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lundi 30 novembre 2015

Les employés de ministères sous le Consulat.

Les employés de ministères sous le Consulat.

Pour bien faire comprendre le rôle de Beugnot, il nous faut dire un mot du ministère de l'intérieur sous Lucien Bonaparte.
A en croire d'aucuns, Lucien aurait été un étrange ministre, ne s'occupant guère de son administration, beaucoup plus souvent d'intrigues, et, par conséquent sans grand crédit près de son frère. Que Lucien ait, sinon conspiré, tout au moins songé à lui-même et au lendemain, au cas où le grand frère eût été malheureux à Marengo, cela était hors de doute. Au besoin, les lettres chiffrées de Beugnot à Beurnonville nous le montrerait à l'évidence.
" 6 (Lucien), écrit Beugnot dans la terre du 30 prairial (19 juin), n'aurait cédé à personne, et aurait eu raison. L'étoile de la France nous a ramené 19 (Napoléon), et chacun s'est arrangé pour prouver qu'il n'avait pas eu tort."
Mais que Lucien ait négligé de parti pris l'administration de son ministère comme indigne de son talent et de ses visées, et qu'il ait été un ministre paresseux, c'est ce qu'il me paraît impossible d'admettre après un examen attentif des document apportés par le ministère de l'intérieur aux Archives nationales. Le défaut de Lucien, à cette minute de sa vie, me semble avoir été justement le défaut contraire, et il a été bien plutôt un ministre agité qu'un ministre paresseux.

*****

Il y aurait, si c'était là notre sujet, un bien joli tableau à faire du ministère installé dans la maison ci-devant Brissac, numéro 92 de la rue de Grenelle, au lendemain du jour où Lucien y succéda à Laplace. Les chefs de division, chefs de bureau, rédacteurs et employés divers, y avaient pris de fâcheuses habitudes et l'on n'y travaillait guère; en vérité, et j'en parle sciemment, nous avons fait quelques progrès depuis. Non seulement les employés venaient peu ou venaient tard et partaient de bonne heure; mais quand ils étaient là, ça ne marchait guère. Passe encore s'ils n'avaient fait que lire les journaux; mais ils décachetaient les lettres qui ne leur étaient pas adressées, bavardaient ferme, et de haut en bas, ne se gênaient pas pour être indiscrets. C'était une pétaudière. Lucien essaya d'y mettre ordre et dès le premier jour.
Quelques notes envoyées par le ministre aux bureaux et cueillies au hasard dans le tas, nous renseignerons sur les bureaucrate de l'an VIII.
Du 7 pluviôse an VIII (27 janvier 1800):
"Le ministre de l'intérieur a appris que quelques chefs de division ont écrit directement pour demander des renseignements relatifs au service. Il invite les chefs de division a ne plus se permettre une pareille mesure. Cette attribution n'est accordée qu'au citoyen Crétet, conseiller d'Etat, et au secrétaire général lorsqu'il y est autorisé par le ministre. Le secrétaire général est chargé de l'exécution du présent ordre."
Du 18 ventôse (9 mars):
"La lecture des journaux est défendue dans les bureaux aux heures destinées à l'expédition des affaires. La distribution des papiers publics n'aura lieu, à commencer de demain, qu'à quatre heures du soir. Cette défense n'existe pas pour les chefs de division."
Du 6 germinal (27 mars):
"Le  ministre de l'intérieur prévient tous les employés de son ministère qu'aucune lettre ne doit être ouverte que dans son bureau particulier. Il les prévient aussi qu'ils ne doivent se charger d'aucun mémoire ou de lettres ouvertes pour le ministre. Il les invite à se conformer strictement à cette disposition."
Du 13 germinal (3 avril):
"Lorsque le ministre a ordonné le renvoi d'une pièce à un bureau ou à des particuliers, il faut effectuer ce renvoi le plus tôt possible."
Du 22 germinal (12 avril):
"Le ministre désire que tout ce qu'on présente à sa signature soit sans faute d'orthographe ou de ponctuation."
Du 23 germinal (13 avril):
"Le ministre de l'intérieur prévient les employés que plusieurs d'entre-eux ont communiqué les travaux qui se préparaient dans le ministère. Une telle indiscrétion sera immédiatement suivie d'une destitution flétrissante."
Du 3 floréal (20 avril):
"Toute lettre adressée au secrétaire général, aux rapporteurs, secrétaires particuliers ou chefs de bureau sur des affaires de service ne doit avoir d'autre réponse que celle-ci: "Adressez-vous au ministre." Je ne veux pas de Bureaucratie."
Du 5 messidor (24 juin):
"Le ministre est instruit que les chefs de bureau se contentent de renvoyer à leurs commis les personnes qui leur sont adressées par lui. Ce procédé est contraire à ses intentions. Il invite les chefs de bureau à ne pas mépriser l'honneur d'écouter les pétitionnaires qui se présentent à eux par ordre supérieur."

Mais Lucien Bonaparte fit mieux que donner des ordres, il fit des exemples. Deux tableaux très suggestifs, donnant le premier, l'état des employés du ministère de l'intérieur à la date du 30 pluviôse an VIII (19 février 1800); le second, l'état des employés à la date du 20 germinal an VIII (10 avril 1800), nous indiquent les changements survenus entre les deux dates: ils sont considérables. Nous devons résister au plaisir de les analyser en détail. Qu'il nous suffise de dire, tandis que le tableau du 30 pluviôse donne un total de deux cent huit employés, celui du 20 germinal ne donne plus qu'un chiffre de cent trente-cinq; un bon tiers, par conséquent, avait disparu; et quelques chefs de bureau, ayant cru pouvoir faire traîner la réforme et l'opération en longueur, reçurent le 4 prairial (24 mai), l'ordre suivant:
"Le ministre prévient le secrétaire général que les employés réformés, qui ont continué ou qui continuent à travailler dans les bureaux n'ont droit à aucune indemnité. Les chefs qui les ont conservés contre les ordres du ministre les payeront."
La vérité me paraît être que Lucien dans son agitation un peu fébrile et juvénile, mais à coup sûr laborieuse, se défiait de ses bureaux, et peut-être n'avait-il pas tort. Voilà pourquoi il eut près de lui ses hommes de confiance, son personnel, et, au premier rang de ce personnel, à cette heure capitale dans l'histoire de l'administration française, Claude Beugnot.

                                                                                                           Etienne Dejean.
                                                                                                    directeur des Archives nationales.

Les Annales politiques et litérraires, Revue universelle paraissant le dimanche, 26 mai 1907.

Robes blanches.

Robes blanches.


