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jeudi 20 août 2015

L'écaillère.

L'écaillère.


Et où donc notre ami Bertall a-t-il découvert des huîtres à vingt centimes la douzaine? dans quel parage, à la porte, je ne dirai pas de quel restaurateur ni même de quel traiteur, mais de quel cabaret ce miracle de bon marché est-il possible? Sous quelle latitude est située cette écaillère dodue qui, les pieds sur sa chaufferette, entourée de cloyères sur lesquelles est placé le pavé réglementaire destiné à empêcher les huîtres de bailler et de répandre ainsi l'eau de mer contenue dans leurs écailles, remplit-elle aussi son office au rabais à l'appel du garçon?




Est-ce le souvenir d'un type aboli, une espérance de l'avenir, motivée par les efforts habités de M. Coste dans l'ostréiculture, qui doit ajouter des huîtres artificiellement produites à celles qui naissent naturellement?
Est-ce seulement un leurre pour les visiteurs de l'Exposition universelle de 1867 ? Y aurait-il cette année des huîtres d'avril comme des poissons d'avril?
Je connais les tours de force culinaires des grandes villes. Je sais qu'on voit dans certains établissements des gibelottes sans lapin, des civets où, malgré l'aphorisme du roi Louis XVIII, il n'entre pas un atome de lièvre, des filets de chevreuil qui n'ont jamais appartenu aux légers habitants de nos forêts. Je suis sûr que les consommateurs arrosent ces mets équivoques d'un vin suspect d'où le jus de la treille est complètement exclus, comme un aristocrate qui n'a pas droit de cité dans les boissons démocratiques et sociales. A Londres, j'ai passé autrefois assez souvent devant une boutique mal famée, hideuse, nauséabonde, située à l'extrémité de New-Road, plus loin que l'église de Mary le Bone (Marie la bonne), et quelques minutes avant d'arriver devant cette poissonnerie des consommateurs indigents où l'on détaille à bas prix les saumons à moitié gâtés, les homards défraîchis et les turbots pourrissants, j'étais alerté par l'haleine empestée de l'établissement. Mais là même on ne vendait pas d'huîtres à vingt centimes la douzaine.
Je sais qu'il y a toujours eu à Paris de ces endroits où l'on dîne à peu près pour rien, et où le dîner vaut encore moins que ce qu'il coûte. Alexis Monteil constate dans son livre sur les Français des divers états qu'il en était déjà ainsi au dix-huitième siècle:
"Chez les traiteurs, dit-il, les prix des repas varient comme les fortunes. Ici l'on dîne pour douze, vingt-quatre, quarante-huit sols; là pour douze, vingt-quatre, quarante-huit francs. Comment dans un repas peut-on consommer quarante-huit francs, ou comment ne peut-on consommer que douze sols? Très-facilement: on peut à son dîner manger quarante-huit francs au moyen des huîtres de Cancale, des truffes, des champignons muscats, des turbots, des brochets, de la venaison, de la volaille des départements éloignés, des vins fins, des légumes des îles."
Ajoutons les primeurs que Monteil a oublié, ou dont on ne s'est pas avisé de son temps: les ananas, les pêches, les raisins, les fraises, les melons en plein hiver. Mais laissons le finir:
"Très-facilement, continue-t-il, on peut dîner aussi pour douze sols par la raison qu'on dîne pour huit et même pour six."
Au dix-neuvième siècle, comme au dix-huitième, Paris a des cuisines pour toutes les bourses. Tandis que les estomacs bien rentés vont satisfaire leur appétit, lorsqu'ils ont le bonheur d'en avoir un, aux Frères-Provençaux, chez Véfour, à la Maison-Dorée, au café Anglais, au café Foy, au café Cardinal, au Grand-Hôtel du Louvre, au Grand-Hôtel, chez Philippe, chez Ledoyen, cette vieille dynastie culinaires des Champs-Elysées, ou bien au bois de Boulogne, au pavillon d'Armenonville, les estomacs indigents, qui sont hélas! toujours affamés, vont satisfaire ou tromper leur faim à la Petite-Californie ou au Petit-Ramponneau, où le prix d'un dîner ne s'élève presque jamais, malgré la hausse continue des denrées alimentaires, au-dessus de 50 à 60 centimes. Mais je dois me hâter d'ajouter que les huîtres à vingt centimes la douzaine, annoncées par Bertall, ne figurent pas dans ce menu démocratique. Encore moins les rencontre-t-on au dernier degré de l'échelle culinaire, dans les cuisines en plein vent qui fonctionnent dans le voisinage des marchés, aux abords des anciennes barrières, à proximité des ateliers et débitent des saucisses chaudes, des pommes de terre frites, des beignets et du poisson frit, le tout au pris de quinze à vingt centimes la portion.
