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dimanche 30 août 2015

Une journée à l'exposition.Part I

Une journée à l'exposition. Part I






Entre autres mérites, l'Exposition a celui de vous faire perdre peu à peu la notion de l'individualisme, les leçons de la lutte pour la vie, et le plein exercice de sa volonté. On y devient fataliste, mais d'un fatalisme de galet roulé par le flux, d'épave errante au gré des remous. Un Occidental habitué à régler sa journée heure par heure: Bourse, déjeuner, rendez-vous d'affaires, boulevard, dîner, théâtre, etc., etc., doit souffrir de cette transformation inattendue, mais un poète rêveur s'y abandonne avec délices; certes, il a pu résister au début, vers le moi de mai, quand une fièvre de tout voir à la fois le poussait haletant aux quatre coins de l'immense caravansérail; seulement, peu à peu, l'influence orientale, égyptienne, hindoue, a réduit en lui ses velléités inutiles de direction et d'études, pour ne lui laisser, par Mahomet et par Allah, que le charme d'une existence sans but qui tue les heures dans un décor polychrome et changeant.
Or, par une après-midi orageuse, automnale et bleutée de brumes légères, je m'étais assis, après déjeuner, près des Fontaines qui servent, le soir, aux feux d'eaux d'artifice. 



A cet instant j'avais encore assez de volonté en moi pour songer que je m'étais chargé d'une commission à la Galerie des Machines; mais, dans une douce torpeur, je fouillais vainement ma mémoire pour savoir exactement ce dont il s'agissait. J'avais pourtant noté la chose sur un calepin, à la façon dont agissent les purs Occidentaux qui manquent de mémoire; seulement ce calepin demeurait introuvable dans je ne sais quelle poche, et je me sentais envahir par l'orientalisme de la digestion qui estompait, éloignait et obscurcissait définitivement le souvenir de mon projet. Néanmoins, j'étais résolu à me rendre à la célèbre Galerie où mugissaient les monstres de fer enchaînés par la mathématique, lorsqu'un spectacle amusant (oh! amusant pour un tout petit enfant) me fit rester encore un instant près des Fontaines.
Un homme coiffé d'un vague chapeau affectant la forme du surouâ, chaussé de hautes bottes, marchait dans l'eau calme du lac, en poussant devant lui, au fond, un racloir destiné je pense à élaguer la vase. Cet homme, par une rencontre imaginative, qu'autorise cette saison, où généralement sur les plages j'erre au soleil couchant, évoqua soudain une idée de pêche à la crevette. Il m'en vint par un double mirage, comme une senteur salée dans les narines, et quelque tumulte de houle dans l'oreille. C'était doux et naïf, mais je manquais d'énergie pour regretter l'Océan, qui est là-bas, au delà des gares, dans un trou, vaste sans doute, mais d'où l'on ne peut pas contempler la Tour..., non la Galerie des Machines.
La galerie!... J'allais me diriger vers elle, lorsqu'un Espagnol prodiguant les usted me demanda où se trouvait lou Camono de hierro Decauville. Cet Espagnol ressemblait à Méphistophélès et je crus bien faire en rendant à ce diable le service de le conduire à la station Trocadéro. Arrivé là, et ayant reçu les "muy bien" et les "muchas gracias" du démon, je m'aperçus que j'étais fort loin de mon but, et que, d'autre part, un voyage sur le chemin de fer à voie étroite réveillerait peut être mon occidentalisme momentanément confus.
J'adore d'ailleurs cette ligne essentiellement cosmopolite, résumé des idiomes de l'univers, dont les barrières se constellent d'affiches évidemment imprimées à Babel même; de plus, elle fournit l'occasion d'un jeu nouveau: savoir à qui ressemble tel ou tel étranger. On peut compter de la sorte plusieurs Francisque Sarcey, des Gounod, quelques Boulanger, de-ci, de-là, un Coppée, ou un Floquet, et s'ils ne parlaient point, on prendrait leur compartiment comme une rangée de fauteuil d'orchestre, un jour de première.
J'avais pris un train express, d'où je débarquais à l'Esplanade.
Le soleil, désembrumé, éclairait les feuillages rougissants, dessinait vivement les arêtes du minaret, et, dans le lointain, changeait en tiare d'or fauve la pagode d'Angkor. Le dôme des Invalides mêlait sa note à tout cet orientalisme, et si l'ombre invisible de Napoléon a le droit de sortir pour visiter l'Exposition, comme le pensent bien des personnes mystiques, le héros doit croire qu'il a conquis l'Inde sur les Anglais.
J'allais toutefois reprendre le train, lorsque mon diable d'Espagnol m'accoste poliment, et me traitant d'usted, me demande: "Ondé esta el souk tounissien?" Dans l'état fataliste où se trouvait plongé mon être, je ne pouvais manquer d'obéir à la moindre suggestion; comme une poussière subit la brise, j'allais donc jusqu'à la Tunisie.




