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jeudi 31 mars 2016

Une étrange cargaison.

Une étrange cargaison.
Quatre-vingt-quinze orphelines.


Des points du globe les plus reculés affluent dans le port de Liverpool des vaisseaux de toutes les nations, les uns apportant de la Californie et de l'Australie ces tonnes de poudre d'or qui, versées sur les marchés de l'Europe, doivent tôt ou tard diminuer la valeur monétaire du précieux métal en circulation; d'autres arrivant de Chine chargés d'assez de riz et de thé pour nourrir et abreuver toute la Grande-Bretagne. Tandis que des montagnes de balles de coton, expédiées des Etats-Unis, de l'Egypte et des Indes, viennent alimenter ses manufactures, l'Angleterre envoie en échange à l'ancien et au nouveau monde les produits les plus variés de la civilisation, depuis des charrues perfectionnées, des pipes, des pianos, de l'eau-de-vie, jusqu'à des pièges à rats, des bijoux, des soieries, etc.: le tout inscrit et catalogué sur le registre du bord.
Mais de ces diverses cargaisons, la plus bizarre était assurément celle du vapeur hibernien le Montréal, exportant au Canada quatre-vingt-quinze orphelines; hélas! oui, dix-neuf filles adultes et soixante seize enfants de sept à onze ans, n'ayant plus ni père ni mère.
Une femme dont l'énergique charité est toujours à l'oeuvre, miss Rye, qui a déjà fait trois voyages en Australie et un au Canada, pour y conduire de pauvres et honorables ouvrières dépossédées de leurs moyens d'existence par la machine à coudre, et qui trouvent de l'emploi comme domestiques aux colonies, a entrepris cette fois l'exportation de petites orphelines anglaises.
Un établissement, fondé sur les rives du Niagara est prêt à les recevoir. Elles y seront soigneusement élevées et dressées au service, sous une surveillance attentive et affectueuse, jusqu'à l'âge de quinze ans, époque à laquelle elles pourront être placées dans des maisons respectables, à un taux de salaire fixe et stipulé d'avance. A dix-huit ans, elles deviendront maîtresses d'elles-mêmes et pourront gagner leur vie.
Dès que le projet de miss Rye fut connu, les maisons de charité et les écoles industrielles de Liverpool mirent à sa disposition une centaine d'enfants, parmi lesquels elle choisit les plus abandonnés. Cependant il fut décidé qu'aucune ne partirait si des parents, même éloignés, soulevaient des objections. 
Cette mesure réduisit à cinquante le nombre des émigrantes. Les membres du conseil de surveillance des écoles donnèrent 200 livres sterling (5000 francs) pour les frais de la traversée; une souscription ouverte par un membre du parlement doubla cette somme, le prix du passage au Canada étant (même pour une orpheline) de 8 livres sterling (200 francs).
Miss Rye, promoteur et guide de cet exode lilliputien, arriva à Liverpool avec vingt-six autres épaves de la civilisation anglaise, recueillies à Londres, à Bath, à Manchester; et le tout, embarqué à bord du Montréal, descendit le fleuve Mersey par un sombre jour de décembre 1869.
Quelques plausibles que soient les théories des économistes sur la nécessité de se débarrasser du trop-plein de la population, et de l'envoyer loin du sol natal chercher la vie et l'appui qui lui manquent là, ce n'en est pas moins un spectacle pénible qu'un départ d'émigrants. Cependant les petites filles, groupées par vingtaines sur le pont, ne laissaient derrière elles ni logis, ni amis; aucune n'avait à regretter ce home si cher aux Anglais; ne possédant rien de ce côté du globe, elles ne pouvaient redouter une fortune pire. Celui qui est à terre ne craint pas de tomber, dit le proverbe; et depuis leur naissance les pauvres enfants n'avaient guère eu d'autre lit que le dur sein de la mère commune: aussi n'y eut-il point de ces douloureuses séparations, de ces adieux à sanglots qui rendent si tristes le départ des émigrants.
Les petites voyageuses erraient dans la grande maison flottante, ébahies et charmées de tout ce qu'elles découvraient. Une seule pleurait: elle s'était entré une écharde dans le doigt en faisant glisser trop vite sa main le long de la rampe. 
Imaginez ce que devait être pour ces pauvres petites parias, dont la plus jeune avait sept ans et la plus âgée onze ans, un nouveau vaisseau, de nouvelles espérances, une nouvelle vie, un nouveau monde. C'était une féerie de l'Océan; c'étaient toutes les vagues traditions des contes merveilleux prenant corps et vie, passant du domaine de l'imagination dans celui de la réalité. A défaut de pères et mères, les jeunes émigrantes avaient de mystérieux amis, pareils aux bons génies dont rêvent les enfants, qui les avaient conduites à bord et veillaient à leur bien-être.
Les directeurs des écoles industrielles avaient mis à l'oeuvre tout leur personnel pour que chaque petite fille eût son mobilier à elle: une bonne grosse caisse contenant vingt-huit vêtements chauds, et sur le couvercle de laquelle se lisait, inscrit en clous brillants, le nom de la petite propriétaire. C'était la prise de possession d'un premier avoir, un à-compte sur la fortune à venir. Des capelines de flanelle garantissaient des vents de la mer les petites oreilles et les cous, tandis que des bas de laine et de bons souliers défendaient les pieds du froid. Mais la portion la plus étrange du stock n'avait pu être imaginée que par une ingénieuse charité féminine: chaque émigrante, en arrivant à bord, avait reçu un livre à images et une belle tarte aux prunes, articles qui n'avaient pas peu contribué à rendre facile les adieux au sol natal.
Dickens a raconté, comme lui seul pouvait la raconter, l'histoire d'un petit garçon de dix ans qui demande en mariage une fille de neuf, se sentant fort de la possession d'un cochon d'Inde, de deux toupies et d'une brillante pièce de vingt sous. Nos pauvres orphelines n'avaient, elles, pour tous immeubles que leurs livres, car les tartes avaient nécessairement disparu; mais ces livres pouvaient refermer des trésors de sagesse et d'avenir.
La vivante petite cargaison éveillait partout sur son passage l'intérêt sympathique des spectateurs. Les matelots qui desservent la ligne des paquebots de Liverpool au Canada, bien qu'endurcis au spectacle de l'émigration, se sentaient cette fois plus émus que de coutume. Jack Tar guidait les fillettes le long de l'échelle de descente avec un soin paternel; il s'abstenait de jurer quand il en trouvait sur son chemin, près du cabestan, ou emmêlées dans les cordages; les contre-maîtres les enlevaient doucement pour les soustraire à quelque péril imprévu; jusqu'aux chauffeurs de la machine leur tendaient au besoin une main noire, mais secourable. Qui ne se fût attendri sur les pauvres petites créatures, traversant l'Atlantique pour aller chercher, sur une terre aussi inconnues pour elles que les régions de la lune, une humble existence et un petit coin où elles pussent végéter dans ce vaste, vaste monde! De toute la surface du globe, le Canada est le point où elles auront plus de chances de réussir. Les femmes sont en minorité, surtout les domestiques. La sage et prévoyante institution de miss Rye leur assure la bienvenue dans cette colonie de l'Ouest. Le succès des précédentes émigrations qu'elle a si habilement et si courageusement dirigées est une garantie pour la nouvelle épreuve qu'elle tente.
Quel sera le sort de cette dernière exportation? Plusieurs de ces orphelines, arrivées à l'âge mûr, n'auront sans doute gardé qu'un faible souvenir du grand vaisseau et des amis qui les ont conduites dans leur nouvelle patrie, mais elles leur devront d'avoir pu mener une vie honnête et indépendante. Quelques-unes (espérons qu'il y en aura peu) tourneront peut être aussi mal dans le nouveau continent qu'elles semblaient prédestinées à mal tourner dans l'ancien. Une portion de la petite bande aventureuse atteindra probablement à d'heureuses destinées; car il entre dans le plan de miss Rye de faciliter à toute personne recommandable et bien intentionnée l'adoption d'une orpheline dont la figure et la douceur pourront plaire et remplacer au foyer domestique l'enfant que la mort y a pris.
Ainsi le monde s'ouvre littéralement devant ces pauvres petites filles, délaissées en apparence, mais qui ont la Providence pour protectrice, et pour guide miss Rye. Qui sait combien d'énergiques et de laborieux colons cette petite cargaison peut devenir la souche? Qui peut savoir combien de respectables familles canadiennes feront plus tard remonter leur lignée et le point de départ de leurs possessions au livre à image et à la tarte aux prunes?
Nous souhaitons bonne chance à la spéculation de miss Rye. Puisse-t-elle en retirer tous les profits qu'elle en attend! profits non d'argent et d'or, mais d'existences sauvées, affranchies de la misère et du vice, mises sur la voie de l'honneur et du travail: innocentes et pures petites âmes étouffées sous l'impitoyable pression de nos vieilles institutions sociales, et qui n'avaient besoin que d'espace et d'air pour se développer.

