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lundi 27 janvier 2020

Les petites sages-femmes.

Les petites sages-femmes.

Pas n'est besoin d'avoir inventé les classifications de Linné ou de Jussieu pour diviser toute de suite en deux catégories bien distinctes, les petites personnes qui suivent les cours de la clinique, en vue d'obtenir le privilège de tendre une main secourable aux jeunes citoyens à leur entrée dans le monde.
Il y a celles qui sont sérieuses et... celles qui ne le sont pas.
Les sérieuses sont... sérieuses; cela suffit. Elles travaillent et, comme les gens vertueux, prêtent aussi peu à la chronique que les peuples heureux à l'histoire.
Mais rien n'est perdu, parce que les autres, en revanche, y prêtent bien pour deux.
D'où viennent-elles?
En général, je vais me faire arracher les yeux, elles se recrutent parmi les jeunes personnes qui se sont donné la noble mission d'offrir de joyeuses consolations aux pauvres diables que des familles inclémentes obligent à l'étude du droit et de la médecine. Toutes habitantes de ce bon XXIe arrondissement*!
Leur vocation se développe subitement: c'est pendant un de ces moments d'humeur sombre, une de ces heures de philosophie noire connues de toutes les femmes et amenée soit par une dèche intense, soit par quelque crise nerveuse. Alors, la pauvrette, faisant un retour mélancolique sur elle-même, dit à l'heureux possesseur de son cœur:
- Tu sais, mon ami, ce n'est pas le tout de s'amuser; il faut aussi penser à l'avenir!
- Tiens, c'est une idée; mais si tu veux, nous la reporterons au trimestre prochain, répond celui-ci avec beaucoup de sang-froid.
- Sois donc sérieux! Que ferai-je plus tard?
Par délicatesse, il ne répond pas. Elle continue:
- Je pourrais te demander de m'acheter un petit fond de brasserie, comme tant d'autres; mais non, je veux gagner ma vie autrement. Ma famille m'a fait donner de l'instruction.
Ici, son interlocuteur ébauche un geste de doute.
- Certainement, répond-elle avec une pointe d'aigreur, une instruction solide. Aussi, je veux l'utiliser en suivant les cours de la clinique pour arriver un jour à être sage-femme. C'est un métier honorable.
- Bravo! s'écrie l'heureux possesseur de son cœur, enchanté d'une solution aussi économique. Je te paierai ton tableau, tu sais: une belle dame en cachemire, cueillant un gamin joufflu sur un chou pommé!
Et après les formalités d'usage, après un examen pas bien méchant, la voila admise, comme élève, à l'une des deux fournées annuelles de mars et novembre.

Son premier cours.
Elle arrive là-bas, rue d'Assas, à la clinique, au moins vingt minutes avant l'heure réglementaire. Dame, il ne faut pas plaisanter: c'est sérieux! et, elle est si contente de faire quelque chose de sérieux!
Pour tromper le temps, elle considère les bâtiments de l'hôpital, auxquels elle trouve l'air imposant, et elle tire des chaînées sur le trottoir, jusque devant le jardin de l'Ecole de pharmacie, où elle remarque qu'il ne pousse que des étiquettes en fer blanc.
Enfin l'heure sonne. Elle entre, munie des appareils de papeterie les plus compliqués, pour prendre des notes. Elle a, notamment, un de ces porte-plumes invraisemblables, sorte d'outil universel servant tout à la fois d'encrier, de tire-boutons, de cure-dents, de calendrier, de canif, de lime à ongles, etc. Il ne lui manque pour être complet, que de contenir un thermomètre et de pouvoir, au besoin, se transformer en parapluie.
Quand elle sort de là, elle a entendu un tas de mots baroques dont elle n'a pas compris une syllabe; elle déclare quand même que c'est fort intéressant.
Mais ce qui met le comble à son bonheur, ce sont ses premières journées de garde à l'hôpital.
Il faut voir avec quelle joie elle revêt son tablier blanc à bavette et ses manches blanches qui lui montent jusqu'au haut du coude. Alors, un sentiment nouveau vient la saisir et chatouiller jusqu'aux dernières fibres de son amour-propre: elle est quelque chose; elle ne fait plus partie du public.
Devant elles, les internes, les médecins ne se gênent pas; ils parlent librement des ennuis, des ficelles du métier. Ils ne pontifient plus comme devant le monde, et cette sorte de familiarité la flatte.
L'heureux possesseur de son cœur vient l'attendre régulièrement à la sortie; il se retrouve chaque fois en compagnie de cinq ou six jeunes gens dans le même cas. On noue bien vite connaissance et Blanfumé s'est fait là des relations charmantes.
Cependant le caractère de la petite femme a subi de notables changements. Maintenant elle le fait au sérieux.
Les questions scientifiques les plus ardues n'ont plus de secret pour elle; elle se mêle de tout, elle sait tout, elle patauge dans tout et n'admet pas la moindre contradiction.
Elle devient absolument insupportable.
Peut-on se figurer quelles bouffées d'orgueil montent au cerveau d'une femme qui fait de la gynécologie! Ces choses-là ne se décrivent pas.
Mais le pis, c'est que tout ce fatras scientifique, à force de lui être seriné, lui est rentré dans la tête; elle veut le placer partout et en assomme l'heureux possesseur de son cœur, qui, un beau jour, exaspéré, finit par lui dire:
- Laisse-moi tranquille. Tu me casses la tête!
- Quelle brute! fait-elle en levant angéliquement les yeux au ciel.

