Translate

samedi 31 janvier 2015

L'électricité au théâtre.

L'électricité au théâtre.


Aujourd'hui, tous les théâtres de Paris sont éclairés à la lumière électrique; à la suite du terrible incendie de l'Opéra-Comique, et, par ordre supérieur, le bec de gaz a fait place à la lampe d'Edison: le lustre, les girandoles, les cintres et jusqu'au "feu de la rampe", tout est à l'électricité.
Outre les accidents devenus impossibles, ce mode d'éclairage offre un autre avantage: la salle entière et la scène peuvent être illuminées d'un seul coup; il suffit de mettre les fils conducteurs en communication avec la machine à vapeur produisant l'électricité, et l'étincelle jaillit.
Mais, au théâtre, on a fait une autre application de l'électricité, et c'est de celle-ci que nous voulons vous dire un mot:
Il est certains effets de mise en scène que l'on obtenait autrefois que difficilement; aujourd'hui, grâce à l'électricité, ils sont d'un usage courant. C'est, d'abord, le clair de lune, que l'on produit en promenant derrière une toile, une boule d'acier sur laquelle on projette un rayon électrique blanc ou rouge suivant les circonstances. Les étoiles s'obtiennent en plaçant une lampe à incandescence derrière un écran noir où sont découpées des étoiles; pour les faire scintiller, il suffit de varier rapidement l'intensité de la lumière.
Les couchers de soleil sont produits par l'interposition devant la lampe, de verres de couleur, qui donnent aux objets des tons rouges, jaunes, violets. La lumière électrique, renvoyée par un puissant réflecteur, et passant entre deux prismes, produit un arc-en-ciel. Un écran noir strié de raies parallèles, donne l'image de la pluie; ces raies sont-elles en zig zag, elles imitent les éclairs. Tout cela, on le comprend, est fort simple; c'est ce que nous pourrions appeler l'enfance de l'art. Mais voici des phénomènes plus compliqués:
Qui n'a été surpris, en assistant à une féerie, de voir les fleurs éclore sous la baguette magique des fées et des insectes multicolores jeter des lueurs phosphorescentes. C'est au moyen de lampes à incandescence placées dans les corolles et dans le corps des insectes que s'obtient ce résultat. Les machinistes, cachés dans les coulisses allument ces lampes, en tournant une roue, ou en posant les doigts sur les touches d'un clavier.


Si c'est le génie du mal qui est en scène, une sorte de Lucifer sous les doigts duquel tout pétille, tout s'enflamme, qui fait jaillir des étincelles de tout ce qu'il touche, c'est qu'il tient dans sa main, entouré d'une matière isolante, un fil conducteur d'ou l'électricité jaillit, chaque fois qu'il rencontre un autre fil, dissimulé sous les objets qu'il doit toucher.
Et les duels livrés par ce génie contre de simples mortels! aussitôt que sa terrible épée, forgée par quelque génie du noir séjour, rencontre celle de son adversaire, l'éclair jaillit; souvent même, l'épée flamboie!


Pour arriver à un tel effet, on a tout simplement disposé sur le plancher de la scène, deux plaques de tôle auxquelles aboutissent les conducteurs. Les chaussures des acteurs sont munies de semelles métalliques d'où partent des fils dissimulés sous les vêtements et qui viennent aboutir dans la main droite.
Dès que les combattants saisissent leurs épées, le fil se trouve en contact avec la lame. Or, comme l'une est chargé d'électricité positive, et l'autre d'électricité négative, de leur choc jaillit l'étincelle.
Et les merveilleux ballets dont les danseuses scintillent de lumière: leurs vêtements en sont constellés; toutes les pierreries de leurs parures sont autant de petites lampes à incandescence qui s'allument sous la simple pression d'un bouton, grâce à un appareil dissimulé sous leurs vêtements.
Les applications de l'électricité au théâtre sont innombrables, on pourrait dire illimitées; c'est en Amérique qu'on l'emploie surtout à la scène; et, grâce à ce merveilleux auxiliaire, on obtient des résultats véritablement étonnants.

                                                                                                                       de B.

La petite revue, premier semestre 1889.

Le château de Tonquedec.

Le château de Tonquedec.
             (Côtes-du-Nord)


Le château de Tonquedec, dont nous offrons le plan et une vue extérieure, est placé sur la petite rivière de Guer, qui traverse, dans les Côtes-du-Nord, une partie de l'arrondissement de Lannion, et forme le port de cette ville.
M. de Fréminville dit qu'un des possesseurs de ce château accompagna saint Louis dans sa dernière croisade; il ajoute que le duc Jean fit démanteler le château, en 1395, à la suite d'une rébellion de ses maîtres; mais qu'il fut rétabli plus tard et qu'on y entretint une garnison jusqu'à ce que Louis XIII et Richelieu, jugeant le poste plus dangereux qu'utile, eussent pris le partie de faire démanteler le château.
Mais l'enceinte est restée presque complète. Les tours sont encore debout et pourraient être rétablies dans leur état primitif.


Une première enceinte forme le corps avancé de la place, un pont-levis y donne accès. Le corps du château est composé  de redoutables constructions avec un massif d'habitations développées sur trois des faces du trapèze; on y remarque des salles voûtées très-vastes.
On arrivait de la place du donjon par un pont volant qui s'appuyait sur une pile quadrangulaire, laquelle se trouvait de niveau avec le premier étage de la tour au-dessus du rez-de-chaussée: ce donjon avait quatre étages.



Les vicomtes de Tonquedec étaient au premier rang de la noblesse de la Bretagne: ils devaient au duc cinq chevaliers d'or, et, au parlement général, ils prétendaient tenir la première place comme premier bannerets de la province.
Ils avaient des cours dans soixante et une paroisses, et trois grandes barres ou juridictions principales à Coetmen, à Tonquedec et à Chef du Pont de la Roche-Derrien, chacun rapportant 1.000 livres de rente.
Ils avaient en outre une sécherie de poissons en Pleumeur-Bodou et Treberden; du 1er mai à la Saint-Croix de septembre de chaque année, leurs vassaux devaient, dans ces intervalles, y apporter tous les congres et toutes les anguilles qu'ils pêchaient, à peine de 60 sous 1 denier d'amende par contravention.
Le vicomte de Tonquedec avait en outre le droit d'apprécier en dernier les ventes de grains à lui dues et de les évaluer 12 deniers plus cher que le prix fixé par les trois marchés précédents de Lannion.
Sur la demande de l'un de ces seigneurs, Jean de Plauc, évêque de Tréguier, avait érigé l'église de Tonquedec en collégiale: cette église n'offre de curieux que sa maîtresse vitre, belle verrière du quinzième siècle.

Magasin pittoresque, novembre 1853.

vendredi 30 janvier 2015

L'église de Vouvant.

L'église de Vouvant.
           (Vendée)


Vouvant est un petit village de quatre à cinq cents âmes environ, presque perdu dans un coin de la Vendée, sur la lisière de la forêt du Mervent. Bien que son site ne soit pas sans agrément, éloigné qu'il est des routes tracées, peu de voyageurs s'aventurent à sa recherche; et cependant il se trouve là une de ces richesses architecturales qui font la joie des touristes lorsqu'ils arrivent à les découvrir: l'église du petit village de Vouvant est un des plus précieux monuments de notre France catholique.
Vouvant n'a pas toujours été ce que nous le voyons aujourd'hui; il a joué un rôle assez important dans l'histoire d'Aquitaine. Dès la fin du dixième siècle, Guillaume IV, dit le Grand, duc d'Aquitaine, concéda à l'abbé de Maillezais une partie du territoire de la commune, à la condition expresse, par lui acceptée, d'y bâtir une église et un monastère.
Du monastère, rien ne reste; mais l'église, encore debout, déploie une telle magnificence de sculpture, une si grande richesse d'ornementation, que l'on ne peut douter que les vues de Guillaume n'aient été remplies, et au-delà.