N'est-il point ravissant, d'ailleurs, ce pays des arcades, où s'étale l'indolence des grands burnous, parmi toute une floraison d'étoffes aux couleurs voyantes, parmi les ors, les rouges vifs, les bleus violents, à travers un parfum de caouâ mêlé aux flottantes odeurs des poudres de des sachets orientaux? n'est-ce point un endroit unique pour forcer au repos un cerveau européen, fatigué de questions intérieures et extérieures: élections et guerres? Pour oublier les mornes ennuis qui vous happent, les affaires accumulées l'une sur l'autre qui vous guettent au coin des rues, vous suivent dans les lieux de réunion, les tracas variés de plaisir ou d'argent que vous croyez lâcher sur votre seuil, et qui montent l'escalier derrière vous, que vous espérez déposer sur votre palier, comme un visiteur fâcheux, et qui pénètrent dans votre home, s'asseoient près de vous à table, versent du poison dans votre potage et troublent votre vie; ces vicissitudes d'ambition et de désespoir que vous comptiez vainement jeter dans votre cabinet de toilette avec le tas de vos vêtements, et qui se glissent dans votre chemise de nuit pour lutiner votre dernière minute de veille, et empester votre sommeil? Là, dans ce cadre exotique, où vous ne devez rien à personne, ni solliciter quoi que ce soit, vous endormez, tout éveillé, vos peines, et aussi vos plaisirs, parfois plus lourds qu'un remords. Vous êtes dans l'oasis de la paix, comme un seigneur des Mille et une Nuits ayant échappé aux corsaires; vous êtes Simbad le Marin, entre deux naufrages. Vous n'avez point la peine de vous repaître de chimères, ni de les avaler en forçant votre imagination, non, elles vous habitent paisiblement, dans un vague brouhaha de pensées qui n'en sont point.
Le minaret se dresse comme un paratonnerre contre la foudre de l'Activité; et le muezzin qui chante là-haut ses prières avec une terrible et sympathique voix nasillarde, en agitant son étendard aux quatre points cardinaux, ressemble à quelque sorcier aimable qui serait a vos ordres et chasserait loin de vous, au profit des beaux songes, les noires réalités...
Je fus tiré de ce farniente par un donneur de prospectus, maudit, trois fois maudit prospectus!!! Grand Concert tunisien, grand succès! débuts de la troupe soudanaise, composées de danseuses, chanteuses, musiciens! Danse du ventre... Ah! encore! encore! trop de ventres, décidément, ô peuples quorum Deus venter est; trop de haussements d'épaules dans le nombril!... Hélas! je poursuivis ma lecture: Danse du ventre par les célèbres almées Saphia et Mbarca, favorites du sérail du... Mahdi... Ah! ce mahdi, sombre évocation d'Anglais mis en purée!... Danses tunisiennes par les almées Barroucha et Maïra; débuts du nègre danseur... 



Ah! ce nègre! la danse du ventre par un nègre... Maudit prospectus! Ma curiosité suscitée me poussa vers ce nègre. horrible enfant du désert, ce soldat du mahdi, vêtu comme une femme, avec une jupe bleue ornée de volants de dentelles blancs, les pieds dans des chaussettes jadis bleues, et percées au talon, se démenait autant que Saphia, Mbarca, Barroucha et Maïra toutes ensemble.
Je disparus. L'orient s'était assombri pour moi.




Une Parisienne, jolie, alerte, causait avec un burnous devant un bazar; sur la boutique on lisait ce nom: Barbouchi. La dame avait acheté je ne sais quoi, un gandourah bleu-allah et un coussin vert-prophète; et le marchand ayant mis une main sur son cœur, l'autre sur son front, se prosternait presque dans un salut, disant: Barbouchi content! Barbouchi content!. La Parisienne souriait, lisant dans les yeux de l'Arabe une admiration flatteuse, et ce court tableau me réconciliait déjà avec l'Orient. Mais l'Arabe se redressant déclara: "Moi porter vous à Tunis, si vous vouloir..." Ah! non, non!; s'ils enlèvent aussi les femmes de Paris... Non. Pour fuir un spectacle pareil, je repris rageusement le petit Decauville, qui devait sans hâte me ramener à la Galerie des Machines.



... Un philosophe a écrit un livre que je n'ai point lu, mais dont le titre est demeuré fixé dans mon crâne: Les Troubles de la Volonté et les Oscillations de la Sensation. Je regrette vivement de n'avoir point savouré son oeuvre.  J'y aurais sans doute trouvé l'explication de mes mouvements durant ce jour fatal, où j'atteignis les dernières limites de l'indifférence à l'égard de mes devoirs envers moi-même et envers mes concitoyens; car, hélas!, j'ignore ci qui a pu advenir, faute par moi d'atteindre, ce jours-là, la Galerie des Machines. Peut-être une invention féconde, un moyen hygiénique de détruire la guerre ou le phylloxéra, l'institution d'une mécanique à pain pour enfants pauvres et délaissés, je ne sais quoi enfin, a été retardé de plusieurs siècles meâ culpâ.



... Après avoir échoué au Pavillon Espagnol, sous l’œil de feu de quelques Andalouses, je me trouvais, peu de temps après, sur les coussins du Pavillon Suédois, qui ressemble fort à un chalet suisse. Une jeune fille, symbole de la Scandinavie, portait là un bonnet noir, pointu, brodé de tulle blanc; le corsage bouffant et neigeux était souligné par une jupe sombre. 



Blanc et noir, nivôse et pluviôse, le glacier et le pin. Autour d'elle, ici des bijoux brillants, des aiguières et des vases de toutes formes, là des peaux de bêtes, pendues, pareilles à des cartes de géographie; plus loin, des liqueurs: aracks-punch, militar-punch, Verga-ot, en des fioles rouges, jaunes, bleues, complément de couleur pour ces pays blanc-et-noir.

                                                                                                                                   (A suivre)

                                                                                                  Emile Goudeau.

Revue Illustrée, Juin 1889- décembre 1889.

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