En même temps, elle prend les manières du carabin le plus endurci. Les plus effroyables opérations ne la font pas sourciller, et elle vous parle de vous ouvrir en quatre comme de la chose la plus simple du monde; au besoin, elle y trouve l'occasion de faire des mots... quand elle a de l'esprit.
Voici, par exemple, ce que l'une d'elle a conté à Blanfumé, de qui je le tiens; c'est donc parfaitement authentique.
Il s'agissait d'un accouchement des plus laborieux, opéré par un chirurgien dont elle citait le nom.
L'enfant, avec une inexpérience assez excusable, du reste, s'était présenté absolument mal, un bras en avant. Tout était à recommencer; il fallait le renvoyer d'où il venait. Mais ce diable de bras, qui avait tâté de la lumière, se refusait à le quitter, même pour quelque instants. Pas moyen de lui faire entendre raison.
Bref, le temps pressait, et, pour sauver au moins la mère, le chirurgien crut devoir couper ce bras obstiné qui, par sa position, empêchait seul l'opération de réussir.
Contre toute attente, l'enfant vécut, et, ce qu'il y a de plus singulier, plus tard, la mère demanda une indemnité pour son fils ainsi mutilé. Au cours du procès, il fut démontré, paraît-il, que l'opérateur aurait pu agir autrement.
- Aussi, ajouta-t-elle en forme de conclusion, c'est moi qui me méfierai quand j'en verrai un me tendre la main de cette façon-là. Je me dirai: Toi, mon bonhomme, c'est une indemnité que tu me demandes!

Nous sommes donc à l'apogée de l'enthousiasme, et cela dure bien trois mois, mais pas plus. Ce beau zèle ne tarde pas à s'abattre.
Un jour qu'une partie projetée se rencontre avec son tour de garde, elle déclare nettement qu'elle sacrifiera son service.
- Mais que dira-t-on là-bas? lui demande son seigneur et maître.
- Cela m'est bien égal ! S'ils ne sont pas contents, ils iront le dire à Rome!
A la Clinique, on ne va pas le dire à Rome, mais on lui inflige une garde supplémentaire. Un tel manque de procédés ne peut que la froisser et, peu à peu,  elle cesse toute relation avec ce que, maintenant, elle appelle la boîte. Plus de cours, plus de gardes! Ah! le chemin est vite parcouru.
A Chaillot les bouquins, et vive la joie!
La voila donc redevenue simplement ce qu'elle était auparavant, au grand désespoir de l'heureux possesseur de son cœur, qui craint de voir ses fantaisies se tourner vers le fond de la brasserie.
Le fatras médical qui encombrait son cerveau de linotte ne tarde pas à se dissiper, et, au bout de quelques mois, il ne reste absolument rien, de ce petit plongeon scientifique, qu'une haine profonde pour la boîte, c'est à dire la Clinique.
Elle a juré de ne plus jamais y mettre les pieds et elle tiendra son serment... à moins qu'un jour elle n'y revienne... dans un lit!

                                                                                                                     Henri Cermoise.

La Vie populaire, dimanche 5 juillet 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* XXIe arrondissement: modification de l'expression "se marier à la mairie du XIIIe arrondissement" quand Paris n'en comptait que douze, qui signifiait vivre maritalement. Lorsque le baron Haussmann fit passer le nombre des arrondissements de 12 à 20, l'expression se modifia, le XXIe arrondissement qualifiant l'origine des couples non mariés. 

mercredi 22 janvier 2020

Les assis.

Les assis.



Quand s'entr'ouvrent les yeux des marguerites blanches,
Quand le bourgeon tremblant palpite au bout des branches;
Quand les lapins frileux commencent, le matin,
A sortir du terrier pour courir dans le thym,
Quand les premiers oiseaux, chantant leurs chansonnettes,
Font, dans le ciel plus pur, vibrer leurs voix plus nettes,
A l'époque où le monde heureux se rajeunit...

Oh! c'est alors qu'il faut les plaindre, et douloureusement, les malheureux qu'un travail sédentaire courbe sur un bureau, colle sur une chaise, dans un coin de salle ténébreuse, dans une atmosphère lourde, confinée, épaisse, où mijote la vieille odeur chancie des paperasses, des linges douteux, des ronds de cuir, des fonds de culotte.
C'est alors qu'il convient de se lamenter sur le sort des Assis.
Les petits boutiquiers ont au moins leur devanture qui donne sur la rue, qui reçoit un oblique rayon de soleil. Par là, porte ouverte, des bouffées de brise peuvent entrer, apportant le lointain parfum des brises printanières, quand ce ne serait que la senteur des herbes coupées dans le prochain square. Des mouches arrivent en bourdonnant, saoules de lumière, et dansent éperdument dans un rayon d'or. On a même entendu parler d'un hanneton égaré, qui est venu cogner aux vitres de la boutique voisine et qui a sonné là une joyeuse tambourinade en l'honneur du renouveau.
Et les petits boutiquiers jouissent aussi du printemps à leur manière, pauvrement, vaguement, mais enfin, ils en jouissent. Ils hument par ci, par là, une gorgée d'air frais, malgré les puanteurs du ruisseau et le remugle de l'arrière-boutique. Ils regardent, là-haut, entre les toits des maisons, une bande étroite du ciel, où flottent des nuages violets, où passent des pigeons, où bleuit par instants un grand trou de saphir.
Et les petits boutiquiers, contents de peu, heureux de plus, s'apitoient sur l'infortune des misérables qui n'ont pas même ces maigres plaisirs, et ils se frottent les mains en songeant aux tristes enfermés, aux pâles paperasseurs, aux Assis.
L'ouvrier, lui, ouvre toute large sa blouse aux effluves d'avril. Sa blouse et son cœur! Ce matin, au réveil, il s'est débarbouillé les yeux devant l'aube rose et verte, et il est parti au travail d'un pied léger, ragaillardi, chantant.
L'usine a déclôt ses fenêtres. L'atelier lui-même, fut-il au fond d'une cour, est inondé de jour clair. Les outils accrochent et font miroiter des paillettes de soleil. Près de la porte, une touffe de giroflées éclate en feu d'artifice, ou bien c'est un pot de basilic qui fleure le musc. De la loge du concierge, à travers tous les bruits de la besogne et les cris de la rue, montent les trilles et les roulades d'une cage de serins.
Plus joyeux encore l'ouvrier qui turbine en plein air, suspendu sur un échafaudage, plus près du bleu, éventé par les souffles de l'horizon. Là-bas, tout là-bas, par dessus les bâtisses en train, il aperçoit l'océan de verdure qui vient battre les fortifications. Il a du soleil sur la peau. Sa cotte flambe comme une fleur. Il voit des papillons jaunes voleter autour de sa figure. Il boit du printemps.
Et les ouvriers, en vidant à midi une bonne chopine, la trogne allumée, les regards souriants, se moquent des déjetés, des blaichards, des chieurs d'encre, des Assis.
Mais celui qui les plaint le plus, ces pauvres Assis, celui qui le plus fort se désole de leur piteux destin, c'est l'Assis lui-même, le plus lamentable des Assis, l'Assis malgré lui.
Esclave du baccalauréat, qui en a fait un employé, jeune encore, encore plein de rêves, il gémit d'être déjà vissé immuablement à sa chaise de torture, le nez dans d'ignobles registres qu'il doit remplir, remplir sans cesse, et dont jamais il ne verra la fin, condamné au registre des Danaïdes. Oh! celui-là, comme il se plaint lugubrement! Et, ce qui es plus triste, sans rien dire!