Le Magasin pittoresque, juillet 1870.

mercredi 30 mars 2016

La maison impériale de Saint-Denis.

La maison impériale de Saint-Denis.
                           vue à vol d'oiseau.








Que le lecteur veuille bien se placer vis-à-vis de la grande porte d'entrée, à laquelle sont accolés deux petites portes latérales.
A sa gauche, après l'une des petites portes se trouve le logement du concierge; au delà et près de l'église, sept fenêtres éclairent le parloir. Au-dessus du parloir et du corps de logis circulaire qui ferme la cour de ce côté, sont les chambres des dames ou maîtresses qui sont entrées le plus récemment dans  l'institution.
De l'autre côté de la grande porte, c'est à dire à droite,  dans un pavillon qui fait pendant au logement du concierge, est une salle qui sert aux distributions faites aux pauvres; à la suite, des bâtiments formant un vaste quart de cercle sont occupés par les communs.
Remarquons une maison parallèle séparée des communs par une allée et isolée: cette maison, placée à l'entrée du parc, est le logement du jardinier.
Traversons la première cour. Un péristyle occupe le bas du pavillon central, que l'on aperçoit en face; au-dessus est la salle d'inspection.
A gauche, au rez-de-chaussée, se succèdent l'appartement de la surintendante, la cabinet du grand chancelier, et, à l'extrémité du côté de l'église, l'appartement de la dignitaire économe.
Au premier étage, du même côté, sont, près de la salle d'inspection, la bibliothèque, et plus loin les chambres des maîtresses de musique
A gauche de la salle d'inspection sont les grandes classes.
Avançons. Cette cour, entourée des quatre galeries du cloître, c'est le préau; et le côté de gauche, parallèle à l'église, est occupé par les petites classes; les dortoirs occupent l'étage supérieur du bâtiment qui fait face de l'autre côté de la cour et du bâtiment de droite; le réfectoire est au rez-de-chaussée séparant le grand préau d'un autre petit préau qui sert de promenoir aux novices. On aperçoit, faisant saillie dans un angle, la chapelle, dont le clocher surmonte la toiture.
Des deux côtés de la chapelle sont des dortoirs.
C'est dans le beau jardin qui s'étend derrière la chapelle, et où l'on voit un jet d'eau, que les élèves se promènent et jouent aux heures de récréation. De trois côtés ce jardin n'a de limites que le parc.
D'un seul côté, à gauche, il est bordé de constructions qui renferment la pharmacie, les bains, les ateliers de couture et la lingerie, la salle des exercices gymnastiques au-dessous de l'infirmerie; au delà, et près du chevet  de l'église, sont les cours dites de la Madeleine ou du puits artésien.
Ces explications de la vue à vol d'oiseau, inutiles aux anciennes pensionnaires de Saint-Denis, peuvent ne pas être sans intérêt aux familles des élèves qui n'en sont pas encore sorties ou qui vont y entrer.
Les constructions de l'ancien palais abbatial (aujourd'hui l'institution impériale) furent commencées en 1700 par Robert de Cotte, architecte de Louis XIV, et ensuite de Louis XV. C'était le beau-frère de Mansart, dont il avait été l'élève. Florent le Comte se montre sobre de compliments à son égard; il n'était cependant pas dépourvu de talent. On sait qu'en l'année 1735, il fut remplacé dans la direction de ces travaux par Christofle père, dont les idées s'accordaient avec les siennes.
Une somme de six millions (énorme pour ce temps) fut employée par les deux premiers architectes pour élever les bâtiments claustraux de l'abbaye; mais les travaux ne s'arrêtèrent qu'en 1780. Cette splendide demeure, destinée à un ordre régulier, ne rentrait en réalité dans aucune des conditions exigées pour un édifice religieux. Elle ne servit pas longtemps, il est vrai, aux moines bénédictins qui devaient l'habiter; le dernier chapitre général tenu dans l'abbaye fut convoqué le 2 septembre 1792, et dom de Verneuil, qui devait clore la liste des grands prieurs, fut sécularisé en la même année.
En 1805, un décret, signé à Schœnbrunn, ouvrit un asile aux filles de ceux qui avait perdu la vie sur les champs de bataille et auxquels l'ordre de la Légion d'honneur, récemment institué, avait été accordé par l'empereur. Trois maisons, parmi lesquelles on comptait le vaste château de Chambort, furent primitivement désignées pour servir d'asile ou plutôt de pensions; il n'était pas encore question de l'abbaye de Saint-Denis.
Le livre de Mme d'Ayzac fait connaître toutes les péripéties par lesquelles passa l'idée première d'installation avant de se réaliser d'un façon définitive. Les maisons de Corberon, des Loges et d'Ecouen précédèrent dans leur organisation "la Maison impériale de Napoléon" à Saint-Denis. La maison d'Ecouen fut définitivement constituée le 5 septembre 1807, et Mme Campan en prit la direction le 12 mars 1809. Elle se peupla avec trop de promptitude pour qu'on ne sentit pas la nécessité de lui adjoindre un autre établissement. 
Ce fut alors qu'un décret du 29 mars 1809 permit d'ériger en succursale l'ancienne abbaye de Saint-Denis, qu'on avait transformée en caserne. Le parc était complètement dévasté et une partie des dépendances tombaient en ruine. Tout fut bientôt réparé, au moyen d'une somme de 660.439 francs allouée pour l'ameublement et la restauration du nouvel institut.
Deux ans après, les travaux préparatoires étaient terminés, Mme du Bouzet, était appelée à diriger ce vaste établissement, qui s'ouvrit définitivement le 16 novembre 1812.

Le Magasin pittoresque, décembre 1866.


Le Musée lapidaire de la porte de Croux à Nevers.

Le Musée lapidaire de la porte de Croux à Nevers.


La ville de Nevers a eu successivement plusieurs enceintes, dont il reste des vestiges plus ou moins importants. En quelques endroits, des traces de murailles romaines ont été découvertes, dit-on. Dans un jardin particulier, on peut voir un morceau de la solide muraille élevée, en 1194, par le comte Pierre de Courtenay, qui ailleurs est cachée sous des constructions modernes.
La tour Goguin, dite aussi tour de Cuffy, qui est encore debout au nord de la Loire, au sud-est de la ville, faisait partie des fortifications bâties par Pierre de Courtenay; les murs inférieurs, du moins, qui ont 3 mètres environ d'épaisseur, datent de la fin du douzième siècle. Au quatorzième  appartiennent la grosse tour demi-circulaire de Saint-Eloi, situé au bord de la Nièvre, encore garnie de mâchicoulis trilobés qui forment au-dessous de sa terrasse comme une élégante corniche, et la porte de Croux que représente notre gravure.