Dans le Nord, ce n'est guère qu'à partir du seizième siècle que commence à paraître le style byzantin; or le portail de l'église de Vouvant date incontestablement du dixième siècle, et le style byzantin y éclate dans toute sa richesse. Décrire les nombreuses et admirables sculptures qui décorent les archives de ce portail serait impossible; le dessin seul peut donner quelque idée de la profusion et de la délicatesse de ses ornements.
Toutefois, nous signalerons les deux grands bas-reliefs qui surmontent parallèlement le plein-cintre des portes. Le premier représente la Cène, le second figure l'Ascension. Les personnages sont en ronde bosse: quoique roides de pose, ils plaisent infiniment par leur expression naïve et leur caractère religieux.
M. de Caumont ne fait remonter ces deux bas-reliefs qu'au douzième siècle. Au-dessous, on voit deux statues de grande proportion qui datent d'une époque évidemment encore plus rapprochée de nous; elles appartiennent au quinzième siècle. L'une à droite, représente un chevalier couvert d'une armure; l'autre, à gauche, la sainte Vierge avec un enfant dans ses bras et ses pieds appuyés sur un croissant.

Magasin pittoresque, juillet 1853.

Les écoles chez les Romains.

Les écoles chez les Romains.


Les écoles romaines relevaient souverainement de l'empereur; nul ne pouvait être admis à enseigner, sans avoir fait ses preuves devant un conseil composé de maîtres experts et présidé par des magistrats. Des établissements publics disposés pour cet objet leur étaient spécialement affectés. A côté des différentes salles appropriées à l'auditoire et aux études, ces établissements contenaient des jardins plantés d'arbres et des bains, afin que la jeunesse pût s'y former à la gymnastique et aux exercices corporels, dont les Romains faisaient une estime si grande et si méritée.
Un  panégyrique de l'empereur, prononcé en 297 par Eumènes, lors de la restauration de l'école d'Autun, nous fournit les détails suivants:
Sous le portique du vasté édifice qui servait de gymnase dans cette ville, et que l'on désignait sous le nom d'école Mémenne, on avait peint sur les murs des cartes géographiques indiquant la situation des villes, des fleuves, des mers, des golfes, les batailles historiques et autres particularités de ce genre. Les jeunes écoliers, grâce à cette méthode, qui, en développant leur patriotisme, appelait le secours des sens en aide au travail de l'esprit, apprenaient ainsi de bonne heure les progrès des armes de la république, leur succès et leurs revers, les quartiers d'hiver et d'été de la milice en campagne, et enfin la grandeur et l'étendue de l'empire.
Nous voyons aussi qu'à Bordeaux, ainsi qu'à Milan et probablement ailleurs, les femmes, comme les hommes, étaient admises à recevoir l'enseignement public.
Quant au régime administratif et disciplinaire de l'intérieur, l'organisation des établissements d'instruction créés par les Romains offre plus d'un trait de ressemblance remarquable avec celle que reçurent les universités du moyen âge. Les écoles d'Athènes, si célèbres dans l'antiquité, fournirent le premier modèle de cette organisation et lui donnèrent sa terminologie. A la tête de chaque gymnase était un chef appelé gymnasiarque, assisté de plusieurs officiers désignés sous le nom de proscholes, antéscholes et hypodidascles, qui veillaient à la fois sur les maîtres et sur les élèves. Leur mission était de coordonner et de régler l'action des professeurs ou régents. Les proscholes présidaient spécialement à l'éducation physique et à la discipline intérieure. Les maîtres particuliers étaient nommés pédagogues.
Les écoliers eux-mêmes se divisaient par nations, suivant la diversité de leur langue ou de leur patrie. Arrivés à l'école où ils venaient étudier les différents points de l'empire, ils commençaient par se grouper sous cette loi naturelle d'affinité, aidés en cela par une classe spéciale de parasites, qui, dans le principe, et chez les Grecs, prenaient le titre de prostates (diatribôn prostatai), et qui finirent par se régulariser sous celui de procureurs. Dans l'intérieur de l'école, on distinguait trois classes de disciples, à savoir: les externes ou élèves libres, les convictores ou pensionnaires, et les alimentarii ou boursiers, jeunes gens sans fortune entretenus, comme chez les modernes, par la munificence publique ou par la libéralité de quelques particuliers. A Rome (et l'on peut vraisemblablement appliquer sous ce rapport l'induction de l'analogie aux écoles provinciales), un rescrit de Valentinien soumettait les étudiants étrangers à une surveillance particulière. Ils étaient placés sous l'autorité du magistrat appelé le maître de cens, espèce de préfet de police. Chacun d'eux devait être muni d'un passe-port ou lettre du gouverneur de leur province natale, contenant la déclaration de leur nom, de leur patrie, de leur âge, de leur qualité, du genre d'étude auxquelles ils voulaient s'adonner, etc. Le maître de cens était chargé de viser ces pièces, de tenir registre des impétrants, de veiller sur leur conduite, et de ne pas souffrir que leurs études ou du moins leur séjour se prolongeât au delà de l'époque où l'écolier avait atteint l'âge de vingt-cinq ans. (1)

(1)Histoire de l'instruction publique, par M. Vallet de Viriville, professeur à l'école des chartes.

Magasin pittoresque, juillet 1853.

Logements à Paris en 1853.

Logements à Paris en 1853.
             La maison noire.



