situé rue Monsieur-le-Prince, dans le VIème arrondissement. Il est célèbre pour sa cuisine et pour avoir abrité les assemblées du collège de Pataphysique, Société de recherches savantes et inutiles. Il a été fréquenté, entre autres, par Ionesco, René Clair, Paul Valéry, Boris Vian...


mercredi 2 décembre 2020

Repris de justice.

 Repris de justice.


J'avais entendu dire grand mal d'un de mes vieux camarades, peintre de réelle valeur (appelons-le Raoul, si vous voulez bien): il avait été en prison! Oui, "en prison"! - C'est gros, ces deux mots-là dans le monde, les caquets allant et venant, j'ai fini par savoir quand même la vérité. J'ai rencontré Raoul qui m'a fait sa confession, et j'en suis fort aise; Raoul a été en prison, mais c'est un honnête homme.
- Oui, mon vieux, je puis bien te le dire, je sors de la Santé.
C'est ainsi qu'il m'aborda; puis reprenant:
- Et c'est une faveur pour moi, cette prison cellulaire; je viens d'y tirer un mois.
- Par faveur? fis-je étonné.
- Certes, j'étais seul, dans une cellule où l'on crevait d'ennui, mais où je n'avais pas à côté de moi des voleurs et des gerministes*, comme à Sainte Pélagie*, car c'est là que j'eusse dû strictement faire mon temps.
-Quel crime avais-tu donc commis? allons, dépêche-toi de me tout avouer.
Nous nous assîmes au café Riche et, entre deux grogs américains, il me conta son affaire.