Heureuses sous les longs voiles de tulle que le vent gonfle ainsi que des ailes de cygne, fières de cette premières robe longue qui les fait ressembler à des petites mariées, avec, au fond de leurs prunelles limpides, on ne sait quel vague émoi, les communiantes ont apparu dans la joie des beaux dimanches.
Et, à les voir passer, le long des maisons, dans la blanche clarté qui glisse du ciel et qui les irradie, on s'imagine être dans quelque vieille ville de province, le jour du Vœu, quand les fillettes des confréries s'en reviennent de la procession, d'un pas traînant, apportent au logis familial, dans leurs vêtements légers, l'odeur âcre du buis, l'arôme de miel des genets et des roses, ont encore, parmi leurs cheveux, de ces pétales que les enfants de chœur éparpillent à pleines poignées devant le dais du Saint-Sacrement.
C'est la première date qui compte dans la vie, qui annonce les métamorphoses prochaines, l'éclosion des germes que le divin semeur jeta dans l'âme de l'enfant.
Et peu de femmes l'oublient, même lorsque l'excès des souffrances, des désillusions, ces croix, qui, selon l'admirable mot de M. de Curel, ne choisissent pas les épaules,  saccagea, mit en loques leurs espoirs.
Elles se rappellent leurs élans de ferveur, les anxieux et ingénus examens de conscience où elles s'accusaient de fautes imaginaires, redoutant d'avoir oublié quelque péché, même véniel, les longs catéchismes dans l'ombre mystérieuse des chapelles, l'essayage des souliers de satin au voile immaculé, de tout ce costume symbolique, comme nuptial, avec lequel il semble que l'on va prendre son essor vers le ciel.
Elles se voient recueillies dans l'attente des béatitudes promises, les nerfs tendus à se rompre, troublées, ravies cependant qu'approchait le grand jour, puis dans cette nef d'église illuminée, éblouissante, où les orgues épandaient des hymnes de triomphes et d'apothéose, marchant en rythmique théorie avec un cierge enrubanné auquel se crispait leur main frêle gantée de blanc, murmurant à genoux, tout bas, les actes passionnés d'espérance, de désir, de promesse, d'adoration qui sont dans le Livre d'Heures, et enfin, tandis que le cœur battait à se rompre, se courbant sur la nappe de la grille qui entoure l'autel, recevant des doigts du prêtre, les paupières baissées, la saint hostie diaphane, pure comme l'étaient leur âme et leur rêve.



O les actions de grâce qui avaient suivi leur communion, ces phrases sans suite, délirantes, éperdues, la tête cachée dans les doigts brûlants, cette hypnose où tout l'être se fondait dans une sorte de vertige, dans une joie suprême!
O les tendres étreintes des parents, de la maman surtout, qui vous serrait si fort contre son cœur, qui vous couvrait de baisers et de baisers, qui vous contemplait avec des larmes pleins les yeux, et la maison en fête, fleurie, pleine de rire, de tumulte allègre, les cadeaux qu'il fallait montrer à tous, les images dédicacées, les chapelets que l'on échangeait avec ses amies!
Dans le peuple même, ce bon populo parisien, la plupart sont restés fidèles à cette tradition religieuse, de même qu'au respect de la mort, et, dans presque tous les ménages d'ouvriers, s'il y a une gosseline, elle fait sa première communion dès qu'approche l'âge où il importera de choisir un métier, de travailler de ses dix doigts.
Allez, par ces dimanches de mai, dans les lointaines rues de Belleville et de Charonne, dans les tristes églises presque toujours désertées, et vous verrez des bandes de braves gens qui, après avoir écouté jusqu'au bout la grand'messe, s'en vont s'attabler dans les ginguettes avec, au milieu d'eux, quelque gamine pomponnée, pimpante, tirée à quatre épingles et qu'ils questionnent, qui les amuse de sa gaieté de moineau, de ses réflexions.
Durant des mois, il se sont serrés la courroie, ils ont puisé dans le bas de laine pour que l'enfant eût son cierge, sa robe et son corsage de soie, son aumônière à fleurs, son paroissien, comme les petites bourgeoises, et aussi pour que l'on pût, ensuite, inviter les meilleurs amis du pays natal ou de l'atelier, les vieux qui répondent encore à l'appel, à vider à la santé de la "moucheronne" quelques bouteilles de cacheté.
La première communiante est à la place d'honneur, les verres se choquent, tintent comme aux anniversaires de joie où nul ne songe au pénible et ingrat labeur où il dépense et use, chaque jour, ses forces, à la dureté des temps, à l'incertitude inquiétante des lendemains.
Et toutes ces robes claires comme les nuées, tous ces voiles diaphanes qui pavoisent les tables alignées sur le trottoir, mettent dans la tristesse des faubourgs la poésie d'un vol de colombes qui se serait soudain abattu entre les caisses de fusains poussiéreux et d'anémiques lilas.

                                                                                                               René Maizeroy.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 5 mai 1907.

dimanche 29 novembre 2015

Les œufs de Pâques à la cour.

Les œufs de Pâques à la cour.


Il y avait, en 1840, à Versailles, un bibliothécaire nommé Cazotte; il était, je le crois bien, fils du fameux écrivain devenu plus célèbre par une prophétie qu'il ne fit jamais que par tous les ouvrages dont il fut l'auteur.
Ce bibliothécaire avait une manie: dès qu'il avait, dans la tabatière qu'il tournait sans cesse entre ses doigts à la manière des élégants du dix-huitième siècle, puisé une prise qu'il savourait voluptueusement, il considérait d'un air attendri sa main droite, qu'il avait blanche et très soignée, puis il déposait sur elle un baiser retentissant. Comme cette étrange action n'avait d'autre but que de lui attirer une question, il ne manquait pas de raconter qu'il avait eu, jadis, le bonheur de se trouver aux Tuileries, auprès de Marie-Antoinette, lors du retour de Varennes; que la reine s'était appuyée sur lui en descendant de voiture, et qu'elle avait tenu pendant quelques instants ses doigts, à lui, entre ses doigts royaux. Depuis ce jour, il avait voué à sa propre main une sorte de culte; il la considérait comme une relique et il l'honorait comme telle.
A la même époque, et dans la même ville, vivait un brave homme à qui était advenue une aventure à peu près semblable: c'était un petit employé retraité, bon bourgeois, peu fortuné, pas fier et qui n'avait eu dans sa vie qu'un seul événement: le roi Louis XVI lui avait lavé le pied droit et le lui avait baisé. Il aimait à conter ce souvenir, et, quand on parlait devant lui de la main du bibliothécaire Cazotte, il répliquait, non sans une nuance de dédain:
- Et mon pied!
Et puis il montrait, soigneusement placé sous le globe de sa pendule, un œuf rouge, un bel œuf de Pâques, sur lequel était imprimé en bleu une fleur de lis. C'était le seul survivant de deux douzaines d’œufs semblables, qu'il avait fallu briser, à l'époque révolutionnaire, lors du décret sur les armoiries et les emblèmes de la féodalité. Il avait conservé celui-là, ne pouvant se résoudre à anéantir le souvenir du seul jour glorieux de son existence. C'est grâce à ce brave homme, peut-être, qu'on sait, aujourd'hui, de quelle façon se célébraient, à la Cour de Versailles, la cérémonie de la Cène et la distributions des œufs de Pâques.
J'ai idée qu'aux siècles de foi, les princes, quand venait la semaine sainte, ouvraient aux pauvres les portes de leur palais, et leur lavaient les pieds par humilité. Cette pieuse tradition s'était conservée à la Cour de France jusqu'à la Révolution, mais elle avait, oh combien!, subi des modifications. C'était dans la grande salle des gardes du corps  que l'on rangeait, le matin du jeudi saint, douze petits enfants, dont la fraîcheur égalait celle de l'énorme bouquet des fleurs les plus rares qu'ils tenaient à la main. Ces enfants étaient choisis, non parmi les mendiants, mais dans les familles bourgeoises et aisées de Versailles. Désignées un mois avant la cérémonie, ils étaient remis entre les mains des médecins qui veillaient à ce qu'ils fussent sains et propres, qui les faisaient baigner, laver, frotter, parfumer. Au jour dit, on les couvrait d'une petite robe d'étoffe rouge et trois aunes de toile fine leur étaient passées autour du cou. Un évêque faisait l'absoute, et la cérémonie commençait.
Chaque enfant plaçait son pied droit au-dessus d'un bassin de vermeil que tenait un aumônier. Le roi s'approchait, y versait un peu d'eau, essuyait le pied avec la serviette que l'enfant avait au cou, puis, se mettant à genoux, baisait les orteils. Alors, le grand aumônier donnait à l'enfant une petite bourse contenant douze écus; celui qui avait le triste honneur de représenter Judas en avait treize.
Après le lavement des pieds, commençait le service. Tous les plats étaient rangés dans la salle des Cent-Suisses, et les princes de la famille royale allaient les chercher. Le cortège était conduit par M. le prince de Condé, grand-maître de la maison du roi, ayant en main son bâton enrichi de diamants et un superbe bouquet. Venaient, ensuite, tous les maîtres d'hôtels, avec leurs grands bâtons garnis de velours et de fleurs de lis d'or, portant également des bouquets. Puis paraissait solennellement Monsieur, portant des petits pains sur un plat de terre. M. le comte d'Artois tenait une cruche de grès pleine de vin et une tasse; les autres princes portaient chacun un plat contenant les mets les plus recherchés en poissons et légumes, mais froids. Il y en avait douze pour chaque enfant; et si les princes n'étaient pas assez nombreux pour faire le service, les gentilshommes ordinaires y suppléaient. Le roi prenait chaque plat, le remettait au grand aumônier, qui le donnait aux parents de l'enfant. Ceux-ci avaient de grands paniers, dans lesquels tout s'engouffrait, et, en sortant, ils vendaient ce repas à qui le leur voulait acheter. Comme les poissons étaient très beaux, les légumes apprêtés avec soin, chacun se procurait une part d'apôtre, invitant ses amis à venir la manger.
Le bouquet y était toujours compris, et ce n'était pas ce qu'il y avait de moins précieux; le menu comprenait également un plat de vingt-quatre œufs coloriés et fleurdelisés pour chaque enfant: œufs et fleurs, c'était là l'emblème de la Pâques, le symbole de la résurrection des êtres et des choses, l'image du printemps revenu, de l'espoir renaissant dans toute la création.

                                                                                                                 G. Lenotre.

Les Annales politiques et littéraires, Revue universelle paraissant le dimanche, 31 mars 1907.

vendredi 27 novembre 2015

Souvenirs de Mi-Carême.

Souvenirs de Mi-Carême.

Si les origines du Carnaval remontent, pour ainsi dire, à l'aurore des premières civilisations, la "Mi-carème", proprement dite, est de date plus récente. Sans doute elle dut sa naissance à ce besoin d'une halte de divertissements durant la longue période d'abstinences et de renoncements, qui s'étendait du Mercredi des Cendres, de Carême-Prenant, aux premiers jours de Pâques. Conformément à une tradition en vigueur en de certaines provinces, les jeunes gens d'un quartier urbain ou d'un village champêtre offraient, le "Mardi Gras" de chaque année, un bal masqué aux jeunes filles, et celles-ci faisaient choix du troisième jeudi du Carême pour organiser des divertissements auxquels leurs cavaliers se trouvaient conviés.
C'était là une coutume fort répandue dans la classe populaire, et, comme les lavandières, les dentellières ou les marchandes des Halles se recrutaient de préférence parmi les filles d'artisans, la Mi-Carême passa insensiblement fête populaire par excellence.
Les blanchisseuses et les ouvrières se déguisaient fort volontiers, et leurs cortèges, renforcés de quelques jeunes apprentis, poursuivis des cris des gamins parisiens, parcourant les rues avoisinant la porte Saint-Antoine où fut, tant d'années, le rendez-vous des masques. Etienne Jeaurat, qui vécut au dix-huitième siècle, qui fut contemporain de Chardin, le Chardin du Bénédicité et de la Pourvoyeyse, a retracé, entre autres scènes populaires, le "Carnaval des rues de Paris".




Le carnaval, tel qu'il nous est ainsi représenté, ce n'est point, en temps de Mi-Carême, la fantaisie brillante et joyeuse qui régna pendant la régence du duc Philippe d'Orléans, à l'époque où les bals masqués de l'Opéra avaient lieu trois fois par semaine, avec un éclat toujours constant. Mme Du Barry domine Louis XV le Bien-Aimé, et cet empire de la favorite sur le souverain coûte cher à Jacques Bonhomme. Il n'a guère le cœur à la joie.
L'"allégresse fausse et mensongère" de quelques passants déguisés se poursuit donc surtout grâce aux subsides fournis par la police. Et il en fut ainsi jusqu'à la mort de Louis XV.
Mais que d'anecdotes intéressantes comportent ces mascarades de la rue, et que nous sommes obligés de passer sous silence, faute d'espace!... On nous permettra, du moins, de donner un souvenir de la Mi-Carême de 1832, de lugubre mémoire. Le choléra régnait, et, malgré le fléau, Rose Pompon et la reine Bacchanale firent la nique à la peur de leurs contemporains. Eugène Sue, dans son Juif errant, a écrit, sur ce sujet, des pages émouvantes et douloureuses, qui décrivent magistralement ces temps où le Carnaval fit fureur, plus qu'à aucune époque.



D'ailleurs, dès l'avènement de Louis-Philippe, dès la monarchie de Juillet, une frénésie de divertissements s'empara des Français. On dansa avec passion, on se déguisa avec entrain et l'on fit montre de cette joie exubérante dont les premières années du Directoire avaient déjà présenté le tableau.
Aujourd'hui, la "Mi-Carême" tend à remplacer le "Mardi Gras" d'antan. Si l'on rencontre individuellement moins de masques, les cortèges somptueux, nombreux, variés, répandent l'animation sur les boulevards, attroupent les passants et laissent aux contemporains l'illusion d'un "Carnaval" toujours vivant, toujours joyeux.

                                                                                                                          Edouard André.

Les Annales politiques et littéraires,Revue universelle paraissant le dimanche, 10 mars 1907.

jeudi 26 novembre 2015

La passion du jeu.

La passion du jeu.

Il est toujours question de réglementer les établissements où l'on joue. Une Commission, qui doit bien être la centième ou la deux centième sur la matière, fonctionne même, paraît-il, en ce moment et se réunit, comme toutes les Commissions, autour d'un tapis vert, qui dans la circonstance, doit paraître symbolique.




A ce propos, et en guise de commentaire au saisissant croquis de Renouard, que nous publions ci-dessus, esquissons quelques silhouettes de joueurs:

I.- La journée d'un joueur.

Levé à midi, il déjeune, s'habille lentement et ne sait comment tuer le temps jusqu'à quatre heures. Il arrive au Cercle avant la première banque, et c'est à peine s'il s'inquiète des nouvelles du jour.
Il frémit, il piaffe. Les autres joueurs se montrent, l'un après l'autre; on se serre la main, sans se connaître, en se méprisant vaguement, mais avec la cordialité d'individus qui ont besoin les uns des autres.
Le joueur s'installe. Il tripote ses jetons, il a hâte de recevoir sa carte. Il la tient enfin, puis l'autre... Il les file nerveusement. Suprême émotion, indicible jouissance. Il abat, il gagne. O joie! sensation! frémissement! En deux minutes, le joueur a souri, grincé, sué, souffert, joui... Et ainsi de suite jusqu'à sept heures.
La veine tourne. Il a perdu. Le joueur songe qu'il faut être raisonnable: il ira se coucher de bonne heure, ou bien il finira la soirée au théâtre. Baste! Neuf heures sonnent, il n'y tient plus. Il prend congé de ses amphitryons, sous un prétexte à peine acceptable, et le voilà parti pour le "tripot". C'est de ce nom qu'il qualifie le paradis où seulement il respire. Et la partie recommence jusqu'à cinq heures du matin, avec les mêmes alternatives d'ivresses joyeuses et de terribles angoisses.

II. -Les joueuses.

De tout temps, les femmes ont aimé le jeu. Comment une passion, qui met en mouvement les fibres les plus compliquées et les plus excitables de notre être, n'exercerait-elle pas sur elles un attrait bien plus irrésistible encore que sur l'autre moitié du genre humain?
Grâce à la délicatesse de leur nature, les femmes l'emportent sur les hommes par la promptitude et l'intensité de leurs émotions. Les alternatives de perte et de gain font vibrer leurs nerfs avec une spontanéité inconnue au sexe fort, en général endurci de bonne heure par les luttes et les fatigues de la vie. Peu importe aux vraies joueuses que le gain ou la perte soient énormes ou modiques, elles passent sans transition, de la joie la plus exubérante au plus extrême abattement, suivant les vicissitudes de la partie.
Il convient d'ajouter que les femmes mariées se trouvant placées sous la tutelle de leur époux, le plaisir de perdre de l'argent est surtout réservé aux vieilles filles et aux veuves, en général trop mûres pour rechercher, pendant leurs derniers jours, avec une ardeur exceptionnelle, les émotions que la baisse ou la hausse de la Rente procure aux spéculateurs de profession. 



Les femmes âgées, qui sont maîtresses de leur patrimoine et ne peuvent résister à la passion du jeu, aiment mieux tenter elles-mêmes la fortune à la roulette que de procéder par l'intermédiaire d'un agent de change.
C'est une question de temps; tôt ou tard, les femmes de tout âge et de toute condition, émancipées des entraves que leur imposent les lois civiles, les mœurs et les conventions sociales, forceront peut-être aussi les portes de la Bourse!...

                                                                                                                                   Sergines.

Les Annales politiques et littéraires, Revue universelle paraissant le dimanche, 14 février 1907.

Souvenirs de collèges.

Le professeur de barricades.
   (A propos de la Saint-Charlemagne.)



La journée de Charlemagne. Ce n'est pas d'hier qu'on célèbre sa mémoire à la date indiquée, et Gaston Paris, en son beau livre, nous apprend l'origine même de ces repas annuels qui réunissent autour d'une table des camarades de collèges d'âges et de caractères si différents. C'est depuis le quinzième siècle que l'Université a pris pour patron Charlemagne, le Parlement de Paris décidant que le 28 janvier serait jour férié. Il le fut jusqu'à la Révolution. Le recteur Le Maistre l'avait déclaré, rendant la fête obligatoire; puis, l'ordonnance était tombée en désuétude jusqu'à Egasse du Boulay, recteur, qui, solennellement, institua la fête des Carlomagnalia, la Saint-Charlemagne de nos collèges.

Et ce vieil échanson, l'empereur Charlemagne,
Verse aux bons écoliers, trop bourrés de latin,
Des flots quasi mousseux de simili-champagne.

Ainsi disait le poète Valade. A l'heure où tant de passions nous divisent, il n'est pas mauvais de prouver que la camaraderie est encore, peut-être, ce qui nous divise le moins.

*****

Mes camarades de Condorcet m'on fait l'honneur de me nommer président de l'Association des anciens élèves. J'ai eu là, pour prédécesseur, un galant homme qui porta un nom illustre, débuta par un livre exquis, Ménandre, étude sur la comédie grecque, et préparait, lorsqu'il mourut, une oeuvre qui, à en juger par les fragments, eût été magistrale, un essai sur l'auteur des Essais, un Montaigne. C'est Guillaume Guizot. Ce fut un président modèle, et c'était, à nos banquets, un improvisateur délicieux. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un doué d'une pareille mémoire, d'une mémoire instantanée, si je puis dire. Le lendemain de la première représentation de la Charlotte Corday de Ponsard, il récitait, par exemple, vers par vers, toute la scène entre Marat, Danton et Robespierre, qu'il avait entendue une fois.
Un jour, le 24 février 1848, il sortait du ministère des affaires étrangères, boulevard des Capucines, pour se rendre rue Caumartin, au lycée, lycée Bourbon en ce temps-là, et il portait sous son bras, avec ses cahiers, un gros dictionnaire grec avec son nom inscrit en majuscules, à la mode des collégiens, sur la large tranche: Guizot.
Devant le lycée, un ouvrier en bourgeron s'approcha de lui, et brusquement:
- Cachez ça quand vous sortirez, mon petit, ou rentrez chez vous!... C'est inutile de montrer aujourd'hui un nom comme ça!
C'est ainsi que le fils du ministre Guizot appris, après avoir humé la gloire paternelle, ce que pèse l'impopularité.
Elle pesait, ce jour-là, plus lourd que le dictionnaire du collégien. Et ce lexique était le dictionnaire grec de M. Planche, l'helléniste illustre qui avait jadis oublié (Fontanes la lui fit ajouter) l'habituel éloge de l'empereur dans le discours latin du Concours général, en 1813.


