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samedi 15 août 2015

Le labourage à vapeur.

Le labourage à vapeur.


La propriété élastique de la vapeur d'eau fut appliquée d'abord à des machines fixes, installées à demeure dans l'usine et fournissant un moteur puissant, régulier, permanent, économique. On l'utilisa plus tard pour donner aux navires l'impulsion qu'ils recevaient du vent par l'intermédiaire de la voilure; on s'en sert enfin, depuis une trentaine d'années, pour opérer la traction des trains sur les rails de chemins de fer.
Aux moteurs à vapeur fixes et aux locomotives spécialement destinées aux chemins de fer, il faut joindre aujourd'hui le moteur locomobile, c'est à dire une machine dans laquelle le générateur est rapproché des organes actifs et qui est supportée par des roues. C'est par la locomobile, dont la force varie généralement entre 3 et 10 chevaux, que la vapeur a pu pénétrer dans l'atelier agricole. La locomotive met en mouvement la machine à battre, les tarare, cribleur, trieur, hache-paille, coupe-racines, enfin tous les instruments de la ferme qui nécessitent un moteur et auxquels s'appliquaient autrefois soit le bras de l'homme, soit le manège à bœufs ou à cheval. C'est aussi, à une seule exception près, au moyen de la locomobile que l'on a pu pratiquer le labourage à la vapeur.
Au point de vue de la mécanique, le problème du labourage à vapeur semble à peu près résolu. On trouve en Amérique, en Angleterre et même en France, des appareils pour le labourage à vapeur fonctionnant assez régulièrement. Cependant, nous ne croyons pas que ce mode de labourage se propage rapidement en France. Deux motifs principaux s'opposent à son développement:
1° la division de la propriété, qui ne permet pas l'emploi de ces machines puissantes, entraînant à des frais généraux considérables et demandant de vastes espaces pour travailler normalement;
2° le prix de revient, essentiellement variable et pouvant parcourir facilement et rapidement une échelle très-étendue;
Mais ce sont là des prévisions nées des temps actuels, qui ne doivent point faire préjuger de l'avenir. Une révolution dans le mode d'alimentation des moteurs pourrait modifier de fond en comble les conditions économiques du travail et renverser tous les calculs.
Si nous prenons les choses au point où elles en sont aujourd'hui, il nous sera facile de reconnaître que le problème mécanique du labourage à vapeur est à peu près résolu d'une manière satisfaisante, tandis que le problème économique ne l'est pas du tout.
Les deux questions que l'on est appelé à se poser sont donc celles-ci:
Les défrichements, les défoncements, les labours quelconques pratiqués à l'aide de charrues muées par la vapeur, sont-ils mieux faits que par les charrues ordinaires?
Le prix de revient de ces labours est-il inférieur au pris de revient des labours opérés par des charrues ordinaires?
La charrue à vapeur travaille-t-elle mieux? travaille-t-elle plus économiquement? Je crois que tout le problème du labourage à vapeur est renfermé dans ces deux termes. Il y a bien aussi la rapidité du travail qui joue un rôle important dans la préparation du sol; mais le labourage économique supposerait forcément la promptitude de l'opération.
Avant d'entreprendre l'examen de ce problème, j'essaierai d'esquisser rapidement l'histoire du labourage à vapeur.
La première charrue qui ait paru en France avait été inventée, ou plutôt importée par un grand seigneur anglais, lord Villoughby. Elle fut expérimentée à Villiers, dans les environs de Neuilly, en 1856; elle était construite suivant le principe général qui a présidé à la conception de toutes les charrues à vapeur anglaises: la charrue était indépendante du moteur; le moteur était immobile au centre d'un champ et faisait aller et venir, à l'aide de câbles et d'ancres, une double charrues à trois ou quatre socs.