Elle est instructive et point sinistre.
C'est bien simple. Mon ami Raoul était criblé de dettes, parce qu'il n'avait pas d'ordre. Est-ce le seul homme qui n'a pas d'ordre? En outre, il avait la mauvaise habitude de faire la cour aux femmes qu'on rencontre, c'était un suiveur. Est-il le seul de son espèce? "Suivez, mais discernez" est un proverbe qu'on ne met jamais en pratique. Or, il paraît que Raoul n'avait pas discerné, le jour où il se sentit mettre le grappin par une nommée Emma, la plus charmante petite Parisienne étourdie qu'il ait jamais rencontrée dans le train qui ramène les Parisiens de Bois-Colombes et d'Asnières à la gare Saint-Lazare.
Ils s'étaient aimés dès le troisième voyage, et Raoul avait réussi, un beau matin, à l'entraîner jusqu'à son atelier du boulevard de Clichy, où la ruine se faisait sentir de jour en jour.
Les bahuts moyen âge s'emplissaient de protêts; depuis un mois, les brûle-parfums hindous étaient comblés de cartes d'huissier et de papiers de la Banque sur lesquels on lit: brigade.
Peu lui importait, Emma, dont il était devenu fou, le consolait par son amour et sa gaieté. Elle lui avait avoué un jour, en pouffant de rire, qu'elle était mariée - un excitant de plus.
Mariée! Raoul fut longtemps discret, mais la curiosité le chatouillait:
-Voyons, ma petite Emma, veux-tu me faire plaisir? Qu'est-ce qu'il fait ton mari?
Emma se mettait à rire, puis, avec une moue exquise, refusait en rougissant de dire le métier de ce cocu.
- En quoi cela peut-il t'intéresser? Non, je te demande le secret sur ce point. Mon mari est un honnête homme, que cela te suffise... j'ai peut-être tort de ne pas le respecter; mais c'est toi qui es cause de tout cela, coquin!
Elle se mettait à pleurer, puis l'amour effaçait les larmes et on ne soufflait mot de cet homme dont l'état restait un mystère.
Petite, frêle, rousse, avec des yeux noirs, mince de nez comme de taille, elle avait toujours l'air de bonne humeur et ne rêvait que petites parties en cachette dans des quartiers éloignés, de l'autre côté de l'eau de préférence, toujours à cause du mari, elle aimait surtout la compagnie des bons vivants, sans souci des gros ennuis de la vie bourgeoise; elle se moquait des papiers timbrés qui arrivaient chez la concierge et en faisait des chapeaux pointus qu'elle se collait au bout du nez comme une gamine de dix ans.
Raoul ne s'était jamais senti plus heureux.
Peu à peu l'atelier se vida; les objets d'art, les bouts d'esquisses, les armures, les bronzes disparurent; on vendait chaque semaine de quoi acheter des huîtres, de quoi aller à Robinson ou à Châtenay; les amis riches avaient la bourse ouverte, indulgents pour les folies de Raoul et comprenaient aisément les ravages que peut faire, dans la tête d'un artiste, une petite écervelée, surtout quand elle est mariée. Il y eut saisies sur saisies... proutt!... proutt...
Emma pourtant se montrait impitoyable quand sonnait l'heure du retour au nid conjugal. Elle pleurnichait, mais vite, en fiacre et au galop... pourvu qu'il ne s'aperçoive de rien, le vilain singe; c'était l'essentiel!
Raoul avait beau être pressant, désespéré.
- Tu ne m'aimes donc pas assez, disait Emma, pour respecter ma position! Je suis sérieuse hors d'ici, songe donc à moi, méchant!
Ah! oui, elle aimait les noces, les gaietés, les folies d'atelier, la bohème qu'elle avait cherché après avoir lu Murger, Champfleury et la Manette Salomon, des Goncourt. Son Raoul était l'impresario chéri de toute cette vie de toquée; et les amis du peintre la trouvaient exquise, la petite adultère. On l'avait ainsi baptisée à l'atelier du boulevard Clichy.
Un matin, Raoul reçoit une affiche de vente; il paie le prix convenu pour qu'on ne la colle pas à la porte de la maison, mais il se fait une joie de profiter de cette occasion pour organiser une manifestation bruyante, et inviter Emma à une vraie fête de bohème cette fois*.
Aussitôt, il convoque les amis, fait prévenir sa "petite adultère" qu'on déjeunera et ne l'avertit pas du spectacle auquel elle doit assister: le pillage de l'atelier fait en règle par les Auverpins et par les gens de loi.
Emma arrive toute effarée exactement à l'heure; elle croise dans l'escalier une dizaine d'êtres râpés, coiffés de casquettes crasseuses ou de chapeaux mous et qui ont l'air de faire la queue comme au Mont-de-Piété.
- Qu'est-ce que c'est que ces gaillards-là? dit-elle en entrant; ils m'ont fait une peur!
- Ah! je sais, dit Raoul négligemment, ce sont des modèles qui viennent se présenter chez le peintre d'à côté pour poser; il est en train de faire une grande toile naturaliste représentant des affamés à la porte d'une caserne; une riche idée, hein?
Rassurée, elle se met à table joyeusement et l'on commence à trinquer et à chanter en buvant du champagne frappé.
On était au dessert et au café, quand soudain un grand bruit se produit dans le corridor; des pas lourds retentissent sur l'escalier, et l'on entend des voix:
- On va commencer la vente! attention! Otez-vous donc de là qu'on laisse avancer monsieur!
- Qu'est-ce qui se passe donc? s'écrie Emma.
Tout le monde se met à ricaner.
- N'aie pas peur, ma petite, fait Raoul, et tendant son verre:
- A ta santé! s'écrie-t-il, et à la santé des huissiers.
En ce moment on cogne à la porte.
- Entrez! hurlent tous les amis de Raoul.
La porte s'ouvre.
- Ah! aïe! cria la jeune femme en tombant dans les bras de Raoul; je suis perdue! c'est fini; tenez, là-bas, le gros qui a un nez rouge et une barbe grise... c'est lui...aïe!... aïe!...
Elle n'en peut dire davantage, elle s'étale de tout son long sur le parquet, et les convives se précipitent autour d'elle pour lui faire respirer du vinaigre.
Raoul reste hébété en présence de l'huissier qui remue son nez trognonnant, roule des yeux cramoisis et le menace du poing.
- Si j'avais un pistolet, vous seriez mort, misérable!... Madame est ma femme.
- Est-ce que je le savais? s'écria Raoul furieux en s'avançant sous le nez de l'officier ministériel écarlate;
- Tant pis pour vous! riposte l'huissier. Je fait constater le flagrant délit et j'userai de mes droits: à bon chat, bon rat.
- Ah, je comprends maintenant, hurla Raoul tragiquement, pourquoi elle n'avait jamais voulu me dire l'état de son mari; pauvre petite, elle avait bien raison... on n'avoue pas ces choses-là

-Eh bien! lui demandai-je, quand il m'eut raconté tout ce qu'on vient de lire, après, que s'est-il passé?
- Tout s'est déroulé régulièrement et judiciairement, parbleu! J'ai été condamné en police correctionnelle à un mois pour adultère, et je l'ai fait, ce qui n'a pas empêché qu'on vende ce qui restait chez moi.
- Et tu as des nouvelles de la femme de l'huissier?
- Oui, elle a quitté Saint-Lazare un mois après ma sortie, car elle avait été condamnée à deux mois, elle.
- Tu l'as revu sans doute?
- Ah non! par exemple, mais, devine avec qui elle vit?
Je fis signe que je ne chercherais pas à deviner.
- Avec son mari, avec l'huissier à trogne rouge; c'est à dégoûter de l'adultère!

                                                                                                                 Francis Enne.

La vie populaire, dimanche 16 août 1885.


Nota de Célestin Mira:

* germinisme: homosexualité masculine.

*  Prison de Sainte-Pélagie:





Sainte pélagie: Cellule d'un philosophe.


* La vie de bohème.


La vie de bohème: Sébastien Dulac, 1831.