Il essaye d'apercevoir un bout de ciel, un tout petit bout, par le coin de la croisée; il dilate follement ses narines chaque fois que la porte s'entrebâille. Mais en vain! la croisée est loin. Son pupitre est cogné dans l'endroit le plus noir de la pièce. La fenêtre ne s'ouvre jamais à cause des rhumes que craignent ses voisins. Et s'il vient quelque odeur par la porte entrebâillée, c'est l'odeur humide et moisie des longs corridors déserts, où poussent des champignons.
Et le triste enfermé, le navré paperasseur, le douloureux chieur d'encre, écrit en cachette des sonnets au printemps, de pauvres et lamentables sonnets qui voudraient bien ouvrir leurs ailes et aller vagabonder par les sentiers verts, mais qui sont voués au ténébreux cartable, et qui se dessécheront là, entre deux feuilles, comme de vieilles fleurs fanées, et qui font rire cruellement les autres Assis, les antiques Assis, les Assis par vocation.
Car, pour les Assis de naissance, il n'y a ni printemps, ni brises, ni papillons. La seule verdure qu'ils connaissent, c'est le vert du dos des registres. Et eux ne s'en plaignent pas! aussi est-ce à nous qu'il appartient de les plaindre, ces calamiteux, marmiteux et miteux, qui n'auront jamais désiré pour leurs poumons racornis un autre air que leur air lourd, confiné, épais, où mijote l’écœurante odeur chancre des paperasses, des linges douteux, des ronds de cuir et des fonds de culotte.

                                                                                                          Jean Richepin.

la Vie populaire, jeudi 25 juin 1885.

mercredi 15 janvier 2020

Spleen-conte.

Spleen-conte.

Le jeune sergent Bobillot*, dont la mort héroïque au siège de Tuyen-Quan a excité l'admiration unanime, s'était d'abord destiné à la littérature. Nous donnons, à titre de curiosité, une nouvelle écrite par lui, peu de temps avant son départ pour le Tonkin.


Je me nomme sir John Morthigan. Je suis baronnet.
Mon noble père, sir William Morthigan, que Dieu ait son âme!, m'a laissé à sa mort cinq mille livres sterling de revenu. Mes fermes du comté d'Antrim, en Irlande, m'en rapportent autant.
Ce n'est pas là une énorme fortune; mais c'est de quoi vivre.
Je ne suis pas très, très beau; mais on ne peut pas dire non plus que je sois laid. Ma cuisinière confectionne très correctement le plum-pudding; ma cave est pleine des meilleurs crûs de France; j'ai un excellent estomac, la tête est solide: je puis boire coup sur coup, sans broncher, jusqu'à trois bouteilles de champagne.
J'ai donc tout ce qui constitue le confortable en ce monde. Eh bien! malgré tout, je suis, moi, sir John Morthigan, baronnet, le plus infortuné gentleman de tout notre pays d'Angleterre.
Oui, certainement, le plus infortuné!
Et je ne pense pas que notre lord Byron, dans ses plus spleenétiques ivresses, que l'Américain Poë, dans ses cauchemars les plus sombres, aient jamais imaginé des tortures morales semblables à celles que j'éprouve, ni rêvé jamais une vie aussi triste, aussi noire que la mienne.

... Je suis jeune encore; je n'ai pas quarante-cinq ans; j'ai une santé de fer, un sang généreux coule dans mes veines et, toutes les nuits, mon sommeil fiévreux est hanté par des rêves d'amour. Et cependant l'amour n'est plus fait pour moi, malheureux que je suis! Je voudrais aimer, oui, je le voudrais, mais je ne le peux pas.
Vous êtes morte, mademoiselle Agnès, morte depuis longtemps, vous la cause de mon martyre; mais, si profonde que soit votre tombe, l'espère que ma voix pénétrera jusque-là; j'espère que, dans votre cercueil, vous m'entendrez vous maudire pour tout le mal que vous me faites!...
Vous entendez, mademoiselle Agnès, je vous maudis!
J'avais seize ans quand je vis pour la première fois Mlle Agnès.
Sir William, mon père, l'avait fait venir tout exprès de Paris pour me faire comprendre les beautés de la littérature française;
Ah! Française de l'enfer! quelles sataniques leçons vous m'avez données!
Et d'abord, elle était laide, Mlle Agnès, de cette laideur sèche de vieilles filles qui toussotent perpétuellement dans leur mouchoir.
Elle était laide avec son nez mince et recourbé, avec son menton en galoche, avec sa bouche qui ne semblait qu'une ride de plus sur son visage osseux, laide comme Punch*.
Elle était laide, mais elle semblait si douce, si réservée; elle baissait si chastement les yeux; elle avait une voix si flûtée pour dire:"Mon ami"; elle marchait si discrètement d'un pas qui glissait presque que, vraiment, je la pris tout d'abord pour une sainte, Mlle Agnès; oui, pour une sainte...
Bonté du ciel! Quelle sainte c'était là!