Sauf une exception (en France), l'application de ce principe s'est généralisée.
Cette exception est due à deux hommes entreprenants et convaincus, qui n'ont pas eu le bonheur de conduire leur invention à bonne fin. Comme cela arrive assez habituellement, d'autres seront-ils plus heureux, et parviendront-ils à rendre pratique une idée très-ingénieuse? Je n'ose l'espérer. MM. Barrat frères firent essayer, presque en même temps que la charrue anglaise, leur piocheuse à vapeur. La construction de l'appareil révélait le tâtonnement des inventeurs, leurs recherches incessantes, et aussi, le dirai-je avec un triste serrement de cœur, leur détresse et leur courage.
C'est une révolution introduite dans le labourage à vapeur des Anglais. Il semblait que le problème se resserrait et tendait à se rapprocher de l'idéal, c'est à dire de la simplicité: on supprimait les câbles en fil de fer, les ancres, les treuils et même la charrue. Le moteur, porté sur des roues à jantes très-larges, parcourait le champ en tous sens, soulevant et retirant, après les avoir laissé tombé de tout leur poids, de lourdes et vigoureuses pioches. Le sol n'était pas seulement retourné par cet engin puissant, il était littéralement bouleversé. La machine allait aux champs par sa propre vapeur, s'installait assez rapidement et se mettait aussitôt au travail.
Seulement, au bout de peu de temps, un accident arrivait, et l'opération se trouvait indéfiniment arrêtée.
L'idée des frères Barrat a été reprise par MM. Kientzy et Jarry. L'appareil a été modifié; il a été mieux construit. Nous avons vu quelques expériences qui n'ont pas trop mal marché pendant quelques heures; on assure même qu'un ou deux exemplaires ont été acquis par le pacha d'Egypte, afin de parer à une disette de main-d'oeuvre; mais nous n'avons pas encore de résultats pratiques suffisamment satisfaisants pour dissiper les préventions qui ont, de tout temps, accompagné cette piocheuse.
Le problème est-il mieux résolu par le système des charrues séparées de leur moteur? Nous sommes obligés de le reconnaître.
Mais avant de nous occuper de l'examen de ces appareils, qui représente jusqu'ici le côté pratique de la question, nous devons dire un mot d'un système qui révèle une des plus curieuses excentricités de l'esprit anglais, quelquefois moins sérieux et moins pratique qu'on ne le suppose généralement. On a aussi de l'imagination en Angleterre. Ce système incroyable, imaginé par M. Halkett, a eu les honneurs de la gravure et de magnifiques comptes rendus dans les journaux agricoles anglais et français: il consiste tout simplement à couvrir le champ de rails sur lesquels glisse une immense plate-forme. La plate-forme porte la machine locomobile et les ouvriers; elle traîne après elle des charrues, des herses, des semoirs, des houes à cheval, des râteaux, des machines à moissonner, des distributeurs d'engrais, que sais-je! Des tonnes d'eau, transportées sur la plate-forme, permettent d'arroser quand la pluie vient à manquer; les cultivateurs déjeunent et dînent sur la plate-forme pendant le travail; ils pourraient au besoin y construire leur maison. Le système Kalkett a été appliqué chez M. Halkett; nous n'avons pas entendu dire qu'il a été adopté ailleurs, ni que l'inventeur a continué à cultiver ses champs avec cet immense attirail. On comprend bien qu'il ne peut être question de rechercher ni d'étudier le prix de revient d'une semblable invention.
Les Anglais possèdent deux principaux systèmes de labourage à vapeur, désignés sous les noms de leurs constructeurs: le système Howard et le système Fowler.





La charrue de M. Howard rappelle sommairement celle de lord Villoughby. Elle se compose d'une locomobile à vapeur placée au centre du champ à labourer; un treuil, complètement indépendant, monté sur un chariot, est disposé auprès du moteur; un système de trois poulies avec ressorts, fixé sur un plateau garni d'ancres et attaché à deux ou trois mètres du treuil, sert à diriger deux câbles en fil de fer passant par quatre autres poulies horizontales, armées d'ancres pénétrant dans le sol et placées des deux côtés du champ. Le câble a 1.300 mètres environ de développement; il est destiné à imprimer un mouvement de va-et-vient à la double charrue garnie de trois socs traçant son sillon à la base du champ. Les poulies-ancres en fer, disposées en avant du treuil et des deux côtés du champ, ont pour objet de faciliter le mouvement du câble et de l'empêcher de traîner sur le sol lorsqu'il n'est pas suffisamment tendu. Le câble fait ainsi le tour de la pièce de terre, passant par les poulies-ancres en fer destinées à faciliter les changements de direction; ce câble est en outre supporté, de distance à distance, par des portes-câbles à levier.





Nous allons essayer de décrire la marche de la charrue Howard, parce qu'elle fera comprendre le mode d'opérer de tous les autres systèmes. Le treuil a deux tambours sur lesquels le câble s'enroule successivement; quand le signal de la mise en oeuvre est donné au moyen d'un drapeau agité par le laboureur, le câble s'enroule autour de l'un des tambours, tandis qu'il se déroule sur l'autre, et, par ce double mouvement, il traîne la charrue d'une extrémité du champ à l'autre. Lorsque la charrue est arrivée au terme de sa course, le laboureur agite un drapeau, et il y a un temps d'arrêt pour faire basculer la double charrue et donner l'entrure aux trois socs de l'arrière. Deux aides placés aux deux extrémités du câble font avancer de la largeur de trois sillons les poulies-ancres, sur lesquelles il glisse; le mécanicien fait engrener en même temps le second tambour autour duquel le câble va s'enrouler, tandis que la même impulsion déroulera le câble enroulé autour de l'autre tambour; pendant ce temps-là, la charrue, revenant sur ses pas, trace trois nouveaux sillons parallèles aux premiers. Ce mouvement de va-et-vient continue jusqu'à ce que la charrue se soit tout à fait rapprochée de l'appareil moteur; alors on transporte tout l'appareil de l'autre côté du moteur.




Dans le système de M. Fowler, la machine à vapeur marche sur un côté du champ, tandis que de l'autre côté le chariot- ancre, sur lequel s'enroule le câble sans fin qui conduit la charrue, marche parallèlement à l'aide d'une petite ancre de halage placée à l'extrémité de la voie. Le câble en fil d'acier, s'enroulant sur le cabestan de halage porté par la locomotive et sur la poulie du chariot-ancre, mène et ramène la charrue d'un bout du champ à l'autre. Pour appliquer ce système, il faut trouver un champ d'une largeur suffisante et sur les côtés duquel on puisse pratiquer deux espèces de chemins de halage.
Nous n'avons en France, qu'une seule charrue à vapeur proprement dite: elle est construite par M. Lotz, de Nantes, et se rapproche surtout de celle de M. Fowler.
La description des appareils précédents, avec lesquels il conserve beaucoup d'analogie, et les figures que nous donnons, feront facilement comprendre le système de M. Lotz. 





Quand nous l'avons vu fonctionner près de Paris, en 1864, il n'y avait qu'une locomotive à une extrémité du champ et un chariot-ancre portant la poulie de l'autre. Le va-et-vient était déterminé par l'enroulement successif du câble autour de deux treuils que, par une heureuse idée, l'inventeur a disposés autour du générateur de la locomobile. La charrue doit porter quatre socs et trace quatre sillons à la fois. Le laboureur, tenant son régulateur en main, est assis à l'extrémité de l'age de la charrue.
Dans la vue d'ensemble, le système est réalité simplifié, malgré la présence de deux locomobiles. Chaque moteur a un treuil; le câble s'enroule et se déroule successivement autour de chaque treuil: il ne faut qu'une seule longueur de câble; c'est un pied très-lourd de moins à mouvoir. La force, divisée entre les deux locomotives, permet de les construire plus légères et plus facilement transportables dans les champs. Les deux moteurs exigent deux mécaniciens, il est vrai, mais il fallait au moins un homme au chariot-ancre.. C'est donc un perfectionnement, aussi bien sur le premier appareil de M. Lotz que sur les appareils anglais.
Malgré tous ces perfectionnements, l'invention est-elle pratique, et, pour en revenir à notre première question, la charrue à vapeur travaille-t-elle mieux, travaille-t-elle plus économiquement que les charrues ordinaires?




Nous n'avons vu jusqu'à ce jour marcher les charrues à vapeur que dans les terrains cultivés, dans des terres assez faciles, où elles fonctionnaient sans encombre, mais sans difficultés, nous ne les avons pas suivies dans les sols tenaces ou rocailleux, dans les défrichements infestés de bruyères, d'ajoncs ou de palmiers nains; il ne nous est donc pas démontré qu'elles seraient capables de faire office de la pioche ou de certaines fortes charrues.
Mais, en admettant leur fonctionnement régulier partout où elles peuvent être utiles, il reste à savoir à quel prix travaillent les charrues à vapeur; c'est la question capitale. Il faut se montrer très-scrupuleux sur le chapitre du prix de revient, parce qu'il peut vous faire rencontrer une cause de ruine dans des transformations où l'on cherchait la fortune.
Ce prix de revient est très-difficile à calculer, parce qu'il y entre deux éléments essentiellement variables: le transport du charbon et le transport de l'eau. Nous avons vu souvent l'éloignement du charbon et la difficulté de trouver de l'eau sur un point rapproché modifier considérablement le prix de revient, et lui faire prendre des proportions impossibles. Nous nous contenterons de produire et d'examiner rapidement deux calculs faits sur une machine anglaise et sur une machine française, laissant au lecteur compétant le soin de conclure.
Les chiffres suivants ont été constatés, au concours de Leed, pour la machine de M. Fowler, labourant, en dix heures de travail, 2 1/2 hectares à 0,18 m de profondeur, et coûtant 22.000 francs.

Un mécanicien............................................4,40 fr
Deux hommes préposés aux ancres.............5
Un laboureur..............................................3,75
Trois jeunes garçons servants.....................3,85
Eau et huile.................................................7,50
Houille (540 kilogrammes)........................15, 50
Usure et intérêt...........................................8
                                                                                                  _____
                                                    48 fr

Ce qui mettrait l'hectare à 19,20 fr.
Nous n'avons pas besoin de faire remarquer aux hommes pratiques de notre pays combien il serait difficile de trouver un mécanicien à raison de 4,40 fr. par jour. La dépense de l'eau et de l'huile est évaluée à 7,50 fr.; la machine à vapeur et ses accessoire dépense beaucoup d'huile; et quant à l'eau, c'est une question très grave et qui peut varier énormément. Le prix de la houille est calculé au cours anglais, non compris le transport sur place, toujours variable, comme pour l'eau. Si l'on comptait le charbon au prix de France, c'est à dire à raison de 40 francs les 1.000 kilogrammes, rendus sur le champ, prix souvent en-dessous de la réalité, il faudrait porter le chiffre de 15,50 fr. à 21,60 fr.
Quant à l'usure, aux intérêts, à l'amortissement d'un capital de 22.000 francs, il pourra sembler que 8 francs par jour de travail ne sont pas suffisants, si l'on considère que l'appareil ne travaille pas tous les jours, bien s'en faut: l'intérêt de 22.000 francs à 5 pour 100 réparti sur 300 jours de travail, chiffre évidemment exagéré, prendrait 3,66 fr.; ajoutez 10 pour 100 pour l'amortissement, cela fait 11 francs au lieu de 8 francs, sans comptez les réparations et les chômages.
On voit qu'il ne faut accepter que sous bénéfice d'inventaire le prix de revient de 19,20 fr. par hectare.
Prenons les chiffres publiés par M. Lotz.

Un mécanicien...................................3,50 fr.
Son aide.............................................2
Un homme au treuil...........................1,75
Deux laboureurs................................4
Un homme pour apporter l'eau..........1,75
250 kg de charbon à 35 fr. les 1.000..8,75
                                                                                      _____
                                                                                      21,75

Ainsi, d'après M. Lotz, l'hectare labouré à 0,20 m. de profondeur ressortirait à 16,50 fr. Nous ne chercherons pas s'il est facile de trouver des mécaniciens à 3,50 fr. et des laboureurs à 2 fr. par jour sans être nourris; mais le prix de l'eau évalué à 1,75 fr. par jour, quand M. Fowler compte 7,50 fr. pour l'eau et l'huile, il n'est pas question de l'huile chez M. Lotz, nous parait excessivement atténué. D'un autre côté, le charbon rendu sur place, peut-il être calculé en moyenne à 35 francs la tonne? Il y aurait peut être bien à reprendre dans tous ces chiffres; nous nous contenterons de faire remarquer que M. Lotz ne tient compte ni de l'intérêt du capital engagé (au moins 25.000 francs), ni de l'amortissement, ni de l'entretien des appareils, etc. En outre, avec ses deux machines, il faut deux mécaniciens, un capital plus considérable et probablement plus de charbon.
Ces observations sommaires suffiront probablement à donner une idée aussi exacte que possible de la situation du labourage à la vapeur en France et même en Europe. Sur cette question, le peuple le plus progressif de la terre, le peuple anglais, n'est pas plus avancé que nous. Il n'est démontré ni par lui, ni par nous, que le labourage à vapeur vaille mieux que le travail à la charrue, et surtout qu'il puisse s'opérer plus économiquement.
Le problème est encore à l'étude; les faits acquis nous donnent cependant le droit d'espérer qu'il sera, un jour ou l'autre, résolu.

Le Magasin Pittoresque, octobre 1865.


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