Ce n'est pas tout d'admirer Paris dans les beaux quartiers, sur les quais, aux boulevards, aux environ de la Madeleine ou du Louvre. Ces splendeurs éblouissent; on est frappé de cette profusion d'hôtels, de palais, d'équipages, de toilettes fastueuses; et le visiteur venu de la province éprouve peut-être à cet aspect une confusion secrète, s'il pense en même temps à sa modeste ville, à son humble village! Mais il gagnerait une instruction bien plus complète et des idées plus justes, s'il prenait la peine de visiter certaines parties de la ville généralement moins connues (1).
Voici, aux environs du Collège de France, dans une sombre ruelle formant issue de la cour Saint-Jean de Latran dans la rue Saint-Jean de Beauvais, une vieille maison qu'on appelle la Maison noire. On l'appelle ainsi à cause de son aspect, peut-être aussi en raison de ses habitants; car elle est tout entière occupée par des ramoneurs.
Ces ramoneurs vivent par chambrées de douze à seize habitants, dont la moitié sont des enfants de dix à quinze ans; car cette profession exige, comme on sait, la réunion d'un enfant avec un adulte. Donc la chambrée contient cinq ou six lits, et ils couchent au moins deux, quelquefois trois dans le même lit.
Dans chaque chambrée, il y a un maître qui répond du loyer. Le prix varie de 80 à 100 francs; il est également supporté par chaque couple de ramoneurs; chaque couple aussi possède sa part de mobilier, ce qui, à la vérité, n'est pas considérable, consistant en une sorte de bois de lit tel quel; plus une paillasse et quelque vieille tapisserie comme couverture; quelquefois un drap, lequel est invariablement de la couleur de la maison. Outre cela, quelques ustensiles de cuisine en commun, car le repas du soir se fait ensemble, chaque ramoneur, avec son aide, étant chargé à son tour de confectionner la soupe.
Voici quelques dimensions exactes de ces logements:
- Une chambre au premier étage, contenant cinq lits, était habitée, à la fin de l'hiver dernier, par douze personnes. Cette chambre a 4 mètres de large sur 6,50 m. de profondeur, et 2,70 m. de hauteur; c'est un peu plus de 70 mètres cubes; donc moins de 6 mètres cubes par habitant
- Une autre, au troisième étage, a quatre lits et huit personnes; elle a 3,50 m. de large sur 5 de profondeur, et une hauteur de 2,30 m.; c'est ici un peu moins de 5 mètres cubes. Or il y a une instruction du conseil général de salubrité de la ville de Paris qui en demande 14 au minimum.
Mais les 14 mètres cubes prescrits pour chaque habitant par le conseil de salubrité supposent un régime de vie ordinaire, et il y a dans la condition des habitants de la Maison noire des circonstances toutes particulières à noter. Comme le ramonage des cheminées ne procure pas un travail régulier, il ne leur suffirait pas d'être ramoneurs. Ils sont en outre brocanteurs, marchands de peaux de lapins, etc. En cette qualité, ils payent 18 francs de patente à la ville de Paris pour avoir le droit d'acheter dans les rues et dans l'intérieur des maisons tout espèce de débris: vieilles chaussures de cuir, vieilles laines, vieux linge, vieux habits. Ils recueillent aussi les os et la graisse de cuisine, et jusqu'aux coulures de suif, mise de côté par les ménagères soigneuses. De tout cela, chaque couple de ramoneur a son tas qui est distinct de celui des autres. C'est le dessous du lit qui sert de magasin, et, à cet effet, le lit est toujours fort exhaussé, soit qu'on l'ait formé de quelques planches soutenues par des étais élevés d'un mètre à 1,20 m., ou bien d'un vieux bois de couchette placé sens dessus dessous, les pieds en l'air. L'espace ainsi formé étant presque toujours comble, il faut au visiteur quelque effort d'attention pour pouvoir distinguer ce qui est, à proprement parler, la garniture du lit, c'est à dire le coucher des ramoneurs, d'avec ce monceau de débris qui déborde en-dessous. De plus, une infinité d'autres débris encore, ceux-ci réunis en forme de paquets, sont accrochés le long des murs et au plafond. Avec toutes les exhalations sorties de ces ordures, n'oublions pas de porter en compte le contingent de miasmes fournis par les innombrables peaux de lapins suspendues de toute part pour acquérir le degré de sécheresse convenable avant d'être livrées à l'épileur. Sur tous les objets règne une teinte uniforme de suie; tout est noir, surtout l'aire qui forme le sol de la chambre, et dont le carrelage, s'il exista jamais, a depuis longtemps disparu. Cet intérieur est éclairé par une fenêtre tirant son jour de la sombre ruelle, à travers des vitres encroûtées d'une épaisse couche de poussière. Surtout n'oublions pas un des traits essentiels du tableau: c'est, à l'autre bout de la pièce, l'âtre où se fait la cuisine des douze personnes qui habitent cette chambre de 12 pieds sur 19 ou 20 de profondeur.
Tel est, avec quelques légères différences, l'intérieur des quinze chambrées de la Maison noire. On y compte en outre neuf chambre à un ou deux locataires; de plus, tout le rez-de-chaussée et quelques chambres encore des divers étages, servent de magasins à un maître chiffonnier. Mais si nous tenons à bien savoir comment on est logé ici, il ne faut pas dédaigner de faire l'inspection des corridors et de l'escalier.
L'escalier s'élève, par une suite droite et roide de vingt-quatre marches, jusqu'à la hauteur d'un premier étage au-dessus d'entre-sol. Cette hauteur marque la différence de niveau entre le sol de la ruelle du clos Saint-Jean, dans laquelle l'escalier s'ouvre au nord, et celui du terrain auquel la maison est adossée du côté du midi. C'est de ce côté du midi que règne à chaque étage un long corridor éclairé par de larges baies munies de forts barreaux, mais sans aucun vestige de vitre, ni de châssis. Cette circonstance de corridors tout ouverts au midi, avec un escalier droit qui s'ouvre au nord à 20 pieds plus bas, produit un appel d'air de la plus grande violence. Ceci a son avantage et voici comment. La maison n'ayant aucune sorte de cour ni dépendance, on a dû prendre au milieu et dans la largeur du corridor du troisième étage l'emplacement de deux tambours, d'ailleurs mal fermés, destinés à la satisfaction de certaines nécessités. Or il arrive que cette disposition est peu de chose pour la nombreuse population de la maison. Les habitants se font donc, des corridors et des escaliers, un supplément à ces deux tambours insuffisants. On comprend, d'après cela, sans qu'il faille pousser plus loin une peinture devenue impossible, que l'extrême violence de la ventilation puisse avoir une utilité réelle. Quoi qu'il en soit, s'il y a danger de fièvre typhoïde dans les chambres, il y a imminence de pleurésie sur l'escalier.
Après cela, il ne faut rien outrer. Cette maison n'est pas des pires qu'on puisse voir. Les rues des Clos-Bruneau et Traversine avec leurs aboutissants, et aussi plusieurs qui tiennent à la rue Mouffetard, présentent dans plusieurs habitations des conditions bien plus déplorables. Nous en donnerons la preuve. Disons seulement, pour terminer ce qui se rapporte à la Maison noire, que tous ces ramoneurs sont des Auvergnats, que tous ou presque tous passent une partie de l'année seulement à Paris. Ils vont au pays dans la belle saison, porter chez eux le fruit des économies péniblement amassées pendant l'hiver. Des habitudes d'ordre, un travail régulier, une perspective de l'avenir, les tiennent en joie et conservent leur force morale.

(1)Une partie des faits que nous allons décrire seraient destinés à disparaître dans un avenir peu éloigné si, comme il y a lieu de l'espérer, l'administration si éclairée de la ville de Paris se décide à adopter la continuation du tracé de la nouvelle rue des Ecoles, sur l'emplacement actuel des rues Clos-Bruneau, Traversine et des Boulangers, conformément aux vœux souvent exprimés par la population du douzième arrondissement.

Magasin pittoresque, juillet 1853.

jeudi 29 janvier 2015

De l'usage des sonnettes dans les appartements.

De l'usage des sonnettes dans les appartements.


C'est seulement du temps de Louis XIV que cet utile moyen de communication fut imaginé, ainsi qu'on l'apprend de ce passage des Mémoires de Saint-Simon:

"Dans les maisons d'Albret et de Richelieu, Mme Scaron (depuis Mme de Maintenon) n'était rien moins que sur le pied de compagnie. Elle y était à tout faire, tantôt à demander du bois, tantôt si l'on servirait bientôt, une autre fois si le carrosse de celui-ci ou de celle-là était revenu; et ainsi de mille petites commissions dont l'usage des sonnettes, introduit longtemps depuis, a ôté l'importunité."

Magasin pittoresque, juillet 1853.

Une ordonnance de 1436

Une ordonnance de 1436
      à l'occasion de la peste.


Voici l'ordonnance arrêtée au consulat de Béziers le jeudi 12 avril 1436, pendant une épidémie qui ravageait la ville. Nous en donnons la traductions d'après le registre des procès-verbaux de l'Hôtel de ville, imprimés dans le Bulletin de la société archéologique de Béziers:

1° Dimanche prochain il sera fait une procession générale où sera porté le corps de N.-S. Jésus-Christ avec les cierges allumés de toutes les confréries et corporations de métiers. On y portera aussi toutes les reliques des églises de Béziers et le dais sera tenu par des prêtres et non par les laïques. On partira de Saint-Nazaire (la cathédrale), et on se rendra au cimetière de Sainte-Aphrodise où il y aura prédication solennelle. La grosse cloche de la cathédrale sera sonnée aux frais de la ville. Les gens du commun suivront la procession avec un cierge dans leurs mains et les pieds nus, tous ceux qui pourront le faire.
2° Les prêtres les plus recommandés par leur dévotion seront choisis parmi le clergé des églises et des monastères pour dire des messes votives ordonnées par le conseil de la ville.
3° Comme le dimanche n'est pas assez rigoureusement observé, on aura à s'abstenir de vendre ce jour-là quelque marchandise que ce soit, aussi bien que de jouer aux dés, aux osselets ou au palet. Tout le monde devra être aux églises pour entendre la messe, les vêpres et le sermon.
4° Les chefs des métiers seront avertis que la cloche sonnera les samedi à heure de vêpres, pour que le travail cesse incontinent dans les ateliers.
5° Les cordonniers  ne feront le dimanche de chaussures neuves pour personne, ni les tailleurs d'habillement neufs, et leurs ateliers seront fermés. Fermées aussi seront les boutiques des apothicaires et de tous les autres marchands, pour que rien ne se vende ce jour-là.
6° Tous les tribunaux seront fermés également.
7° Les bouchers ne tueront plus le dimanche pour la vente du lundi. Les viandes débitées le lundi seront tuées le matin même.
8° Les ordonnances rendues par le sénéchal de Carcassonne et de Béziers au sujet des jeux de hasard et des blasphèmes, seront publiées de nouveau.
9° On prendra des mesures à l'égard des excommuniés.
10° Les maisons mal famées de la ville seront l'objet d'une surveillance particulière.
11° Les taverniers ne se tiendront pas le dimanche dans leurs tavernes, qui sont lieux où l'on joue et où l'on jure.
12° Les rôtisseurs et chandeliers ne feront cuire le même jour ni viande, ni quoi que ce soit dans leurs fours et leurs fourneaux.
13° Les rues seront nettoyées de toutes les ordures qui engendrent l'infection; les inspecteurs des rues y prendront garde.