Un soir d'été, mon père était allé à Londres pour je ne sais quelle affaire, et j'étais resté au cottage avec Mlle Agnès.
Tous les domestiques étaient couchés.
Seuls dans la grande salle du rez-de-chaussée, nous regardions, mon professeur et moi, par la haute fenêtre ouverte, la lune blême, éclairant les allées régulières et bien sablées du parc. Quelque chose de doux et de tendre flottait dans l'air transparent, quelque chose qui me remuait l'âme, quoique je fusse assez froid de ma nature.
Certainement, je suis froid, mais il est positif que cette nuit bleuâtre, tiède, me faisait battre le cœur plus vite, très vite.
Après un silence, Mlle Agnès s'était tournée vers moi et, doucement, les yeux toujours baissés:
- Il fait bien beau ce soir, mon ami. Voulez-vous que je vous dise des vers... des vers de moi... voulez-vous?
Mais oui, parbleu! je le voulais!
Des vers! c'était encore de la littérature, et cela rentrait dans le domaine de Mlle Agnès.
Alors, elle s'était assise près de moi, et se mit à me réciter une longue suite de strophes dont je rappelle seulement quelques-uns.
Elle disait:

Ami, si tu veux, dans la nuit sereine,
Sous un ciel d'été, quand nous sentirons
Déborder d'amour notre âme trop pleine,
              Nous nous aimerons.

Quand dans les grands près, le soleil d'automne
Jette ses clartés roses du matin,
Nous nous en irons, quand l'angélus sonne, 
Les yeux dans les yeux, la main dans la main.

C'est si bon, vois-tu, la grande herbe chaude, 
Et l'odeur des foins qu'on couche en marchant;
C'est si bon, l'amour que l'on fait en fraude,
             L'amour en plein champ!

C'est si bon d'avoir un corps qui frissonne
Collé contre soi, ne songeant à rien, 
D'aller se cacher sans dire à personne
L'endroit où l'on s'aime, et de s'aimer bien.

Va! que des saisons passe le cortège,
C'est toujours l'amour que nous chanterons;
Et par l'été d'or, par l'hiver de neige,
          Nous nous aimerons!

... Voilà ce que disait Mlle Agnès.
Et en même temps ses grands yeux me regardaient, ces yeux que je n'avais jamais vus, ces yeux que les paupières baissées recouvraient d'ordinaire.
Et je jure qu'ils étaient terribles à ce moment-là, terribles de passion débordante;
La lampe s'était éteinte.
Mlle Agnès avait passé ses deux bras autour de mon cou; et voilà maintenant qu'elle appliquait ses lèvres sur les miennes! Et, dans la nuit, je ne voyais plus que le regard de l'horrible femme qui me fixait ardemment, jetant une lueur rouge comme un soupirail de l'enfer!...

Le lendemain, Mlle Agnès, avec le jour, était redevenue la petite vieille, humble, discrète, aux paupières baissées, que je connaissais autrefois, et je n'osais rien dire à mon père.
Du reste, un mois après, elle mourut, Mlle Agnès.
Mais je suis sûr aujourd'hui, moi, qu'elle a emporté avec elle toutes les joies que je pouvais avoir sur terre.
Car, chaque fois que je veux secouer mon souvenir, chaque fois que je veux réaliser mes rêves d'amour, quand bien même je tiendrais dans mes bras la plus belle fille du monde, il me semble que c'est toujours l'horrible petite vieille qui est là; il me semble toujours entendre sa voix, chantante comme une musique, qui murmure:

Va! que des saisons passe le cortège,
C'est toujours l'amour que nous chanterons;
Et par l'été d'or, par l'hiver de neige,
          Nous nous aimerons!

Et surtout, c'est toujours son terrible regard qui me fixe dans l'ombre, son regard qui jette une lueur rouge comme un soupirail de l'enfer!...

                                                                                                                   Jules Bobillot.

La Vie populaire, jeudi 18 juin 1885.


* Nota de Célestin Mira:

* Sergent Bobillot:

Buste du sergent Bobillot, siué place Paul Verlaine dans le 13e arrondissement de Paris,
dans le quartier de la Butte aux Cailles.

* Mister Punch:


mardi 14 janvier 2020

Nuit rouge.

Nuit rouge.