"C'est une haute tour carrée (1), flanquée aux angles extérieurs de petites tourelles en encorbellement soutenues par de fortes engives, et couronnée, sur trois côtés, par une galerie de mâchicoulis trilobés; le toit est fort élevé. La façade qui regarde la campagne offre quelques fenêtres carrées, les ouvertures qui recevaient les bras du pont-levis; on y voit aussi, encastré au-dessus de l'ouverture du passage voûté qui traverse le bras de la tour, un petit bas-relief mutilé qui portait les armes du duc Louis de Gonzague, et au-dessous le lion passant, accosté de billettes, du blason de la ville; on voit aussi sur ce bas-relief la date de 1593, dans laquelle plusieurs personnes ont cru lire 1303, dont on avait fait la date de la tour.
C'est à feu M. le baron de Vertpré que l'on doit la conservation de ce curieux monument de l'architecture militaire au quatorzième siècle, qui allait être vendu et peut-être détruit; M. de Vertpré l'acheta et en fit don à la ville."
La porte de Croux, devenue propriété de la ville de Nevers, a été transformée en un Musée où, par les soins de la Société nivernaise des lettres, sciences et arts, ont été recueillis des inscriptions, des sculptures et d'autres débris de toutes sortes et de tout temps, provenant des édifices ruinés de la ville et de ses environs, ou mis à découvert par des travaux récents. Ces objets remplissent les salles situées aux trois étages de la tour; d'autres encore ont été déposés en dehors, le long des parois et sur les marches mêmes de l'escalier qui conduit de la petite porte de la rue du Tartre à l'entrée du premier étage et sur la terrasse que l'on rencontre à mi-chemin. Là, quelques-uns sont abrités par un toit que supportent les anciennes cariatides des lucarnes du château ducal, actuellement palais de Justice de Nevers.
Parmi ces débris laissés à l'extérieur, nous ne signalerons, outre un certain nombre d'inscriptions funéraires, que les curieux chapiteaux de l'église romane de Saint-Sauveur, aujourd'hui ruinée, et d'autres sculptures de la fin de l'art gothique et du commencement de la renaissance: un Christ au tombeau, une Visitation, etc.
Au premier étage, une salle carrée, voûtée d'arête, avec de grosses nervures prismatiques, est entièrement garnie de fragments, la plupart intéressants, de l'antiquité et du moyen âge.
"L'une des parois est occupée par une magnifique cheminée du quinzième siècle, qui vient de Varzy; cette cheminée est ornée de deux étages de moulures pannelées, séparées par une corniche de guirlandes de pampres; le haut est garni d'arcatures trilobées, et de trois dais; au milieu se trouve une niche flanquée de deux écussons effacés. La plaque en fonte placée sous cette cheminée est aux armes de l'avant-dernier duc de Nevers, de la maison de Mancini."
Une belle mosaïque romaine occupe le milieu de la salle. Elle est divisée en neuf compartiments, renfermant des dessins variés, un coq, des rosaces, des fleurons, etc., rouges, blancs et noirs. Cette mosaïque a été trouvée en 1836, à Villars, près Biches, lorsqu'on creusait le canal du Nivernais. C'est aussi de là qu'a été tiré un fragment de bas-relief en marbre blanc où est figuré Léandre, le beau nageur, avec un dauphin derrière lui. M. de Soultrait fait remarquer que ce bas-relief rappelle tout à fait un médaillon de Sestos publié par Mionnet. Quelques cippes romains proviennent de Nevers ou des communes environnantes; deux bustes bien conservés des empereurs Adrien et Marc-Aurèle ont été découverts à Saincaize, il y a trois ou quatre ans. Mais la plus grande place appartient aux restes de sculptures du moyen âge. La plupart sont des chapiteaux des églises de la Marche près la Charité (ceux-ci sont les plus anciens), de Saint-Martin, de Saint-Arigle, de Saint-Sauveur, à Nevers, etc. Les restes de cette dernière église, dont on peut voir encore debout quelques pans de mur, une colonne, des fragments d'arc et de voûtes et une partie du portail extérieur du côté du sud, mériteraient d'être particulièrement étudiés. Nous ne pouvons décrire ici tous les curieux fragments conservés au Musée de la porte du Croux; nous citerons seulement un chapiteau du plus haut intérêt, qui a été dessiné et expliqué par M. Viollet le Duc dans les Annales archéologiques (t. II, p. 114), et qui offre la représentation, inattendue au cœur de la France, d'une église purement byzantine.
Le tympan du portail méridional de cette même église Saint-Sauveur, qui s'ouvre également au deuxième étage du Musée lapidaire, est un morceau de sculpture remarquable à la fois pour son style et par le sujet qui s'y trouve figuré:
"Jésus Christ (1), assis sur une chaire et vu de profil bénit de la main droite à la manière latine, et de la gauche présente une grande clef à saint Pierre qui est debout devant lui. Derrière le Christ se trouve un apôtre assis, et trois autres disciples de Jésus semblent causer derrière saint Pierre. Tous ces personnages ont les pieds nus et sont nimbés; saint Pierre a en outre sur la tête la tonsure cléricale. Au-dessus de ces personnages se lit l'inscription suivante en lettres capitales gothiques: VISIB., HUMANIS MONSTRATUR MISTICA CLAVIS.
Au dessous se trouve le linteau de la porte, qui représente, au milieu de gracieux rinceaux, un paon faisant la roue, un lion à tête de loup, un dragon ailé à tête plate, un animal hybride, ayant un corps de lion et une tête de femme surmontée d'une corne recourbée; une harpie au corps d'oiseau et à la tête humaine, recouverte de plumes ou d'écailles en guise de cheveux.
Au dessous de ces linteaux, on lit:  PORTA POLI POTEAT HUC EUNTIB INTUS ET EXTRA ‡. Puis après la croix, en lettres mal rangées, le mot MAVO, qui est probablement le nom du sculpteur.
Un savant archéologue, M. de Surigny, qui a consacré à la description et à l'explication symbolique de ce tympan quelques pages du Bulletin monumental (t.XVIII, p. 32), voit dans la haute importance donnée à saint Pierre dans cette sculpture une preuve de l'influence de Cluny, dont le but constant au moyen âge fut d'exalter la suprématie papale, et dont les tendances artistiques avaient quelque chose d'oriental, tendances dont l'église de Saint-Sauveur, relevant de Cluny, offrait tant d'exemples. M. de Surigny croit que les cinq animaux du linteau sont là pour figurer cinq des péchés capitaux: l'Orgueil, la Colère, l'Envie, la Luxure et la Gourmandise.
Mentionnons encore les jolis chapiteaux historiés du douzième siècle appartenant au portail de l'église de Garchizy, près Fourchambault, où ils ont été remplacés par leur copie; des chapiteaux de la même époque de l'église de Saint-Martin, de Nevers, ornés d'aigles fort beaux et de galons enlacés; une pierre tombale provenant de l'église de Saint-Victor, portant gravés au trait les figures de deux bourgeois agenouillés l'un derrière l'autre, les mains jointes; l'inscription qui entoure la pierre, en lettres minuscule gothiques, indique les dates de 1354 et 1390; enfin d'autres épitaphes.
Au deuxième étage de la tour, dans la salle où se réunit la Société nivernaise des lettres, sciences et arts, on conserve quelques moulages, des boiseries sculptées, uns statue de la renaissance provenant du prieuré de Saint-Victor, un bas-relief de la même époque provenant de Donzy, et un fragment assez bien conservé des tapisseries tissées pour la cathédrale par la comtesse Marie d'Albret et par les dames de la cour. On trouvera la description détaillée de ces tapisseries, en partie détruites, dans la Monographie de Saint-Cyr, par M. l'abbé Crosnier; elles représentent plusieurs scènes des martyres de saint Cyr et de sainte Julitte, patrons du diocèse de Nevers.
Le troisième étage renferme les modèles des sculptures du château ducal, et l'épitaphe en marbre noir du duc Louis de Gonzague, autrefois dans le chœur de la cathédrale.
On peut encore monter un peu plus haut, si l'on veut voir la belle charpente du comble, et un vieux meuble oublié dans la poussière, siège d'évêque ou d'abbé, qui paraîtra sans doute à plus d'un visiteur digne encore d'intérêt. De cet étage supérieur on jouit d'une belle vue au midi et au couchant, et on se rend bien compte des éléments de défenses de ce côté de la ville; on voit aussi, dans notre gravure, que la tour de Croux, protégeant l'entrée de l'enceinte principale, n'est pas placée dans l'axe de la première porte: un fossé les sépare, et le pont qui conduit de l'une à l'autre forme le zigzag; la porte enfin s'ouvre à gauche, de manière à forcer l’assiégeant à présenter aux remparts son flanc droit. Ces dispositions, qui étaient élémentaires dans la construction des places au moyen âge, étaient déjà pratiquées longtemps avant les Romains.


(1) De Soultrait, Statistique monumentale de la Nièvre.

Le Magasin pittoresque, avril 1866.

La gare du Nord.

La gare du Nord.


La nouvelle gare du Nord est de beaucoup le plus vaste édifice de ce genre que possède aujourd'hui Paris. L'espace étroit où elle se développe la grandit encore. On ne la voit pas de loin, comme sa voisine la gare de l'Est; elle n'embellit point la perspective d'une immense voie. Mais quand on suit d'orient en occident le boulevard Magenta, la rue oblique de Saint-Quentin en laisse apercevoir l'extrême droite, et il faut marcher quelques minutes encore avant de se trouver en face du fronton central. Une rue courte et d'une largeur insuffisante la sépare du boulevard. La façade, qui occupe tout le fond de la place de Roubaix, est plus longue à elle toute seule que la grande nef et le chœur de Notre-Dame; elle ne mesure pas moins de 150 mètres. A droite et à gauche s'étendent de grandes cours bordés par des bâtiments du service et de l'administration.




Le plan de l'édifice présente un quadrilatère d'environ 165 mètres sur 190, donnant une superficie de 32.000 mètres. Il comporte cinq parties principales, qui sont directement exprimées dans la façade: au milieu, la grande halle où arrivent et d'où partent les trains; à gauche, les salles de départ, puis la salle des Pas-Perdus; à droite, les salles d'arrivée et les remises couvertes.
Mais avant d'apprécier les dispositions intérieures, il convient de décrire ce que représente notre gravure. 
Le grand mérite de la décoration extérieure est ici d'indiquer tout d'abord la destination de l'édifice. Quelque opinion qu'on en puisse avoir sous le rapport de l'art et de la beauté des lignes, il faut rendre à M. Hittorf cette justice, qu'il a bien compris cette loi fondamentale de l'architecture: l'appropriation d'un bâtiment à un usage déterminé. Il a voulu faire une gare, et il en a fait une: c'est là l'idée et le caractère dominant de son oeuvre, ce que l’œil saisit du premier coup.
Il est impossible de ne pas deviner, derrière le grand fronton, la halle qu'il termine et qu'il éclaire. A ses extrémités se dessinent les entablements de doubles pilastres ioniques extérieurs aux pentes qu'ils appuient. Deux autres couples de pilastres plus élevés les soutiennent et les interrompent, de manière à en masquer la longueur inusitée. Cette disposition est d'ailleurs justifiée autrement que par la nécessité; elle aide à marquer davantage les trois divisions de la halle, la partie destinée aux rails, et les larges trottoirs destinés aux voyageurs et aux bagages. Un arc central d'un très-grand rayon, et deux arcs latéraux de moindre courbure, éclairent la nef et les bas côtés. Au-dessous des vitrages, soutenus et divisés par de forts meneaux de pierre, règne un clair-étage décoré de dix statues de villes; huit autres statues couronnent les huit pilastres ioniques, et un groupe colossal s'élève à l'angle du fronton. Quatre baies cintrées séparent les pilastres accouplés, et deux grands médaillons rachètent la différence de hauteur qui existe forcément entre les couples de pilastres médians et deux où s'arrêtent les pentes du comble.
Aux extrémités de la façade, sont placés deux pavillons dont les frontons, d'une forme moins singulière, s'appuient aussi sur de grands pilastres, mais en recouvrent du moins les entablements. Ils sont percés d'un arc égal en dimension aux arcs latéraux du milieu, et divisés par trois entre-colonnements. Leurs trois angles sont surmontés de trois gros mascarons; deux statues décorent leur clair-étage. Ces pavillons sont reliés au fronton central par deux galeries.
Les arcs et toute la façade sont subdivisés, au rez-de-chaussée, par de nombreuses ouvertures; et pour en faciliter l'accès, les piliers formant point d'appui se présentent arrondis en colonnes engagées. Sept entre-colonnements conduisent, au rez de chaussée, aux salles de départs et d'arrivée. Au-dessus règne un étage percé d'arcades, divisé par des colonnes et destinés aux services administratifs.
La façade latérale se lie au pavillon de gauche; elle se présente comme un vaste portique formé par des pilastres de la même ordonnance, mais plus simples que les colonnes de la façade principale, et par deux larges entrées à arcades. Elle se développe le long d'une cour en face des bâtiments d'administration, qui méritent d'être regardés. Nous avons compté, dans cet hôtel gigantesque, quatre étages, trois pavillons, six grandes portes Louis XV ornées, deux cent dix fenêtres de face, dont seize mansardées. L'aspect en est monumental sans être trop sévère.
En entrant dans la salle des Pas-Perdus, on est frappé de sa longueur, qui la rend étroite. Elle ne doit pas mesurer moins de 80 mètres sur 9 environ. Ses vingt-six travées, auxquelles correspondent vingt-six larges fenêtres contiennent les salles d'attente, les bureaux pour la distribution des billets, les correspondances, les renseignements, et des bibliothèques où nous avons en vain espéré rencontrer quelque notice sur la Gare.
Au-dessus des bureaux, de grandes baies carrées, à vingt carreaux chaque, laissent voir les cintres qui soutiennent les murs de la halle. Au fond de la galerie est une horloge, et derrière, l'attirail de la petite vitesse. Dans les coins, on entrevoit d'étroits escaliers tournants; le péristyle de l'entrée méridionale est soutenu par plusieurs colonnes cannelées sur grands piédestaux polygonaux à hauteur d'homme. Tous les pilastre ont des bases de même dimension, à deux ressauts, mais dont la faible saillie ne dépasse guère l'épaisseur d'une plinthe ordinaire. Toutes les surfaces sont sobres, sans ornements, sans cannelures. Les plafonds, de fer, soutenus par des poutres transversales, saillantes, s'appuient sur de grandes consoles appliquées à une corniche plate et effacée. On ne voit que deux couleurs, le blanc de la pierre et le sang-de-bœuf des peintures.
Au mur de la galerie qui circule derrière la grande façade, sont accolés les bureaux pour le service de la banlieue. Une vilaine cloison coupe cette galerie en deux et sépare le côté des départs du côté des arrivées.
Un mot sur la halle, et notre description est terminée: elle a une hauteur de 70 mètres, presque quadruple de celle de la rue de la Paix. Son immense et unique toiture vitrée, dont l'angle est indiqué par le fronton central, s'appuie sur plusieurs rangées de colonne en fonte. C'est le véritable temple de la vapeur.

Le Magasin pittoresque, mars 1866.

mardi 29 mars 2016

La sécheresse de l'année 1906.

La sécheresse de l'année 1906.


Dans presque toute la France, l'année 1906, a été remarquable par la persistance du beau temps, par la rareté des pluies, par des chaleurs excessives et prolongées. Elle sera surtout mémorable grâce à une sécheresse dont la durée et l'intensité ont varié avec les localités ainsi qu'avec les époques, mais qui a néanmoins présenté un caractère général, et qui a eu, en bien des régions, des conséquences désastreuses.
Dans le Nord, dans l'Est et même dans l'Ouest, des averses plus fréquentes qu'ailleurs sinon plus copieuses, l'ont atténué à diverses reprises; mais dans le Centre et dans le Midi, elle a pris une gravité tout à fait exceptionnelle.
C'est principalement depuis la fin de mai jusqu'au commencement d'octobre qu'elle s'est accentuée partout. nous donnons ci-dessous un diagramme dans lequel les traits verticaux indiquent les dates et les valeurs des pluies constatées, depuis le 1er avril jusqu'au 30 novembre, dans quatorze stations du Service météorologique international.



Ce diagramme permet donc d'apprécier l'importance de la sécheresse dans les diverses parties du territoire. Il met en outre en évidence, parmi beaucoup d'autres particularités:
1° la sécheresse extrême de juin qui n'a pu fournir un peu de pluie que dans le nord et le nord-ouest de la France.
2° pour le littoral de la Méditerranée la sécheresse de mai-juin-juillet-août-septembre, qui aurait été presque absolue sans les pluies du commencement de juillet.
3° la simultanéité des averses, dans la plupart des stations, au commencement et à la fin de juillet, ainsi que vers le milieu du mois d'août, de septembre et d'octobre.
Les plus longues périodes sans pluie ont atteint: 
- 36 jours à Clermont-Ferrand (24 mai-29 juin)
- 47 jours à Perpignan (16 mai-2 juillet)
- 50 jours à Lyon (15 mai-4 juillet)
- 59 jours à Marseille (14 août-12 octobre)
- 72 jours à Toulouse (24 août-11 octobre)
- 75 jours à Nice (6 juillet-19 septembre)
Si l'on ne tenait pas compte de 32 millimètres d'eau pluviale tombée à Marseille le 14 août, de 4 millimètres tombés à Perpignan les 15 août et  17 septembre, on trouverait que le manque de pluie a duré 89 jours à Marseille (15 juillet-12 octobre) et 99 jours à Perpignan (7 juillet-14 octobre)
Lorsqu'on considère la période de huit mois qui s'étend du 1er avril au 30 novembre, c'est à dire celle que représente notre diagramme, les quatorze stations se rangent, en commençant par celle qui a reçu le moins de pluie, dans l'ordre suivant:





Si l'on s'en tient aux quatre mois juin-juillet-août-septembre, qui comprennent la sécheresse la plus forte et la plus générale, on obtient un ordre un peu différent:




Dans les deux cas, c'est Clermont d'abord, et ensuite surtout les stations du Midi qui ont reçu le moins de pluie, tandis que ce sont les régions de Besançon, Limoges et Dunkerque qui en ont recueilli le plus. Ce résultat, qui place Clermont en première ligne pour le minimum de pluie, paraît surprenant quand on le rapproche du précédent qui attribue aux stations du Midi le plus grand nombre de jours sans pluie. L'anomalie semble s'accentuer encore quand on remarque que Nice occupe le 10e et le 12e rang. Cela tient simplement à ce qu'en juillet, en octobre et même en août pour Marseille,  les averses ont été, vers les côtes de la Méditerranée, beaucoup plus abondantes qu'ailleurs et surtout qu'à Clermont.
A ce sujet, il convient de remarquer que, si les conditions météorologiques de l'année 1906 ont en général diminué la fréquence et même l'intensité des pluies, elles ont, au contraire, à certaines époques, favorisé d'une manière extraordinaire la production de copieuses averses. on peut en juger par la liste ci-dessous des averses qui ont fourni une couche d'eau de 30 millimètres au moins:




Dans quelques régions, ces pluies abondantes ont ramené à sa valeur normale la quantité annuelle d'eau pluviale. Malheureusement elles n'ont pas suffi, au point de vue agricole, pour remédier au mal qu'occasionne toujours une trop longue sécheresse. C'est qu'en agriculture, l'opportunité des pluies joue un rôle capital, et qu'il ne faut pas attendre ces pluies bien longtemps pour que les compensations ne soient plus possibles.
D'ailleurs les mauvais effets de la sécheresse du sol, de l'abaissement des nappes d'eau souterraine, du tarissement des sources et des ruisseaux, ont encore été augmentés par des chaleurs fortes et prolongées, par une radiation solaire très vive et par un dessèchement extrême de l'air. Aussi, toutes les plantes culturales, sauf la vigne, ont énormément souffert et n'ont produit que des récoltes inférieures en qualité et en quantité.
Sous le rapport météorologique, ces faits ont coïncidé avec la persistance presque constante de basses pressions atmosphériques sur la Méditerranée occidentale, et de fortes pressions dans le nord-ouest de l'Europe. En France, les moyennes barométriques relatives aux six mois de sécheresse fournissent une pression de 761 millimètres pour la Provence, et une pression de 765 millimètres pour nos côtes de la Manche. Ce sont bien là, pour notre pays, les conditions ordinaires du temps beau, chaud et sec, mais il est extrêmement rare qu'elles durent aussi longtemps qu'en 1906.

                                                                                                              J.-R. Plumandon.
                                                                                      Météorologiste à l'Observatoire du Puy de Dôme.

La Nature, deuxième semestre 1907.

lundi 28 mars 2016

La République et le mardi-gras.

La république et le mardi-gras.



Le Triboulet, dimanche 4 juillet 1880.

République.

République.

A force de balayer, les branches du bouleau vont s'user, ma vieille!
et lorsqu'il ne restera plus que le manche, Triboulet qui est là, attentif,
saisira vigoureusement la trique et s'en servira de façon à satisfaire largement les plus difficiles.



Le Triboulet, dimanche 13 juin 1880.

Des curiosités de l'Exposition universelle à Londres en 1851.

Phaéton-omnibus.


Le léger phaéton dont nous donnons la gravure est destiné à la promenade dans un parc; il est construit par M. Holmes de Derby, dont la réputation est faite dans toutes les capitales d'Europe; ce constructeur a voulu obtenir élégance dans le dessin original, légèreté dans la construction, simplicité dans les ornements, facilité pour le nettoyage, économie pour les réparations.




Le dessin de ce gracieux équipage suffit pour permettre au lecteur d'apprécier une partie de ses qualités. Nous dirons à ce propos que la carrosserie anglaise occupe un très-vaste emplacement dans la partie nord-ouest de l'édifice: toutes les variétés imaginables de véhicule y sont exposées, depuis la voiture de l'impotent et les chariots pour prendre les bains de mer, jusqu'aux berlines de voyage et aux omnibus dont il est donné plusieurs spécimens nouveaux et singuliers. Il semble qu'il y ait en ce moment une émulation active parmi les constructeurs de ces dernières voitures, où tous les rangs sont confondus, et qui éprouveront sans doute, dans un court délai, des modifications notables.
Depuis quelques mois déjà circule à Londres un nouvel omnibus composé d'une suite de cabines dont la porte s'ouvre à l'extérieur et où chacun est chez soi; on pénètre dans cette cabine par une galerie circulaire qui règne sur tout le pourtour. Il ne paraît pas cependant que ce nouveau système ait beaucoup de succès, et que cet encadrement dans une sorte de cage, cette exposition de sa personne aux regards du public soit du goût des clients de l'omnibus.
A Manchester, il y a maintenant des voitures publiques qui carrossent au moins quarante individus. Le cocher est assis sur une banquette basse placée en avant du corps de la caisse; à ses côtés sont quatre voyageurs qui ont, ainsi que lui, leurs dos appuyés contre cinq autres personnes assises sur l'autre rebord de la banquette; vis-à-vis celles-ci cinq autres encore sont encadrées dans un siège fixé sur le devant de la voiture; l'intérieur contient au moins douze places et l'on en compte autant sur l'impériale où les voyageurs sont posés sur le rebord de la caisse appuyant leurs pieds contre un marche-pied qui règne des deux côtés. Les paquets sont placés sur le haut de la voiture, dans la partie centrale de l'impériale, derrière les voyageurs et entre leurs dos; quelquefois, s'il y a foule, des individus s'étendent ou s'accroupissent dans l'espace réservé aux paquets. Quatre chevaux entraînent rapidement cet équipage, qui témoigne de l'activité de Manchester: on dirait une pyramide humaine en mouvement. nos omnibus français paraissent vide à côté de ces colossales voitures, mais ils réunissent la convenance au confortable, et paraissent avoir atteint un degré de perfection relative qui ne laisse pas prévoir la possibilité de grands changements; les omnibus ordinaires de Londres, au contraire, sont loin d'être aussi commodes et aussi convenables; on y est entassé comme dans une cage à poules, ou perché comme sur un juchoir; les toilettes des dames y sont horriblement foulées, les jambes martyrisées, les pieds dans le plus grand danger d'être écrasés, en un mot, les omnibus anglais réclament une réforme complète, et les modèles placés à l'Exposition sont d'un heureux augure.
D'après le grand développement qu'a pris ce genre de véhicule devenu maintenant une nécessité dans les villes tant soit peu considérables, le perfectionnement de leur construction est un objet d'intérêt général, surtout pour la classe la moins riche des citoyens; nos lecteurs ne s'étonneront donc pas qu'au lieu de disserter sur un phaéton propre à offrir, tout au plus, à deux personnes le plaisir de la promenade dans un beau parc, nous ayons préféré donner quelques détails sur un véhicule dont le nom exprime de la manière la plus heureuse sa destination populaire.

Le Magasin populaire, octobre 1851.

Des curiosités de l'Exposition universelle à Londres en 1851. (partI)

Le meuble- Fourdinois.


Ce meuble ne brille pas par la richesse de sa matière; il est en bois de noyer; c'est par l'art qu'il resplendit. Dès les premiers jours de l'Exposition, il est devenu célèbre; il n'est pas un étranger qui ne le connaisse, et c'est par le nom du fabricant qu'on le désigne. 




Il serait, du reste, difficile de lui donner un nom en rapport avec son emploi; ses dimensions inusitées, son manque de profondeur, en font plutôt un fond de boiserie de grande salle d'apparat qu'un buffet. Il se compose de deux corps superposés; celui du bas, très-saillant, et devant servir de console, est formé d'un socle d'un goût sévère, sur lequel quatre chiens enchaînés reposent assis; ils supportent avec leurs têtes la partie destinée à recevoir les vases de fleurs ou de fruits, les plateaux de rafraîchissements.
A chaque extrémité, un chien de profil termine la console en coin fuyant, avec saillie en retour. Quatre grandes figures, représentant l'Europe, l'Asie, l'Afrique et l'Amérique, gracieuses, souples, d'un beau mouvement, ressortent au centre de l'édifice qui, d'une hauteur égale à sa largeur, pyramide heureusement, gravement, sans lourdeur.
Elles sont séparées de la tablette d'appui par un piédestal saillant au-dessous de chacune d'elles, et reliant une corniche formant ceinture. Au milieu, sous le fronton, une fausse niche sert d'encadrement à une représentation de fleurs et de fruits qui, dans la pensée de l'auteur, devrait être exécuté en tapisserie; au-dessous, un très-beau bas-relief d'animaux morts se développe largement; de chaque côté un médaillon circulaire renferme un trophée d'épis et de faucilles, de pampres, de raisins et de serpettes. La partie en retraite faisant fond se profile très-heureusement par une figure en cariatide d'un mouvement agréable et pleine de caractère.
Au milieu du fronton, et le dominant, est une figure de l'Abondance répandant des fruits; à droite et à gauche est un groupe d'enfants vendangeurs nus au milieu des ceps, d'enfants moissonneurs au milieu des blés.
On a négligé aucune des ressources de l'exécution moderne pour donner à tous les détails de l'oeuvre une perfection digne de l'ensemble de la composition. Çà et là de légères teintes brunes ou rougeâtres, de délicates chevilles plus blanches que le reste, unissent le charme de la couleur à la puissance du relief et du modelé. La figure de l'Afrique offre sous ce rapport l'exemple d'une innovation heureuse: les chairs brunies, les pendants d'oreille, les colliers et les bracelets délicatement teintées de vermillon, la robe partagée en zones transversales plus pâles ou plus brunes, rappellent habilement la carnation bronzée que donne le soleil de l'équateur, ainsi que les parures et les étoffes de couleurs tranchées tant aimées des peuples d'Orient. Partout, dans les autres figures, dans les animaux, les accessoires, les fruits, cette même idée d'art a jeté de doux reflets.
Les détails de pure ornementation sont de ce style qui, sans être l'expression exclusive de notre époque, est pourtant le seul qu'elle puisse revendiquer comme sien. C'est, si l'on peut parler ainsi, de la "renaissance contemporaine", c'est à dire le style du seizième siècle modifié avec goût et avec talent, et continuant librement la tradition nationale  dans la large voie tracée tout ensemble par les immortels génies des belles époques anciennes et modernes.
Si le meuble-fourdinois pouvait donner lieu à quelque critique, ce serait seulement en ce qui se rapporte à divers moyens d'exécution. Peut-être, dans l'ébénisterie comme dans l’orfèvrerie, le désir d'arriver à un résultat satisfaisant dans toutes les parties, et la division du travail confié à chaque spécialité luttant de perfection dans le fini, sont-ils cause que les œuvres modernes manquent parfois d'individualité, de caractère, de franchise, de verve et d'un peu de laisser-aller artistique. On ne procède plus comme les ouvriers en bois du quinzième et du seizième siècle, qui, avec une largeur de conception et une verve d'inspiration dignes du sculpteur modelant la glaise à grands coups d'ébauchoir, d'ongle ou de pouce, tiraient du même panneau de chêne les pilastres, les moulures d'encadrement et les caprices qui les enrichissaient. Aujourd'hui l'on bâtit l'ensemble du meuble, c'est à dire ce qui est corniche, pilastre, ligne droite, tout ce qui peut se faire à l'outil de précision, et seulement avec de la patience et du temps; lorsque toute cette charpente est bien ajustée, que tous les encadrements enferment exactement les panneaux entrants, on y applique à grand renfort de colle forte et de chevilles les sculptures faites à part, bien lissées, bien grattées, bien passées au papier de verre, afin de les nettoyer de toute marque de facture, et pour ainsi dire de toute trace d'originalité; il en résulte une exécution plus froide, trop nette peut-être et trop luisante, quelque chose qui, par son infaillible régularité, son inaltérable précision, sent le procédé expéditif ou à meilleur marché, et quelquefois fait penser involontairement aux appliques du carton-pierre. 
On aimerait mieux retrouver, comme dans les beaux meubles de la renaissance, au quinzième siècle, une facture moins égale, moins uniforme, mais plus animée, caractérisant mieux la verve de l'artiste, et révélant le contact immédiat qu'il y a entre la pensée créatrice et l'exécution. Ces observations générales ne se rapportent point, du reste, aux grandes figures et aux grands bas-reliefs du meuble-fourdinois; et encore que l'on puisse reprocher aux lignes du fronton un peu de lourdeur, on doit reconnaître que ce meuble est véritablement une belle oeuvre, et savoir gré au fabricant de n'avoir pas reculé devant les avances considérables qu'a nécessitées ce travail d'art.
La composition est due à M. Hugues Protat, qui a exécuté tous les modèles, dirigé l'exécution en bois et retouché les principales parties. M. Protat est un jeune sculpteur qui s'était déjà fait apprécier du public français aux dernières expositions. Il a été chargé de restaurations importantes au Louvre, et il est l'auteur de l'une des statues de la façade de l'hôtel de ville de Paris.
Le beau groupe d'animaux morts a été exécuté par MM. Alexandre Guillonnet et Meaublanc. Les ornements et les trophées sont de MM. Jeancourt, Mettoyer, Tallon et Chevreau.

Le Magasin pittoresque, octobre 1851.

dimanche 27 mars 2016

Abraham Bosse.

Abraham Bosse.
Graveur à l'eau forte, peintre et écrivain.


Abraham Bosse est né à Tours en 1611. Toute sa vie, il conserva une grande affection pour sa ville natale; jamais il ne renonça, dans aucun des privilèges qui lui furent conférés, soit pour ses livres, soit pour ses estampes, à son titre de Tourangeau; et lorsque, sur la fin de sa vie, il se trouva las des ennuis que son esprit inquiet lui avait suscités à Paris, ce fut dans sa chère ville de Tours qu'il s'en alla chercher le repos et mourir.
Les biographes ne disent rien de sa famille. Si Abraham Bosse est né, comme tous ses historiens le disent, en 1611, la première estampe que l'on puisse raisonnablement faire honneur à sa précocité est celle qu'il a datée de Tours en 1627; elle représente la vierge assise au pied d'un arbre, et tenant l'enfant Jésus emmailloté, debout sur ses genoux.
La Vierge est coiffée d'une capeline à très-larges bords. Cette pièce, déjà très adroite, et qu'il aurait gravée à l'âge de seize ans, ne porte le caractère d'aucune manière parisienne, et prouverait que Bosse aurait fait à Tours sa première éducation d'artiste. Mais deux pièces portant son nom ou son monogramme, sont difficiles, en raison de leur date, à placer dans son oeuvre et à accorder avec sa biographie. 
L'une, assez grossière, représente l'estrade de Tabarin au milieu de la place Dauphine; les costumes, les types, le burin, tout indiquerait une main autre que celle du Bosse dont nous parlons, et une date toute prochaine de sa naissance. L'autre se trouve mêlée parmi les fontaines qu'il a gravé pour le père Dan, et elle leur est si conforme de manière, qu'elle ne peut être que du même temps et de la même main. Elle est signée: "T. de Francini, inven. A Saint-Germain en Laye, en la première gallerie des Grottes faittes en l'an 1599." En haut et à droite, on lit: A. Bosse fecit 1623. Cette estampe, exécutée d'une pointe sèche et rude, est-elle de lui? Alors, il faut reculer la date acceptée comme étant celle de sa naissance. Son père était-il graveur? Alors Abraham aurait été son élève, et aurait gravé sous ses yeux, à Tours, la petite vierge de 1627.
Quoi qu'il en soit, deux ans plus tard, en 1629, notre artiste était arrivé à Paris, et datait de cette année le frontispice des Amours d'Anaxandre et d'Oraste, par le sieur de Boisrobert, et la charmante série de costumes gravés d'après Jean de Saint-Igny, qu'il intitula: le Jardin de la noblesse françoise. Dès ce début, Abraham Bosse avait rencontré sa veine; malgré ses protestations admiratives pour le Poussin, il se trouvait être ce qu'il fut toute sa vie, le dernier et l'éclatant disciple de l'école de Fontainebleau
Les représentants encore survivants de cette école, Vignon, Callot, Saint-Igny, J. Barbet, Alex. Francini, semblaient d'instinct venir à lui, comme à leur interprète ou à leur légataire naturel, pour lui en livrer les dernières traditions d'élégance tourmentée et de maniérisme délicat. Jamais dessinateur ne s'est moins modifié; il eut dès le premier jour, dans leur excellence, ses qualités charmantes de praticien, et jusqu'à la fin de ses travaux, il ne fut qu'un continuateur de Dubreuil et de Freminet, tempéré par du Vouet. Nul ne le devança d'ailleurs dans l'adresse et la variété des procédés de son art. Pour les tailles non croisées, il précède Mellan; dans le pointillé des chairs, il vient aussitôt que Morin, et il a su, mieux que Callot lui-même, donner à l'eau-forte la netteté et la fermeté du burin.
La Noblesse françoise à l'église paraît avoir suivi immédiatement le Jardin de la noblesse françoise, et dans cette nouvelle galerie de costumes d'après Saint-Igny, Bosse se surpassa encore. Ces deux séries sont, selon nous, les chefs-d'oeuvre de sa pointe. Aucune de ses estampes postérieures ne nous montre une plus précieuse légèreté d'instrument dans les fonds de parterre et de châteaux, ni une plus exquise distinction de tournures de tête, d'ajustements et de gestes.
C'est en 1631 qu'il grava la belle suite de portiques dessinée par le Florentin Alexandre Francini, ingénieur du roi Louis XIII, et chargé, comme il le fut encore sous Louis XIV de l'entretien des bâtiments et des fontaines de Fontainebleau.
On doit citer encore, comme étant du meilleur temps de Bosse, le Livre d'architecture d'autels et de cheminées, dédié à monseigneur l'éminentissime cardinal duc de Richelieu, etc.; de l'invention et dessin de J. Barbet, gravé à l'eau-forte par A. Bosse, 1633.
A partir de ce moment, l'adresse et la grâce de cet habile graveur et la facile invention de son dessin lui méritent une vogue extraordinaire. La variété de ses travaux est inimaginable. Il compose des frontispices et des vignettes pour tous les poëmes épiques et les romans de Saint-Amand, de Chapelain, de Desmarets, de Boisrobert, de Tristan; pour les livres saints des catholiques et ceux des protestants; il fait des prospectus pour des apothicaires, des titre pour les ouvrages d'armoiries, de chimie, de géométrie, de cosmographie; il grave des thèses, des symboles mystiques, des images de miracle de sainte Anne en Bretagne, des illustrations de missels, des lettres ornées, des sujets de Virgile et de Térence pour des traductions; des motifs d'orfèvrerie, des éventails, des plans et cartes de géographie, des entrées et des triomphes; et tout cela avec une liberté, une imagination, une fécondité, une gaieté incomparables.



Bosse a aussi gravé quelques jolis portraits, entre autres ceux de louis XIII et de Richelieu. Il a dessiné à la gloire de Callot, son illustre modèle, un petit monument funéraire.
Entre les plus belles planches historiques de Bosse, il faut compter celles qu'il a composées pour la création de chevaliers de l'ordre du Saint-Esprit, à Fontainebleau, en 1633; celle du mariage de la reine de Pologne, Marie de Gonzague, en 1645, et quelques caricatures contre les Espagnols. Dans un recueil des plantes de Dodart, dont les cuivres sont venus, avec le Cabinet du roi, à la calcographie du Musée national, on trouve quarante six planches qui porte le nom de notre graveur, et une pièce conservée aux manuscrits de la Bibliothèque nationale nous révèle une querelle juridique que le caractère chicanier de Bosse trouva moyen d'attenter à propose de ces plantes.
Ce qui assigne surtout à Abraham bosse une place très-distinguée parmi les artistes français du dix-septième siècle, ce sont les innombrables et charmantes compositions dans lesquelles il nous a conservé les costumes, les coutumes, les modes, en un mot toute la vie intime de son temps, la fierté noble et la bonhomie de ce beau temps de la régence d'Anne d'Autriche, où florissaient les plus beaux génies de la France dans les armes, dans les lettres et dans les arts, et où les usages et les décorations intérieures se souvenaient encore de Henri IV.
Dans ces compositions sans nombre, Bosse a toutes les qualités d'un vrai peintre; il est naïf, il est gracieux; son arrangement est plein d'effet, de mouvement et de gaieté; nul n'a su se mieux servir des vives lumières dont Vouet, la Hire et Patel inondaient leurs figures et leurs beaux paysages. Il a traduit en délicieuses scènes familières et revêtu des habits de son temps les paraboles de l'Enfant prodigue, des Vierges sages et des Vierges folles, du Lazare, des sept Œuvres de miséricorde, les quatre Ages de l'homme, les grands jours et les occupations de la vie des femmes, les cinq Sens, les quatre Saisons; il se fait de tout cela des scènes de coin du feu, de la treille, de la table. Son siècle entier est là: architecture, meubles, goût d'esprit et de décoration, jardins, charmilles, chambres tendues de tapisseries, scènes d'écoles, jeux d'enfants, chanteurs, mendiants, capitaines fracasse, paysans, soldats, courtisans, intérieurs de boutiques ou d'échoppes, farces de l'hôtel de Bourgogne; la vie des artistes, l'atelier du peintre, celui du sculpteur, et, sous toutes ses faces, celui du graveur.
On a attribué à Abraham Bosse un assez grand nombre de tableaux. sans vouloir nier que Bosse ait tenu la palette, nous les lui contesterons à peu près tous; nous ne pensons même pas qu'il faille admettre, comme type assuré de sa peinture, le très-agréable petit tableau des Vierges folles que présente le musée de Cluny. 
Les estampes de Bosse étaient par elles-mêmes de charmants tableaux auquel il ne manquait que la couleur, et ses contemporains se sont chargés indubitablement d'en colorier un certain nombre. Nous avouons ne connaître qu'une incontestable peinture de Bosse, que possédait, sans le savoir, M. Praroud à Abbeville: c'est un petit tableau haut de 10 pouces, sur un pied de large, et qui représente des jeux d'enfants. A gauche, une femme assise allaite un enfant; à sa droite, dans le coin du tableau, un petit enfant étendu à plat ventre et sortant à mi-corps de dessous la tapisserie d'une table, effraye avec un masque un chien qui aboie. Au milieu, une petite fille à califourchon sur un bâton à tête de cheval, tient de sa main gauche un petit moulin; à droite, une autre petite fille, l'aînée, a le bras droit passé dans l'anse d'un panier plein de fleurs, et tient dans l'autre bras et de ses deux mains un chat emmailloté, comme un enfant, jusqu'au menton. La scène se passe dans une chambre dont la porte s'ouvre sur un jardin à la verdure bleuâtre. La couleur de ce tableautin est très-vive et gaie; les touches en sont fines, franches et claires. C'est le seul tableau, à notre connaissance, dans lequel on retrouve, non-seulement les immuables types de Bosse, toujours altérés par les habiles peintres qui ont colorié d'après lui, et qui sont si variés entre eux; mais ce qui, pour nous, est plus convaincant encore, le petit tableau d'Abbeville offre, dans sa plus délicate fraîcheur, le ton exact de couleur analogue au dessin d'Abraham Bosse.
On ne donnerait pas une idée complète de l'oeuvre d'Abraham Bosse, si l'on ne citait ses livres sur l'art de la gravure, et ceux, nombreux encore, qu'il a laissé sur l'art et les imaginations de l'ami à la gloire duquel il s'associa comme interprète et instrument: nous voulons parler du célèbre géomètre Gérard Desargues.
Ces petits traités d'Abraham Bosse sur son art et sur la perspective sur son art et sur la perspective sont curieux et recherchés. On entre, avec eux, dans une phase tout à fait troublée de la vie de son auteur. Le premier en date nous paraît être celui qui a pour titre: La Pratique du trait à preuves, de M. Desargues, Lyonnois, pour la coupe des pierres en l'architecture, par A. Bosse, graveur en taille douce, en l'Isle du Palais, à la Rose rouge, devant la Mégisserie. Paris, 1643. Le privilège en est du mois de novembre 1642 et est accordé "à la réquisition de Gérard Desargues de la ville de Lyon, qui a instruit Abraham Bosse de la ville de Tours, graveur en taille douce, de ses manières universelles pour pratiquer divers arts, etc. Et Desargues délivre en effet au livre la Pratique du trait une reconnaissance, c'est à dire un certificat approbatif de cinq pages, qui n'est autre chose qu'une défense de son système contre un libelle qui l'attaquait. 
Du reste, Bosse qui n'est pas patient, ne tarda pas à épouser violemment les querelles nombreuses que des rivaux, en première ligne desquels il faut citer Grégoire Huret, l'habile graveur, faisaient aux systèmes de perspective de Desargues; aussi les traités de Bosse finissent par sembler moins une série de livres théoriques sur la plus froide des sciences, que les pamphlets divers d'une polémique âcre jusqu'à l'injure. 
La Manière universelle pour les cadrans solaires, par Desargues, mise à jour par A. Bosse, annoncée dans le privilège de la Pratique du trait, parut cette même année 1643. En 1645, Bosse publia un livre bien autrement intéressant au point de vue des arts: c'est son Traité de gravure à l'eau-forte. Trois autres éditions en furent données longtemps après, en 1701, en 1745 et en 1756, et montrèrent que le petit livre dans lequel Bosse avait déposé le fruit de ses observations pratiques, surtout sur les instruments et les vernis de son art, était désormais le meilleur et le seul point de départ des travaux analogues. Puis Bosse rentra dans cette étude ardente de la perspective, qui peu à peu menaça d'absorber et d'effacer toutes ses facultés d'artiste. En 1648, il publia "la Manière universelle de M. Desargues, pour pratiquer la perspective par petit pied, comme le géométral; ensemble les planches et proportions, des fortes et faibles touches, teintes ou couleurs".
La Manière universelle est dédiée à messire Michel Larcher, président de la chambre des comptes. Bosse parle de la protection et de la faveur témoignée par Michel Larcher à Gérard Desargues qu'il gardait auprès de lui, à la campagne. En tête de ce traité se trouve encore une très intéressante approbation ou reconnoissance de M. Desargues, datée du 1er octobre 1647. C'est, comme plus haut, un très rude factum à l'adresse d'un contradicteur.
A cette époque commençait les rapports, d'abord si flatteurs et si honorés, et ensuite si pénibles et si aigris, d'Abraham Bosse avec l'Académie royale de peinture et de sculpture. Cette Académie venait de se fonder et recrutait partout des amis et des aides. Voici ce que raconte, à propos de Bosse, l'histoire un peu partiale de l'Académie insérée  dans le tome 1er de la Description de Paris, par Piganiol de la Force.
"Abraham Bosse, excellent graveur à l'eau forte et qui avoit appris la perspective sous Desargues, fit proposer à l'Académie par la Hire, qui étoit son ami, que si elle l'avoit pour agréable, il donneroit gratuitement des leçons de perspective aux étudians. La compagnie accepta ses offres, et députa la Hire et quelques uns de ses officiers pour l'en prier. Dès le 9 du mois de mai de l'an 1649, il commença ses leçons, dont l'Académie fut très-satisfaite, et lui-même y prit tant de plaisirs, qu'environ un an après, il publia un petit traité dédié à l'Académie et intitulé: Sentimens sur la distinction des diverses manières de peinture, desseins et gravures, et des originaux avec leurs copies, ensemble du choix des sujets et des chemins pour arriver promptement et facilement à bien portraire".
En 1652, dans l'une des assemblées de l'Académie, " le secrétaire proposa de reconnaître au moins par quelques marques d'honneur les peines que Bosse et Quatroulx prenaient en enseignant gratuitement la perspective et l'anatomie aux étudiants, et qu'il croyait que la qualité d'académiciens honoraires, avec séance et voix délibérative dans les assemblées, leur serait très agréable.
La compagnie goûta beaucoup cette proposition..."
Mais en 1660, " il fut ordonné que ceux qui avoient des lettres de provision, les rapporteroient à l'Académie pour en recevoir de nouvelles, et que ceux qui ne seroient point pourvus par de nouvelles lettres seroient censés exclus de l'Académie. Tous les académiciens obéirent, excepté Bosse, qui depuis quelque temps causait beaucoup de divisions dans la compagnie et qui même avoit fait imprimer des libelles offensans contre M. de Ratabon, et contre les académiciens plus distingués. Bosse s'obstina à ne point obéir, et l'Académie, de son côté, voulut absolument suivre à la lettre ses nouveaux réglemens..."
Enfin en 1661, " Bosse persistant toujours dans sa désobéissance, l'Académie tint une assemblée générale de cette année, dans laquelle elle annula les lettres de provision dudit Bosse, révoqua tous les actes faits en sa faveur, et ordonna de ne plus recevoir et de ne plus lire aucun de ses écrits dans la compagnie."
Bosse ne raconte pas les faits, et ne les motive pas surtout, précisément de la même façon, dans le petit mémoire de 15 pages qu'il a imprimé à la suite de  son Peintre converty aux précises et universelles règles de son art, avec un raisonnement abrégé au sujet des tableaux, bas-reliefs et autre ornemens que l'on peut faire sur les diverses superficies des bâtimens.
Ce mémoire est intitulé: "A. Bosse au lecteur, sur les causes qu'il croit avoir eues de discontinuer le cours de ses leçons géométrales et perspectives, dedans l'Académie royalle de la peinture et de la sculpture et mesme de s'en retirer." Il y épanche sa rancune contre cet impérieux Lebrun, qui conduisait l'Académie, dont il était directeur,  comme Louis XIV le parlement. Bosse, s'appuyant sur des noms vénérés de Bourdon et d'Errard, et racontant les scènes les plus bouffones qui donnent une bien étonnante idée de la longanimité de l'Académie pour Lebrun, s'évertue tant qu'il peut à se gausser de son ignorance en perspective, sur sa vanité d'artiste et sur sa mauvaise foi. Lebrun n'en eut pas moins raison contre le pauvre Bosse et contre sa manie de perspective.
Pendant qu'il faisait partie de l'Académie,  Bosse avait bien publié quelques livres après celui, cité plus haut, du Sentiment sur la distinction des tableaux, lequel avait parut en 1649. En 1652, il écrivit une lettre sur la perspective; et l'année suivante parut le "Moyen universel pour pratiquer la perspective sur les tableaux ou surfaces irrégulières; ensemble quelques particularités concernant cet art et celui de la gravure en taille douce".
Une fois sorti de l'Académie, Bosse publia, pour son apologie, les leçons qu'il avait professées. Son Traité des pratiques géométrales et perspectives enseignées dans l'Académie royale de la peinture et sculpture, parut en 1665. La lettre du Poussin à Bosse, qui forme une des curiosités de ce livre, n'y figure que pour faire pièce à Lebrun, qui s'armait contre lui du livre de Léonard de Vinci qu'il ne connaissait pas. En novembre 1668 furent publiées les Lettre au sieur Bosse, graveur, avec ses réponses sur quelques nouveaux traittez concernans la perspective et la peinture. C'est un cahier de 24 pages, y compris le petit poëme en quatre-vingt six vers de l'Ostéologie burlesque, "crayon (ou esquisse) de l'ostéologie, qu'un de mes amis a voulu mettre en vers burlesques". Parmi les lettres écrites au sieur Bosse, graveur, par des curieux qui le consultent sur les préceptes de cet art et sur ce qu'en écrivent ses contemporains Dufresnoy, de Piles, son ennemi Grégoire Huret et les autres, il en est une qui lui est adressée de Rouen par un sieur A. du Boccage, amateur retiré en province, lequel a vu les chefs-d'oeuvre renommés en Italie et en France, et qui, faute de mieux, s'occupe encore, dans sa retraite des livres et des théories de l'art. Ajoutons enfin à cette liste des livres et des recueils publiés par Bosse sa "Lettre à messieurs de l'Académie royale de la peinture et sculpture, contenant preuve des copiemens, estropiemens et déguisemens de la manière de perspective de monsieur Desargues faite en plagiaire par J. le Picheur, etc. (1660);" son in-folio sur la Manière de dessiner les cinq ordres d'architecture et de toutes les parties qui en dépendent suivant l'antiquité; " un autre in-folio, mentionné par M. de Montabert, sur les "Cinq ordres de colonnes en architecture et sur plusieurs belles parties qui la concernent;  les" Représentations de figures humaines avec leurs mesures prises sur les antiques qui sont à présent à Rome (1656)"; le "Livre des portraitures du Poussin et des meilleurs maîtres, contenant 52 planches (1649)"; et la "Rhétorique des dieux, ou Principe de musique; manuscrit précieux sur velin, orné des dessins originaux d'A. Bosse, Nanteuil et Lesueur".
Harcelé par les ennemis que lui avait attirés son humeur peu endurante, et dont le crédit augmentait à mesure que grandissait Lebrun; privé, par la mort de Desargues, du plus sûr ami de sa science; privé, par sa sortie de l'Académie, de la chaire où il avait enseigné la perspective avec tant de passion; affaibli comme graveur par les approches de la vieillesse, Abraham Bosse finit par renoncer à ce monde de la cour et des arts dont son oeuvre avait été le plus brillant miroir. Il quitta Paris, et se retira à Tours, où il mourut, les uns disent en 1678, les autres en 1680, à l'âge de soixante-neuf ans.

Le Magasin pittoresque, juillet 1851.