Magasin pittoresque, juillet 1853.

Une diligence en Espagne.

Une diligence en Espagne.

On a fait l'appel des voyageurs; le postillon a enfourché la dixième mule de devant; le mayoral et le zagal se sont fraternellement partagé le siège; le coup de fouet du départ a retenti, et nous roulons vers Aranjuez. 
La route est triste, nous n'y voyons pas un arbre, et comme il faut lever les glaces pour se défendre d'une infernale poussière, je vais employer ce temps à vous décrire notre équipage.
D'abord huit, dix, quelquefois douze mules sans guides, attelées deux à deux; sur une des deux du devant, le postillon; sur le siège de la voiture, le mayoral qui dirige les deux mules du brancard; à côté de lui est le zagal. Le zagal est le Pylade, l'Euryale du mayoral; c'est son bras droit, son aide de camp. Si un trait casse, vite le zagal est à bas du siège; si une mule rue ou se détourne, s'il faut fouetter l'attelage et le pousser au galop, le zagal est à terre; il suit les mules, les fouette, les exhorte, leur fait des discours, comme jadis Automédon aux coursiers d'Achille; il les appelle par leur nom, les pique d'honneur, les invective; il s'adresse tantôt à la capitana, tantôt à la coronela, et quand il les a lancé au grand galop, il empoigne une courroie et s'enlève d'un bond à côté du mayoral, qui, majestueux et impassible, l'a regardé faire en silence. 


Le zagal est propre à l'Espagne, et ne fleurit que sur son sol; il est ordinairement petit, vigoureux, alerte; il passe sa vie à monter, à descendre, à courir, et je ne crois pas que depuis les jeux Olympiques, où les lutteurs se frottaient de sable, on n'ait vu rien de plus poudreux, de plus crasseux, des cheveux plus inextricablement collés par la sueur et la poussière que ceux du zagal, après avoir couru avec ses mules pendant un quart d'heure, il s'élance sur son siège, haletant et glorieux. (1)

(1) Lettres sur l'Espagne, par Adolphe Guéroult.

Magasin pittoresque, juin 1853.

Vendôme.

Vendôme.

Détestons la guerre: elle entraîne les plus nobles caractères à des actions infâmes.
Jusqu'en 1590, la ville de Vendôme était restée à l'abri des luttes de la ligue. Les ligueurs respectaient sa tranquillité à cause de l'esprit éminemment catholique de sa population, et les huguenots à cause de son titre de fief de la maison de Navarre. Mais, après la mort de Jeanne d'Albret, les Vendômois choisirent un gouverneur catholique, Bénéhart, qui, tout dévoué aux Guise, s'empressa de livrer la ville à Mayenne, presque au sortir des plaines d'Ivry, où celui-ci venait d'être battu par Henri IV. A cette nouvelle, le béarnais accourt en toute hâte sous les murs de Vendôme, en fait le siège, s'en empare, et la met à feu et à sang. Le sac dura plusieurs jours. Bénéhart, barricadé dans la maison qui lui servait de résidence, s'y défendait encore quand la ville entière ne formait déjà plus pour ainsi dire qu'un monceau de ruines. 
A la fin, ayant été pris, il demanda la faveur de parler à Henri IV, qui s'y refusa, et ordonna de dresser pour lui la potence "puisqu'il n'avait su ni se rendre ni se défendre." Bénéhart avait obtenu l'assistance d'un moine; les soldats trouvèrent plaisant de les pendre l'un et l'autre. Mais ils n'avaient qu'une corde, et comme ils paraissaient embarrassés, le moine, avec le calme d'une âme supérieure, dénoua sa ceinture et la leur donna; cette action remarquable ne fit aucune impression sur la soldatesque brutale; le moine mourut à côté de son pénitent.
Le soir venu, leurs bourreaux détachèrent les deux cadavres, les traînèrent par les rue, puis en coupèrent les têtes qu'ils exposèrent sur une des corniches de l'église Saint-Martin, où, chose étrange et à peine croyable, elles étaient encore il y a quelques années, lorsqu'il vint à la pensée d'un maire de Vendôme de les faire enlever et de leur donner une place parmi les curiosités de son cabinet d'antiquités. (1)
Henri IV voulut en vain réparer le désastre de Vendôme.
Depuis le siège de 1590, la ville n'a plus cessé de dépérir. De son magnifique château, il ne reste que deux tronçons de tours, et çà et là, sur le vaste plateau qu'ils dominent, un entablement, un fragment sans nom. Sur l'emplacement de la belle abbaye de la Trinité, on a construit dans ces derniers temps une caserne de cavalerie.
Le plan général de Vendôme est très-irrégulier. Dans l'origine, la ville était partagée en trois bourgs: Vendôme proprement dit, le bourg Saint-Martin, et celui de Bienheuré, qui appartenait au seigneur de Beaugency, et ne fut réuni aux autres qu'en 1339; ces trois bourgs ont été reliés entre eux par de modernes constructions. Notre gravure représente une des portes fortifiées qui se dressaient jadis aux deux bouts d'une rue habitée par les chanoines de la collégiale de Saint-George, paroisse spéciale des comtes de Vendôme, et qu'un pont réunissait au territoire du château.


Triste par elle-même, la ville de Vendôme est dans une situation admirable, sur une éminence, entre deux bras du loir, rivière beaucoup moins large, mais aussi moins capricieuse que la Loire, plus profonde, et en tout temps navigable presque tout le long de son cours. Catherine de Médicis avait conçu la pensée de canaliser cette rivière, qui eût ainsi porté le commerce et la vie dans cette contrée isolée. Cette pensée a été plusieurs fois agitée depuis, mais toujours vainement, malgré le peu de difficultés que paraît présenter son exécution: peut-être, si ce projet se réalisait, Vendôme pourrait-il retrouver une partie de son ancien éclat.

(1) On trouvera des développements sur les faits que nous nous bornons à énoncer, dans l'Histoire de Vendôme, par l'abbé Simon, et dans l'Histoire des villes de France, par Aristide Guilbert. L'auteur de la notice publiée dans ce dernier ouvrage est un Vendômois.

Magasin pittoresque, mars 1853.

Origine de notre fabrique d'acier.

Origine de notre fabrique d'acier.

La fabrique d'acier est assurément beaucoup moins importante, en France, que la fabrique de fonte et de fer: cependant elle emploie assez de bras et elle obtient d'assez beaux produits pour occuper un des premiers rangs parmi les industries françaises. Il n'est donc pas sans intérêt de connaître son origine.
Cette origine ne va pas se perdre dans la nuit des temps. On ne fabriquait pas encore d'acier, en France, vers la fin du seizième siècle. Nos forges ne donnaient alors que diverses espèces de fer plus ou moins chargées de parties hétérogène, entre lesquelles celle qu'on estimait davantage était le fer fort de Brie ou de Saint-Dizier. On l'appelait, il est vrai, petit acier: mais ce n'était qu'une qualification honorifique; tout l'acier qu'on employait alors en France venait à grands frais de Piémont, d'Allemagne ou de Hongrie, et coûtait de cinq à six sous la livre, tandis que le petit acier de Brie n'était jamais payé plus de deux à trois sous.
En 1602, un français nommé Bailly se présente devant le conseil de commerce institué par Henri IV, déclare qu'il a sous ses ordres un ouvrier instruit de tous les procédés de l'industrie étrangère, et demande un privilège pour établir, à Paris même, une fabrique d'acier. Il n'était pas, il paraît, le premier à réclamer ce privilège; mais jusqu'alors, on avait fait beaucoup de promesses sans en tenir aucune. Les experts et maîtres-jurés de Paris se rendent, avec les commissaires du roi, dans les ateliers de Bailly; les épreuves sont faites en leur présence, et le résultat en est favorable: Bailly va donc obtenir un privilège, quand peu de temps après, le conseil est averti qu'il s'est laissé soustraire son opérateur, et qu'il n'est plus en mesure de recommencer ses heureuses expériences. On lui donne huit jours pour le retrouver, et, durant ce délai, toutes les négociations déjà faites auprès du roi sont suspendues. Mais les huit jours se passent sans que Bailly représente son homme. On crut donc qu'il fallait encore une fois renoncer à l'espoir de nationaliser en France la fabrication de l'acier.
Sur ces entrefaites, un sieur Camus établit promptement, avec l'espoir d'obtenir le privilège en vain réclamé par Bailly, un atelier de fonderie au faubourg Saint-Victor, sur l'embouchure de la rivière des Gobelins. Est-ce lui qui a détourné l'ouvrier de Bailly? On l'ignore; mais bientôt on rapporte qu'il fait un très-bel acier, qui peut remplacer avec avantage l'acier du Piémont. A quelques temps de là, le 26 octobre 1604, Camus paraît devant le conseil porteur d'instruments fabriqués avec de l'acier sorti de ses forges, assure que c'est une bonne et loyale marchandise, et demande à faire justifier sa déclaration par quelques maîtres serruriers. Le conseil mande Jean le Moyne, maître de l’Épée couronnée, et son confrère Claude Perdriau, qui, tous deux, avaient converti l'acier de Camus en poignards, en couteaux et en ciseaux. Ils témoignent l'un et l'autre que cet acier est égal et semblable à celui qui vient d'Allemagne sous le nom de carmet. On appelait ainsi l'acier forgé dans les fabriques de Kerment, petite ville de la basse-Hongrie, sur le Raab, au-dessus de Sarwar. A cette nouvelle, la satisfaction des commissaires fut très-vive, et Camus obtint d'eux à peu près ce qu'il voulut. Ainsi fut introduite en France l'industrie de l'acier. C'est un événement mémorable, dont la date est restée mal connue.
Si Paris était un lieu bien choisi pour faire une expérience, on ne pouvait tarder à rapprocher les forges d'acier des forges de fer. Aussi vit-on bientôt l'industrie nouvelle se propager dans les provinces du centre, de l'est et du midi, signalées depuis longtemps comme fécondes en minerai de fer. Au milieu du siècle dernier, les fabriques d'acier de Rive et de Vienne en Dauphiné, de Saint-Dizier en Champagne, de Nevers, de Dijon, de la Charité-sur-Loire en Bourgogne, étaient les plus renommées de la France.