La belle nuit d'avril! Comme le boulevard vit, au jour rouge du gaz, avec ces landaus qui roulent, avec sa foule qui défile, sous les jets mobiles des lumières électriques célestement cadavéreuses!* Paris se repose, Paris s'amuse. Les femmes passent aux bras des hommes, marchent lentement et regardent vaguement. Les terrasses des cafés grouillent, illuminées. Les robes vives, les coiffures fleuries, les bouts des bas qu'on voit, les coins de gorge blanche, les visages qui se parlent, les mains qui se cherchent, les têtes qui se penchent, les chapeaux renversés sur le front qui s'éclairent, font des parterres vivants qui fourmillent et qui chuchotent. Des couples ont leurs lèvres au mêmes verres, d'autres hument à la même paille; des filles essuient leur rire au rire de leur amant. Quelle nuit! Paris digère, Paris respire, Paris aime! On boit frais à toutes les tables, on offre l'amour à tous les pas. Des groupes de fous et de folles s'entraînent en courant. Des voitures lumineuses promènent des visions de bals et d'orgies. Il fait tiède, il fait bon, des brises passent, les toilettes resplendissent aux vitrines ardentes, les diamants flamboient aux étalages. Des petites filles en cheveux flottants, suivies de leur mère en haillons, vous demandent l'aumône avec des fleurs.
Tout en humant ma glace, je fume mon cigare, devant le café Riche*, quand une main ma tape sur l'épaule.
- Vous savez, c'est pour cette nuit...
- Cocher!
Il ronfle.
- Cocher! cocher!
On le tire par la tunique, on le tire par le bras... Il maugrée:
- Où allez-vous?
- Place de la Roquette.
A ce mot, il saute de son siège, il devient causeur.
- C'est pour cette nuit?
- Oui...
Le ciel, au dessus de nous, est effrayant d'étoiles.
Au coin d'une rue.
L'entrée d'un marchand de vin.
Il y a, dehors, des petits arbustes dans des caisses. A la vitrine, faiblement éclairée, cinq ou six grands flacons de formes baroques, à goulots en tire-bouchons, et dans la panse transparente de l'un desquels ricane une tête couleur groseille, coulée dans le verre, la tête à lunettes de M. Thiers*.
La salle est petite et basse; au fond, il y en a une autre, plus petite, et plus basse encore. Le mastroquet, assis à son comptoir, en petite casquette, en gilet à manches, avec sa figure rasée d'acteur gras, cause, les coudes sur l'étain, avec un gardien de prison. Aux tables, ça et là, quelques consommateurs, des journalistes, des artistes... Ma foi! il sent là-dedans le vin et le pain. Nous apercevons des assiettes à devises, des cervelas, du Brie au foin! Il y a sur le comptoir une carafe de cidre bouchée d'une pomme... Nous nous sentons faim, mangeons!
Mais tout à coup, nous faisons silence. Quelque chose, brusquement, a refroidi tout le monde. De petits jeunes gens viennent d'entrer sans rien dire, imberbes, chlorotiques, les yeux brillants comme d'un brillant de verroterie, des bouches minces comme des lisières de chancres roses.
Toujours muets, ils se placent, et le patron, sans qu'ils aient appelé, vient les servir. Ce sont des figures gamines et sinistres. Ils se parlent du regard, ils ne font même pas de signes. De temps en temps, un curieux paraît, un agent de police vient prendre un canon, avec un: Bonsoir, messieurs! Dans le groupe, alors, sans qu'on réponde rien, les mains, vaguement, se portent aux chapeaux. Le silence, pourtant, autour d'eux, s'accentue. On les regarde, ils vous regardent, ils ont presque des tenues de collégiens qui viennent de jouer, de grandes mains souples, des habits fatigués. Leurs figures ont des insignifiances de fille, des regards de chipies. Quelques-uns ont sur la lèvre comme un duvet de femme velue; d'autres, des mines de chats qui dorment; d'autres des rires... Parmi eux tous, il y a un petit en casquette de marin, trapu, la tête carrée, albinos, avec un commencement de favoris à la notaire, et deux yeux froids en vrille au fond d'une figure en casse-noisette qui vous glace...
A la fin, cependant, le silence devient trop lourd. On est gêné, on chuchote pour se distraire...
C'est égal, nous avions bon appétit! Nous avons mangé tous les œufs rouges.
L'impression que donne la guillotine ressemble un peu à celle que peut donner la rencontre d'un grand homme. On est tout surpris de ne pas être plus saisi.
C'est bien lui. C'est bien elle? Ce n'est pas par hasard, un passant quelconque que nous prenons pour lui? Ce n'est pas par hasard une machine quelconque que nous prenons pour elle? Où est le génie, dans cet œil distrait, dans cette face empâtée, dans cette tête vulgaire, dans cette voix comme toutes les voix, qui dit des choses comme toutes les choses? Où est l'horreur des exécutions dans ce morceau d'acier terne, qui à ce moment, dans l'ombre, a l'air d'un morceau de bois? Où est l'épouvante dans ce ressort qu'on essaye, et qui fait le bruit de tous les ressorts? Où est la grimace de Troppmann*? Où est le sang? Mais où sont les lauriers civiques qu'on voit sur les médaillons? Où sont, sous ce chapeau haut de forme, les discours, les pensées, qui ont bouleversé le monde? Où sont, dans ce petit portique qui a l'air d'un chevalet de peintre, les terribles soleils levants?
C'est bien elle qui est là, pourtant, à deux pas, de plain-pied, au niveau de tous. Elle rappelle presque, par instants, des meubles qu'on a déjà vus. On y mettrait une glace et ce serait une psyché! Oui, c'est elle, cet huis! C'est elle, ce chambranle! c'est le seuil qu'on lave toujours, quand quelqu'un y est passé*!
Mais les étoiles ont pâli.
Elles semblent fuir, elles s'en vont!
Le ciel blanchit, la prison se dessine sur l'aube, les lettres du fronton: DÉPÔT DES CONDAMNES commencent à s'accuser et sortent de la pierre, des souffles froissent les feuillages, les becs de gaz blêmissent sous les platanes, des reflets gris s'éveillent sur les toitures de zinc, des paillettes s'allument aux vitres des maisons, le cheval du fourgon fait un bruit de grelots comme celui qu'on entend dans la cour d'une auberge, quand une voiture vous attend au petit jour, pour vous emmener, le piétinement des chevaux clapote sur le pavé comme une mer qui monte, et le soleil bientôt, se lève, énorme et bleu!
... C'était à l'oeuvre qu'il fallait la voir, quand le porte ronde s'est ouverte, et quand elle a vomi le malheureux qui sautelait en chemise au milieu du groupe noir*.
L'éclair de la foudre sourde est tombé, et la voilà, maintenant la guillotine, dans son lac de sang chaud, sous l'azur, hideuse, petite, formidable et légère, avec ses bras de gibet, et sa lunette de latrine!*

                                                                                                                     Maurice Talmeyr.

La Vie populaire: jeudi 21 mai 1885.


* Nota de Célestin Mira:

* Boulevard:

Georges Stein: Galeries Lafayette.

Les grands boulevards.



* Le café Riche:



* Adolphe Thiers:



* Troppmann: Jean-Baptiste Troppmann est l'auteur du massacre de Pantin. Huit membres d'une même famille, la famille Kinck, furent tués de ses mains. Jugé coupable, il fut guillotiné en 1870.