Je n'ai trouvé d'huîtres à ce prix ou même à meilleur marché encore qu'en Bretagne, dans le Morbihan, où on les vendait, il y a quinze ans, cinq sols le cent. Mais les chemins de fer, ces grands bras de Paris qui, s'étendent dans tous les sens, vont saisir sur tous les points de la circonférence tout ce qui se boit, tout ce qui se mange, qui appréhendent le turbot et le saumon dans les filets, ramassent les huîtres de Cancale et d'Ostende dans leurs parcs, cueillent les pêches sur les arbres, les raisins sur les treilles, saisissent les grands bœufs dans les pâturages de la Normandie ou du Nivernais, vident les caves de la Bourgogne, du Bordelais et de la Champagne, pour nourrir et abreuver le Gargantua parisien, les chemins de fer y ont mis bon ordre.. "La barque arrive! la barque arrive," comme nous l'annoncent les crieurs dans nos rues; mais elle a beau arriver chaque matin, elle ne nous apporte pas d'huîtres à vingt centimes la douzaine.
Comment s'en étonner? Quoique les huîtres se reproduisent, chaque année, en nombre prodigieux, le nombre de mangeurs d'huîtres grandit encore plus vite. Il y a longtemps qu'on les avale, ces infortunés mollusques. Selon Pline, Sergius Orata eut le premier l'idée de parquer les huîtres, c'est à dire de les faire séjourner, pendant un certain temps avant de les livrer à la consommation, dans des bassins d'eau salée qui communiquent ordinairement avec la mer, de manière que leur eau se renouvelle à chaque marée: dans un parc elles engraissent et elles acquièrent une saveur particulière. Ce Sergius Orata, dont le nom mériterait d'être gravé en lettres d'or dans la salle à manger des gourmets, et auquel le baron Brisse, l'auteur des menus de la Liberté, devrait consacrer une notice fit construire des viviers aux environs de Baïa pour y engraisser les huîtres du lac Lucrin.
"Au fond du golfe de Baïa, entre le rivage et les ruines de la cité de Cumes, dit le savant professeur Coste, on voit encore dans l'intérieur des terres le reste de deux anciens lacs, le Lucrin et l'Averne, communiquant jadis par un étroit canal dont l'un, le Lucrin, donnait accès aux flots de la mer, à travers l'ouverture d'une digue sur laquelle passait la voie Herculéenne, bassin tranquille qu'un soulèvement de ce sol volcanique a presque comblé. Rome entière se donna rendez-vous dans ce lieu de délices où l'attiraient un ciel doux et une mer d'azur. L'industrie épuisa ses ressources pour accumuler autour des patriciens toutes les jouissances que cherchait leur mollesse, et, parmi ceux qui se vouèrent à cette entreprise, Sergius Orata, homme riche, élégant, d'un commerce agréable,  et qui jouissait d'un grand crédit imagina de parquer les huîtres et de mettre ce mollusque en renom. Il fit venir ses huîtres de Brindes, et, pour suffire à la consommation, il finit par occuper tout le pourtour du lac Lucrin de constructions destinées à les loger. Sergius, en effet, ne s'était pas borné à organiser des parcs à huîtres: il avait crée une nouvelle industrie dont les pratiques sont encore appliquées à quelques milles du lieu où il l'avait exercée."
Du temps de Pline, on avait déjà reconnu la supériorité des huîtres des mers britanniques, et comme la gastronomie et la gloutonnerie ont été les derniers dieux de la Rome païenne, on envoyait à grands frais, pendant l'hiver, en Italie, des huîtres de l'Océan enveloppées de neige et suffisamment comprimées pour empêcher la coquille de s'ouvrir. On se sert encore du même procédé pour envoyer à de grandes distances des huîtres vivantes; l'huître a l'habitude de fermer sa coquille, quand on la retire de l'eau, et elle s'applique ainsi le procédé Appert à elle-même en s'isolant de l'air.
