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mercredi 30 avril 2014

Chronique du Journal du Dimanche.

Chronique du Journal du Dimanche.

Le règne de Louis-Philippe, encore très rapproché de nous, est pourtant tellement enterré sous deux autres gouvernements, qu'on en aperçoit à peine les vestiges. Abd-el-Kader, qui fut un des lions de ce temps, un lion qui nous montra rudement ses griffes dans les déserts, un lion qui occupa gravement les salons parisiens, Abd-el-Kader semble un héros du temps passé.
Cependant, le célèbre émir existe toujours.
A Lyon, la foule s'amassait, l'autre jour, près du débarcadère du chemin de fer de la Méditerranée. On en vit sortir un vieux chameau, boiteux, couvert de blessures et recouvert d'une riche couverture orientale. Il était conduit par deux Arabes, accompagnés eux-mêmes d'un sergent des chasseurs d'Afrique qui leur servait de truchement.
Ce chameau est l'ami, le frère d'armes d'Abd-el-Kader. Il est toujours resté attaché à l'émir. Enfant, il le promenait dans ses campagnes. Il a fait avec lui toutes les guerres. C'est à lui qu' Abd-el-Kader et deux de ses femmes durent leur salut, lorsqu'ils fuyait après une défaite; il a été criblé de blessure dans maintes rencontres avec les Français.
Ce chameau, né le même jour que l'émir, est maintenant chargé de fatigues et d'années. Cet hiver, comme on le voyait dépérir, malgré tous les soins possibles, son maître s'est décidé à l'envoyer à Paris, où l'art des vétérinaires offre plus de ressources qu'à Brousse.
Le digne vétéran, entouré de soin et de sollicitude, arrive donc, à petites journées, vers notre ville.

*****

Nous avons à constater de tristes accidents.
A Angerville, un garçon menuisier, le sieur Charles V..., âgé de dix-huit ans, employé dans un grand moulin mécanique, vaquait à son travail. Sa blouse s'accroche à l'engrenage; le tissu, assez résistant, entraîne le malheureux; en un instant, il est précipité sous les rouages; l'arbre de couche enlève le corps à moitié haché, et lui fait décrire en le frappant contre les murs, les cercles les plus terribles; puis les membres tombent, l'un après l'autre, dans l'engrenage.
Les personnes présentes disent que jamais un spectacle aussi épouvantable ne s'offrit aux regards.
A Troyes, le hasard des événements n'a pas été moins cruel.
M. Picardat venait de se marier; toute la journée avait été consacré aux plaisirs de la noce. Le soir, la mariée sort une minute pour prendre l'air dans un terrain vague, situé sous les murs de la maison; et elle tombe dans une carrière remplie d'eau à une grande profondeur. Un cri terrible retentit! c'est son cri de mort qui va se mêler aux champs joyeux de la table.
Son mari s'élance sur ces traces et se jette dans le gouffre. Mais il ne peut qu'y périr avec elle.
Voilà deux époux qui ont eu un sort bien uni, qui ont échappé à toutes les désillusions, à tous les tristes retours de la vie, et dont l'union peut s'appeler un mariage dans le ciel.
Voici le fait, plus étrange, d'une famille entière, qui a pris le même chemin:
M. Gadmer, sa femme et trois jeunes enfants habitaient la rue du Grand-Pont, à Rouen; ils tenaient là une boutique de pâtisserie, et leur commerce paraissait prospérer.
Vendredi soir, la famille était encore réunie après une journée parfaitement paisible, et, le samedi matin, du père, de la mère, des trois enfants, il ne restait plus personne au logis.
Que s'est-il passé dans cette nuit mystérieuse, dans cette nuit du vendredi, dont la funeste influence n'amena jamais un fait si étrange? Tout le monde l'ignore. Mais, au matin, les garçons, en venant ouvrir le magasin, trouvèrent la maison absolument vide. Les membres de la famille Gadmer n'avaient fait aucune toilette pour sortir: on vit, à l'état de leur garde robe, qu'ils avaient du partir en robe de chambre, en bonnets de nuit, en se précautionnant seulement contre le froid.
La seule indication qui ait pu être donnée est celle de l'un des garçons de boutique, qui prétend avoir entendu dire à M. Gadmer, en même temps que toute la famille descendait l'escalier:
- Ce n'est pas loin, c'est à Saint-Séver.
Et, peu de temps après, le corps d'un enfant a été retrouvé dans la Seine, non loin de l'endroit indiqué.
Mais, dans la pensée d'un suicide, dans lequel M. Gadmer aurait entraîné  sa femme enceinte et ses trois jeunes enfants, comment l'endroit aurait-il été choisi d'avance et désigné avec un tel sang froid? Le désespoir n'a pas de ces préférences, et ne songe qu'au gouffre du fleuve, partout également bon pour donner la mort.
Le temps apprendra si ce voyage de la famille Gadmer avait son but dans ce monde ou dans l'autre.
Au bord du Rhône, voici un fait qui se rattache aux plus anciens usages de nos pères:
Il existe là un vieux château dans lequel, depuis des siècles, on prétendait qu'un trésor était caché. Les gens sérieux riaient de ces bruits, mais le peuple conserve toujours cette tradition du pays.
Le nouveau propriétaire, M. Dupérou, officier d'artillerie en retraite, voulut savoir ce qu'il en était.
Il fit venir un homme d'affaires et deux ouvriers et chargea le premier de faire exécuter des fouilles dans toute l'enceinte des antiques murailles.
Les recherches commencèrent; puis tout à coup l'homme d'affaires et les deux ouvriers disparurent. Cela prouvait trop bien que l'existence du trésor n'était point un rêve. M. Dupérou a déposé un plainte, et actuellement on est encore à la poursuite du trésor, qu'in va chercher à atteindre dans les poches des voleurs.

                                                                                                             Paul de Couder.

Journal du Dimanche, 28 mars 1857.

mardi 29 avril 2014

Les embarras de Paris.

Les embarras de Paris au XVIIe siècle.




Musée des Familles, premier semestre 1885.

Histoire de la quinzaine.

Histoire de la quinzaine.

Si décembre n'est pas le mois des fleurs, au moins voit-il naître les beaux et bons livres, instructifs, amusants, qui s'offrent en cadeaux d'étrennes, qu'on feuillette attentivement au salon, au coin du feu, et qu'on installe à la place d'honneur, dans la bibliothèque de famille. Nous avons déjà signalé plusieurs de ceux-là, mentionnons-en trois ou quatre encore.
Et d'abord les deux histoires  de Jeanne d'Arc: l'une signée de M. Joseph Fabre, dont il a été question ici lors de l'apparition de l'ouvrage en volume ordinaire, et dont la librairie Delagrave vient de faire une magnifique édition illustrée; 



l'autre écrit par M. Sepet et publiée par la librairie Mame et fils à Tours. Dans l'un comme dans l'autre de ces livres, la sainte, l'héroïque fille est glorifiée, avec quelques différences de vues peut être, mais avec une même et sincère admiration, un même culte patriotique.