Magasin pittoresque, mars 1853.

mercredi 28 janvier 2015

Une boutique au dix-huitième siècle.

Une boutique au dix-huitième siècle.


Cet intérieur nous représente un coin de la société du dix-huitième siècle; ce sont des dames de qualité achetant des étoffes.


Ce qui frappe au premier aspect, c'est la petitesse de cette boutique comparée aux immenses magasins d'aujourd'hui. Dans notre civilisation actuelle, tout semble tendre à s'agrandir en se généralisant. Au dix-huitième siècle, chaque classe avait encore ses habitudes, ses quartiers, ses habits, ses marchands; la société était, comme les anciens coches, composée de petits compartiments. De nos jours, la plupart des cloisons ont été défoncées du coude, et le coche est devenu l'immense wagon où les places sont distinctes sans être séparées. Le marchand, n'ayant plus la clientèle exclusive de certaines gens, a élargi ses comptoirs, pour y recevoir tout le monde: c'est la conséquence forcée de la marche générale du monde.
Les avantages sont visibles pour le plus grand nombre: c'est une sorte d'association des acheteurs, qui, en multipliant les bénéfices du vendeur, lui, permet d'abaisser ses prix, d'économiser sur certains frais, d'opérer avec un plus fort capital, et, par suite, plus avantageusement pour les autres et pour lui-même. Là est le beau côté de la médaille, mais elle a nécessairement son revers.
Au dix-huitième siècle, l'exiguïté de chacun de ces commerces de détail le rendait inaccessible à plus de gens; ce n'était point une spéculation destinée à enrichir, mais une occupation journalière qui faisait vivre. La boutique tenue par la modeste famille du marchand lui restait comme le champ paternel au laboureur; les générations s'y succédaient et en vivaient. On avait ses fournisseurs attitrés qui devenaient des espèces d'alliés; ses acheteurs habituels que l'on connaissait par leurs noms, auxquels on s'intéressait, et dont on pouvait au besoin se réclamer.
Il n'était pas une de ces familles de marchands qui ne comptât dans sa clientèle quelque famille de qualité, au patronage desquelles on avait recours dans les occasions difficiles. Il en résultait une certaine communauté entre les classes qui corrigeait les inconvénients de leur trop grande inégalité. On se rapprochait par un échange de respects et de bons offices. La marchande s'informait de la femme de qualité pendant ses maladies; elle envoyait un bouquet à sa fête, elle sortait vêtue de noir à son convoi, elle lui procurait des servantes et des ouvrières. Par réciprocité, la femme de qualité ne venait point acheter sans accepter une chaise près du comptoir, sans s'informer des enfants et les embrasser parfois: elle recommandait le jeune garçon au financier, au colonel ou au conseiller, selon la carrière choisie par lui: elle plaçait la jeune fille dans quelque bonne maison ou au couvent. De part et d'autre, il y avait service accepté et rendu, partant de la sympathie ou de la reconnaissance.
C'était l'avantage sérieux; beaucoup d'autres s'ensuivaient de moindre importance, mais non sans valeur.
La politesse des classes privilégiées déteignait sur les classes marchandes; la familiarité respectueuse des relations amenait une sorte de niveau dans l'intelligence et le langage. Le petit nombre de correspondances et de documents qui nous restent de cette époque prouve à quel degré de culture était parvenu le marchand entre le seizième et le dix-neuvième. Son éducation littéraire, commencée par la noblesse et la bourgeoisie dans ces causeries autour du comptoir, continuée par la lecture des livres de longue haleine, qu'un journalisme éphémère n'avait point encore remplacés, et consolidée par des habitudes sédentaires, lui donnait des goûts, des aptitudes que nous ne pouvons soupçonner aujourd'hui. Dans un récent travail publié sur la famille de Beaumarchais, nous voyons qu'à la fin du dix-huitième siècle cette culture des classes marchandes était arrivée au dernier degré de raffinement, et que les loisirs des boutiquiers d'alors ne peuvent être comparés qu'à ceux de l'aristocratie intellectuelle de notre temps.
Nous relevons ce fait comme un détail intéressant pour l'histoire des différents  états en France, sans en rien conclure contre le présent. La société est visiblement entrée dans une nouvelle route qui demandait un autre emploi du temps et des facultés. Celles-ci, plus appropriées et exclusivement appliquées sur chaque point, ont gagné en énergie ce qu'elles perdaient en grâce et en généralité. Chaque homme est devenu un instrument plus puissant dans l'action individuelle; toutes les industries ont pris un essor inconnu, et dont le monde ne peut manquer de profiter un jour. Gardons-nous cependant d'exagérer ce mouvement d'utilité pratique et d'y sacrifier trop complètement les rapports aimables, les goûts littéraires et les habitudes choisies qui avaient élevé si haut le marchand et le bourgeois des siècles qui nous ont précédés.

Magasin pittoresque, février 1853.

Les ruines de l'abbaye de Villers.

Les ruines de l'abbaye de Villers.
                         (Belgique)


Au commencement du douzième siècle, un pauvre moine, nommé Laurent, parvint à détacher du monde douze hommes de classes différentes. Renonçant, les uns aux douceurs du foyer, les autres à l'éclat d'un haut rang, ils cherchèrent un lieu solitaire.
Or, ayant trouvé dans les environs de Nivelle une vallée ignorée au milieu d'une forêt sauvage, ils y bâtirent une chapelle et quelques cellules avec des débris de rochers et des branches d'arbre. 
Il y avait plus de vingt ans qu'ils vivaient là, presque aussi ignorés qu'au premier jour, lorsque saint Bernard vint en Belgique prêcher la croisade. Si peu connus qu'ils fussent, saint Bernard les découvrit et alla les visiter. Émerveillé de cette vie de paix, de prière et d'abstinence qui se maintenait ainsi depuis si longtemps, sans discipline réelle, par la seule force de la volonté, il demanda et il obtint du pape Eugène III une bulle qui érigea cette petite association en communauté régulière.
Dès lors, l'humble thébaïde de Villers se transforma en splendide abbaye. L'enthousiasme de saint Bernard pour les nouveaux religieux se propagea au loin, et les hauts barons de la province luttèrent de prodigalité: c'était à qui apporterait les plus riches offrandes au monastère naissant. Bientôt l'abbé de Villers fut un des plus puissants seigneurs de la contrée.


Les ruines de ce cloître splendides, isolées au centre d'une vallée, entourées de tous côtés de bois épais, ont un aspect imposant: les voûtes massives, les longues arcades, la brasserie contemporaine des premiers pères, sont mutilées, renversées, à demi couvertes par le lierre et les herbes grimpantes.
L'église, d'un style très-ancien, est moins dévastée; mais on peut prévoir qu'avant la fin du siècle ses débris seront épars sur la terre et enfouis dans la verdure.

Magasin pittoresque, février 1853.

Boissieu.

Boissieu.


Lorsque Jean-Jacques de Boissieu vint au monde à Lyon, en 1736, l'afféterie et la convention régnaient dans les beaux arts, comme dans les mœurs de la haute société. C'était l'époque du fard et de la poudre, des paniers et des mouches. Depuis quinze ans Watteau n'existait plus; Pater, son disciple, mourut cette même année 1736; mais Laucret, son autre élève, faisait encore minauder ses femmes coquettes, et Boucher devait bientôt mettre à la mode un genre aussi funeste à l'art qu'à la morale. Dorat, Bernis, Colardeau, Bernard, le chevalier de Parny, allaient suivre en poésie une tradition du même genre. Tous les sentiments semblaient se rapetisser. Le siècle de Louis XIV avait fait prévaloir l'imitation des anciens sur l'étude de la nature; le dix-huitième siècle substituait les caprices de l'imagination et les fantaisies d'une civilisation corrompue à l'étude des anciens. Une fois sorti de la vérité, l'homme tombe de plus en plus profondément dans l'erreur par une progression logique et inévitable. Mais si étendu que soit l'empire du mal, jamais il ne corrompt tous les citoyens d'un Etat. L'isolement protège les uns contre sa pernicieuse influence; la vigueur de l'esprit, l'originalité des vues et la force du caractère en préservent d'autres; un petit nombre doivent leur salut à l'ingénuité avec laquelle ils suivent leurs penchants et se laissent guidés par leurs inspirations.
C'est dans ce dernier groupe qu'il faut ranger Boissieu. Il appartenait à une famille noble et ancienne, qui était originaire d'Auvergne. Son aïeul paternel, Jean de Boissieu, avait été secrétaire de Marguerite de Valois, et devint son exécuteur testamentaire lorsqu'elle légua ses biens à Louis XIII. Notre artiste manifesta de bonne heure sa vocation: "M. Vialis, son aïeul maternel, nous dit un de ses biographes (1), possédait de très beaux tableaux: Boissieu cherchait à les imiter, même avant d'avoir reçu aucun principe de dessin; et déjà dans ces premiers essais on pouvait apercevoir les germes de son talent."
Ce goût décidé pour les beaux-arts contrariait sa famille; elle le destinait à la magistrature. On le mit cependant chez un peintre nommé Lombard, qui lui eut bientôt appris tout ce qu'il savait, c'est à dire peu de chose. Il fallut lui donner un maître plus habile; mais Frontier, pas plus que Lombard, ne pouvait le guider longtemps sans être dépassé par lui. Boissieu fut donc obligé de demander aux princes du coloris l'instruction dont il avait encore besoin. Les œuvres de Ruisdael, Berghem, Jean Miel, des frères Both, devinrent ses précepteurs. Ses imitations obtinrent un grand succès: un dessin fait par lui, d'après un tableau de Wouwermans ayant été acheté mille écus à la vente publique d'une collection, les parents du jeune artiste commencèrent à être ébranlés dans leur résolution. Boissieu menait d'ailleurs une vie exemplaire, ne montrait que de nobles sentiments; ils crurent pouvoir l'abandonner à lui-même. Il s'achemina en conséquence vers Paris, où il désirait depuis longtemps aller se perfectionner. Il avait alors vingt-quatre ans.
Dans la capitale, Boissieu pouvait être séduit par la mesquinerie et le faux goût de l'école régnante: il ne le fut pas. Riche et ne tenant pas à vendre ses ouvrages, modeste et ne cherchant point l'approbation publique, travaillant au contraire pour lui-même, pour exercer son imagination, pour satisfaire un besoin moral et se procurer des plaisirs intellectuels, il ne se préoccupa ni de la mode ni du succès. Il n'eut même pas besoin de se tenir en garde contre les fausses théories, contre le style licencieux et affecté de l'époque. Sans vouloir les combattre, il étudiait les maîtres qui lui plaisaient, prenait conseil de la nature et se laissait inspirer par ses sentiments. Mais précisément parce que sa manière s'éloignait de celle qui était en vogue, on remarqua bien vite ses tableaux. Les connaisseurs en apprécièrent le mérite, lui ouvrirent leurs galeries et lui permirent de copier les morceaux qu'il préférait. M. Tolosan, son compatriote, fut au nombre de ces amateurs. Les artistes les plus célèbres ne se montrèrent pas moins empressés à son égard: Vernet, Soufflot, Watelet, Greuze, voulurent être de ses amis, et recherchèrent ses dessins. Mais nul ne lui témoigna autant d'affection que le duc de la Rochefoucault; ils ne tardèrent pas à vivre familièrement ensemble. Un jour, dans la conversation, l'aimable seigneur lui proposa de faire un voyage en Italie. Boissieu n'eut garde de refuser; mais comme le duc n'avait pu fixer l'époque de leur départ, il continua ses études.
Tantôt il dessinait les compositions des grands maîtres, tantôt il errait dans les environs de Paris et copiait les plus beaux sites. Les forêts de Marly, de Saint-Germain et de Fontainebleau devenaient alors pour lui de grands ateliers où la nature lui offrait des modèles sans nombre. L'imposante majesté des grands arbres, la grâce en quelque sorte juvénile des taillis, les formes capricieuses des buissons et des ronces, les vieilles pierres où la  mousse trace des arabesques, les chemins creux où pousse la menthe sauvage, les perspectives légèrement azurées par la brume, les hautes avenues, les terrains accidentés, charmaient tour à tour son esprit et occupaient son crayon. Il emporta dans son pays un grand nombre d'études qui enrichirent plus tard ses eaux fortes de mille détails précieux.
Ce fut alors l'occasion de faire ses premiers essais de gravure. Un marchand de tableaux, lui apportant des cuivres tout préparés, lui demanda, comme un acte de complaisance, de vouloir bien y dessiner quelques sujets de fantaisie. Boissieu se mit à l'oeuvre, et entra ainsi, par hasard, dans la carrière où il devait obtenir ses plus beaux triomphes. Ces premières gravures étaient encore imparfaites, mais on y voyait poindre déjà le talent soigneux et original de l'artiste.
Enfin le duc de la Rochefoucault se trouva libre de commencer son pèlerinage d'amateur. Il vint chercher Boissieu à Lyon, en 1765, et ils franchirent les Alpes. Ce fut pour tous deux un grand plaisir de voir cette région fameuse où une si douce lumière embellit tant de chefs-d'oeuvre, où la nature n'est pas moins attrayante que les productions des hommes. Souvent, lorsqu'un paysage magnifique enchantait leur vue, M. de la Rochefoucault faisait arrêter sa voiture pour que Boissieu pût en prendre une esquisse. Florence, Rome et Naples furent les trois villes qui les retinrent le plus longtemps. Le jeune artiste dessina l'arc de Titus, le Colysée, le tombeau de Cecilia Metella; les cascatelles de Tivoli, la maison ruinée de Mécène. Il se lia, d'une manière assez intime, avec Winckelmann, qui vivait alors en protégé dans le palais du cardinal Albani. L'admirateur passionné des Grecs et des Romains crut avoir trouvé un disciple: le peintre écoutait ses raisonnements avec la plus vive attention; peut être lui-même se figurait-il être converti aux idées un peu exclusives de l'archéologue; mais, de retour à Lyon, il n'en continua pas moins d'imiter les peintres flamands, et pour le choix des sujets et pour le coloris.
Boissieu, ne voulant pas que le manque de soins l'empêchât d'égaler ses modèles, broyait lui-même ses couleurs et préparait ses vernis. Sa constitution était assez débile; une trop grande application, des fatigues corporelles, le firent tomber dangereusement malade: il fut contraint d'abandonner la peinture à l'huile. Depuis ce moment, il n'exécuta plus que des dessins au lavis, à la mine de plomb, à la sanguine, et des eaux-fortes; mais il employa ces ressources avec une habilité supérieure. "Ses portraits à la sanguine, nous dit M. Dugas-Montbel, sont d'un fini dont lui seul a pu donner l'idée, et n'ont point encore trouvé d'imitateurs; ses paysages à la mine de plomb obtinrent bientôt la plus grande célébrité." Le comte d'Artois, les premiers seigneurs de la cour, recherchaient passionnément ses nouvelles productions; les étrangers ne tardèrent pas à s'en montrer aussi avides: l'Angleterre, la Russie, le nord de l'Allemagne, ne négligèrent aucun moyen pour se les procurer. C'était assez difficile car Boissieu ne les vendait point. M. Artaria, de Manheim, qui faisait un grand commerce d'objet d'art, ne pouvaient les obtenir qu'en les achetant de seconde main, ou en les échangeant contre des tableaux précieux qu'il offrait à l'artiste.


En 1772, étant âgé de trente-six ans, il épousa Mlle Anne Roch de Valoux, née, comme lui, dans la ville de Lyon. Un homme aussi doux, aussi rangé, devait être un bon mari: son union fut tranquille et heureuse; elle ne changea rien à ses habitudes. Sans cesse préoccupé de son art, il utilisa les nombreuses esquisses faites pendant son voyage et s'adonna plus particulièrement à la gravure. Après avoir obtenu ses principaux effets au moyen de l'eau forte, il complétait son oeuvre, il l'adoucissait et y répandait l'harmonie avec la pointe sèche et la roulette.
Il vécut ainsi, sans ambition, sans trouble et sans regrets, jusqu'au moment où éclata la révolution française. Les passions de l'époque agitèrent peu son cœur. Tandis que la France, donnait le jour à une société nouvelle, tressaillait dans les douleurs de l'enfantement, Boissieu fuyait le bruit, cherchait les calmes plaisirs de la solitude. Mais le malheur l'atteignit dans la campagne où il vivait retiré depuis vingt ans. Un artiste, membre de la Convention, fut expédié au bord du Rhône, avec la mission particulière de protéger sa vie (2); mais il perdit sa fortune, et son fils aîné, contraint d'abandonner sa patrie après le siège de Lyon, mourut en Suisse des fatigues du voyage, et probablement aussi du chagrin de l'exil.
Boissieu gagna amplement par son travail de quoi subvenir à ses besoins. Lorsque la nation, en convalescence, reprit goût aux plaisirs de l'imagination, l'Institut de France, les Académies de Bologne, Florence, Grenoble, Lyon, le nommèrent un de leurs membres correspondants. Toutefois, malgré les instances de M. Denon, il ne voulut pas quitter sa province natale pour le séjour plus brillant de Paris.
La vieillesse ne diminua pas son talent; sa dernière gravure est une des plus belles qu'il ait faite. Il mourut dans toute sa force. Depuis longtemps, il supportait avec peine la dure épreuve des hivers: les froids rigoureux de 1810 pénétrèrent pour ainsi dire jusqu'à son cœur. Il expira le 1er mars, âgé de soixante-quatorze ans.


L'oeuvre de Boissieu nous semble révéler parfaitement son origine avernoise; on y trouve de la patience, un caractère un peu lourd, mais cet amour vrai de la nature qu'inspirent aux montagnards les beaux paysages dont ils sont environnés. Son portrait complète ces indications: la finesse s'y joint à la vulgarité; les pommettes sont saillantes, le nez gros, les lèvres épaisses, le bas du front charnu, le menton volumineux; cela rappelle immédiatement les types campagnards; mais l’œil est observateur et sagace, quoique sans élévation. Il manque à cette figure la dignité des esprits supérieurs. Ses personnages ont peut-être moins de noblesse, moins d'intelligence encore; Les moines au chœur, les enfants que bénit Pie VIII, la femme qui les a amené, les acolytes placés dans le fond, les pères du désert, les petits garçons jouant avec un chien, le professeur de botanique et ses élèves, la famille devant le feu, et bien d'autres individus soigneusement dessinés, étonnent désagréablement par l'expression banale, par l'inertie de leurs traits. Cet engourdissement léthargique, cette insignifiance de visage, est un défaut que l'on ne remarque peut-être chez aucun peintre ou graveur fameux. Il trouble le plaisir que fait éprouver la belle et savante exécution de l'artiste. Quelques têtes, au contraire, ont une physionomie des plus vivantes: les deux enfants qui regardent le joueur de flûte, ceux qui s'amusent à gonfler des bulles de savon, le portrait du frère de Boissieu, une figure masculine vue de trois quarts, deux autres dans la feuille où l'on fait la barbe à un homme, surprenant par leur relief, par leur animation. Tel est encore le vieux drôle coiffé d'un bonnet qui atteint presque ses sourcils protubérants: sous cette double saillie, ses yeux méchants, profonds et perfides ont une redoutable expression. Mais ces têtes mêmes, si frappantes, si admirables, sont dépourvues de noblesse et de grandeur; aucun sentiment élevé ne s'y reflète. L'attention, la finesse ou la méchanceté, voilà tout ce que le graveur a su rendre; voilà pour lui toutes les formes de la vie morale. Son saint Jérôme dans le désert, par exemple, écrit très-attentivement, mais aucune inspiration n'éclaire son regard et n'idéalise ses traits. Le paysage, d'une beauté sévère, a plus d'expression que sa figure; l'homme ne vaut pas les objets inanimés qui l'entourent. Boissieu vivait trop dans la solitude et cherchait trop de calme: pour un artiste, comme pour un poëte, il est bon de voir luire, en des yeux intelligents, les éclairs des grandes passions. Goethe lui-même, à force de s'isoler, perdit la verve de ses beaux jours; il finit par écrire des ouvrages presque dénués de sens et pleins de visions chimériques.


Boissieu a plus habilement reproduit la nature que la face humaine. ses paysages sont très-beaux; la vigueur s'y trouve unie à la délicatesse, l'élégance à la vérité. Le dessin a de l'énergie dans les masses, de la finesse dans les détails. Ici de grands effets de clair-obscur donnant la saillie des objets; là des lumières fugitives, des dégradations ménagées avec soin, des fonds d'une légèreté charmante. Aucune trace de négligence ou de précipitation, tout est d'un fini merveilleux. Le feuillage des arbres, le mouvement ou l'immobile splendeur des eaux, les coupures, les formes du terrain, les lignes sinueuses ou abruptes des rochers, la magie de la perspective, sont rendus de la façon la plus heureuse comme la plus variée. Quelques artistes lui reprochent d'avoir exagéré dans ses feuillages le brillant des parties claires, au point de produire des effets neigeux; mais ce défaut n'existe guère que dans les mauvaises épreuves, où les détails des endroits lumineux ont disparu. Les nuages, il faut bien le dire, ne sont pas toujours réussis; on dirait souvent des barbouillages plutôt que des vapeurs errantes.
Mais quoique les ouvrages de Boissieu donnent prises à certaines critiques, ce n'est pas moins le graveur à l'eau forte le plus habile que la France ait produit. Ses dessins ont une si grande perfection que beaucoup valent des tableaux, et sont vendus jusqu'à deux et trois mille francs. L'exécution est d'une délicatesse merveilleuse; et cependant il les faisait très-vite. Un habile dessinateur de l'époque l'ayant vu travailler en resta confondu, il ne croyait point que l'on pût obtenir un tel fini avec une pareille promptitude, et eut un accès de découragement qui dura quinze jours.
L'oeuvre de Boissieu, d'après M. Dugas-Montbel, se composerait de cent sept pièces seulement. M. Guichardot, l'homme qui a le mieux étudié les travaux du célèbre graveur, possède ou connait de lui cent quarante deux estampes. Comme il s'occupe de ce maître depuis quarante ans, son opinion doit faire autorité.

(1) Éloge historique de M. de Boissieu, par Dugas-Montbel, Lyon, 1810, brochure in-8.
(2) Notice historique sur M. de Boissieu, par M. de Chazelle, brochure in-8, Lyon, 1810.

Magasin pittoresque, janvier 1853.

lundi 26 janvier 2015

Vitrail de la bibliothèque de Strasbourg.

Vitrail de la bibliothèque de Strasbourg.


C'est M. Ferdinand de Lasteyrie qui nous a fait connaître ce vitrail. Nous le reproduisons ici d'après son excellent ouvrage sur les vitraux peints du moyen âge. Il représente, comme l'indique la légende, "la milice scolastique traversant les tentes des ennemis qui assiègent la citadelle de Pallas, c'est à dire la vraie science."


Le premier de ces ennemis, c'est l'Ignorance. De petits enfants se rendent à l'école, avec cet air insouciant et distrait qui témoigne la frivolité de leur esprit.
Vient ensuite la Crainte. Il faut respecter son maître, et, dans une certaine mesure, le redouter. Mais quand on a toujours les yeux fixés sur la verge qu'il porte à la main, cette préoccupation exclusive altère, hébète l'esprit. Une confiance modeste vaut bien mieux qu'une crainte servile.
La troisième tente est occupée par ce vice naturel qu'il convient de nommer, en français, Défaut d'entendement. Les Latins disent plus simplement stupor, ce que Cicéron traduit par tarditus ingenii debilitasque linguœ. Le regard laissé vers la terre, le pauvre écolier ne sait rien répondre aux questions du maître. Celui-ci les reproduit et les explique, accompagnant les intonations de sa voie de gestes cadencés qui viennent ajouter à l'énergie des mots. On le voit, la verge repose immobile sur son bras oisif. Ce n'est pas avec des châtiments que l'on réforme une intelligence tardive, mais avec de douces et fréquentes réprimandes.
La quatrième tente est celle de la Paresse. "Les paresseux, dit Vauvenargues, ont toujours envie de faire quelque chose." Ceux que représente notre vitrail sommeillent de corps et d'esprit. C'est une tente qu'il faut traverser à la hâte: l'air qu'on y respire engourdit les sens. Il est vrai que le maître n'est pas là; mais il ne tardera pas à venir, et sa main, toujours armée de l'inexorable verge, ne ménagera pas, on peut y compter, nos coupables dormeurs.
Le cinquième bataillon des ennemis de Pallas marche sous les enseignes de la Volupté. La Volupté, c'est le souverain bien d'Epicure. Dans l'école de Platon, où l'on enseignait une morale plus sévère, on la définit par l'appât de tous les maux. Cette définition est incontestablement la meilleure. Tous nos écoliers chantent, boivent ou courent s'ébattre dans la verte plaine, ils négligent leur Donat et leur Euclide, et souvent, ce qui est grave, de ces habitudes relâchées, naît le goût de la débauche qui vient pervertir leurs esprits et leurs cœurs.
La septième tente est moins fréquentée. C'est l'asile des timides, des poltrons. Le jeune écolier qui va s'y réfugier en inclinant la tête vient d'être provoqué sur quelque chapitre des Sentences par un habitant de la huitième tente, celle des arrogants, et il a fui le combat. Son adversaire porte la tête haute, et d'une main fière il présente le texte qu'il s'agit d'interpréter contradictoirement.
Enfin toutes les tentes sont franchies, et l'écolier va pénétrer dans la citadelle. On y arrive par sept degrés, qui portent les noms des trois arts et des quatre sciences: la Grammaire, la Dialectique et la Rhétorique, la Sphérique, l'Ethique, la Physique et les Mathématiques. Il faut remarquer que cette distribution des sciences appartient au seizième siècle; les quatre sciences du treizième siècle étaient, suivant les préceptes de Martin Capella, de Cassiodore et d'Isidore de Séville, la Géométrie, l'Arithmétique, l'Astrologie et la Musique. Au cinquième degré, l'écolier reçoit la couronne de laurier fleuri, bacca lauri; au septième, on lui présente les insignes du doctorat, le bonnet et l'anneau.
C'est la Théologie qui, sous la figure de Pallas, occupe le centre de la citadelle. Puisque cette allégorie est du seizième siècle, le peintre a certainement voulu représenter la théologie dogmatique. Dans le siècle suivant, toute l'économie des études scolastiques sera modifiée par la plus accréditée des corporations enseignantes: la compagnie de Jésus. Dans les emblèmes composés sous sa méthode, la théologie dogmatique sera remplacée par la théologie morale.

Magasin pittoresque, avril 1853.

Déménagement du pauvre.

Déménagement du pauvre.


Je voyais la petite charrette à bras rouler devant moi, chargée de ce ménage du pauvre si difficilement acquis, et qui tient si peu de place. Le père, attelé au brancard, tirait vigoureusement, aidé par un jeune apprenti, son fils sans doute; à côté marchaient deux sœurs: l'aînée portant un panier chargé de provisions, quelques lithographies encadrées, galerie de tableaux du pauvre ménage, et un pot de fleurs, son parterre; la plus petite chargée du chat du logis, enveloppé dans son tablier. Ils avançaient lentement sur le pavé glissant, et, ralentissant le pas, je les suivais de l’œil en réfléchissant.


Certes, ce déménagement de la pauvre famille était triste à voir, et cependant combien il révélait de progrès accomplis? Aux siècles barbares, il ne se fût point fait ainsi paisiblement sous le soleil, mais de nuit, à travers les campagnes désolées; alors le pauvre ne quittait sa cabane que chassé par la violence; le déménagement était une fuite. Au lieu de ce père et de ces enfants transportant leurs pénates avec efforts, vous aviez des familles éperdues sauvant leurs misérables ressources sur des chariots qu'emportaient des bœufs effrayés; où je voyais de la sueur, autrefois j'aurais vu du sang!
Ainsi les bienfaits de la civilisation se font sentir aux plus humbles et aux plus déshérités. Là où nous apercevons tant de privations, elle a déjà amoindrie les épreuves; l'adoucissement des mœurs, la souveraineté toujours mieux sentie du droit, le développement de la fraternité chrétienne, ont fait un pauvre de la victime, un ouvrier du vaincu. Les sociétés sont donc en marche sous l’œil de Dieu. Les lois de la perfectibilité humaine suivent leur cours; loin de laisser derrière nous l'âge d'or, nous marchons incessamment à sa rencontre; chaque siècle essuie une larme et guérit une plaie.
Je fus interrompu au milieu de ces réflexions par la chute d'un tabouret de paille qui avait glissé de la charrette et était venu tomber à mes pieds.
Je le relevai en appelant; le jeune garçon accourut, et nous nous reconnûmes: c'était un des apprentis imprimeurs qui m'apportent mes épreuves.
Il toucha de la main sa calotte grecque et me salua par mon nom en souriant. Pendant que je l'aidais à rattacher le tabouret et à fixer sur la charrette quelques étagères près de glisser, il m'apprit qu'il allait habiter l'extrémité du faubourg où son père avait trouvé du travail. Veuf depuis plusieurs années, il avait longtemps vécu à grand'peine, mais le plus dur était fait; maintenant la sœur aînée pouvait tenir le ménage, la plus petite allait à l'école, où elle apprenait à lire et à coudre; lui-même venait de finir son apprentissage et allait passer parmi les travailleurs.
- C'est heureux que nous déménagions maintenant ajouta-t-il avec gaieté, vu que dans quelques mois le ménage aurait été plus lourd. Mes premières économies seront pour acheter un fauteuil au père et un lit à rideaux à la petite sœur; mais pardon, Monsieur, voilà qui est paré; en vous remerciant.
-Ohé! me voilà, père; enlevons!
Il avait repris la corde qui servait de bricole, et la charrette repartit.
Je la suivis quelque temps du regard dans le long faubourg où elle venait d'entrer. Les deux hommes continuaient à tirer courageusement tandis que les sœurs marchaient à quelque distance, l'aînée doucement, sérieuse comme une jeune mère, la petite obéissante et attentive.
- Allez, pensai-je tout bas, honnête famille du pauvre, vous qui devriez être pour nous une leçon de courage et de patience! Allez, et puissiez-vous emporter avec ce chétif ménage les vrais trésors domestiques: l'amour du travail, le contentement de l'âme et la santé du corps. Ah! quelque humble que soit votre destinée, Dieu ne vous a point abandonnée, car il vous a donné dans ce père la force dévouée qui protège; dans le fils, l'espérance qui rassure; dans les deux sœurs, la grâce qui charme et la tendresse qui console.

Magasin pittoresque, avril 1853.