Jean-Baptiste Troppmann.

Cadavres de Mme Kinck et ses cinq enfants.




* Guillotine:

La guillotine à la Roquette. Sortie des condamnés.
* Exécution en place publique:

L'exécution de Weidmann fut la dernière exécution publique.


* Guillotine caricature:


dimanche 12 janvier 2020

La Parisienne.

La Parisienne.


La femme de Paris préoccupe, cette année, les auteurs dramatiques qui veulent mettre de la philosophie entre cour et jardin, et les peintres qui essaient de faire de la zoologie morale avec des traits et de la couleur. M. Henry Becque publie l'oeuvre de fine analyse qui fut si bien refusée au Théâtre-Français et si mal jouée à la Renaissance. M. James Tissot* expose une suite de quinze tableaux très renseignants sur le féminin épars entre le rond point des Champs-Elysées et le parc de Versailles. L'écrivain et l'artiste sont tous deux très affirmatifs. "La Parisienne", dit l'un. "La femme à Paris", dit l'autre. Certes il y a dans ces toiles des élégances et des mystères de notre ville, et dans cette pièce de la malice tranquille et de la sensualité gourmande de nos bourgeoises. La génération peinte n'est-elle pas pourtant appuyée de documents trop restreints? La comédie, qui pourrait se résumer en une trentaine de maximes justes de tous temps et sous toutes les latitudes, ne dépasse-t-elle pas l'étude locale pour arriver jusqu'à la "Femme", jusqu'à "Ménage"? Avons-nous, avec la brochure de notre bibliothèque, et les gravures des tableaux dans nos cartons, une Parisienne capable de représenter la race dans toutes ses variétés ethnologiques, avec toutes ses nuances psychiques?

En toute sincérité, non.
Il y a eu erreur chez l'auteur dramatique, et le peintre a trop accepté la légende parisienne mise en circulation par les intéressés. La femme qui vit tranquillement dans un adultère régulièrement administré, partageant sa personne et sa sympathie entre un mari satisfait et un amant dont les inquiétudes donnent une apparence dramatique à la banalité amoureuse, la femme qui ajoute à ce programme, ordinaire comme un menu commandé par un pot-au-feu, l'addition des caprices calculés, des toquades sans trouble, des amours rencontrés et subis, cette femme-là vit aussi bien dans l'atmosphère silencieuse d'une petite ville mêlée de vergers et de champs que dans la rue bruyante d'une capitale. Et les traînées des toilettes à tapage, les brusques apparitions de modes nouvelles, les conversations tenues à voix haute dans les lieux publics, les soirées à intrigues et les soupers à champagne, les enthousiasmes au cirque Molier* et les déjeuners chez Ledoyen*, les maquillages de l'Hippodrome et les mises en scènes de la politique mondaine, tout cela, c'est le boniment sur le pas de la porte, ce n'est pas la vraie pièce; c'est le décor trompe-l’œil, ce n'est pas la vérité des choses; c'est le masque, ce n'est pas le visage, ce n'est pas Paris, c'est le Tout-Paris. Le peintre subtil a d'ailleurs indiqué qu'il n'était pas la première dupe, en faisant défiler, au milieu des basses adulations et des charnels hommages d'hommes du monde essoufflés, la mince, noire, stupéfiante effigie de celle qu'il proclame "la plus jolie femme de Paris". Il pourrait bien y avoir une curiosité sceptique chez cet iconographe, une jolie railleries sur tous ces étalages.
Pourrait-on, véritablement, le prétendre avec sérieux, que c'est la Parisienne, ce mannequin à esprit grêle et à passions malades qui promène avec une puérile et comique gravité les fantaisies costumières des tailleurs pour dames. C'est la Parisienne comme le boulevard est à Paris, comme le café de Madrid* est le centre du monde, en vertu d'une convention passée par quelques-uns et imposée aux autres par une publicité à grand spectacle. Il a été décidé que la poupée qui coiffe des chapeaux à cinq étages, qui met des gants longs comme un bras, qui rembourre sa robe de foin et de copeaux, était l'héritière de tout l'esprit du XVIIIe siècle, la dépositaire de tous les sentiments sataniques découverts par la littérature. Et tout le monde l'a cru. Une femme de trente-cinq ans ne peut plus prendre la physionomie songeuse qui convient à l'évocation d'une note de modiste, sans qu'aussitôt il ne soit question d'irrémédiable et d'inconnu, de sphinx et d'énigme. Cette réclame sans mesure à des fatalités sans existence crée le romanesque et l'hallucination; des pensées vides et des cœurs fermés en arrivent à s'imposer par des racontars de salons et des notes de journaux. Un menu de dîner par-ci, une description de toilette par-là, une citation à propos d'une première représentation ou d'un vernissage, d'une séance à l'Académie ou d'une exécution capitale, d'une soirée dansante ou d'une villégiature, une apparition dans un gala ou un bal blanc, et vous voilà, madame, sacrée et couronnée Parisienne. Que vous veniez de la Roumanie ou de la Corrèze, du Brésil ou des Flandres, que vous ayez été élevée dans l'ombre moisie d'une boutique provinciale ou d'une maison de banque internationale, que vous ne compreniez rien aux livres que vous lisez, à la peinture que vous regardez, à la musique que vous entendez, peu importe. Vous représentez Paris, on vous l'a dit, et vous le croyez. Le rôle n'est d'ailleurs pas difficile à tenir. Continuez seulement à aller dans les endroits où l'on est regardée, à envoyer des billets aux reporters, à changer de robe trois fois par jour. En vérité, il n'en faut pas plus. Nul besoin de vous inquiéter de l'art et du goût parisiens tant célébrés; on vous garnira de tous les faux bibelots et tout le faux japonais nécessaires, on vous habillera à l'anglaise ou à l'américaine sans que vous ayez à intervenir. Nul besoin non plus de connaître la ville sur laquelle vous régnez; on vous dira où il faut aller. Les Parisiennes comme vous sont, par moments, déportées en masse, et Paris n'est plus dans Paris; il est dans un village grouillant, asphalté, éclairé au gaz, au bord de la mer; il est dans un château où l'on joue l'insipide proverbe, où l'on récite l'odieux monologue.
... Vraiment, il prend l'envie de charbonner un violent crayon véridique à côté de cette aquarelle délavée, de faire surgir en face de l'être factice fabriqué par la mode, celle dont on ne parle pas, la vraie Parisienne de Paris.

