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vendredi 29 avril 2022

 Physiologie des buveurs.


Les buveurs de café.


Il paraît si naturel de prendre du café, qu'on serait tenté de croire qu'on en a toujours pris. Il n'en est rien cependant, et l'usage de cette boisson ne remonte pas en France, au delà de la moitié du dix-septième siècle.
Il n'est pas besoin de dire qu'il nous vient, comme le café et le caféier lui-même, de l'Orient. Le caféier est originaire de l'Arabie Heureuse*; on le cultive surtout dans le royaume d'Yémen et dans les cantons d'Aden et de Moka, nom cher à tous les buveurs de café. 
Comment découvrit-on l'usage de la graine que porte cet arbre, dont la hauteur est de quatre ou cinq mètres, dont les feuilles sont ovales, oblongues, blanches et odorantes, et qui vit à peu près vingt-cinq ans? On a raconté à ce sujet bien des histoires; mais il est probable que cette découverte, comme tant d'autres, fut due au hasard.
L'usage du café était déjà fort ancien en Orient lorsque Soliman Aga, ambassadeur de Turquie auprès de Louis XIV, l'introduisit à Paris, en 1669. Quelques années après, un Arménien nommé Pascal eut l'idée d'ouvrir à la foire Saint Germain* un établissement destiné à la vente de la graine récemment importée d'Orient et il donna à l'établissement qu'il ouvrit le nom de la liqueur qu'on y débitait. Quoique la livre de fèves de café se vendit, à cette époque, jusqu'à dix écus, sa spéculation fut couronnée d'un grand succès, et, quand la foire fut terminée et eut fermé ainsi cet établissement provisoire, Pascal fonda un café permanent à Paris, sur le quai de l'Ecole. Peu d'années lui suffirent pour réaliser une fortune considérable, tant l'habitude de prendre du café se répandit rapidement! Ce ne fut cependant point à Paris que le premier café s'ouvrit, ce fut à Marseille; celui-ci date de 1671, tandis que le café du quai de l'Ecole dont je viens de parler ne fut ouvert que l'année suivante, en 1672. Quand Pascal, enrichi par son commerce, se retira, ses deux garçons, Procope et Grégoire, se partagèrent sa clientèle et ouvrirent chacun leur café dans la rue des Fossés-Saint-Germain, qui prit plus tard le nom de l'Ancienne-Comédie*. Le café Procope*, aujourd'hui le plus ancien de Paris, est demeuré, au milieu de tant de révolutions qui se sont succédées, au lieu où il avait été ouvert; il a survécu aux gouvernements et aux dynasties, et parmi les nombreux consommateurs qui y rentrent, bien peu sans doute savent qu'il doit son nom au premier garçon de l'Arménien Pascal.
La Comédie-Française faisait face, à cette époque, au café Procope, qui ne tarda pas à devenir le rendez-vous des auteurs, des beaux-esprits et des comédiens. Ce fut peu de temps après que commença la grande vogue de ce café. On y recevait, dès la fin du dix-septième siècle, les journaux du temps, "la Gazette de France, qui, selon l'observation d'un historien, disait la moitié de la vérité, et la Gazette de Hollande, qui disait l'autre*." Vint le dix-huitième siècle; Jean-Baptiste Rousseau, Lamothe, et plus tard Piron, s'y rendaient habituellement. On y apportait les nouvelles littéraires et les bruits du jour, on y discutait les mérites des pièces et des livres, les défauts et les qualités des écrivains et des acteurs; l'épigramme y développait ses ailes et bourdonnait à la lueur des flambeaux comme ces insectes au dard acéré qui, dans les premiers jours d'été, tourbillonnent sous la chaleur des rayons du soleil. Le café Manoury*, le café de la Régence*, cher aux joueurs d'échecs, et que les agrandissements et les embellissements de Paris ont contraint à changer de place, le café de Foy*, qui a conservé sa vieille réputation pour la préparation de la liqueur d'Yémen, s'ouvrirent vers la même époque. Le peuple avait pour lieu de réunion publique le cabaret; la classe moyenne, dont l'influence grandissait de jour en jour, eut le café. Les gens de l'aristocratie et ceux de la bourgeoisie allaient bien, de temps en temps, s'encanailler au cabaret, comme ils disaient, mais c'était par circonstance et exceptionnellement, tandis que le café devint une habitude; on ne s'excusait pas d'y aller: c'était le salon banal de ceux qui n'avaient point de salon. Ainsi se préparait l'influence que devaient exercer les cafés sur la politique de l'époque de la Révolution française. Sous la régence du duc d'Orléans, Paris contenait déjà trois cents cafés. En 1789, on en comptait six cents dans cette ville. En 1849, ce nombre avait quintuplé; il s'est encore beaucoup accru depuis. N'oublions pas que c'est en montant sur une chaise d'un café du Palais-Royal que Camille Desmoulins donna le signal de l'insurrection du 14 juillet 1789.
N'est-ce pas le cas d'ajouter un chapitre au livre des grands effets sortis des petites causes? Parce que le hasard a donné l'idée de torréfier les amandes d'un arbre originaire de l'Arabie Heureuse, de les réduire en poudre après les avoir torréfiées, et de jeter de l'eau bouillante sur cette poudre, et que l'usage de boire cette liqueur s'est répandu en Orient; parce qu'un ambassadeur turc à Paris a importé cet usage en Europe, et que les gosiers français ont pris goût à cette liqueur, voilà nos mœurs modifiées, voilà un nouveau centre intellectuel créé, et bientôt un nouveau centre politique!
Ce ne fut pas tout encore. Cette petite graine va devenir une source de richesse pour la population et de recettes pour le fisc. On a raconté suivant, et le fait est exact, que le régent d'Orléans fit porter à la Martinique deux caféiers venus de la Hollande au jardin des plantes de Paris, et que, durant la traversée le chevalier des Clieux se priva de ration d'eau pour les empêcher de mourir. Tout honorable que soit ce fait pour le chevalier des Clieux, il n'a pas toute l'importance qu'on s'est plu à lui prêter. On voit, par un mémoire de M. Hardancourt, directeur de la compagnie des Indes, qu'avant cette époque, Imbert, agent de la compagnie Orientale, avait obtenu de l'amitié d'un cheik arabe soixante plants de caféier de l'Yémen, et les avait transportés du golfe Persique à l'île Bourbon, où quelques-uns réussirent si bien, qu'en 1710 la compagnie distribua aux colons des gousses en pleine maturité. "L'arbre de Moka, continue Lemontey qui écrivait en 1816, fut si bien naturalisé dans nos îles, qu'on a vu la France jeter annuellement pour son compte, dans le commerce de l'Europe, sept cent mille quintaux de cette fève aromatique."
On comprend que cette propagation rapide du caféier fit baisser bientôt le prix du café. Au dix-huitième siècle, il se débitait aux prix de deux sols six deniers la tasse, environ treize centimes. Il monta bientôt à quatre sous la tasse, resta assez longtemps à ce prix, comme le constate Alexis Monteil dans son Histoire des Français des divers Etats. Je vois dans Berchoux qu'après la chute de l'Empire il se vendait six sous la tasse, car il dit, en faisant l'éloge du café:

Il peut, de l'astronome éclaircissant la vue,
L'aider à retrouver son étoile perdue;
Au nouvelliste enfin il révèle parfois
Les critiques des cours et les secrets des rois,
L'aide à rêver la paix, l'armistice, la guerre,
Et lui fait, pour six sous, bouleverser la terre.

Encore faut-il ajouter que dans la première période de l'usage du café, on y mêlait quelques autres substances, sans parler du sucre, un peu d'ambre, de cannelle, de girofle, de cardamone.
Le café, comme toutes les nouveautés, trouva des prôneurs enthousiastes et des détracteurs systématiques, et les membres de la docte Faculté, qui sont rarement d'accord, ne furent pas plus d'accord sur le café que sur tout autre chose. On a souvent répété que Mme de Sévigné avait écrit dans une de ses lettres: "Racine passera comme le café." J'avoue n'avoir jamais rencontré cette phrase dans les lettres de Mme de Sévigné, quoique je les aie plusieurs fois relues. On y trouve, il est vrai, des jugements peu favorables à Racine mis en parallèle avec Corneille. Mme de Sévigné avait pour le grand Corneille la préférence naturelle que nous avons tous pour les écrivains qui ont enchanté notre jeunesse, et vous avouerez qu'on peut placer plus mal sa préférence et son admiration.
La phrase sur Racine à laquelle on fait allusion, ne serait-elle pas celle-ci: "Vous avez jugé très-juste et très-bien de Bajazet, et vous avez vu que je suis de votre avis. Je voulais vous envoyer la Champmêlé* pour vous réchauffer la pièce. Le personnage de Bajazet est glacé; les mœurs des Turcs sont mal observé: ils ne font pas tant de façon pour se marier; le dénoûment n'est point bien préparé; on n'entre point dans les raisons de cette grande tuerie. Il y a pourtant des choses très-agréables, mais rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades à la Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer Racine; sentons-en toujours la différence; les pièces de ce dernier ont toujours des endroits froids et faibles, et jamais, il n'ira plus loin qu'Alexandre et Andromaque. Bajazet est au-dessus, au sentiment de bien des gens et au mien, si j'ose me citer. Racine fait des comédies pour la Champmêlé, ce n'est pas pour les siècles à venir...  Vive donc notre vieil ami Corneille! Pardonnons-lui de méchants vers en faveurs des divines saillies dont nous sommes transportés; ce sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux en dit encore plus que moi; et, en un mot, c'est le bon goût, tenez-vous-y."
Voilà  ce qu'a dit Mme de Sévigné. De la fameuse comparaison entre Racine et le café, pas un mot. C'est bien assez que son juste enthousiasme pour le passé du grand Corneille, le poëte admiré de sa jeunesse, lui ait fait injustement méconnaître l'avenir de Racine, qui n'avait encore composé ni Iphigénie, ni Mithridate, ni Phèdre, ni Britannicus, ni Esther, ni Athalie, sans lui attribuer par interpolation, je persiste à la croire jusqu'à preuve du contraire, une prophétie contre le café.
A défaut de Mme de Sévigné, les thèses médicales ne ménagèrent pas le café, à la fin du dix-septième siècle et au commencement du dix-huitième. Ce que je trouve de beau dans la médecine, c'est qu'elle est un arsenal où l'on rencontre des armes pour attaquer et défendre toutes les places. Parmi ces thèses il y en eut qui accusèrent le café de maigrir, de dessécher, de brûler, de rendre triste et mélancolique. On faisait déjà remarquer, au dix-septième siècle, que "tous les partisans du prince d'Orange, tous les amis des Anglais étaient des grands preneurs de café."  Alexis Monteil, dans son curieux ouvrage, fait adresser les paroles suivantes par un cabaretier du dix-septième siècle à son fils, qui veut épouser la fille d'un cafetier: " Traître si tu veux épouser une cafetière, être cafetier! Mais, si tu veux oublier ton état qui te nourrit, songe au moins à ta conscience; écoute les médecins, les hommes d'âge. Jamais, la tasse de café à la main, a-t-on bu à la santé du roi? Le café, si on le laisse faire, changera bientôt la France en un grand couvent, où l'on ne se divertira plus, où l'on ne dansera plus, où l'on ne boira plus, où l'on ne vivra plus."
De nos jours, la médecine a formulé des anathèmes analogues contre l'usage du café. Il peut, quand il est pris en grande quantité et pendant un temps très-prolongé, disent certains Esculapes, "produire la gastralgie, à laquelle se joint une espèce de frisson, de frémissement dans le côté gauche de la poitrine, un poids incommode au-devant du thorax accompagné de dyspnée, sans préjudice, pour peu que l'on continue, de fourmillements du cuir chevelu, de céphalalgie intense, de vertiges, de spasmes et souvent de syncope."
Donc, gardez-vous de prendre du café.
Le café serait-il donc un poison? Fontenelle, par la phrase si connue, répondait: " dans tous les cas, c'est un poison lent, car j'en prends depuis soixante ans."
J'avoue que je partage l'avis de Fontenelle, auquel se ralliait Voltaire.
Heureusement, je puis citer à l'appui de leur opinion des Esculapes au moins aussi compétents que ceux qui attaquent le café, et, si la boisson que nous devons à l'Arabie a ses docteurs Tant-pis, elle a aussi ses docteurs Tant-mieux.
J'ouvre le Dictionnaire de médecine à l'article café, et je trouve l'opinion suivante formulée par le docteur Richard: " Cette liqueur, prise chaude, est un stimulant énergique; elle a tous les avantages des boissons spiritueuses sans avoir aucun de leurs inconvénients, c'est à dire qu'elle ne produit ni l'ivresse ni aucun des accidents qui l'accompagnent. Elle détermine dans l'estomac un sentiment de bien-être, une stimulation qui ne tarde pas à s'étendre à toute l'économie animale. Les facultés intellectuelles et morales deviennent plus actives et plus vives sous son influence. Prise après le repas, l'infusion du café rend la digestion plus prompte et plus facile."
Donc, prenons du café.
Orfila le conseillait comme diminuant les accidents produits par l'opium dans l'estomac, et les Orientaux sont de cet avis, car ils mêlent le café à l'opium.
Le docteur Grindel l'a employé avec succès en Russie contre les fièvres intermittentes.
Margrave, Pringle, Perceval et Laënnec disent l'avoir administré utilement dans le traitement de l'asthme.
Le docteur Roques déclare en avoir obtenu les meilleurs effets contre la dysménorrhée, la chlorose, les symptômes précurseurs de l'apoplexie, de la goutte, dans les empoisonnement par la jusquiame, la belladone, certains champignons, et dans l'asphyxie par le charbon, et il le regarde comme un des moyens prophylactiques les plus puissants dans les pays où règnent des fièvres de mauvais caractère et dans les lieux exposés aux émanations marécageuses.
Ajoutons que l'on délivre maintenant une ration de café à nos matelots quand ils naviguent, à nos soldats quand ils sont en campagne; ce qui a singulièrement augmenté le nombre des buveurs de café. Nos soldats et nos marins se sont si bien fait à ce régime, que, s'il fallait choisir entre la gamelle de soupe et la gamelle de café, je crois qu'ils hésiteraient.
Je ne prétends pas sans doute affirmer que le café soit favorable à tous les tempéraments et produise un effet salutaire dans tous les états de santé; mais, après ce dernier exemple, je crois pouvoir dire que le café ne nuit qu'exceptionnellement, et que l'utilité du café, c'est la règle.
On en distingue cinq espèces, que je range par ordre de mérite:
Café Moka, qui tire son nom du lieu d'où il provient. C'est le roi des cafés, et j'imagine que l'Arabie Heureuse lui doit son nom. Son grain est rond et petit; c'est celui qui a le plus d'arôme;
Café Bourbon, qui est cultivé dans l'île dont il porte le nom:
Café Martinique;
Café cayenne;
Café Saint-Dominique et Porto-Rico, le dernier des cafés.
Le plant de Moka, transplanté dans ces divers pays, a dégénéré; preuve évidente que la nature du terrain et le climat de ces contrées lui sont moins favorables que le terrain et le climat de l'Arabie Heureuse.
Plusieurs conditions sont nécessaires pour prendre du bon café: qu'il soit de bonne qualité; qu'il soit brûlé à point; qu'il soit récemment moulu, et que la poudre ait été conservée dans une boîte hermétiquement fermée; qu'il soit infusé dans l'eau bouillante et non bouilli; que le vase dans lequel il infuse soit hermétiquement fermé de manière à ce qu'il conserve tout son arôme.
Je trouve les aphorismes suivants dans les Mémoires inédits d'un buveur de café:
" 1. Toute maîtresse de maison qui laisse mêler de la chicorée au café commet un acte de trahison envers ses hôtes et un quasi-empoisonnement. Il y a en elle sinon l'étoffe, au moins la doublure d'une Locuste*;
"2. La maîtresse de maison qui laisse servir le café tiède commet au moins un acte d'inhospitalité. J'ai connu une maîtresse de maison dont la maxime était celle-ci: Pour que le café soit assez chaud, il faut qu'il le soit trop. Celle-là était dans le vrai, et mérite la haute approbation des buveurs de café, même de ceux qui se sont brûlés. Une fois servi, le café refroidit toujours assez et ne se réchauffe jamais."
Il est plus rare qu'on ne croit de prendre de bon café à Paris. Le plus souvent il est trop faible, il n'est pas assez chaud, et fréquemment il est altéré par la chicorée: "cela lui donne de la couleur," disent les ménagères; soit, mais en même temps cela lui ôte son arome. Le café pur est un nectar; mêlé à la chicorée, il descend au rang de drogue*. Quiconque mêle de la chicorée au café est digne de mettre de l'eau dans un verre de vin de Chambertin. Parmi les cafés de Paris où l'on boit encore du bon café, je citerai le Café de Foy, au Palais-Royal, honnête établissement qui respecte son origine, où une femme peut encore entrer, et où le cigare, ce dominateur de l'époque, s'étonne de ne pas être admis. J'entendis, il y a un an, un de ces arrogants cigares protester, avec l'accent d'un souverain légitime à qui l'on refuse l'entrée de ses Etats, contre un garçon du Café de Foy qui l'invitait à monter dans un salon réservé aux fumeurs: " Je ne resterai pas ici à titre de tolérance, " s'écria le cigare indigné; et il se retire d'un pas majestueux en entraînant avec lui son compagnon. Ce dédaigneux cigare me parut, je l'avoue, au moins aussi intolérable qu'intolérant. Les fumeurs qui ont tout Paris, ne peuvent-ils pas laisser le Café de Foy, ce berceau de la demi-tasse, aux buveurs de café?
Malgré mes justes sympathies pour le Café de Foy, je suis obligé d'avouer qu'il y a un autre établissement où le café est meilleur encore: c'est le café aux peintures Louis XV situé sur la place de Saint-Marc à Venise*. On ferait le voyage ne fut-ce que pour prendre une demie-tasse de cet excellent moka. L'on verrait par-dessus le marché l'Adriatique, le Canal Grande, le palais des Doges, l'église Saint-Marc, le quai des Esclavons, le Lido, les églises, les musées et les palais, avec leurs magnifiques galeries, où règnent le Titien, Paul Véronèse, le Tintoret, Jacques Palma, ce qui ne gâterait rien à l'affaire.
J'ai cité quelques vers de Berchoux à la gloire de la fève que nous devons à l'Arabie Heureuse. Les poëtes et les écrivains qui figurent au premier rang des buveurs de café se sont plu à lui rendre hommage. Fontenelle l'a défendu d'un mot spirituel; Voltaire lui rendait chaque jour des hommages pratiques; Berchoux assure que:

Par lui l'homme d'Etat, dispos après dîner,
Forme l'heureux projet de nous mieux gouverner.

Enfin, Delille, beaucoup trop déprécié de notre temps, après avoir été peut-être trop prisé dans le sien, lui a consacré, dans son poëme des Trois Règnes, les beaux vers qui fermeront cette monographie:

Il est une liqueur au poëte plus chère, 
Qui manquait à Virgile et qu'adorait Voltaire, 
C'est toi, divin café, dont l'aimable liqueur,
Sans altérer la tête, épanouit le cœur...
A peine j'ai senti ta vapeur odorante,
Soudain, de ton climat la chaleur pénétrante
Réveille tous mes sens; sans trouble, sans chaos,
Mes pensées plus nombreuses accourent à grands flots;
Mon idée était triste, aride, dépouillée,
Elle rit, elle sort richement habillée;
Et je crois, du génie éprouvant le réveil,
Boire dans chaque goutte un rayon de soleil.

                              Félix-Henri.

La Semaine des Familles, samedi 5 décembre 1863.

* Nota de Célestin Mira:

* L'Arabie Heureuse:
Pour les Grecs et les Romains, l'Arabie heureuse désignait l'Arabie du Sud, principalement l'actuel Yémen.






* La foire Saint-Germain:


La foire Saint-Germain au XVIIIe siècle.


* Paris: rue de l'Ancienne Comédie:


Paris: rue de l'Ancienne Comédie en 1866.


* Le café Procope au XVIIIe siècle.



Le café Procope, de nos jours.

* Gazette de France et gazette d'Amsterdam:




* Le café Manoury:


Le café Manoury, la nuit, avec un stand forain
près de la fontaine de Bralle, rue de l'Arbre sec à Paris.

* Le café de la Régence:


Le café de la Régence, en 1856.

* Le café de Foy:


La dernière glace au café de Foy.

* La Champmêlé:


Mlle Champmeslé en 1718

* Locuste: Locuste était une célèbre empoisonneuse de Rome, au premier siècle ap. JC.


Essai d'un poison sur un esclave par Locuste. Tableau de Joseph Noël Sylvestre.


* La Chicorée dans le café de nos jours:




* Place Saint-Marc: il est probablement fait allusion ici au café Florian. Le caffè Florian a été fondé en 1720 par Floriano Francesconi.



Intérieur du Caffè Florian, à Venise.

samedi 23 avril 2022

Les mystères du Mont-de-Piété.

Une seconde visite.


Nous avons, dimanche dernier, présenté à nos lecteurs, le Mont-de-Piété des pauvres, celui où les ouvriers sans travail, les ménagères que la maladie a ruinées, vont porter, en échange d'un morceau de pain, trop chichement pesé, hélas!, le dernier matelas de leur lit, la dernière chaise de leur galetas! Aujourd'hui nos lecteurs visiterons avec nous le Mont-de-Piété "riche", celui où vont s'engager les bijoux des élégantes, les coûteux bibelots des mondaines momentanément "gênées".

Emprunteur honteux, mercredi, j'ai été, hier, un client sérieux du Mont-de-Piété, celui qu'on reçoit avec politesse, presque avec déférence. Je suis encore tout ému de l'accueil que j'ai reçu de la rue Capron, celui-là même où, il y a huit jours, j'ai conduit mes lecteurs, et où ma pauvre flûte n'avait pas trouvé grâce devant l'appréciation de l'expert.
C'est qu'hier j'avais échangé ma modeste boîte de carton contre un écrin où dormait un collier de perles à douze rangs. Je n'oublierai jamais la satisfaction qui se peignit sur le visage du garçon de l'appréciateur lorsque je lui passai le joyau. A la bonne heure, au moins! ça le changeait, cet homme, des paquets de draps, de serviettes et des vieilles hardes qu'il était contraint de manier tous les jours! Il leva sur moi un regard joyeux, me fit un signe où je démêlai à la fois de l'estime et de la reconnaissance, quitta son guichet, et vint me trouver sur le banc où je m'étais assis:
- Ne restez pas ici, me dit-il. Vous serez mieux où je vais vous conduire.
Et, ayant marché devant moi, il m'ouvrit, tout près de son guichet, une porte, sur laquelle était tracé, en gros caractères noirs, ces deux mots: Cabinet particulier.
Le Mont-de-Piété a de ces surprises!
Cependant, mon guide a disparu. Me voilà seul dans une petite pièce sombre, garnie d'une table et de deux chaises, et qui ne justifie pas du tout son nom.
Je préfère la salle commune, plus vivante, mais pourquoi me suis-je aventuré ici, avec un collier de perles?
J'en suis là de mes réflexions, lorsque l'employé revient vers moi.
- Quinze cents francs, s'empresse-t-il aussitôt.
Je prends un air désappointé, le plus naturel du monde.
- Je n'accepte pas, dis-je résolument.
Il m'approuve.
- Evidemment, cela vaut mieux. On pourrait très bien faire dix-huit cents. Revenez demain matin. Je suis sûr qu'avec l'autre expert nous y arriverons.
Je ne suis point retourné dans le cabinet particulier de la rue Capron.
J'ai porté ailleurs mon collier de perles: au bureau central, rue des Francs-Bourgeois, on lui a attribué la même valeur; rue de la Chaussée-d'Antin, il n'a plus valu que treize cents francs.
Un bijoutier l'eût payé cinq mille.
Il se dégage de l'expérience de ces deux journées un fait incontestable: c'est que ma tante est parcimonieuse, avare même, et que l'institution ne rend pas les services qu'on est en droit d'en attendre.

A la direction.

Ces conclusions, je les ai soumises à M. Duval, directeur général du Mont-de-Piété. Chose singulière, alors que je croyais trouver en lui un contradicteur, je ne faisais que partager son opinion.
Mais si M. Duval est un homme d'une urbanité exquise, et un causeur avec lequel j'ai beaucoup appris, il est rebelle à l'interview. Il est donc entendu que je ne l'ai pas interviewé pendant l'heure que j'ai passé dans son cabinet. Les déclarations que je pourrais lui prêter, si j'ose dire, ressortent tout naturellement des nombreux documents qu'il m'a remit quand je me séparai de lui.
M. Duval a présenté au dernier Congrès international d'assistance publique et de bienfaisance privée, un rapport où il signale les réformes dont pourrait bénéficier l'administration qu'il dirige.
Mais il faudrait une loi pour régler à nouveau le fonctionnement du Mont-de-Piété. Un projet a été déposé, en 1894, et il est toujours sur le bureau ou devant l'une des commissions du Sénat.
La principale réforme, celle qui aurait pour effet immédiat d'élever le taux des prêts, serait de supprimer la responsabilité pécunière des commissaires priseurs chargés des expertises au Mont-de-Piété. Qu'un objet, lors de sa mise en vente publique, n'atteigne pas le prix d'estimation, on demande au commissaire-priseur de rembourser la moins-value.
C'est cette crainte perpétuelle où ils se trouvent d'être obligés, éventuellement de solder la douloureuse, qui dicte aux experts la prudence dont j'ai donné quelques exemples.
Que l'on transforme les commissaires-priseurs en simples employés non responsables, qu'on les paie comme tels, et on verra le taux des prêts s'élever dans de notables proportions.

Commissaires-priseurs.

Le malheur est que cette réforme essentielle n'a pas d'adversaires plus irréductibles que les quatorze officiers ministériels qui se partagent les opérations dans les succursales du Mont-de-Piété de Paris.
Employés, eux! Allons donc. Ils forment une caste privilégiée qui n'entend abdiquer aucun de ses privilèges. Officiers ils sont, officiers ils entendent rester.
Ils y trouvent, d'ailleurs, leur compte. Pour 1902, le Mont-de-Piété a valu à chacun d'eux, nette et quitte de tous frais, la coquette somme de 16 679 fr. 88 cent.
On voit que les bénéfices compensent largement les risques du métier.
C'est d'ailleurs, avec ce système que les prêts offerts par les appréciateurs et non acceptés par les emprunteurs ont compris, en 1902, 42 915 articles, en progression de 5 698 sur ceux de l'année précédente.
C'est également grâce à ce continuel souci de voir leur responsabilité pécunière mise en jeu que les commissaires-priseurs ou leur commis ont, en 1902, lors des ventes des objets non dégagés, adjugé plus de dix mille gages à un prix plusieurs fois supérieur au montant du prêt consenti.
On objectera que les emprunteurs ont touché le boni qui leur revenait. Il n'en est pas moins vrai que le secours qu'ils étaient en droit d'espérer du Mont-de-Piété leur a manqué au moment où il leur eût été le plus utile.

Les marchands de reconnaissance.

Qu'ont-ils fait alors? Ils sont allés demander aux marchands de reconnaissance l'argent qu'ils n'avaient pas trouvé en face. Et à quel prix? Moyennant quels sacrifices? C'est ici que les représentants d'une coupable industrie qui fonctionne sous l'œil bienveillant de l'Etat entre en scène.
On sait comment ils pratiquent. Le marchand prête en moyenne 20% sur le montant de la reconnaissance qu'il garde en nantissement. Au bout de trois mois, si le capital qu'il a prêté ne lui est pas remboursé, avec les intérêts, bien entendu, la reconnaissance lui est acquise de plein droit.
C'est, en définitive le système de la vente à réméré.
Les intérêts de cette opération sont parfaitement usuraires. Ils varient de vingt à dix pour cent par mois, accumulant sur un an des sommes énormes.
Le marchand consent d'ailleurs généralement à renouveler, lorsque l'échéance fixée par lui arrive, le montant du prêt qu'il a consenti. Il se contente d'empocher les intérêts qu'on lui apporte. A intervalles égaux, il détrousse ainsi le malheureux client qui, désarmé, finit par abandonner la reconnaissance d'un gage qu'il a défendu, comme il a pu, pendant de longs mois, sans pouvoir jamais parvenir à se libérer.
L'exercice de cette industrie tombe sous le coup de la loi. Elle n'est qu'un prêt sur gage déguisé. Elle est donc strictement défendue. Elle s'exerce, comme beaucoup d'autres, à peine inquiétée par des poursuites individuelles rarement entreprises d'office mais engagées par quelques victimes dont la patience s'est enfin lassée.

Un commerce honteux.

Le commerce des marchands de reconnaissance prend, d'année en année, une inquiétante extension. Ils ont, en 1902, retiré au Mont-de-Piété 57 566 reconnaissances devenues leur propriété et ont touché 250 091 fr.75 aux guichets du boni. L'administration en connait près de cinq cents.
On a essayé de protéger l'emprunteur contre ces forbans embusqués aux alentours du Mont-de-Piété.
Le projet de loi  dont je parlais tout à l'heure contient une disposition d'après laquelle le Mont-de-Piété pourra prêter jusqu'aux neuf dixièmes de l'estimation, lorsque l'emprunteur consentira à ne pas se dessaisir de sa reconnaissance. Ce jour-là, les marchands auront des loisirs. Il est à souhaiter qu'il vienne bientôt, car, selon la parole de Regnaud de Saint-Jean d'Angely "si, en général, toutes transactions sociales doivent être libres, il en est auxquelles l'intérêt commun prescrit de donner des règles spéciales, dans lesquelles l'autorité protectrice doit, en quelque sorte, intervenir pour garantir la faiblesse de l'oppression, l'ignorance de l'erreur, pour soustraire le besoin à la cupidité, la misère à la spoliation."

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, dimanche 2 juillet 1905.

jeudi 21 avril 2022

Où allons-nous?


Ne craignez pas, ami lecteur, que j'aie l'intention de vous entretenir de l'empire du Mexique quand je prends pour titre cette question que je trouve stéréotypée dans un grand nombre de feuilles. Je connais mes devoirs, et je ne veux pas sortir d'un seul pas des limites de mes droits. Je m'occupe, en ce moment, d'un seul empire, celui de la mode, et c'est pour cela que je m'écrie: Où allons-nous?
Je suis plein de respect pour la plus belle moitié du genre humain, sans aucun doute; mais je suis obligé de l'avertir que, si cela continue, elle finira par devenir fort laide. Les bibi, ces petits chapeaux qui firent sensation il y a quelques trente ans par leur exiguïté, et qui venaient, si mes souvenirs ne me trompent pas, du quartier Bréda*, produiraient aujourd'hui l'effet de capotes de cabriolets. Ce sont des mastodontes, les palœothérium, les mégathérium de l'empire de la mode. Nous sommes allés des abrégés aux extraits, et nous voici bientôt arrivés des extraits aux atomes.
Les Lamballe* - qui donc a eu la déplorable idée de donner à une mode ce nom douloureux, que l'on ne peut entendre sans songer à cette pâle et sanglante tête aux longs cheveux blonds qui, dans un jour d'abominable mémoire, apparut plantée sur une pique devant les croisées du Temple où l'on venait de renfermer Marie-Antoinette,- les Lamballe se rétrécissent de jour en jour. Les faiseuses, semblables à Rivarol qui trouvait des longueurs dans un distique, rognent de plus en plus leur œuvre mignonne, et l'étoffe qu'elles emploient sera bientôt réduite aux quantités inappréciables. un peu plus, on sera obligé de faire les chapeaux de femme à la loupe et de les admirer au microscope. Pour peu que cela dure encore quelques mois, on ne fera plus, on pensera un chapeau.


Les modes à la fin de 1866.



Il est vrai que l'on a le droit de choisir entre le chapeau Lamballe et la casquette sans visière où se dresse la plume de coq. C'est une tolérance, mais elle n'est pas très-grande, et je me permettrai ici de faire quelques observations critiques au nom de l'art.
Avant d'aller plus loin, je demande à poser quelques prémisses qu'on trouvera peut-être paradoxales, à coup sûr impertinentes, mais qui sont indispensables à mon argumentation:

Premier aphorisme: Toutes les femmes certainement sont jolies; celles qui n'ont pas une beauté de traits ont ce qu'on appelle le je ne sais quoi. Mais elles ne sont cependant pas également jolies. Mme Récamier pouvait être mieux que la petite bossue par laquelle elle se faisait accompagner dans ses promenades au jardin des Tuileries, afin qu'elle servit de repoussoir au tableau.

Second aphorisme: Toutes les femmes n'ont pas le même genre de beauté. Il y a parmi elles des Junon et des Vénus, des Minerve et des Hébé, ou, si l'on veut redescendre dans le monde des simples mortelles, il y a des Agrippine et des Nérive, des nez aquilins et des nez retroussés.

Troisième aphorisme: Toutes les femmes sont jeunes, mais je suppose qu'elles n'ont pas toutes le même âge. Les mères, je demande pardon de l'audace de cette supposition, pourraient être moins jeunes que leurs filles. On assure que les progrès de la civilisation n'ont pas encore supprimé les grand'mères, et pour ma part j'en suis bien aise. C'est parmi elles, en effet, qu'on trouve le type charmant de la douairière qui, remplaçant par les grâces de l'esprit les grâces du visage qui s'en vont, sourient aux générations qui arrivent et leur transmettent la tradition de la génération qui s'en va.

Si vous admettez ces trois aphorismes, vous ne pouvez guère refuser de faire droit à mes observations.
Il y a des proportions qu'il faut garder en toute chose. Le Lamballe, qui ira à une jeune fille à l'ovale allongé et aux traits fins et délicats, n'ira point à une beauté rebondie et opulente. Figurez-vous la lune en chapeau Lamballe, je parle de la pleine lune, et non de la lune dans un de ses croissants! Hébé sera ravissante sous cette petite coiffure de la casquette à la plume de coq, qui ne siéra pas à Junon, encore moins à Minerve. Comme on ne peut pas refaire sa figure à sa guise, mais qu'on peut faire faire des chapeaux comme on l'entend, je réclame, comme M. de Girardin, la liberté illimitée... en matière de chapeau. Je demande qu'il y en ait non-seulement pour tous les goûts, mais pour tous les visages, mais pour tous les âges.
Vous êtes nées coiffées, mesdemoiselles, coiffées d'abord de ces magnifiques cheveux qui tombent derrière vous dans des catogans en filets, qui les renferment sans les cacher; je ne veux pas croire les méchants qui prétendent que vous ne les devez pas toutes à la nature, et je suis sûr qu'en tout cas vous ne les devez à personne. Mais, si vous êtes nées coiffées, souffrez que l'on coiffe vos mères et vos grand'mères. Vous représentez-vous une douairière en Lamballe, ou une aïeule en casquette? De deux choses l'une, ou supprimons les mères et les aïeules, engraissons-les et mangeons-les comme le font les sauvages, conséquents avec eux-mêmes, ou consentons à ce qu'il y ait des modes pour les femmes qui ont plus de vingt ans.
Tel est mon premier dire. Sterne le renverrait au chapitre des chapeaux, qu'il prétendait avoir découvert avec Aristote. Pour arriver au second, il faut quelque peu descendre. Mais d'abord une question?
- Et laquelle, s'il vous plait?
- Savez-vous qu'il se prépare une révolution?
- Une révolution, juste ciel! nous en avons déjà tant vu! que de renversement! que de ruines! que de sang!
- Rassurez-vous. Celle-là ne fera pas dégainer les épées. C'est la lutte du fourreau contre la crinoline, de l'étroit contre le large, du fuseau contre le ballon. Le peplum antique a déjà reparu. Les robes à pointes du premier empire menacent de faire leur avènement. Après les avoir faites beaucoup trop longues, afin de se donner le plaisir de les relever avec des tirettes sur un jupon trop court, on raccourcit les robes sans rallonger le jupon. C'est fort laid, mais c'est la mode, et il n'y a rien à reprendre à cela. La mode est pour les vêtements ce que l'usage est pour les mots. Il y a bien des siècles qu'Horace s'écriait:

Ut Sylvæ foliis pronos mutantur in annos
Prima cadunt; ita verborum vetus interit ætas;
Et juvenum ritu florent modo nata, vigentque:
Debemur morte, nos nostraque.......................
.....................................Mortalia facta pribunt
Nedum sermonum stet honos et gratia vivas.
Mukta renascentur que jam ceciderecaduntque
Que nunc sunt in honore vocabula, si volet usus,
Quem penes arbitrium est, et jus, et norma  loquendi.

" Comme les forêts changent leurs feuilles avec l'année qui penche, les premières venues étant tombées, ainsi l'on voit mourir les formes anciennes du langage, tandis que les mots nouveaux fleurissent et sont pleins de vigueur comme la génération nouvelle. Nous appartenons à la mort, nous et nos œuvres... Tout ce qui sort de la main de l'homme périra. A plus forte raison, les grâces et les fleurs du langage ne peuvent-elles subsister longtemps. Beaucoup de mots qui sont tombés renaîtront, beaucoup d'autres qui sont maintenant en honneur tomberont à leur tour, si l'usage le veut, l'usage, cet arbitre, cette loi, cette règle du langage."

Ce que l'usage est dans le domaine du langage, la mode l'est dans le domaine du costume. Là aussi, il y a des avènements, des décadences rapides, des chutes qui sont souvent suivies de renaissance, et les arbres, qui changent de feuilles une fois par an, ne sont rien auprès des femmes qui changent une douzaine de fois de chapeaux. Aux yeux de la mode, avoir été est une raison pour ne plus être; je parle de la mode qui règne dans les sociétés d'une civilisation avancée, et je prends ici le mot avancé dans le sens de corrompu. Ce n'est guère que du dix-huitième siècle que datent ces changements continuels, ces révolutions de la mode qui bouleversent le costume des femmes et vident la bourse des maris et des pères. MM. de Goncourt le font remarquer dans la Femme au dix-huitième siècle, livre plein de curieuses recherches, mais que tout le monde ne peut lire sans inconvénient, précisément parce que les auteurs sont entrés trop profondément dans leur sujet.
Ce fut alors que l'Europe entière commença à avoir les yeux tournés vers la fameuse poupée de la rue Saint-Honoré* elle s'élançait sur le monde et pénétrait jusqu'au Sérail.
Est-ce sur le dix-huitième siècle que ces lignes ont été écrites? N'est-ce pas au dix-neuvième? A cette époque, comme de nos jours, il y a des journaux de modes illustrés* qui, sous prétexte de guider le goût, irritent la coquetterie. Les faiseuses de mode deviennent des puissances. Mme Bertin* prend le nom de "ministre des modes"* et elle répond fièrement à une dame de qualité, mécontente de ce qu'on lui montre dans l'atelier: "Présentez à madame des échantillons de mon dernier travail avec sa Majesté". C'est encore elle qui jette ce mot plein d'un magnifique dédain à M. de Toulongeon qui avait eu l'insigne audace de se plaindre de ses prix qu'il trouvait trop élevés: "Ne paye-t-on à Vernet que sa toile et ses couleurs?" Il y a dans ses temps-là, dirai-je, un cordonnier illustre? Non, appelons-le un artiste en souliers qui, non content d'avoir fait une fortune énorme dans son art, a dans son cabinet de réception les portraits des grandes dames qu'il chausse, portraits qu'elles lui ont offerts. Le chevalier de la Luzerne, qui est allé lui faire une commande, ne peut s'empêcher de jeter un cri d'admiration à l'aspect étincelant du cabinet de luxe où il s'est introduit. Il s'extasie surtout à la vue d'une commode d'un travail exquis dans les compartiments de laquelle les portraits offerts au grand artiste en chaussure par ses clientes reconnaissantes sont enchâssés. "Vous voyez, monsieur, lui répond Charpentier, la retraite d'un homme qui aime à jouir. Si les dames me donnent leurs portraits, vous avouerez que je les fais assez convenablement encadrer." Puis il ajoute: "Ah çà, sans façon, si vous n'êtes pas engagé, restez à manger la soupe avec nous... J'attends quelques femmes aimables; après dîner, nous jouons Œdipe, soyez des nôtres."
Qu'en dites-vous? On parle d'un illustre faiseur de modes de nos jours chez lesquels quelques femmes de la haute fashion prennent le thé ou le luncheon: vous voyez que le dix-neuvième siècle est, sur ce point encore, le plagiat du dix-huitième. Que serait-ce si nous parlions des coiffures et des coiffeurs? Certes, nous avons vu, des choses bien ridicules l'hiver dernier, et nous en verrons peut-être de plus ridicules dans l'hiver de l'an de grâce 1866-1867; mais verrons-nous jamais rien de semblable au Pouf aux sentiments que porta Mme la duchesse de Chartres, et dont nous trouvons la description dans les recueils du temps? Au fond était une femme assise dans un fauteuil et tenant un nourrisson, ce qui représentait M. le duc de Valois et sa nourrice. A droite apparaissait un perroquet becquetant une cerise; à gauche un petit nègre, les deux objets de prédilection de la princesse; le tout entremêlé de mèches de cheveux de tous les parents de Mme de Chartres, cheveux de son mari, cheveux de son père, cheveux de son beau-père, du duc de Chartres, du duc de Penthièvre, du duc d'Orléans; c'était une macédoine de cheveux. Que de grands artistes dont les noms sont aujourd'hui oubliés! Frisons, nom d'un prédestiné à la coiffure; Legros, Léonard, Lagarde, Lefèvre; Beaulard, Beaulard surtout, le grand Beaulard, auquel les poëtes du temps adressaient des épitres. Je ne veux ni désespérer ni humilier les artistes contemporains, mais qu'ont-ils à mettre après des rubans aux soupirs de vénus, des diadèmes en arc-en-ciel, des garnitures à la composition honnête, aux plaintes indifférentes, à la préférence, aux doux sourires, et auprès de cette étoffe aux soupirs étouffés garnie en regrets inutiles, une des création de ce grand homme?* Savez-vous qu'il y avait en 1765, à Paris, douze cents coiffeurs qui prenaient le titre de "premiers officiers de la toilette des dames", sans parler des coiffeuses et des enjoliveuses, et qu'ils soutinrent un procès à outrance contre la communauté des maîtres barbiers, perruquiers, baigneurs, étuvistes, et finirent par obtenir une déclaration donnée à Versailles et enregistrée au parlement qui accordait gain de cause à leurs prétentions? Quoi que vous fassiez, mesdames, ce n'est certes pas aux lectrices de la Semaine que je parle, vous n'irez pas plus loin que vos trisaïeules, elles en ont tant fait qu'elles vous ont laissé peu de choses à faire. Vous n'avez pas encore porté ces coiffures à la circonstance qui pleuraient le roi Louis XV au moyen d'un cyprès et d'une corne d'abondance posée sur une gerbe de blé, ou des coiffures à l'inoculation, où le triomphe du vaccin était figuré par un serpent, une massue, un soleil levant et un olivier couvert de fruits. Je sais qu'on vous a vu la canne à la main dans les villes d'eau; mais vous aviez été précédées, il y a quelque cent ans, par les dames du dix-huitième siècle, qui s'en allaient à la promenade en tenant à la main une longue canne d'ébène à pomme d'ivoire, et les robes courtes tombant comme des tuniques et laissant voir le jupon ne sont guère qu'une contrefaçon de ces polonaises* du dix-huitième siècle agrafées sous le parfait contentement, retroussées par derrière, tantôt la queue épanouie, tantôt la croupe arrondie avec des ailes étendues.
"Nil sub sole novum". Rien de nouveau sous le soleil; "le livre de la sagesse l'a dit. ce livre de la Sagesse a toujours raison: en fait de folie surtout et de ridicule, il n'y a rien de nouveau.

                                                                                                                        René.

La Semaine des familles, samedi 8 décembre 1866.

* Nota de Célestin Mira:

* Quartier Bréda:


La rue Bréda, à Paris, vers 1900.


* Lamballe:


* Poupée de la rue Saint-Honoré:

Au temps de Marie-Antoinette on expédiait chaque mois à Londres, la poupée de la rue Saint-Honoré afin de donner les dernières tendances de la mode parisienne. Les mannequins humains n'existaient pas et ces poupées étaient distribuées dans toute l'Europe, même en temps de guerre.





* La Mode illustrée:


La Mode illustrée 1880.





* Mme Bertin:




Rose Bertin ouvre en 1770 le "Grand mogol", magasin de modes, rue du faubourg Saint-Honoré à Paris. Protégée de Marie-Antoinette, elle est surnommée par celle-ci la "ministre des modes".
Elle crée, entre autres:

La coiffure "à la Belle Poule"


Le pouf aux sentiments:



Le pouf: caricature.


Le chapeau "à la Montgolfier":



 * Quelques coiffures: source: le site coiffure-ducher.fr/coiffures-louis-xvi- femmes-description/





Coiffure à la candeur parfaite.


Coiffure à la conquête assurée.



Coiffure aux sentiments repliés.



Coiffure pour la promenade des remparts de Paris.



Coiffure à la capricieuse.



Coiffure aux garnitures doux sourire.



Coiffure aux garnitures en regrets superflus.



Coiffure au bandeau d'amour.


* Robes à la polonaise.