Bien disparate, mais fort curieux assurément, varié et plein d'un piquant intérêt, le Dictionnaire illustré du Théâtre que M. Pougin publie à la librairie Didot. 



Donnons une mention spéciale aux Chroniqueurs de l'histoire de France, traduits et résumés par Mme de Witt, née Guizot, publiés à la librairie Hachette; 



enfin, nommons seulement un recueil périodique dont chacun connaît le succès, Le Tour du Monde. "Auprès de ce nom, nul éloge ne vaut," a-t-on dit d'un illustre mort. 



Le mot peut s'appliquer à cette publication, qu'on doit se borner à rappeler sans qu'il soit besoin de la recommander.

Musée des familles, premier semestre 1885.


lundi 28 avril 2014

Tablettes d'un globe-trotter.

Tablettes d'un globe-trotter.


Jeudi. - Le roi est mort: vive le roi! En l'espèce, il s'agit du roi Norodom, décédé à Pnom-Penh (Cambodge), et à qui vient de succéder son coadjuteur, le deuxième roi Lobbarach. On ne sait rien dudit Lobbarach, sinon qu'il est déjà fort âgé, grand père et bon homme. Aussi bien, son rôle est-il des plus simples: il n'a qu'à imiter le monarque défunt et à s'en remettre, comme lui, aux décisions de notre résident supérieur. C'est dans les pays de protectorat surtout que les rois règnent et ne gouvernent pas. La formule s'applique excellemment au Cambodge.
Norodom l'avait compris: Il y gagna d'avoir une vieillesse pacifique, exempte de soucis et d'embarras. Mais ses débuts furent pénibles. Né en 1835, fils aîné du roi Ang-Duang, il est envoyé comme otage à la cour de Siam et y reste jusqu'en 1855, où il est rendu à son père. Ang-Duang meurt en 1870. Norodom lui succède, mais il n'est pas plus tôt sur le trône qu'il en est chassé par son frère Si-Wota. Réfugié chez les Siamois, il signe avec eux un traité qui leur garantit, moyennant qu'ils interviennent en sa faveur et le rétablissent dans ses droits, la possession des cinq provinces du Grand-Lac (Battambang, Angkor, Siem-Reap, Melouprey, Mongkol-Boreo). Si ce traité avait été exécuté, le Cambodge serait tout entier siamois aujourd'hui, et le Cambodge est français. C'est qu'en 1858, la France s'était emparée de Saïgon, en 1861 de Bien-Hoa et de Mytho, en 1860 de Vinh-Long. La même année était constituée notre colonie de Cochinchine. Il n'était pas possible qu'on laissât les Siamois s'établir à notre porte: Le traité du 15 juillet 1867 leur concéda la possession du Battambang et du Siem-Reap, mais plaça tout le reste du Cambodge sous le protectorat français. D'autres conventions intervinrent en 1884, 1886, 1893 et 1896. Cette dernière, passée avec l'Angleterre, reconnaissait comme faisant partie de la zone d'influence française toutes les plaines du Cambodge, au nord et à l'ouest, jusqu'au bassin du Ménan. Ainsi furent constituées, les cinq résidences de France dans l'ancien empire Khmer: Phom-Penh (résidence générale), Kampot, Pursat, Kompong-Thom et Kratieh.
Norodom consentit à tout, accepta tout, contresigna tout. C'était le plus accommodant des monarques. A la liste civile que nous lui servions, le résident général, bon prince, ajoutait chaque année un ballot d'opium et un orgue de barbarie. Il n'en fallait pas davantage pour rendre Norodom heureux. Sur la fin de sa vie, pourtant, il fut pris d'une grande ambition et voulut avoir sa statue devant son palais, sur la place de Pnom Penh. On lui donna satisfaction; on lui permit même, pour la circonstance, de revêtir le costume de général de division. Norodom, coulé en bronze, se crut immortel et passa de vie à trépas quelques mois plus tard.

Mardi - On sait aujourd'hui, comment est mort Crampel. Au cours de sac mission sur le Tchad, M. Auguste Chevalier a acquis la conviction que le vaillant explorateur fut massacré par l'ordre du sultan EL-Snoussi, qui règne à N'Dellé.
"Crampel, raconte M. Chevalier, avait trouvé à Tunis un Touareg, nommé Ischikad. Appréciant son intelligence et le jugeant susceptible de rendre certains services, il l'enrôla dans sa troupe. Or, cet individu n'était qu'un bandit; on a même su depuis qu'il était inculpé dans le massacre de la mission Flatters. Quoi qu'il en soit, Ischikad devint le favori de Crampel qui ne se confiait qu'à lui, et à une jeune négresse paraissant très dévouée et ayant nom Niarinze. La mission arriva sur les entrefaites à N'Dellé. C'est le moment qu'attendait Ischikad qui, repris par son fanatisme de race et assuré désormais de l'impunité, s'étudia à éveiller la jalousie du sultan qu'il réussit à indisposer contre Crampel. La perte de ce dernier fut décidée: El-Snoussi donna lui-même l'ordre du massacre."
On voit, par ce récit, combien était fausse la légende qui voulait que Crampel se fût attiré, par ses exigences et sa cruauté, la haine des indigènes qui l'accompagnaient et qui l'auraient tué dans un but de vengeance. Comme Flatters, comme Morès et tant d'autres, Crampel est tombé victime de sa confiance dans les Touaregs, ces tigres du désert, selon l'expression de M. Auguste Chevalier.

Vendredi - Le pays des bégonias.
Ce pays n'est autre que Gand ou, pour parler d'une façon plus exacte, la banlieue de Gand; Il faut la voir à cette période de l'année? Un de nos confrères du Journal de Bruxelles, encore sous l'émerveillement de ce spectacle, écrit que la beauté des champs de tulipes et de jacinthes des environs de Harlem est de beaucoup dépassée par celle des longues plates-bandes où les horticulteurs gantois cultivent la nouvelle fleur à la mode.
"Féerie incomparable! s'écrie lyriquement notre confrère. Les larges calices pourpres, roses ou neigeux font nappe jusqu'à l'horizon, donnent l'idée d'un royaume de rêve, d'un paradis d'enchantement... La fleur fade, d'un rose froid, que l'on connaissait seule il y a dix ans, s'est changée en une énorme corolle où les tons les plus violents comme les plus doux s'accordent avec une forme somptueuse..."
Sur un point seulement les bégonias n'ont pas changé: c'est dans leur absence de parfum. Et c'est ce qui fait que, malgré tous les perfectionnements des horticulteurs gantois, les bégonias, non plus que les tulipes, ne sont pas encore à la veille de détrôner la rose, voir la simple violette de Parme.

                                                                                                                   Charles Le Goffic.

L'Ouvrier, 25 mai 1904.

Lettre campagnarde.

Lettre campagnarde.

Chaque année, à la même époque, c'est à dire un peu avant la fenaison, j'éprouve le besoin de revoir la campagne de chez moi, de faire une grande promenade, à travers les près qui s'étendent entre la Loire et le "ru", sous le soleil, dans l'odeur des foins. Cette promenade annuelle, il me serait extrêmement dur d'y renoncer. Je l'ai faire hier, tantôt par les sentiers que noient les hautes herbes pleines de tâches jaunes et violettes, tantôt le long du ruisseau bordé de saules dont l'argent léger miroite et frissonne. Et je suis arrivé à un tout petit village qui trempe ses pieds dans l'eau; et j'ai pris de la bière, tout seul, dans un cabaret qui s'intitule avec emphase Café de la gare, bien qu'il soit à deux lieues de la plus proche station de chemin de fer.
J'étais heureux, je ne pensais à rien. Tout ce qui m'agite tant à Paris, je l'avais oublié. Les vipères que j'ai comme tout le monde dans le cœur, vanité littéraire, ambition, jalousie, soucis, désirs et passions de toute sorte, s'étaient parfaitement assoupies. Je sentais que la vie aux champs, la vie tout près de la terre, c'est là le vrai, et que notre civilisation urbaine et industrielle n'est peut être qu'une effroyable erreur de l'humanité occidentale.
J'avais besoin de cette heure d'apaisement, car la veille, en débarquant dans mon chef lieu de canton, j'avais eu une grande colère. Les beaux arbres qui s'élevaient à la porte de la petite ville venaient d'être coupés par les soins d'une édilité dont j'aime mieux ne pas qualifier la conduite. On ne doit jamais abattre ses arbres, sinon dans le cas d'absolue nécessité, et quand il est bien prouvé qu'ils ont atteint depuis longtemps le maximum de leur développement possible, et qu'ils ne peuvent plus que dépérir. Et encore...
Je vais vous dire, à ce propos, un des plus violents sentiments de haine que j'aie éprouvé dans ma vie. Vous savez que mon pays est charmant; que l'eau y jaillit de partout en ruisselets délicieux; que les teintes du ciel, de la prairie et les feuillages y sont fines et toujours un peu pâles, comme dans un paysage élyséen de Puvis de Chavannes; et qu'enfin, à défauts de grands bois, il y a des arbres en quantité, par bandes ou par bouquets. Mais, autrefois, il y en avait bien davantage et c'était encore plus beau. Or, j'eus la douleur de constater, voilà quelques années pendant mes vacances, qu'on en avait abattu des rangées entières dans les près qui bordent la Loire. Je n'avais jamais songé à demander qui en était le propriétaire. j'appris que c'était un monsieur qui vivait à Paris; je sus qu'il y faisait la fête et que c'était pour la continuer qu'il découronnait les rives de mon fleuve.
Je me mis à haïr cet homme. Longtemps, le misérable poursuivit son oeuvre impie; chaque année, de loin, sans se montrer, le lâche me volait de nouveaux arbres, de nouveaux coins de verdure. Je me représentais la parure chaste et sacrée de la terre gaspillée  en débauches lugubres, dévorée là-bas; et j'enrageais!... Si j'avais été poète, j'aurais mis cela en vers, ce qui m'eût soulagé. Très sérieusement, cet homme que je n'avais jamais vu, et qui n'est peut être pas un méchant garçon, est un de ceux à qui j'ai souhaité le plus de mal. Et je ne sais pas encore, à l'heure qu'il est, si je lui ai pardonné.

                                                                                                              Jules Lemaître.

L'Ouvrier, 25 mai 1904.

dimanche 27 avril 2014

L'empereur Guillaume II en Lorraine.

L'empereur Guillaume II en Lorraine.
         (de notre envoyé spécial)


                                                                                                                         Metz, 20 août.


Depuis six ans environ que j'ai l'occasion d'assister à tous les voyages de l'Empereur d'Allemagne dans les provinces annexées, j'ai pu comparer les caractères très différents que ce prodigieux souverain et metteur en scène sait imprimer à chacun de ses déplacements.
Nous avons vu d'abord l'Empereur achetant le château d'Urville afin de donner à son entourage un exemple de colonisation allemande en Lorraine, lequel du reste a été peu suivi. Il venait alors à Metz en famille.
L'année suivante, nous vîmes au contraire, le Lohengrin casqué de blanc, le chef d'armée puissant et presque agressif qui vint caracoler le long de nos frontières, devant des forces imposantes.
Aujourd'hui, les temps ont marché, le Kaiser nous fait risette et il vient inaugurer un monument commémoratif élevé par ses soins à la mémoire des braves soldats morts en défendant la patrie, aussi bien soldats Français que gardes Allemands.
Et l'attitude fut belle, on va le voir, que celle de l'empereur jetant par dessus la petite ligne bleue des Vosges des paroles émues à l'adresse de ces ennemis qu'il prétend honorer et devants lesquels, il fait présenter les armes au premier régiment de sa garde emmenée exprès de Berlin.
Vendredi matin, vers huit heures, le train venant de Paris s'arrête à Amanvillers, station frontière.
- On ne va pas plus loin, me dit le chef de gare allemand d'un ton rogue, le train impérial va arriver!
Il fait une jolie matinée grise et ouatée, presque automnale. Dans les champs, aussi loin que la vue peut s'étendre, galopent des dragons haut la lance et des artilleurs en vedette.
Il semble que quelque mobilisation soudaine vient de faire surgir de ce sol frontière, des cavaliers affolés et des officiers qui font du zèle et traînent partout leurs sabres en un cliquetis affairé.
Soudain grand brouhaha, le train est signalé. ses huit wagons blancs s'arrêtent devant la coupée où attend tout sellé le cheval de l'empereur.
Il apparaît sur la passerelle, fait un amical signe de tête à l'un des généraux figés sur le quai en une pose marmoréenne et saute à terre. Il serra quelques mains et vite le voilà à cheval.



Sur la route de Saint-Privat, au grand trot, les pelotons de dragons rouges, jaunes et noirs galopent à sa suite.


A Saint-Privat.

La cérémonie d'aujourd'hui doit être strictement militaire, et Messieurs les officiers se chargent de faire respecter cette consigne.
Depuis la veille, des curieux, paysans, petits bourgeois des environs se sont mis en route vers le monument qui s'aperçoit de loin, dominant la plaine au centre d'un bouquet d'arbres, mais il est impossible d'approcher.
Il y a là tout le 145e régiment de ligne, des dragons bleus, des uhlans rouges, de l'artillerie, du génie, la garde: 15 à 20.000 hommes. Au loin, la foule des civils forme une sorte de fond terne à cette apothéose militaire.




Il est neuf heures, Guillaume II précédé du fanion impérial, vient se placer à environ vingt pas devant le monument au pied duquel est dressé avec des tambours un petit autel, très petit. La note religieuse militaire, juste ce qu'il en faut pour ajouter à l'imposant sans détourner l'attention.
Un roulement de tambours auquel se mêlent les trilles aigus des fifres perçants donne le signal de la partie religieuse de la cérémonie et aussitôt les soldats entonnent le splendide choral de Luther.
Guillaume II fait un geste, le voile du monument est arraché et il parle. Il parle de cette voix scandée, puissante qui s'affermit d'autoritarisme d'année en année.



Il exalte de mémoire les régiments décimés, puis il détaille le symbole de ce monument qu'il a dessiné lui-même.
" L'archange cuirassé, reposant paisiblement, s'appuie sur le glaive orné de la fière devise du régiment: Semper Talis. C'est pourquoi, dit-il, je veux qu'on attribue aussi à cette figure une signification générale. Sur ce champ arrosé de sang, elle est placée, semblable à un gardien des braves soldats qui sont tombés ici, aussi bien ceux de l'armée française que de la nôtre.
Car c'est aussi en braves et en héros, tombés pour l'Empereur et pour la patrie, que des soldats français sont descendus dans la tombe glorieuse."
Et pour prononcer ces paroles, Guillaume II jusque là placé face au monument, se tourne légèrement vers l'Ouest, tandis que son geste semble lancer par-dessus la frontière cette phrase de réhabilitation et de paix.
Puis c'est le défilé classique et superbe des troupes devant l'Empereur. Pendant près de deux heures, placé seul au milieu d'un champ, il saluera de la main les trente ou quarante drapeaux qui s'inclineront devant lui. Il est lui-même à la parade impeccable comme ses soldats.
Mais voici le bataillon de la garde et ces hommes superbes, mitrés d'argent, passent avec des visages tournés vers l'empereur tels des fanatisés, secouant le sol de cette marche de parade saccadée synthétisant si bien la force mise au service de la discipline.



Au bout d'une heure de défilé la poussière soulevée par les troupes est insupportable, Guillaume l'avale sans sourciller, sans reculer d'un pas. Le général Haessler,  le fameux commandant du corps d'armée frontière, veut faire arroser la route, l'Empereur s'y oppose.

A Thionville.

C'est la première fois que l'empereur vient à Thionville, aussi les habitants et les autorités se sont-ils mis en frais.
Je remarque en passant que les Allemands s'ingénient pour leur décorations de monuments et qu'ils sortent agréablement des traditionnelles tentures d'andrinople à crépines d'or qui forment le plus bel ornement de nos fêtes officielles.
Le reposoir du Kaiser au milieu de la place du marché est vraiment très beau, tendu d'étoffes anciennes; drapé de peluche vert d'eau; par devant, la place a été transformée en jardin anglais.
Hélas! un ingénieur trop savant a compromis cette belle ordonnance par une innovation fâcheuse. Il avait annoncé au conseil municipal qu'il se chargerait de répandre sur le sol un certain sable rouge provenant des résidus des hauts-fourneaux environnants, qui serait du plus heureux effet.
Malheureusement, ce diable de sable fort peu étanche se transforma grâce à l'humidité du sol, en une bouillie brunâtre dans laquelle barbotent avec désespoir les jeunes filles habillées de blanc, les pages à col Médicis et boucles blondes chargés de présenter à l'Empereur le vin d'honneur.



Tous ce beau monde est crotté jusqu'à l'échine, les blondes jeunes filles ressemblent à des barbets et les jolis pages à des enfants de peaux-rouge.
- Diable d'ingénieur! grognent les conseillers municipaux.
Est-ce la boue rouge, est-ce la nouvelle du rejet par le Landtag du projet de canal arrivé le matin même par télégraphe, mais l'Empereur n'a plus sa souriante figure d'hier?
Sans même descendre de voiture, il passe devant sa tribune, il a l'air soucieux, ne remarque même pas les pages crottés, bouscule le vin d'honneur, annonce aux autorités qu'il autorisera le démantèlement des vieilles murailles de Thionville dès que les forts en construction aux environs seront terminés, et vite en route pour le fort de Guentrange dont il veut inspecter les travaux.
La visite à Thionville n'a pas duré vingt minutes et les malheureux habitants se préparent depuis un mois, et l'ingénieur avait, durant de longues semaines, analysé son sable rouge dans le mystère du laboratoire et les autorités ont dépensé 50.000 marks!...
Sur le fort que Guillaume II va visiter, il est bien difficile de donner des renseignements.
Il part seul, escorté d'un peloton de dragons qui barre la route derrière lui. Inutile d'essayer de passer. On risquerait l'arrestation.
Là-haut, sur les hauteurs, au nord-ouest de Thionville, dominant la vallée de la Moselle, du côté du Luxembourg, de Longwy et de Metz, les fanions des soldats semblent indiquer la place du nouveau fort, le premier d'une série qui complétera la deuxième défense de cette frontière, que l'on peut qualifier d'imprenable quand on a vu, comme moi, ces travaux formidables et surtout cette armée puissante, confiante dans ses chefs, entraînée à miracle et commandé par un homme qui sait pouvoir mettre en elle sa confiance comme elle-même la met en lui.
L'avant-veille de ma visite à Metz, j'étais à Rennes. Ce simple rapprochement m'évitera les commentaires faciles et un peu tristes sur la situation actuelle des deux grands pays.

                                                                                                                Jules Chancel.

La Vie Illustrée, 17 août 1899.

vendredi 25 avril 2014

La danse du ventre.

La danse du ventre.


A l'extrémité de la rue du Caire, zigzagante, éblouissante de clarté ici, voilée d'ombre là-bas, toute bariolée de loques omnicolores qui hurlent  au vent leurs éclatantes notes d'écarlate, de sinople, de vert et d'orangé, à l'infini variées, une devanture orientale arrête les yeux. Par la porte étroite, on entre. L'intérieur est disposé comme une vaste tente faite d'étoffes où, sur un tissu blanc, se détachent régulièrement des palmes vertes et jaunes.
A l'extrémité, une estrade rectangulaire recouverte de tapis épais; là, face au public, contre la tenture du fond, les musiciens, accroupis sur un divan, en leur robe flottante, les têtes coiffées de turbans.
Sur la droite, une clameur de métal étincelant blesse la vue: ce sont, sous un flot de lumière tombant par une ouverture de la tente, de hautes cafetières de cuivre jaune, aux cols amincis, semblables à des oiseaux héraldiques; et des gamins syriens avec des cafetières identiques, mais plus petites, versent aux spectateurs, en de minuscules tasses, un café épais et noir, tout chargé d'arômes énervants.
Cependant, une femme s'est levée: une jeune fille plutôt; elle a répondu à l'appel de son nom "Zenouba" et, tandis que prélude la musique, où se mêlent aux accords du kanoûn et de l'oûd les battements précipités et rythmiques de la darabouka et des naïrazans, parmi la résonance grelottante du tambourin, elle s'avance, vêtue de soie rose, d'un pas qui sautèle sur le pied gauche, tandis que le droit glisse seulement sur la pointe.
Les coudes au corps, les avant-bras immobiles, ses mains se retournent rythmiquement et lentement sur ses poignets. Puis la danseuse pose, en équilibre, sur sa tête, un vase de cuivre, et reprend en cercle, de face tantôt, tantôt le dos au public, ou de profil, son pas sautelé, dont le rythme se précipite de plus en plus saccadé. Et la jeune femme, presque pas essouflée, s'arrête tout à coup.
Mais un homme, à son tour, se lève, tout en blanc, un haut bonnet d'astrakan sur la tête. Il a croisé les bras, penché le front, fermé les yeux, et, les pieds nus, commencé à tourner sur lui-même: c'est le Derviche tourneur. Une musique l'accompagne. sa rotation s'accélère, et à mesure, il décroise les bras, les écarte, les étend peu à peu, les tient enfin grands ouverts, tandis que de plus en plus vite, il tourne, tourne, pour s'arrêter, lui aussi, brusquement, avec un profond salut au public.
C'est alors qu'une femme quitte l'escabeau où, jusqu'à ce moment, elle a fumé, insouciante ou dédaigneuse. La tête est bestiale sous la grosse chevelure bleue semée de sequins, le torse gras dans la courte veste lilas sous laquelle saillent les seins lourds, et, depuis la taille jusqu'à l'aine, le ventre n'est qu'à peine voilé par une gaze jaune. De la ceinture, très basse, une jupe étroite tombe, moulant les jambes.
La femme s'est levée, onduleuse. Les coudes toujours au corps, mais les mains en avant, ayant aux doigts des castagnettes de bronze, les sagats sonores, elle s'avance du pas sautelé de la première danseuse.



Tout à coup les sagats résonnent, un frisson parcourt le ventre de la danseuse... Peu à peu, ce frisson se précise: c'est un lent et rythmique mouvement qui fait refluer la rondeur qu'enserrent les hanches, vers la ceinture. Mais ce frémissement monte, arrive aux seins, qui sans que bougent les bras ni les épaules, se soulèvent, surgissent, puis s'abaissent, sont secoués comme par un spasme intérieur. Plus haut encore, le frisson s'est partagé: les yeux maintenant fixes, la face étrangement calme des sphinx de pierre, c'est la tête qui bouge par saccade de gauche à droite, sans s'incliner. a ce moment, les sagats résonnent, sourdement étouffés dans la paume des mains, et semblent des gloussements de cuivre. Maintenant, le rut s'est propagé dans le corps entier, jusqu'au cerveau. Les sagats reprennent leur note triomphale. Les seins sursautent tout à coup, et, entre les hanches immobiles, convulsivement le ventre bondit. Puis tout le torse ondule, tourne de plus en plus vite, et, dans une finale érection de tout son être, la danseuse épuisée s'arrête, tandis que, furieusement, comme un orage de luxure, des voix clament: "Aiouscha! Aiouscha!".

                                                                                                  Rodolphe Darzens.

Revue Illustrée, Juin 1889- Décembre 1889.

jeudi 24 avril 2014

La rue du Caire.

La rue du Caire.


Par certaines journées chaudes, lourdes, orageuses, où la Tour Eiffel elle même semble suer, où les dômes dorés, bleus ou verts, trémulants sous la torridité, ont l'air de s'incliner sur l'oreille des monuments, comme des casques de reîtres ivres; quand, après votre déjeuner, le cigare allumé vous interdit les promenades dans les galeries, et que, nonchalant et vague, fatigué peut être de votre matinée, vous vous sentez envahi par le kief oriental, par ce mol abandon de soi-même que l'on fait à la fatalité, au désœuvrement, à la veulerie, tandis que l'implacable soleil vous harcèle et qu'une électricité condensée autour de vous par un siroco étouffant vous accable de torpeur, allez vers la rue du Caire. Pour peu que vous ayez de l'imagination, vous sentirez une impression de fraîcheur, rien qu'à regarder les moucharabiehs, tandis que les petits drapeaux flottent, et que la rue, relativement étroite, vous verse une ombre orientale.



Allez goûter cette ombre orientale. Sans vous arrêter aux sirops trompeurs, baignez vos yeux fatigués dans les couleurs miraculeuses des tapis qui invitent au repos, sans le miroitement de ces étoffes brodées d'argent, de ces gilets bombés comme pour emprisonner des gorges de houris. Allez aussi voir la fatigue des autres sous la tente du Café arabe: le derviche qui tourne, et dont la tête coiffée d'un lourd bonnet pointu, fume, quand il se découvre, comme une locomotive; les almées trémoussant la danse du ventre, sous des vêtements trop lourds. 


Reposez-vous dans cette fatigue, rafraîchissez-vous de cette torréfaction. Une vapeur de moka s'élève qui ôte à cette opération ce qu'elle pourrait avoir de délétère et d'inolfactif.
Puis allez longuement savourer la course folle des âniers et des petits ânes, qui reviennent secouant, dans leurs pattes blanches ou brunes, les kilomètres de course à travers l'Exposition. L'écurie est là toute proche: l'âne brait intrépidement pour chasser les mouches de sa robe grise, dont le poil est taillé en adroites arabesques; l'ânier, lui, rejoint dans l'écurie ses camarades, et tous, pour se distraire de leur fatigue, ils en imaginent une autre. 



Tel, l'écrivain qui change de sujets afin de se reposer. Eux, (pas les écrivains, mais les âniers), regrettant de n'avoir pas de ventres, étant secs comme des harengs saurs, ont trouvé le moyen de danser du dos. Placés les uns vis-à-vis des autres, bras croisés tantôt et tantôt ballants, poussant des hurlements bizarres; Balana! balana! ou quelque chose d'analogue, ils se mettent à se balancer d'avant en arrière et de droite à gauche, donnant ainsi à leur échine, très libéralement, le tangage à la fois et le roulis. Ils s'agitent frénétiquement, les yeux extasiés; l'on se sent devenir frais, rien qu'à les voir; seulement, les ouïr est un moindre agrément, surtout quand, en guise de refrain au balana-balana monotone, d'autres jeunes effrontés vous présentent leurs bonnets, disant: Batchich! batchich! Malgré tout cet orientalisme d'après-midi a bien son charme, allez.
Mais le soir, devenez poète, si vous le pouvez, sans vous ruiner outre mesure. Songez aux Mille et une Nuits dont furent bercés vos jeunes ans; Rappelez-vous Haroun-al-Raschid, commandeur des Croyants, et Nouredin-Ali, et aussi la lampe d'Aladin.
Il faut, autant que possible, que la lune en croissant se dessine juste au-dessus du minaret de l'entrée, figurant l'étendard du prophète; il ne faut parler à personne, et marcher lentement sans regarder, sans écouter la foule des chapeaux melons et des vestons. A peine, pour vous maintenir en poésie, avez-vous le droit de saisir au passage le clin d’œil de quelques blondes ou le sourire de plusieurs brunes. Seulement,  suivez les boutiques, à demi éclairées par de faibles lumignons; voyez étinceler, ici des poignards damasquinés, là des étoffes filigranées, tandis que des visages secs, coupés de moustaches féroces et surmontés d'un fez ou d'un turban, demeurent immobiles dans quelque embrasure, sous un auvent, dans un coin noir.
Les âniers et les ânes dorment: ne les réveillez point, car Allah désire qu'ils sommeillent et ne troublent point la police d'Haroun-Al-Raschid par d'intempestifs ébats.
Allez de nouveau vers le Café arabe. Le soir, les almées paraissent moins horribles, et le derviche tourneur plus plein de conviction. Ne prenez pas de moka; à cette heure-là les mokas sont fanés.
Sortez, avec recueillement. Vers le bout de la rue, écoutez passer le petit "Decauville", courant sous les voiles de ses wagons, comme un cheval orné d'ailes noires, et faisant tinter sa cloche. et puis, vite, après un dernier coup d’œil à cette rue pittoresque, aux moucharabiehs obscures, au minaret et à la lune qui décline, frottez votre bonne lampe d'Aladin et disparaissez du côté des Fontaines Lumineuses. La volonté d'Allah soit faite!
                  
                                                                                                         Emile Goudeau.

Revue Illustrée, Juin 1889-Décembre 1889.

mercredi 23 avril 2014

Les Allemands en Afrique et en Océanie.

Les Allemands en Afrique et en Océanie.

Quand M. de Bismarck fonda, il y a dix-huit ans, l'empire d'Allemagne, il ne se dissimulait pas qu'il aurait, aussitôt la guerre avec la France terminée, de nombreux problèmes à résoudre.
Mais il y en avait un, que le concours des Allemands eux-mêmes, évidemment prêts à lui emboîter le pas dans cette voie, ne pouvait mettre à exécution sans compter avec autrui. L'Allemagne avait besoin de colonies; mais où les trouver et comment les acquérir?
L'Angleterre a depuis longtemps fait main basse sur presque tous les points du globe qui sont censés n'appartenir à personne, tant qu'ils sont occupés par des indigènes, étrangers à la civilisation européenne et à ses procédés d'annexion. La France, depuis la guerre, avait cherché dans la politique coloniale une compensation, suivant les uns, une diversion, selon les autres, aux préoccupations intérieures.
Les mers avaient été si bien explorées, traversées en tous sens, que sur aucun point il n'y avait d'escale sans pavillon d'un Etat européen ou américain. Les terres, étaient toutes tributaires d'une métropole, européenne, asiatique ou américaine. M. de Bismarck eut longtemps à promener son regard de convoitise sur la carte du monde avant de découvrir, près de nos provinces françaises, à côté d'Assinie, un rocher appelé Angra Pequena, où il planta le pavillon allemand. C'était un premier jalon et d'autres ne devaient pas tarder à être posés.
En même temps, les explorateurs allemands faisaient parler d'eux. On citait les noms de Gérard Rohlf, des Wissmann, à côté de ceux de Stanley et de Brazza. M. de Bismarck ne s'en tint pas là. Il fit "travailler", c'est le terme diplomatique utilisé en Allemagne, nous disons en France "pressentir", les chefs souverains d'Afrique et d'ailleurs qui consentirent à se soumettre à un protectorat. C'est ainsi qu'il opéra à Zanzibar et dans les îles de Samoa.
A Zanzibar, le souverain régnant Seyid Chalifa-ben-Saïd accueillit d'abord avec défaveur les avances allemandes. Il avait, les Allemands en conviennent eux-mêmes, une répulsion instinctive à conclure une alliance avec eux. Cet Africain aurait-il lu le poète latin, Timéo Danaos et dona ferentes. Pourtant ses intérêts politiques le rendirent plus accommodant. Il fit une convention avec la Compagnie allemande de l'Est-Afrique, qui ne devait être qu'un prélude de l'acceptation de la suprématie allemande. seulement il avait compté et signé sans son peuple. Les Zanzibariens l'accusèrent d'avoir vendu le pays et le déclarèrent indigne du pouvoir. Ils refusèrent de le reconnaître désormais comme sultan, et quand les Allemands arrivèrent on les reçut à coup de fusils. "Pas d'allemands, pas d'européens chez nous!" s'écria-t-on. Seyid Chalifa, pour vaincre cette résistance nationale, eut l'idée de recourir à la terreur. Il fit donner l'ordre de massacrer les chefs de l'opposition tombés en son pouvoir, et sans l'intervention du consul général anglais et des agents diplomatiques à Zanzibar, cette tuerie aurait eu lieu. C'est à Bagamoyo, que depuis le mois d'octobre, les événements ont pris le caractère le plus grave, et dans le voisinage de cette place, le chef de bandes arabes Buschiri a formé un retranchement où il tient les Allemands en échec avec quelque centaines d'hommes, armés de bons fusils et bien pourvus de munitions.
Pendant tout le mois de décembre les hostilités ont poursuivi leur cours avec acharnement et les Allemands ont pu s'apercevoir que la politique coloniale a ses épines auxquelles les mains se meurtrissent parfois.
A Samoa, dans l'Océanie, M. de Bismarck se croyait plus à l'abri des difficultés. Ce groupe de rochers stériles, au nord-ouest de l'Archipel de Fidji, comprend quatre grandes îles dont la plus importante est Savaï. La superficie totale en est de 2787 kilomètres carrés et la population de 35.000 indigènes environ, et de quelque centaines d'étrangers. Les Allemands y avaient établi leur prépondérance déjà depuis quelques années. Mais un conflit inattendu vient de s'y produire. Le roi des îles Damoa, Malietoa II, arrivé au pouvoir par l'influence anglaise, ayant voulu s'affranchir du protectorat allemand, fit abattre récemment le pavillon de l'empire. Les Allemands le déposèrent, élevant à sa place un vieil indigène, Tamasèse, dévoué au consul d'Allemagne, et soutinrent le nouveau chef dont la population ne voulait pas, en faisant intervenir leur escadre. Malietoa II, fort de l'appui des indigènes, prit les armes, et avec 5.000 hommes se retrancha dans les habitations où il tient encore les partisans de Tamasèse en échec. Les Allemands triompheraient de cette opposition, comme les Anglais l'ont emporté dans le Zoulouland, s'ils n'avaient soulevé les réclamations de l'Amérique qui commence à ouvrir les yeux sur la politique coloniale du chancelier.
Les Etats-Unis possèdent la baie de Pajo-Pajo, le plus vaste mouillage de toute la Polynésie où leurs bateaux à vapeur font leur ravitaillement.
Les Américains sont donc sur le point de dire leur mot dans ce différend des Allemands avec les Samoans; ils veulent maintenir l'indépendance de ces derniers, et se débarrasser du voisinage des colons qui pourraient devenir gênants. Malietoa II, ne s'attendait évidemment point à trouver cet atout dans son jeu, mais c'est incontestablement un atout dont M. de Bismarck, si bon joueur qu'il puisse être, aura à s'occuper, sinon à s'inquiéter.

                                                                                                                      Charles Simond.

La petite revue, premier semestre 1889.

Un discours d'Hypéride.

Un discours d'Hypéride.

Le Louvre vient d'acquérir un manuscrit dans lequel M. Révillout a reconnu le plaidoyer d'Hypéride contre Anthogène et pour Phryné, que l'on croyait perdu. Nous n'avons en effet, que quelques-uns des nombreux discours de cet orateur athénien, ami de Démosthène, et l'un des chefs du parti populaire. Comme Démosthène, il combattit l'influence macédonienne dans sa patrie. Antipater le fit mettre à mort après la guerre Lamiaque.

La petite revue, premier semestre 1889.

Les allumettes chimiques.

Les allumettes chimiques.

Les ouvriers employés dans les fabriques d'allumettes chimiques où l'on fait l'usage du phosphore blanc sont exposés à une maladie connue sous le nom de nécrose phosphorée.
Dans ces derniers temps, cinq ouvriers travaillant dans les usines de la Seine ont été atteints de ce mal. Le conseil d'hygiène et de salubrité à chargé M. Brouardel de faire un rapport sur ces faits. Ce rapport conclut à la prohibition absolue du phosphore blanc dans la fabrication des allumettes chimiques.

La petite revue, premier semestre 1889.

M. Jules Claretie.

M. Jules Claretie.

"La littérature mène à tout, à condition d'en sortir" disait souvent M. Villemain. Jules Claretie a fait mentir cet aphorisme, car c'est par sa plume, et sa plume seule, qu'il est arrivé à une notoriété incontestée.
Jules Claretie est né à Limoges en 1840; il fit ses études au lycée Bonaparte, puis, ses classes terminées, il entra, de par la volonté paternelle, dans une grande maison de commerce; mais, bien souvent, il oubliait le grand livre et le copie de lettres pour écrire quelque nouvelle ou rédiger, grâce à des bulletins qu'il recevait d'Italie, le Journal de la guerre, qui à cette époque, 1859, chez Lahure.
Depuis l'heure déjà lointaine où il faisait paraître dans le Cinq centimes illustré sa première nouvelle, le Rocher des fiancés "que de papier noirci, que de feuillets remplis, que d'encre versée", comme il l'a dit lui-même dans une de ses spirituelles causeries; et, à cette heure, que de volumes parus, ayant tous un succès égal.



Qui ne connait les titres des principaux ouvrages de Jules Claretie? Le Beau Solignac, Jean Mornas, le Million, Noris, Le train n° 17, Le Prince Zilah, M. le ministre, et tant d'autres, sans compter les nouvelles, les chroniques au Temps et les articles de journaux.
En 1885, Jules Claretie était nommé directeur du Théâtre-Français; cette nomination fut accueillie avec plaisir par les confrères du nouveau directeur et par les sociétaires de la maison de Molière, car, si tous reconnaissaient la compétence de Jules Claretie pour occuper ce poste, nul n'ignorait son affabilité. Au milieu de ses occupations nombreuses et absorbantes, Jules Claretie, a su se réserver des heures de loisir qu'il consacre à son art, qu'il aime tant; c'est ainsi que, dernièrement encore, il publiait Candidat, une étude de mœurs, un roman parisien, dont le succès fut égal à celui de ses devanciers.
Jeune encore, Jules Claretie est à l'Académie; ce grand honneur qui, pour tant d'autres, est le couronnement d'une grande carrière, il l'a conquis vaillamment à la pointe de sa plume dont M. de Saint-Victor disait qu'elle était 'loyale et ferme comme une épée".

La petite revue, premier semestre 1889.

Le carnet de Madame Elise.

Les chaussures neuves.


Comme elles étaient séduisantes à la vitrine du cordonnier, ces chaussures neuves dont l'éclat n'avait point été froissé par les mouvements de la marche; elles étaient fascinantes! Après les avoir contemplées longuement, nous ne pouvions considérer sans mépris nos souliers usagés, verdis par le temps et sillonnés de mille plis; nous les trouvions misérables, écrasés, honteux, informes.
Nous entrons, nous les achetons joyeusement; le cordonnier qui les essaye présente parfois une objection. " Ne sont-elles pas un peu étroites, un peu courtes? - Non, elles vont bien." Nous avons hâte de les emporter, car nous en sommes fiers.
Les premiers pas sont faciles, nous nous félicitons de la démarche élégante que donnent les chaussures neuves; puis notre enthousiasme s'apaise, un malaise sourd d'abord, quelques douleurs plus précises et plus aiguës arrêtent notre course... plus de doute, ces bottines nous gênent; bientôt s'entame une lutte inégale entre le cuir neuf et nos pieds meurtris. Nous nous prenons à détester ces souliers durs et à regretter les anciens, laids peut être mais si bien faits à notre marche.
Puis tout s'apaise, le cuir résistant se prête aux mouvements, et, tout doucement, petit à petit, il se plie à notre gré; les chaussures neuves nous deviennent à leur tour familières et faciles.
Cette expérience, faite plusieurs fois par chacun de nous, finit par nous instruire; nous acquérons la sagesse de celui qui sait; nous n'avons plus le premier enthousiasme imprudent, ni les inquiétudes inutiles qui le suivent: nous attendons avec calme parce que nous connaissons la série des faits qui vont se produire; mais notre expérience sur ce point précis ne s'étend pas aux faits analogues qui ne sont point matériels, et nous demeurons, presque tous, aussi émotifs devant les nouveautés d'ordre moral avec lesquelles nous sommes mis en contact. S'agit-il d'un changement de place, de relations nouvelles, d'une amitié inattendue, peu importe. Ce qui se présente comme un décor différent, une diversion, nous séduit et nous transporte, notre enthousiasme n'en sait voir, n'en veut voir que les côtés avantageux, notre emballement irréfléchi et juvénile nous pousse même à rejeter les relations anciennes, les vieilles amitiés, la situation première, sans examen; le passé nous paraît terne, négligeable, parce qu'il est trop connu, et nous gardons toute notre tendresse pour l'objet nouveau qui nous séduit.
A cette ardeur extrême succède naturellement le désenchantement; nous attendions de cet état nouveau trop d'avantages et de plaisir pour qu'il puisse combler toutes nos espérances; les déceptions suivent et nous voilà dégoûtés de ce que nous adoptions naguère si volontiers.
Lorsque cette tragi-comédie n'a d'autres acteurs que nous et nos souliers, le danger n'est pas grave! notre paire usagée ne nous garde pas rancune de notre dédain et nous la retrouverons quand nous le voudrons; notre paire nouvelle ne s'irrite pas de notre colère et se plie aussi bien à nos mouvements, que nos regards soient chargés pour elle d'admiration ou de haine. Mais quand il s'agit d'humains, nos actes ont une autre portée: l'ami abandonné, le chef auquel on a manqué de respect, les clients négligés se souviennent et se vengent... on ne les retrouvera plus lorsqu'on reviendra vers eux; les amis, les chefs, les clients nouveaux ne pardonnent pas le mouvement de recul qui suit la spontanéité du premier abord.
Les vieux souliers se dérobent, les neufs résistent. Nous accusons le sort, la fatalité, alors que nous sommes seuls responsables des maux qui nous accablent: notre imprévoyance, nos enthousiasmes irraisonnés, nos dédains injustifiés causent bien des souffrances et attirent bien des catastrophes que la sagesse pourrait éviter.

                                                                                                                Mme Elise.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 14 janvier 1906.

mardi 22 avril 2014

Les deux cochons.

Les deux cochons.






                                                                                           Gonzague-Privat.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 14 janvier 1906.

Ceux dont on parle.

Laurent Tailhade.


M. Laurent Tailhade commença par écrire en vers, pour se distinguer du commun des écrivains; et il a fait quelques poésies qui méritent bien une lecture; mais il voulut bientôt se distinguer des poètes et rempli ses vers d'invectives. Sa verve s'est exercée contre MM. Bourget et Barrès, contre Leconte de Lisle, qu'il appelle le bibliothécaire pasteur d'éléphants, à cause de strophes qu'il a consacré à ces précieux quadrupèdes, contre M. Jean Rameau, le diseur mondain, qu'il a raillé sans ménagements. Tous les ridicules et toutes les tares ont en lui un impitoyable censeur: il critique même ses propres défauts, lorsqu'il les trouve chez les autres.



Les audaces de M. Laurent Tailhade ne surprennent plus son public, qui s'y est habitué. Mais au fond de nos provinces, il peut réussir encore à soulever quelque scandale, comme il le fit au mois d'août 1901, à Camaret-sur-Mer, tout au bout du Finistère, où le peuple voulait le jeter à l'eau, en expiation d'articles publiés par lui dans un journal. M. Laurent Tailhade dut goûter pendant quelques jours un délicieux plaisir à se voir protéger par la gendarmerie, lui, l'anarchiste naguère cité devant les tribunaux pour la hardiesse de ses écrits.
Car ce n'est pas sa moindre originalité que de professer les opinions politiques les plus révolutionnaires. Vous pensez peut être qu'il voit la vie en poète, que la société idéale serait pour lui celle où il n'y aurait ni pauvres ni malheureux. Ouais! il s'en moque bien, des pauvres et des malheureux. Il les appelle de vagues humanités: " Qu'importe, s'écriait-il le jour de l'attentat de Vaillant à la chambre des députés, qu'importe que de vagues humanités périssent, si le geste qui les frappe est un beau geste!". La semaine suivante, une bombe éclatait au restaurant Foyot et blessait à la tête M. Laurent Tailhade qui était en train de payer un bon repas à son"humanité". Il n'a jamais dit ce qu'il pensait du geste, mais le mot lui est resté, et une cicatrice avec.
On dirait que la fatalité s'acharne sur ce poète mécontent pour lui donner le droit de pester. Au mois d'octobre 1903, le cheval d'un fiacre où il se trouvait ayant fait un écart, M. Laurent Tailhade, jeté à terre, se fit une entorse: on le transporta, sur sa demande,  à l'hôpital Boucicaut.
Si j'étais prédicateur comme M. Laurent Tailhade a failli l'être, il me semble que je tirerais là une leçon bien édifiante et même deux. La première, c'est qu'il ne faut pousser trop loin la haine du banal, parce qu'il est des circonstances où l'on ne peut y échapper: qu'est-il de plus banal qu'une entorse, de moins distingué qu'un lit d'hôpital? La seconde, c'est qu'il faut s'intéresser aux malheureux parce que c'est à eux que nous devons les hôpitaux.
Je livre ces sages pensées à la méditation de celui qui a fait le Voyage au pays du mufle.

                                                                                                                      Jean-Louis.
                                                           
                                                           Barcarolle.

                                            Sur le petit bateau-mouche, 
                                            Les bourgeois sont entassés
                                            Avec les enfants qu'on mouche,
                                            Qu'on ne mouche pas assez.

                                            Combien qu'autour d'eux la Seine
                                            Regorge de chiens crevés,
                                            Ils jugent la brise saine
                                            Dans les Billancourt rêvés,

                                            Et Mesdames leurs épouses, 
                                            Plus laides que les empouses,
                                            Affirment qu'il fait grand'chaud

                                            Et s'épaulent sans entrave
                                            A des japonais très graves
                                            Dans leur complet de Godchau.

                                                                      Laurent Tailhade.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 14 janvier 1906.