La Parisienne, la seule, elle n'est pas en question dans la chronique, c'est au plus si on la mentionne dans les faits divers; elle peut forcer la Gazette des Tribunaux à lui donner une place, elle ne fera pas autrement s'occuper d'elle les historiens au jour le jour épris des charmes frelatés et des distinctions convenues. Celle-là, c'est la première venue, la passante qui fait tous les jours le même chemin, qui sort à peine de la ville où elle est née, du quartier où elle s'occupe, de la rue qu'elle habite. C'est la Parisienne autochtone, et vous ne la trouverez jamais ni à Deauville, ni au Mont-Dore, ni même place de la Concorde, ni au bois de Boulogne. Elle est restée habitante des vieux quartiers et des faubourgs, et les rues où elle se tient sont battues comme des îlots par le flot provincial. On ne la trouve plus guère à Montmartre, envahi par le cabotinage artistique; elle séjourne encore tenacement entre la Chapelle et Ménilmontant, dans le quartier du Temple, autour des Gobelins, à Grenelle. La voici, c'est elle qui monte la chaussée, avec sa physionomie de chlorotique réveillée, avec ses yeux chercheurs, de couleur indécise; elle a les pieds dans des bottines étroites, et rien sur la tête; ses cheveux lui tombent dans le dos, comme une floche de soie; un ruban écarlate comme un coquelicot, ou bleu comme un bleuet, met du tapage ou de la sentimentalité sur sa personne. C'est cette petite, la mode de Paris, c'est elle qui a placé ce ruban, inventé cette coiffure, qui a taillé et cousu cette robe, plissé ce corsage. Elle sait bien ce que produit l'assemblage de deux couleurs, elle sait bien harmonier son teint avec une étoffe, et le chiffon dont elle enveloppe la grâce maigre de son corps est mieux inventé que les plus compliqués harnachements. Et c'est aussi, cette petite, l'esprit de Paris. Si on ne lui a pas donné de conseils pour s'habiller, on ne lui a pas non plus inspiré les paroles qu'elle débite en chemin. La voix est aiguë, et la gaieté ricane trop haut; du mauvais goût et de la discordance, il y en a; des "vous savez", des "oui, alors", des "pour sûr", encombrent les phrases. Mais le mot a aussi son franc, et la répartie file comme une flèche; le monsieur qui se montre trop est bientôt "remisé"; un coup d’œil l'a vite dévisagé, une exclamation l'a vite étiqueté. Et le jacassement continue, un jacassement où défilent, sur le mode gai, toutes les tristesses de la vie de l'ouvrière.
C'est ce qui domine chez ces fillettes, une indifférence sardonique, un "va te faire fiche" à toutes les préoccupations, un besoin de danser devant tous les buffets vides, un désir de joies bruyantes, de coquetteries exaspérées, de plaisirs irritants comme des vinaigres et des poivres longs. Elles aiment avec toutes les bêtises qui les font pleurer, toutes les gaudrioles qui les chatouillent; le feuilleton qu'elles lisent dans leur journal et la romance qu'elles apprennent dans un cahier de chanson les consolent des vêtements trop lourds ou trop légers, de ce qu'elles mangent ou de ce qu'elles boivent, de leur famille qui les engueule et de leurs amoureux qui les lâchent. Elles ne connaissent guère d'autres festins qu'un cornet de frites ou une glace à un sou; leur villégiature se font à Vincennes, pendant les après-midi de juillet, au milieu des écailles d'huîtres, des tessons de bouteille et des papiers graisseux; leurs "raouts" et leurs "redoutes", c'est un litre bu avec de sales voyous ou de prétentieux calicots, pendant un entr'acte, au théâtre de Belleville*, ou entre deux mazurkas, chez Debray* ou chez Colbus*; tout ce qu'elles peuvent avoir de goût pour les courses se résout en une tournée de chevaux de bois; elles adorent frissonner au drame et elles savent rire doucement à la comédie; elles ont de la sympathie pour les orgues de Barbarie et elles accompagnent avec conviction les refrains chantés en plein air. Elles soufflent dans leurs doigts en hiver, et elles s'asseyent au bord des trottoirs en été. Elles sont un peu les sœurs des moineaux de nos rues: elles s'égayent de tous nos rayons de soleil et prennent leur parti de toutes les boues.

Comment elles finissent, les pauvres lamentables? Est-ce qu'on sait? La mort les prend ou l'amour les perd. La fluxion de poitrine les emporte, le trottoir les retient, ou la maternité les assomme. L'apprentissage sensuel avait d'abord paru drôle, quand les ébats commencés à l'hôtel garni se continuaient dans la luzerne des fortifications, et la gosse dont on venait de crever la virginité trouvait plaisant de dire qu'on venait "d'en donner une séance". Mais les mines évaporées cessent à l'hôpital, dans les couvents des prostituées, dans le ménage dur à tenir.

Elle nous a mené loin du théâtre bourgeois et de la peinture mondaine, la fille de Paris!

                                                                                                                      Gustave Geffroy.

La Vie populaire, dimanche 16 juin 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* James Tissot: quelques toiles.










* Cirque Molier:





* Ledoyen:





* Café de Madrid: le café de Madrid est le lieu de tous les colportages artistiques et littéraires. Alfred Delvau écrit que "tous ces aimables popoteurs du café de Madrid colportent tous les potins, toutes les médisances que chaque matin voit éclore dans leur Landerneau."