Le nom générique d'huîtres comprend bien des espèces. Parmi celles que l'on mange en France, il faut distinguer l'huître commune, ostrea edulis, sur les côtes de l'Océan; l'huître méditerranéenne, astrea rosacea, sur les côtes de la Méditerranée; et l'huître lamelleuse, ostrea lamellosa, sur les rivages de la Corse. L'huître commune comprend des variétés assez distinctes; l'huître dite de Cancale, celles de Marennes et d'Ostende, diffèrent les unes des autres. Les huîtres vertes n'appartiennent pas à une espèce particulière; ce sont des huîtres ordinaires, engraissées dans des parcs, dont l'eau n'a pas été renouvelée.
Les huîtres sont un aliment délicat et d'une digestion facile, à cause de l'eau salée qu'elles contiennent: aussi les personnes dont l'estomac est malade ou affaibli en font-elles usage. Autrefois on regardait comme hygiénique de manger après les huîtres une soupe au lait, parce que, disait-on, ces mollusques se dissolvent dans le lait; on a reconnu depuis que cette opinion généralement accréditée était un simple préjugé. Les huîtres ne se dissolvent que dans les acides; l'habitude qu'ont les amateurs d'huîtres de boire, en les mangeant, du vin blanc légèrement acidulé est donc motivé.
J'ai dit que, malgré la prodigieuse multiplication des huîtres, leur prix vénal s'était beaucoup élevé dans ces derniers temps, parce que la consommation avait marché plus vite que la reproductions, qui d'ailleurs a beaucoup diminué sur les côtes de France. Il me suffira d'ajouter que Paris seul consomme annuellement 80 millions d'huîtres. Par suite de cette consommation effrayante et par d'autres causes encore, les huîtres, qui ne sont pas seulement la proie de la voracité humaine, mais qui sont exposées à la voracité de diverses espèces de poissons qui peuplent les mers, sans parler des huîtriers, oiseaux appartenant à l'ordre des échassiers et qui brisent leurs coquilles à coup de bec, tendent à disparaître sur les côtes de l'Océan. Cancale, Saint-Brieuc, Granville, Rochefort, La Rochelle, Brest, Marennes, Arcachon, ces terres classiques de la production huîtrières, sont profondément atteints. Plusieurs de nos bancs étaient déjà épuisés, et les autres étaient menacés du même sort. Cette source d'alimentation et de richesse allait donc tarir quand le gouvernement a fait appel à la science et lui demanda de remédier au mal. On a commencé par régularisé la pêche: on a mis les bancs d'huîtres en pêche réglée, comme on met les forêts en coupe réglée. Les bancs sont disposés et partagés en zones qu'on exploite successivement. Le professeur Coste, dont la renommée en pisciculture est européenne a en outre proposé de créer des bancs artificiels. Pour appliquer cette ingénieuse idée, empruntée aux anciens, on a placé sur différents points du littoral, dans des endroits choisis avec discernement, convenablement aménagés et protégés par des fascines, des huîtres mères, mises ainsi à l'abri de nombreuses causes de destruction qui déciment leur espèce; ces nouveaux bancs d'huîtres artificiellement crées sont soumis au même régime d'exploitation rationnelle et réglée qui sauvegarde aujourd'hui l'existence des bancs naturels qui nous restent.
Les mangeurs d'huîtres peuvent donc se rassurer. La science veille. S'il y a peu de chances de voir tomber ces mollusques au prix de 20 centimes la douzaine, au moins est-il à peu près sûr qu'il y aura toujours des huîtres. Par conséquent, le juge de la Fontaine pourra toujours donner deux écailles aux plaideurs. L'écaillère continuera à trôner sur la chaise curule où Bertall l'a placée, les pieds sur la chaufferette qui sert de degré pour arriver au trône, et la main armée du couteau qui fonctionne dès que la voix du garçon a murmuré ces mots réglementaires à son oreille: "Une douzaine d'huîtres, s'il vous plait."

                                                                                                                           Félix-Henri.

La Semaine des Familles, samedi 16 mars 1867.

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