*****

Le bon Planche avait eu, lui aussi, son aventure aux journées de 1830. Il sortait du lycée Bourbon non pas avec un Planche, comme Guillaume Guizot, mais avec un Polybe sous le bras, un Polybe texte grec. Calme, le brave professeur, descendant les marches du lycée, souriait, sans songer à rien, au soleil d'été qui chauffait, dit Barbier, les "larges dalles" lorsqu'il aperçut devant lui des gens qui, à deux pas, arrachaient quelques pavés pour dresser une barricade.
L'historien du lycée Bonaparte, M. Lefeuve, a conté l'histoire. Il y avait là des étudiants, des bourgeois du quartier, des gens du peuple. Mais évidemment, le professeur de barricades manquait.
Les barricadiers étaient inexpérimentés et leur travail n'allait pas vite.
- S'ils marchent de ce train-là, se disait Planche, ils n'auront pas fini demain.
Or, voilà que, parmi ces barricadiers, un jeune homme reconnut le professeur qu'il avait vu plus d'une fois jouer aux échecs au café de la Régence, à la table où, bientôt devait s'asseoir Musset.
- Allons, un petit coup de main, monsieur Planche!
- Oh! fit l'helléniste. Un coup de main, comme vous y allez, mon ami!... J'ai été le condisciple de Camille Desmoulins et de Maximilien au collège du Plessis, oui, sans doute, mais je ne suis pas un révolutionnaire! Un coup de main, moi? Par exemple!... Non. Mais si vous voulez un conseil...
- Oui, oui, un conseil, citoyen Planche!
- Eh bien! dit le professeur. Voici. Vous ignorez totalement les règles de la stratégie, mes bons amis. Ce n'est pas ainsi qu'on élève une redoute... Pas du tout... Tenez...
Il ouvrit son Polybe:
- Malheureusement, les Commentaires sur la tactique de l'intime ami de Philopœmen sont perdus, comme vous savez... Cependant, au livre X de son Histoire, Polybe cite précisément ses Commentaires. Et d'ailleurs, je puis vous donner des renseignements précis sur la façon dont les Grecs, nos maîtres en toutes choses, messieurs, entendaient les fortifications détachées... Au surplus, voici le texte; il vous fera, comme à moi, regretter un ouvrage qui n'est point parvenu jusqu'à nous.
Et l'excellent Planche traduisait Polybe à livre ouvert, agrémentant sa version d'indications précises sur la stratégie hellénique, lorsque tout à coup, la tête effarée du proviseur Legrand apparut à une lucarne du lycée:
- Que faites-vous là, monsieur Planche? Comment, monsieur Planche, une leçon d'insurrection? Monsieur Planche, êtes-vous devenu fou?
- Non pas, monsieur le proviseur, non pas;  mais je trouve que tout ce que font les hommes doit être bien fait et qu'il n'est jamais mauvais de donner à n'importe qui une leçon de grec!
La légende veut que le proviseur ait fait tout aussitôt enfermer dans sa classe comme au cachot, par les garçons du lycée, le bon helléniste devenu barricadier "par amour du grec". J'en doute. Le soleil de juillet devait enflammer aussi les garçons de bureau. C'est un petit fait sur lequel pourrait nous renseigner le très libéral proviseur actuel, M. Blanchet. Le vénérable M. Planche, dont le Dictionnaire nous causa plus d'une insomnie, est mort souriant à quatre-vingt-dix ans passés. Polybe est un bon aliment. L'hellénisme conserve.

                                                                                                                         Jules Clarétie
                                                                                                                    de l'académie française.

Les Annales politiques et littéraires, Revue universelle paraissant le dimanche, 3 février 1907.

mercredi 25 novembre 2015

A la maternelle.

A la maternelle.





Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 19 janvier 1908.

Un carnet de blanchissage au bon vieux temps.

Un carnet de blanchissage au bon vieux temps.


Honorables mères de famille qui gémissez en acquittant la note de la blanchisseuse, écoutez-nous bien et vous allez pleurer davantage.
Vous allez savoir ce qu'il en coûtait à nos aïeux et à nos aïeules, si coquettes sous leurs blancs bonnets tuyautés pour avoir un linge frais et décent, voici près d'un siècle, dans cette bonne ville de Paris. M. G. Bienaymé s'est, tout exprès, livré à une savante enquête et a compulsé ces archives de la famille, dits "livres de raison" où les bourgeois méthodiques inscrivaient avec les événements notoires, le grand et le menu de leurs dépenses.
En 1701, le blanchissage d'un mouchoir ou d'une serviette coûtait 2 centimes ½ . C'est depuis 1790 que nous payons un sou pour le même office. Le bonnet de nuit fut blanchi à la même époque pour 2 centimes ½. Depuis 1850, il coûte 10 à 15 centimes.
Vos jupons de percale ou de coton, qu'on nettoyait jadis pour la modique somme d'un sou, vous reviennent aujourd'hui à 30 ou 40 centimes, n'est-il pas vrai?
Passons maintenant au linge de Monsieur.
Il vous en coûte 10 à 15 centimes pour les faux-cols:
"- Ils sont si hauts! dit la blanchisseuse."
Il vous en coûte aussi 35 à 50 centimes pour les chemises d'homme.
D'après le tarif du syndicat des blanchisseurs de France, le faux-col, qui n'est guère apparu qu'en 1820, coûtait à ce moment 5 centimes, lavé et repassé; les chemises, 10 centimes en 1710, 20 centimes en 1770 et 25 centimes en 1810!
C'est à désespérer...

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 19 janvier 1908.

mardi 24 novembre 2015

Tout le monde ventriloque.

Tout le monde ventriloque.

La revue l'Association des Abonnés au téléphone publie le renseignement suivant que tous nos lecteurs auront le loisir d'expérimenter si cela leur paraît intéressant.
"Il y avait autrefois, dit cet organe, que des êtres exceptionnellement bien doués qui pussent parler du ventre, d'où le nom de ventriloques. Tout le monde peut en faire autant aujourd'hui avec le téléphone.
Prenez le transmetteur et, au lieu de la tenir devant votre bouche quand vous téléphonez, applique-vous le fermement sur le ventre et parlez comme à l'ordinaire: votre interlocuteur à l'autre extrémité de la ligne, entendra mieux encore que si le transmetteur était appliqué à vos lèvres.
Cette nouvelle et originale manière de téléphoner vient, paraît-il, d'être très sérieusement mis à l'étude au Board of Trade de Montréal. On éviterait de cette façon les dangers d'infection que l'on court en aspirant les microbes qui se dégagent de l'haleine de ceux qui nous précèdent à l'appareil ainsi que la cruelle nécessité de les désobliger en désinfectant celui-ci."

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 19 janvier 1908.

Une raison qui "saute aux yeux".

Une raison qui "saute aux yeux".




Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 12 janvier 1908.

Les doigts agiles.

Les doigts agiles.

J'ai eu, l'autre jour, la sensation aiguë et philosophique de l'évolution des mœurs vers ce qu'on appelle communément le "progrès".
Je passais devant l'ancienne prison de Saint-Lazare, qui va bientôt être démolie. Le monument, noir et triste, suintant la crasse et l'humidité, évoquant la sinistre image des dégradations et des misères humaines, n'a même pas cette grâce d'architecture qui plaide en faveur des vieux édifices. Celui-là est hideux et j'applaudis à sa destruction. Mais ce n'est point l'aspect de la prison qui m'inspira les réflexions dont je vous fait part, ce fut la vue d'un mince édicule en planches, élevé contre le seuil, à gauche. Au fronton de l'humble baraque apparaissaient ces mots, à peine visibles, dus au pinceau de quelque peintre du premier empire (cela se devine au dessin des caractères, à leur type classique):

ÉCRIVAIN PUBLIC

L'échoppe était fermée; une épaisse couche de poussière recouvrais ses ais mal joints. L'araignée tissait sa toile contre la porte close. Il est évident que le métier d'écrivain public, indispensable en un siècle d'ignorance, où la presque unanimité des gens du peuple manquait de culture, ne répond plus à aucune nécessité. Et mon imagination, excitée par ce décor, se représentait les scènes naïves qui durent souvent s'y dérouler: le vieux bonhomme, vêtu d'une houppelande verdâtre usée au coude, le nez barbouillé de tabac et chaussé de bésicles, taillant sa fine plume d'oie, puis, s'accoudant sur le pupitre, calligraphiant la lettre que lui dicte Fanfan la Tulipe, ou Fanchon la Vielleuse, ou le sergent Flambeau, ou le petit Savoyard d'Anaïs Ségalas.
L'écrivain (quelque magister retraité, élèves des frères) ne se hâte pas. Il procède avec une sage lenteur; il dessine, à la fin des alinéas, de beaux parafes. Ses majuscules sont autant de chef-d’œuvres. Et pourquoi se presserait-il? Fanfan, si vif au combat, s'apaise dès qu'il aborde les sphères intellectuelles; il a besoin de réfléchir un brin entre chaque phrase. Fanchon, n'est pas beaucoup plus prompte. Enfin, l'épitre est achevée, signée d'une croix, pliée en quatre, soigneusement scellée à la cire. Fanchon saisit sa vielle, Fanfan reboucle son ceinturon, et le digne écrivain, ayant reçu six sols comme salaire, essuie, du coin de son immense foulard rouge, les verres de ses lunettes, hume une prise et se mouche bruyamment.
Voilà ce qui se voyait autrefois dans l'échoppe sise à l'angle du Faubourg Saint-Denis et de la maison de Saint-Lazare, et dans les cent officines du même genre éparpillées aux quatre coins de Paris.
Je méditais sur cette vision du passé, lorsqu'un de nos confrères m'aborda.
- Je vais assister, dit-il, au grand concours de dactylographie qui a lieu en ce moment au Cirque Moderne. M'accompagnerez-vous?...
Le contraste était amusant, l'occasion tentante. Je suivis le reporter. Un quart d'heure plus tard, nous assistions au plus curieux spectacle.
Dans une énorme salle, deux cents petites fourmis, assises devant des appareils ingénieux et compliqués, remuent fébrilement leurs antennes. Ces fourmis, ce sont les jeunes femmes et les jeunes filles concurrentes. Elles transcrivent les premières pages de Paul et Virginie. C'est à qui se dépêchera le plus. La plus diligente obtiendra la victoire: un prix en espèces et la gloire d'être proclamée reine de sa profession. Les journaux ont donné son nom ce matin. C'est une Bordelaise, Mme Revert. Elle a pianoté dix-sept mille mots en quatre heures. Est-ce croyable? S'imagine-t-on la stupeur du vénérable calligraphe de Saint-Lazare, si, sortant de la tombe comme "l'homme à l'oreille cassée", il avait été brusquement transporté parmi les deux cents fourmis laborieuses du Cirque Moderne? Ce qui l'eût abasourdi, plus encore que l'incompréhensible féerie de la machine à écrire, c'est l'étrange rapidité que les opératrices déployaient à s'en servir. Cela eût bouleversé toutes ses notions de travail et de la vie.
- A quoi bon aller si vite? se fût-il dit; pourquoi user les doigts et le cerveau à une besogne qui se pourrait accomplir tranquillement? De mon temps, on faisait de grandes choses sans courir, et dans les lettres que nous couchions sur le papier, à l'aide du bec savamment effilé d'une plume d'oie, il y avait pour le moins autant d'esprit, de cœur et de raison, que ces feuilles couvertes mécaniquement de signes d'imprimerie.
Eh oui! le bonhomme n'aurait pas tort de s'exprimer ainsi. L'usage de la machine à écrire enlève aux lettres toute intimité, les revêt instinctivement d'une physionomie administrative et maussade. Il est encore vrai que nous perdons l'habitude des coquetteries épistolaires; elles sont tuées par les facilités dangereuses de la carte postale et pas l'absurde surmenage de nos existences enfiévrées. Oui, le passé avait bien des choses charmantes qui s'effondrent avec lui. Mais les pleurer éternellement est inutile. Mieux vaut envisager d'un œil optimiste l'avenir.
Savez-vous ce qui me frappait, tandis que je contemplais les deux cents petites fourmis du Cirque Moderne? C'était la grâce extrême de leurs gestes, la délicatesse de ces doigts menus frôlant le clavier, l'élégance de ces tailles souples, le charme de ces regards appliqués et attentifs. Rien n'est plus joli à voir travailler qu'une jolie dactylographe. Le mardi, aux Annales, le les aperçois par la porte entre-bâillée de notre Université. C'est charmant. Et les vers du poète me reviennent en mémoire:

Je veux chanter, en vers galants,
Les doigts jolis, souples et blancs,
Les doigts charmants, les doigts troublants, 
Les doigts fins des dactylographes,
Dont le seul toucher créateur
Ainsi qu'un geste d'Enchanteur
Fait naître au papier récepteur
Les lignes et les paragraphes.
.................................................
Ils font leurs gestes diligents
Avec des airs intelligents;
Ils soignent les mots obligeants:
Ils s'enfièvrent aux mots de flamme;
Ils ont des aspects menaçants
Pour transcrire les mots blessants;
Ils tremblent aux mots caressants...
- Ces doigts ont une petite âme.

                                                                                                              Le Bonhomme Chrysale.

Les Annales politiques et littéraires, Revue universelle paraissant le dimanche, 3 février 1907.

lundi 23 novembre 2015

Les plaisirs du patinage.

Les plaisirs du patinage.

Brrr! le froid pince. Il attache des pendeloques d'argent aux branches des arbres et durcit le miroir des lacs.
Le Cercle des patineurs va-t-il cesser d'être une institution platonique, et pouvoir, le thermomètre aidant, réaliser son rêve, tant de fois déçu, d'une de ses pittoresques "glisseries" nocturnes, comme ses fondateurs, le marquis de Mornay, le vicomte Olympe Aguado, le marquis de Castellane, Aston Bloun, Henri Cartier, le comte de Saint-Priest, le prince d'Hénin, etc., en avait organisé sous l'empire?
Car c'est l'impératrice Eugénie qui s'était faite l'initiatrice de ce sport, dont les héroïnes furent, au début, la princesse Murat, la marquise de Galiffet, Mmes Swickowska, Magnan, de Lowenal, etc.. La souveraine suivait en cela, comme en toutes choses, l'exemple de Marie-Antoinette; et les fêtes du Bois de Boulogne n'étaient qu'une évocation des fêtes de Versailles, à l'époque où les courtisans assiégeaient la pièce d'eau des Suisses pour saluer l'Autrichienne jouant à la tsarine, pour applaudir aux exercices vertigineux de Saint-Georges, ou pour voir évoluer le traîneau de M. de Lauzun, attelé comme une troïka russe, et que faisaient voler sur la glace trois molosses énormes, hurlant et bondissant sous leurs caparaçons de velours armorié.



Ce fut la période triomphante du patin. Les patineurs et patineuses du bel air se donnaient rendez-vous de préférence au Bois de Boulogne, ce qui n'empêchait qu'ils fissent de temps à autre, quelques infidélités à leur skating favori. Témoin la splendide fête donnée à Chantilly, par la colonie Anglo-Américaine, et où les fils de lord Cowley, lady Wellesley, miss Call, etc., se montrèrent les dignes émules du prince Albert, qui passait alors pour le meilleur patin du monde. Il y eut même, ce jour-là, des épisodes...  romanesques que le programme n'avait point prévus; et, un chroniqueur du temps, y faisant une allusion discrète, terminait son compte rendu par ce distique célèbre:

C'est moins dangereux de glisser
Sur le gazon que sur la glace!

Glissons..., n'appuyons pas!
Depuis cette époque, le patinage est entré dans les mœurs parisiennes, et Paris est, avec Londres, La Haye, Madrid et Vienne, une des villes d'Europe où on le pratique avec le plus de ferveur. On va crier au paradoxe; mais cet art, car c'en est un, compte beaucoup plus de virtuoses dans les pays à climat relativement tempéré que dans les pays où le froid est rude et persistant. Cette anomalie s'explique par ce fait que, sous le ciel boréal, le patin est un entraînement indispensable, et non pas, comme chez nous le fleuret ou la paume, un instrument de plaisir et de sport; un objet de première nécessité, d'usage habituel, et non pas un objet d'exception et de luxe. Aussi les Russes, les Suédois et les Norvégiens ne sont-ils que de pauvres patineurs auprès de nous, auprès des Anglais, des Flamands, des Viennois et des Espagnols. Le Parisien, la Parisienne surtout, depuis la création du Palais de Glace, excelle dans ces exercices où, en outre des qualités qui leur sont communes avec leurs émules ou leurs rivaux, ils apportent deux qualités qui leur sont personnelles, deux dons de nature: l'élégance et la grâce.



C'est pourquoi, à partir de décembre, au Cercle des Patineurs, on suit avec anxiété la dépression du thermomètre. Mais on ne s'y leurre pas d'un trop hâtif espoir. Sous nos latitudes flasques et molles, où le bonhomme Hiver n'est qu'un vieillard caduc, quinteux, larmoyant et dépourvu de biceps, la température a de malicieux retours et de décevantes ironies. Elle fait la glace et la défait en quelques heures, et détruit en une matinée clémente, l'oeuvre de plusieurs nuits rigoureuses...
Et c'est, en fin de compte, le mieux à souhaiter pour les pauvres gens.

                                                                                                                      Emile Blavet.

Les annales politiques et littéraires, Revue universelle paraissant le dimanche, 3 février 1907.

Le jeu et les femmes.

Le jeu et les femmes.

Il n'est bruit à Paris, que de la mesure prise par le préfet de police. Nombre de tripots ont été fermés. Parmi ces tripots, il y en avait de mixtes, où les femmes étaient admises en même temps que les hommes. Ce sont ceux où l'on jouait avec le plus de fureur et qui rapportaient les plus gros profits au tenancie, un certain Marquet, citoyen belge, que M. Clémenceau vient de faire sagement reconduire à la frontière.
Je ne fréquentais pas ces louches officines, la passion du jeu ne me tourmente point; mais il m'arrive de m'approcher d'une table de baccara; je fais partie d'un Cercle, comme tout le monde. Et je ne sache pas qu'il y ait, pour l'observateur et le philosophe, un spectacle plus instructif.
La salle est superbe, ruisselante de dorures, haute comme une cathédrale, ornée d'une cheminée monumentale et de tapisseries au petit point. A l'entrée du lieu, se tient un personnage mélancolique préposé au change et à la distribution des jetons. D'où vient-il? D'où sort-il? Je l'ignore, n'ayant jamais osé lui demander son histoire. Je suppose qu'elle doit être navrante. Sans doute quelque ancien joueur, complètement ruiné, recueilli par charité et réduit à voir, de loin,  le tirage à cinq faire de nouvelles victimes. Le pauvre homme n'est pas gai; il a le teint pâle, le cheveu rare, l’œil plombé, le geste las; il offre la parfaite image d'un vaincu de la vie, qui n'a plus d'espérance et se résigne à son sort.
Cependant, l'horloge marque minuit; les deux tables sont bondées, les pontes se pressent autour du banquier et suivent, d'un regard attentif, la marche de la partie.
Il me faudrait un volume pour analyser les innombrables variétés de ce type, le banquier, qui est la plus vivante incarnation de l'amour du jeu.
Examinez ce vieillard... Il a la moustache en croc, la chevelure en brosse et la mine apoplectique d'un soudard. On dirait un colonel de la Grande Armée. Depuis quarante ans, il taille des banques, et à ce métier, exercé avec prudence, il a amassé plusieurs millions. Se méfiant des caprices de la fortune, il a placé en viager une grosse somme inaliénable et s'est de la sorte assuré, jusqu'à la fin de ses jours, un opulent revenu. Il touche ces rentes, non par semestre, non par trimestre, mais par quinzaine. Ainsi, protégé contre lui-même, il s'abandonne à sa passion. Elle lui est rarement fatale. Il joue avec un sang-froid merveilleux, arrêtant la partie dès qu'il la juge mauvaise, ne s'acharnant pas contre la chance, carguant ses voiles et laissant passer le coup de vent...
A ce banquier capitaliste, il convient d'opposer le banquier artiste. Celui-là ne calcule pas: il se lance à l'assaut tête baissée et s'escrime vaillamment contre le hasard. Il se bat jusqu'à ce qu'il ait épuisé ses munitions et ne s'avoue vaincu que lorsque son dernier billet de mille s'est évanoui. Alors il se lève, le sourire aux lèvres et la mort dans l'âme, et va écrire quelque belle page empreinte de sérénité sur la sociologie, la politique ou l'amour. Car ce joueur est un sage, qui juge de haut les hommes et les choses de son temps. Le sentiment qu'il a  de ses faiblesses le rend indulgent pour celles d'autrui. Il les excuse toutes, ou à peu près, réservant sa rigueur à sa seule hypocrisie. Ce charmant épicurien est né trop tard dans un siècle trop vulgaire. Il est de la race des ministres gentilshommes de l'ancienne Cour, qui gouvernaient le royaume en dansant une gavotte et menaient de front les affaires publiques, la galanterie et le lansquenet...
Au-dessous du banquier, dans la hiérarchie du jeu, s'agite la foule obscure des pontes. Ils sont à Paris plusieurs milliers qui n'ont d'autre plaisir que le baccara. Et pour quelques-uns, ce plaisir est un gagne-pain. Ils jouent la matérielle; ils demandent aux cartes le louis quotidien nécessaire à leur subsistance. Ils ne s'avancent qu'à bon escient, ils calculent les probabilités, ils n'exposent leur "galette" que sur certains coups patiemment attendus, et déploient, à ce labeur, une incroyable ténacité.
Si ardente soit-elle, la fièvre qui anime les joueurs n'est rien auprès de la folie qui s'empare des joueuses. Le jeu est pénible à voir chez l'homme; chez la femme, il a quelque chose de hideux; il annihile en elle les grâces, les charmes de son sexe. L’œil fixe, le sourcil froncé, les lèvres pincées, elle oublie d'être jolie; ses doigts se crispent autour des menus objets d'or fin, dont elle s'est munie en guise de porte-veine (car elle est horriblement superstitieuse); elle suit avec angoisse l'évolution de la bille dans la roulette ou la chute des cartes sur le tapis vert. En cas de gain, elle montre une avidité inouïe, une joie sauvage. En cas de perte, on la sent prête à tout pour ramener la fortune infidèle.
Un de ces claquedents, que l'énergie du ministre a supprimés, comptait, parmi les dupes qui venaient régulièrement s'y faire plumer, une comédienne enviée, célèbre par son talent et par son esprit. Dès que le démon du jeu la possédait, c'était une autre femme, grossière, brutale. Elle jetait ses diamants et ses perles à la tête du croupier, en hurlant:
- Voilà ma mise!
Cette ravissante personne, si soigneuse, à l'ordinaire, de sa beauté, tenait des propos de charretier, avait l'air d'une furie. Et, quelquefois, essayant de corriger la mauvaise chance, elle trichait... C'est encore là un trait de nature. La femme est tricheuse; elle compte que la galanterie masculine lui pardonnera des fautes pour lesquelles on se montre justement sévère. Elle traite de peccadille ce qui s'appelle vol de son vrai nom. Joignez, enfin, qu'elle est livrée sans défense aux innombrables escroqueries qui guettent le ponte aux abois. Les antichambres des maisons de jeu sont pleines d'usuriers, de prêteurs sur gages, de marchande à la toilette, de courtiers marrons. Nulle part ne s'étalent, avec plus de cynisme, les vices nés de la rencontre du hasard et de l'argent.
Oui, c'est un bien vilain monde que celui des tripots clandestins. La police fait son devoir en leur donnant la chasse. Elle n'arrivera jamais à les détruire. Quand on a, chevillée au corps cette passion diabolique, on ne s'en corrige jamais.

                                                                                                   Le Bonhomme Chrysale.

Les Annales politiques et littéraires, Revue universelle paraissant le dimanche, 10 janvier 1907.

dimanche 22 novembre 2015

Montre comment tu te coiffes, je te dirai qui tu es.

Montre comment tu te coiffes, je te dirai qui tu es.

Voyons, mademoiselle, comment votre fiancé porte-il son chapeau?...
- Vous ne savez pas. Vous n'avez pas remarqué? Coupable imprudence! Le port du chapeau, apprenez-le est d'une importance capitale: il nous révèle les caractères.
On s'en doutait déjà. Et voici que M. H. Gross, un savant allemand, vient de publier sur cette palpitante question un volume de 525 pages.




1° L'homme doux et aimable, poli, rempli d'attention pour les dames porte sa coiffure légèrement inclinée d'un côté. Ce garçon est né pour faire le bonheur d'une femme.
2° Un chapeau trop couché sur l'oreille, à toi, Clémenceau, indique l'insolence et la vantardise. Sous des aspects enjoués et badins l'individu coiffé de la sorte est un froid calculateur. C'est un être souvent séduisant, dangereux. Défiez-vous!
3° L'homme qui campe son chapeau sur l'arrière de la tête est téméraire, casse-cou et les scrupules n'encombrent pas son âme. Il a le sang d'un aventurier, se risque dans des entreprises désordonnées et s'engage à la légère. "Bon cœur et mauvais caractère", voilà son signalement.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 5 janvier 1908.

Le carnet de Mme Elise.

Les visites.

A qui peut-on faire des visites.

D'une manière générale, on n'est autorisé à faire visite qu'aux personnes qui vous ont exprimé le désir de vous recevoir.
Mais il est mille circonstances qui dispensent de cette autorisation. Ainsi on peut se présenter chez une personne rencontrée dans un salon ami, si l'on a un service ou un renseignement à lui demander; dans ce cas on peut écrire à l'avance un mot à la personne que l'on désire visiter, faire porter ce mot par un domestique chargé d'attendre la réponse; on se présente alors au jour et à l'heure indiqués par l'intéressé. Si l'on est pressé ou si l'on a toute raison de croire qu'on sera bien accueilli, on se présente chez la personne que l'on a besoin de voir, on donne sa carte au domestique; on peut y ajouter au crayon le motif de la visite: Pour l'Oeuvre des orphelins, ou Pour entretenir Madame D... du projet de fondation d'un club de patinage, etc.

A qui doit-on une visite?

On fait une visite aux personnes chez lesquelles on a dîné, dans la quinzaine qui suit le repas, à celles qui vous ont rendu service, qui ont eu pour vous une aimable attention (envoi d'une loge de théâtre, d'un cadeau); on fait aussi des visites aux personnes avec lesquelles on est en relations.

Quel jour doit-on choisir pour rendre une visite?

On ne se présente pour faire une visite qu'au jour et à l'heure où l'on a des chances de trouver la personne chez qui l'on va; choisir tout autre jour ou toute autre heure serait impoli: exception est faite pour les personnes occupées qui,  ne pouvant se présenter dans une maison au moment où elles savent rencontrer la maîtresse de maison, se dérangent cependant pour faire acte de présence et remettre elle-mêmes leur carte cornée au domestique.
Lorsqu'on se rend chez une personne qui ne vous a point invité à lui faire visite, on ne se présente point à son jour, ce serait indiscret.
Au contraire, les amis, les relations mondaines doivent s'efforcer de rendre visite au jour de réception, afin de donner à cette réception le plus d'éclat et d'animation possibles; c'est une politesse dont la maîtresse de maison leur saura grand gré.

                                                                                                                                 Mme Elise.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 5 janvier 1908.