L'heure de l'absynthe.


* Théâtre de Belleville:





* Debray: La famille Debray, meunier à Montmartre, ouvre, en 1834, à côté d'un des deux moulins, le Blutte-fin et le Radet, une guinguette et un bal. Très vite, le bal Debray prend le nom de Moulin de la Galette, par allusion aux petits pains de seigle que les meuniers débitaient accompagnés au début d'un verre de lait, remplacé par la suite par un verre de vin.





* Colbus: Le bal Colbus à La Villette souffrait d'une réputation exécrable de par sa fréquentation et ses nombreuses rixes. Le dimanche, alors qu'en semaine les porteurs de blouses remplissaient la salle, seuls les porteurs de paletots étaient admis, ce qui n'empêchait nullement les troubles. Il fut fermé en 1850.


La Villette.

Plus tard en 1931.....


mardi 7 janvier 2020

Ketty culbute.

Ketty culbute.


Hide, oh! hide those hills of snow...

Shakespeare, Measure of measure.


Ketty a douze ans. Blonde aux yeux bleus, elle est aussi mignonne et jolie que ces fillettes qui,  sur les cartes de Christmas*, passent leur frais museau rose dans un cadre de primevères et des branches de mistletoe.
Mais Ketty est maigre et un peu pâle, car elle a grandi connaissant la faim.
Qui lui a donné son nom? Elle ne s'en souvient pas. Peut-être est-ce elle même qui, le trouvant joli, se l'est approprié; ou bien sa petite sœur, qui a six ans et qu'elle a recueillie un soir sous une arche de London-Bridge, l'a-t-elle appelée: "Ketty, Ketty!" lui trouvant quelque ressemblance avec celle qui l'avait perdue.
Que voulez-vous! le pauvre est si prolifique, qu'il est souvent bien en peine de placer ses petits.
Bref, elle se nomme Ketty, et sa petite sœur Sis, mais depuis l'hiver dernier on la nomme Ketty culbute.
C'était avant Noël. Onze heures du soir sonnaient et elle avait faim. Le marchand d'allumettes lui refusait crédit et sa petite sœur pleurait. Alors, elle s'approcha d'un groupe de jeunes gens qui venaient de souper au club.
- J'ai faim, gentlemen, dit-elle; voulez-vous me donner de quoi acheter du pain pour ma petite sœur et pour moi?
- Fais la culbute, s'écria l'un d'eux, et tu auras deux sous.
Ketty regarda autour d'elle. Il n'y avait pas le policeman et le trottoir était à peu près désert. Alors elle n'hésita pas, elle se mit à genoux, appuya sa tête sur la pierre et fit la culbute. A chaque tour sa jupe effrangée tombait, bien qu'elle serrât les genoux, montrant ses jambes maigres de fillette affamée. Et les jeunes messieurs riaient, prenaient plaisir au spectacle. Ils en furent si réjouis qu'ils se montrèrent généreux. Ketty récolta deux shillings et trouva le métier bon.
Depuis, chaque soir, on la rencontre non loin de Charing-cross, toute pâle et fiévreuse, avec ses grands yeux bleus cerclés de bistre et sa figure criant famine.
- Monsieur, dit-elle, voulez-vous que je fasse la culbute?
Car, grisée par son premier succès, elle s'est fait illusion et ne gagne pas gros à ce métier trop facile. Les uns s'indignent et la repoussent, ce sont les vertueux; et le plus grand nombre, qui ne l'est pas, est retenu par la pudeur et la crainte du policeman.
Cependant il lui arrive quelquefois des aubaines; c'est entre onze heures et minuit, quand on sort allumé des public-houses.
Alors, la petite Sis la regarde et désirerait bien aussi l'imiter.
Une nuit, émerveillée par les gros sous que récoltait sa sœur, elle avait voulu avoir part au salaire et gagner sa vie à son tour, et gravement, elle essaya. Mais à peine avait-elle les jambes en l'air que Ketty s'élança furieuse et effarouchée.
- N'avez-vous pas honte? s'écria-t-elle en la secouant rudement; une petite fille de six ans faire la culbute! attendez que vous ayez douze ans, comme moi!.
L'autre soir, nous la rencontrâmes; elle nous fit ses offres ordinaires, s'attachant obstinément à nos pas.
C'était sous la voûte du terminus de Charing-cross. Au bout se trouve une taverne, où nous entrâmes. Ketty nous y suivit et, passant timidement sa tête par la porte entrouverte nous pria de lui offrir un verre de bière ou de gin. On lui donna une pinte de porter qu'elle avala jusqu'à la dernière goutte. La petite Sis regardait bouche béante, et ses yeux parlants disaient: "Moi aussi, je voudrais du porter."
A son tour, elle put boire tout son saoûl, au moins une demi-pinte, laissant le reste à sa grande sœur.
- Ouf! firent-elles, les yeux écarquillés de plaisir, nous avions soif! Mille mercis! Dieu vous le rendra, bons gentlemen.
- Tu le lui réclamera pour nous... C'est bien, voilà deux pence, allez-vous en.
Mais Kitty tenait à nous prouver qu'elle n'était pas ingrate; elle attendit notre sortie, et, émoustillée par le capiteux breuvage, elle se mit à culbuter devant nous, pensant ainsi payer nos yeux du plaisir procuré à son estomac, et, appelant sa petite sœur, l'invita dans son enthousiasme à joindre aux siennes ses actions de grâce.
- Culbute, Sis; cabriole, ma chérie! Cette nuit je te permets de culbuter en l'honneur de ces gentlemen.
Et c'était un spectacle grotesque et pitoyable à la fois de voir cette fillette de douze ans et cette enfant de six rouler côte à côte sur la chaussée, étalant un fouillis de chairs blanches et de loques noires à l’œil stupéfait des passants attardés.

                                                                                                                                Hector France.

La Vie populaire, dimanche 31 mai 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* Christmas cards: