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dimanche 31 janvier 2021

 Petites vieilles et petits vieux.

Le père Thomas.


Il fut un homme que j'ai cru longtemps immortel. Pendant quinze ans, je l'ai vu arriver à la maison, le 15 et le 30 de chaque mois, toujours à la même heure. Sans rien dire, il déposait, en entrant chez nous, son vieux chapeau sur un meuble, découvrant une tête blanche comme neige, dont la chevelure faisait songer à celle des vieillards de Greuze*; ses vêtements, également vieux et propres, quoique rapiécés, étaient les mêmes en toute saison. Il allait de chambre en chambre remonter nos pendules; puis, quand il s'était assuré que le coucou de la salle à manger sortait régulièrement de son chalet en chêne à l'heure où sonnait le cartel Louis XIV* du salon, le bonhomme saluait la maîtresse du logis, qui, le 30 de chaque mois, lui payait ses honoraires.
On l'appelait le père Thomas. Je lui donnais soixante-dix ans, il en avait quatre-vingts, peut-être plus.
Comme il ouvrait rarement la bouche, je le considérais comme l'accessoire obligé des pendules, une sorte de remontoir automatique et silencieux, inséparable des pendules elles-mêmes. Cette face sculpturale avait un aspect biblique et la régularité de ses visites et de ses gestes me faisait songer que son mécanisme intérieur était peut-être l'œuvre d'un Vaucanson*.
Un jour vint pourtant où j'appris que le père Thomas était un homme comme les autres et que, s'il ne parlait pas, sans être muet, c'est qu'il était sourd, étrange infirmité pour une personne dont la profession était d'écouter le tic-tac des chronomètres!
Toutes les pendules chez nous s'arrêtèrent un beau matin! Le trentième jour du mois s'était écoulé sans la visite du père Thomas. Il devait être malade ou bien mort! Quel trouble jeté dans sa clientèle! De la Bastille à Ville-d'Avray, où il était allé à pied régler des horloges, l'arrêt de tant de balanciers avait dû donner l'éveil à la même stupeur: le père Thomas est mort!
Sur ces entrefaites, au autre vieillard, de l'âge approchant de l'horloger, mais dont la moustache encore épaisse, le chef dénudé sillonné de quelques mèches encore grises et les talons éperonnés, quoique sans molettes, caractérisaient un dernier grognard du premier Empire, se fit annoncer chez nous sous le nom de capitaine Durambert; c'était un ami et un client du père Thomas.
- M. Thomas est très fatigué, dit le brave homme à mon père. Il se fait vieux!... Il n'est pas venu? C'est cela! ses jambes enflent... Ah! vous, monsieur, qui êtes comme moi un vieux client de Thomas, vous n'êtes pas sans vous être aperçu que le bonhomme perd un peu la tramontane! Cela m'effraye pour lui! Il a six mille francs d'économie; je n'ai pas pu réussir à lui persuader que six mille francs lui constitueraient en viager, vu son âge, une rente fort raisonnable et, qu'avec cela, dans un asile de la vieillesse, il finirait en paix ses jours. Il a une grande confiance en vous, monsieur! peut-être en lui parlant, seriez-vous plus heureux que moi!
Mon père accueillit favorablement cette idée et me chargea de visiter Thomas dans sa retraite, après qu'il eut examiné les conditions d'un placement en viager.

*****

La rue Bellefond a été longtemps une enclave de la province, en plein Paris. Elle n'a perdu ce caractère que depuis la création du square Montholon* et de la rue Baudin. On y rencontrait des vestiges nombreux du temps où cette rue montueuse de Paris était encore une rue de village. Sous les portes des numéros impairs, au sud, on apercevait des vergers, des clos de blanchisseuses, des chèvres et des vaches à l'étable et des pampres accrochés par leurs vrilles à de véritables échalas. C'est là que demeurait, au n° 33, dans une maison dont la cour était pleine d'herbes, le vénérable père Thomas, remonteur de pendules;
Tout en haut, au quatrième étage, c'est à dire à un huitième, si l'on ajoute l'altitude de la rue à celle de la maison, nichait le bonhomme depuis un demi-siècle. Arrivé à sa porte, au fond d'un couloir, je frappe à plusieurs reprises: pas de réponse. Effrayé de ce silence, je redescends les quatre-vingts marches pour m'informer de nouveau, près de la concierge.
- Monsieur ne sait sans doute pas que M. Thomas est sourd?
- Pardon! Je sais cela!
- Alors, monsieur ne connait pas la manicle?
- Quelle manicle?
- Au-dessus du cadran cloué sur la porte, il y a un petit trou et une ficelle dans ce trou avec une chevillette. Il faut tirer la chevillette, la bobinette cherra!
Je remontai et j'ouvris.
Le père Thomas était là, toujours rose et blanc comme un Greuze, toujours debout comme si la nature lui eût donné un aplomb inaltérable sur ses vieilles jambes; mais l'œil avait du vague et la langue semblait embarrassée.
- J'ai oublié, me dit-il d'un air honteux; pour la première fois de ma vie, j'ai laissé passer le 30. Je ne sais ce qu'il y a; rien ne va plus! Ma propre horloge est arrêtée!
Autour de lui régnait un désordre complet, mais visiblement récent, car le fond des choses et la propreté de la mansarde témoignaient d'habitudes d'ordre, inséparables de l'horlogerie. Le pêle-mêle des habits, de la vaisselle, le lit défait marquaient que la maladie était entrée là, sournoisement, depuis peu de jours.
Le regard soupçonneux du vieillard ne me quittait point. Je lui présentai un cornet acoustique que je vis sur une table et je lui exposai l'objet de ma mission. Je parlai comme un agent d'assurances sur la vie, tant j'avais bien appris ma leçon.
- Voyons, père Thomas, cela vous va-t-il?
- Oui! me répondit-il en hochant la tête.
- Pourquoi n'avez-vous pas accéder au désir de votre ami Durambert?
- Je me défie de tout le monde: tout le monde veut me voler!
- Par exemple! Et mon père, Et moi?
- Je n'en sais rien!
- Bien obligé! répliquai-je en riant. Alors vous n'êtes pas décidé?
- Mon dieu! si!
- Alors, prenez votre argent et allons à la compagnie d'assurances, mon père y sera, j'ai une voiture en bas.
- Tout de suite, alors?
- Sans doute! vous ne craindrez plus les voleurs, quand vous aurez placé vous même votre argent dans les caisses de la compagnie.
Le père Thomas ouvrit l'armoire, la commode, remua du linge, des papiers. Il ne trouva rien.
Tout à coup, il s'arrêta et dit:
- Je m'en doutais! la portière m'a volé!
- Voyons, cherchez encore! Voici ce meuble qui a douze à quinze tiroirs; ouvrez-les!
C'était un meuble à l'usage particulier des horlogers, scellé à hauteur d'appui à côté de la tablette. Les tiroirs étaient plein de ressorts, de pièces, de cadrans de montre et d'outils d'horloger. Au sixième tiroir, il mit la main sur une liasse: c'était les six mille francs en billets de banque.
- Les voilà! fit-il d'un air hébété.
- Bien! gardez-les à la main! Descendons!

*****

Nous arrivâmes place de la Bourse.
- Eh bien! Venez-vous père Thomas?
Il demeurait assis sur la banquette, sans bouger, ses billets à la main.
- Nous sommes arrivés! lui criai-je dans l'oreille.
- Reconduisez-moi rue Bellefond! dit tranquillement le vieillard.
- Vous reconduire! mais voici le siège de la compagnie! On nous attend!
- Je ne m'assure pas! Je retourne chez moi! Je veux retourner chez moi!
Je me demandais si je ne ferai pas mieux de le conduire tout d'un temps à Charenton*. Cependant, comme il était le maître, je finis par me résigner: sa volonté était formelle, absolue!
Revenu rue Bellefond, n° 33, il monta lentement et je le suivis, pour assurer la sécurité de sa retraite avec ses billets de banque qu'il tenait toujours à la main.
Arrivé dans sa mansarde, il remit les six mille francs dans un tiroir de son nécessaire d'horloger et il ouvrit la fenêtre:
- Voilà, me dit-il alors, près de cinquante ans que je suis ici! D'ici je vois Villejuif, Montrouge, Meudon, par-dessus Paris, par-dessus ces arbres!... Je mourrai ici!... ces compagnies m'auraient volé mon argent!... Dans une maison de santé, on m'aurait fait mourir tout de suite, afin de ne plus payer ma rente!... Ici, on ne pensera pas à moi! d'ailleurs, que me faut-il? Le matin, un sou de lait, le soir, deux sous de bouillon! Merci de votre peine! A propos, vous m'avez rendu mes six mille francs?
- Mais vous venez de les remettre ici vous-même!
- Bien, j'oubliais... Vous n'êtes pas comme Durambert, vous! Vous n'essayer pas de me voler!
Telles furent les dernières paroles que je pus tirer de lui.

*****

Huit jours après, l'ex-capitaine de cavalerie vint nous prévenir qu'il avait trouvé son vieil ami d'enfance mort dans son fauteuil, en face de la fenêtre ouverte.
Les six mille francs étaient toujours là.

                                                                                                                       Oscar Méténier.

La Vie populaire, jeudi 31 décembre 1885.


* Nota de Célestin Mira


* Greuze:


Greuze: vieillard.

* Cartel Louis XIV:



* Vaucanson: mécanicien et inventeur de plusieurs automates dont le canard de Vaucanson.



La canard de Vaucanson: 1740


* Paris: square Montholon:



Square Montholon.


* Asile de Charenton, situé sur la commune de Saint-Maurice, dans l'actuel Val-de-Marne, appelée jusqu'en 1843 Charenton-Saint-Maurice.


Asile de Charenton en 1900.


lundi 25 janvier 2021

 Inoubliable nuit.


C'est en province, durant la guerre, à un des angles de la place de la grand'rue d'une petite ville battue par une pluie torrentielle, au rez-de-chaussée d'un logis bourgeois, dans une salle à manger propre, laide et d'aspect glacial.
M. Morin, notaire et Mme Morin viennent de se mettre à table.
Des bûches flambent derrière un garde-feu; un gros chat jaune, sur une chaise, est occupé à se lisser le poil; un coucou tictaque éperdument; et, coiffée d'un abat-jour transparent rose, une lampe, du haut de son trépied, fait miroiter la bouteille, les cristaux et les deux couverts placés l'un vis-à-vis de l'autre.
M. Morin, un mafflu blême, orné d'un cordon de barbe blanche, n'est pas gai du tout. L'œil atone, la face navrée, il pense à la reddition de Metz, que son deuxième clerc sort de lui conter. Quant à Mme Morin, l'ouïe au clapotis de l'averse présente, elle s'absorbe en la vision de son unique fils, un mobile, dont elle ne reçoit guère de nouvelles, et qu'elle se figure blessé, mourant au coin de quelque taillis, là-bas, bien loin, du côté de la Loire.
Elle ne veut point parler, dissimule ses inquiétudes, de peur de les communiquer à M. Morin, le pauvre homme est assez éprouvé pour ça! Mais elle manque de pleurer tout à coup, malgré sa vaillance, quand lui surgit le souvenir de l'officier prussien, du lieutenant de hussards rouges qui, maintenant, détient la chambre de son petit, la chambre contiguë à la leur, la chambre où celui-ci grillait tant de se retrouver jadis, aux approches des vacances.
La bonne femme est affligée d'une épaisseur de tonne. Ses joues menacent de gagner sa poitrine, sa poitrine de couler sur son ventre, son ventre de choir à terre. Toutefois, depuis le départ d'Ernest, le mobile, sa chevelure a commencé de grisonner.
Et M. et Mme Morin sont là, leur serviette au cou, l'âme perdue. La soupière, une belle soupière luisante, liserée de vert, a beau fumer devant eux, exhaler une vapeur chaude, appétissante, stomacale, rien ne les électrise.
La porte vitrée de l'antichambre s'ouvrant sur l'entrefaite, le couple, dont l'esprit n'est plus aux choses vulgaires, tressaute et lève des yeux timides. C'est Lydie, la cuisinière, seulement. Elle apporte une lettre. "Qui sait!... Voici peut-être que l'absent s'est décidé à écrire!" Mais, comme la domestique dit:
- Elle est de l'officier. Son soldat est dans la cuisine.
Un silence mortuaire s'établit, pendant lequel éclate, presque trop rude aux nerfs, le crépitement menu de l'enveloppe que le notaire déchire.
- Lis tout haut, va! fait Mme Morin.
Me Morin parcourt la lettre d'un regard bref, habitué à lire vite; son visage s'empourpre; ses mains tremblent; puis, des secondes s'amoncelant, très longues, il finit par obtempérer au désir de sa femme et par déclamer d'un ton nasillard:

                              "Monsieur et madame,

"J'ai l'honneur de vous annoncer que, pour célébrer notre dernière conquête, moi et le capitaine Stubinger, un ami, nous avons l'intention de nous enivrer au vin de Champagne. Je vous en préviens afin que vous ne vous étonniez pas du bruit qui s'ensuivra, naturellement.
"J'ai l'honneur, 

                                                                                                              Von Kalden"

P.S. Vous seriez bien aimable de me prêter votre piano, M. Stubinger adore la musique.

Scandalisée, on ne peut plus choquée de la soûlerie dont retentira sa maison, Mme Morin bat un moment des paupières. M. Morin se contente de murmurer:
- Pas une faute d'orthographe!... ces coquins-là sont étonnants!
Il ajoute au bout d'un silence:
- Un de ces jours, ce Von Kalden m'empruntera mes chemises!
On ne s'en dit pas plus, il a même fallu au vieux notaire, vu sa timidité, un vrai courage pour éjaculer son semblant de protestation; mais à la manière dont sa compagne et lui se jettent sur leur potage, brusquement, et l'avalent, il est de toute évidence qu'une formidable dose de ressentiment les enfièvre.
- Eh bien! demande Lydie, qu'est-ce que je dois répondre?
- Répondez que le piano est à la disposition de ces messieurs, déclare Me Morin.
Et le dîner se poursuit. Après le potage, un morceau de bœuf nature, et après le bœuf, une purée de pois.
L'officier de hussards rouges quittant sa chambre, sonnant des bottes, et, en un cliquetis de sabre, d'éperons, se dirigeant vers la Mouton-Noir, un hôtel voisin où il mange d'habitude, les Morin, à son passage contre leurs fenêtres, croisent un regard acerbe. Ils n'en continuent pas moins leur mastication énervée, sitôt le retour du silence; mais chaque minute les embrume, les ankylose davantage. Cependant, comme survient de nouveau la cuisinière, toute au besoin de son service, M. Morin s'informe, par hasard, du soldat qui naguère a descendu la lettre. Celui-ci est parti chercher un camarade, afin d'effectuer le transfert du piano.
- Vous êtes certaine, Lydie... bien, bien certaine?
- Oui, monsieur.
Les murs ne pouvant plus avoir d'oreilles, M. Morin éclate en phrases bilieuses, tonitruantes, d'une exaspération d'ailleurs compréhensible: " Voilà donc où on en est réduit!... à prêter ses pianos pour qu'un ennemi sans vergogne y chante ses victoires!... Quelle misère!... Pas moyen de refuser avec ça!... Un Erard venu de Paris, à si grand frais!... Et cet aplomb d'écrire, d'avertir une famille honorable qu'on lui troublera son sommeil, qu'elle ait à tolérer le vacarme d'une paire d'ivrognes jusqu'à on ne sait quelle heure!... Ah! les journaux avaient bien raison de le dire... l'armée allemande? un ramassis de Barbares... pis que les Huns!... pis que les Scythes! en remontant vers une époque plus ancienne!... Lui, Morin, ne veut de mal à personne, pas même à ces Prussiens de malheur; mais là, bone Deus, une nuit ou l'autre, si un coup de fusil le débarrassait de son hussard... Cristi!... Car, est-ce vivre que vivre à la merci d'un pareil vainqueur?"
Mme Morin essaye de calmer son mari, de le rappeler à des sentiments de haine moins turbulents; mais au diable les avis! le notaire sent la maison libre, et, au risque d'une digestion pénible, ne cesse de répéter: " Il n'y a pas de bon sens... pas de bon sens!... Aujourd'hui, c'est ceci! demain, ça sera autre chose!... L'indignité n'a pas de bornes."
- Nous sommes vieux, vois-tu, Pauline, finit-il néanmoins par dire, et c'est de nos cheveux blancs que ce matamore de Von Kalden abuse!... Ah! si Ernest était ici!...
- Mon Dieu, s'écrie Mme Morin. Comment peux-tu souhaiter que Ernest soit ici?... Pauvre Ernest!
Et elle ouvre la bouche pour affirmer que sa consolation, au contraire, est de savoir son fils dans l'incapacité d'être tué ou emprisonné devant elle, quand retentit le marteau de la porte cochère. M. Morin s'affuble aussitôt d'une physionomie béate.
La cuisinière a couru ouvrir. C'est pour le piano! et elle revient précédent deux soldats. Ils entrent, tandis que le notaire se dépêche de peler une poire. Leurs dolmans rouges approchent de la lumière. Ils sont petits, trapus, barbus, hauts en couleur. Ils déposent leurs sabres à un angle de la pièce, promènent un regard souriant sur la table, passent au salon, reparaissent en traînant le piano, le roule vers l'antichambre, et là, eins wenz ils l'empoignent, et sans précautions, avec des heurts contre les murailles, le montent au premier étage chez leur officier;
- Lydie, prenez les sabres, et fourrez-les moi où vous voudrez! ordonne M. Morin, bas, très bas.
Et comme en quelque sorte, c'est un vague esprit de revanche qui lui a dicté de telles paroles, il se redresse fièrement, et n'a plus cette rancune sourde qu'ont envers eux les gens qui sont très lâches et ne l'ignorent pas.
Leur dîner achevé, M. et Mme Morin entament une partie de piquet, une partie coutumière. Le notaire, dont les rêveries n'ont ni envergure, ni saveur, est fou des cartes, lui, cela occupe! Sa femme n'a d'aptitude pour aucun jeu. Nonobstant, esclave complaisante qu'une imbécile mère de province avait formée, elle en est arrivée presque à se délecter aux longs ennuis rentrés et aux monacales somnolences où dort l'intellect lorsque les doigts s'agitent.
Les deux soldats ont apporté un panier de vin de Champagne.
Neuf heures sonnant, après un échange de pensées veules, de phrases intermittentes, M. Morin propose d'aller se coucher. On répond au bonsoir de la cuisinière, on côtoie la porte silencieuse de l'officier prussien, et on pénètre dans la chambre où, jadis, Me Morin obtint les premières faveurs de son épousée. C'est le même lit d'acajou; le même papier à fleurs des champs, toujours propre; les mêmes meubles toujours luisants; les mêmes rideaux de reps; Il n'y a point de feu.
- Ne nous dévêtissons pas, veux-tu? propose Mme Morin. Installons-nous chacun dans un fauteuil. Comme ça, nous serons prêts à tous évènements.
On décoiffe la lampe de son abat-jour, afin de mieux voir autour de soi; on la remonte; on s'assied la face morne; et l'imagination de Mme Morin retourne vers son fils, du côté de la Loire: "Pense-t-il à elle, au moins?". La pluie ne cesse de tomber, de fouetter les vitres.
Et voici que les officiers de hussards arrivent du Mouton-Noir. Ils sont très gais, causent à gorge déployée.
M. et Mme Morin ne comprennent pas un mot d'allemand, mais au mur, de densité médiocre, les séparant seuls de leurs adversaires, ils reconstituent Von Kalden, son air gouailleur, ses moustaches jaunes, sa barbe séparée en deux pointes, et ils édifient, au gré d'une terreur latente, un Stubinger de stature colossale, à jambes torses, d'après sa voix, une voix rauque, dure, tranchante.
Un frottement d'allumettes contre une botte: paf! un bouchon saute, puis un second bouchon, aussitôt, et, plus rien une minute... Les officiers boivent sans doute... Ils toussent, crachent... L'un d'eux mâchonne quelques syllabes, l'autre lâche un rire gras... Le piano s'ouvre, gémi, égrène une série de gammes ascendantes.
- Le  trouvez-vous bon, Stubinger? demande Von Kalden en français.
Le capitaine répond:
- Il n'est pas maufais, mais on foit qu'il n'a jamais été joué que par des salicauds.
M. Morin ébauche une grimace; Mme Morin fait:
- Peut-être croient-ils que nous ne sommes pas là!... Tu devrais tousser...
Mais le notaire lui impose de se taire, avec le poing. Et on se remet à écouter.
Les officiers fument. On le remarque aux petits repos qu'ils prennent de temps en temps, pour aspirer, quand leur conversation n'explose pas.
- Est-ce que les idiots chez qui vous lochez sont confenables? s'écrie soudain Stubinger.
- Ils sont plats comme des chabraques, réplique Von Kalden.
Cela dit, un nouveau bouchon saute, va casser un globe quelconque. Fracas de verre sur du marbre.
M. Morin est devenu très pâle. Mme Morin, les paupières closes, semblent évanouie.
Alors, pendant deux heures interminables, les deux Prussiens se livrent à un charivari consciencieux, beuglent des morceaux d'opérettes, s'esclaffent, boivent, hurlent, jacassent, tantôt français, dès qu'il s'agit de décocher une ordure, tantôt allemand lorsque leur soûlerie n'a point de but.
Vers minuit, Von Kalden vomit dans sa cuvette; ensuite, histoire de s'amuser, Stubinger précipite un bouveau globe sur le parquet... On parle femmes, et le capitaine prétend qu'elles sont charmantes, à la maison publique du lieu. En ira-t-on quérir?... Ne se dérangera-t-on pas? Telle est la question, au suprême dégoût de Mme Morin.
Vers deux heures du matin, Stubinger s'étale par terre de toute sa longueur, et Von Kalden s'échine à le remettre sur pied. Celui-ci vomit encore, difficilement avec des râles, lugubrement, avec une toux saccadée; puis, comme il revit peu à peu, se sent de moins en moins malade, il juge drôle de vider ses déjections dans le piano. Stubinger exécute  la Marseillaise. L'Erard n'a plus la même voix.
Un profond silence tombant bientôt, M. et Mme Morin hasardent de se parler.
- Ils dorment!
- Penses-tu que nous puissions nous coucher?
- Oui... couchons-nous.
Le notaire s'enferme à clef, allume une veilleuse et l'on se déshabille;
Une alerte vint cependant clouer M. Morin au premier bouton de sa culotte, tandis que Mme Morin demeure pétrifiée. C'est Stubinger qui se traîne jusqu'à une fenêtre, l'ouvre, et, par la nuit pluvieuse, appelle!
- Hermann!... Her... mann...
Son ordonnance ne tarde point trop à le joindre. Le capitaine lui grimpe sur le dos et les voilà partis? Ils s'éloignent. Von Kalden n'a pas bougé.
Le couple Morin peut alors se mettre au lit; mais parce qu'il est moins terrifié, plus tranquille, a beaucoup supporté, a vu toutes ses idées, tout le respect qu'il avait de soi-même, son sens commun, son amour-propre bafoués, salis, blessés, il ne se contient plus et se met à fondre en larmes.
Et Mme Morin disant:
- Tu vois! comme il est heureux qu'Ernest ne soit pas ici... Il n'aurait jamais supporté cela, lui.
M. Morin répond simplement:
- C'est vrai!

                                                                                                                 Léon Hennique.

La Vie populaire, jeudi 10 décembre 1885.

dimanche 17 janvier 2021

 Le moineau de Berzelius.


En l'an de grâce 1819, Louis XVIII étant roi de France et Agricola Gibou concierge de l'Ecole polytechnique, l'illustre Jean-Jacques Berzelius de Westerlowa, baron de par le roi Charles, immortel de par la science, vint à Paris.
Le roi de France était dans la deuxième année de son règne; Berzelius, à l'apogée de sa gloire.
Agricola, dans la cinquantième année de son âge et la vingt-cinquième de sa charge.
Il avait vu la Convention, le Directoire, le Consulat, l'Empire et les Cent-jours. Il avait suivi les destinées de son école, du Palais-Bourbon au collège de Navarre; lors de l'expédition d'Egypte, il avait brigué la place de concierge des Pyramides.
La Restauration le respecta.
Les empires passent, les concierges restent.
Après le roi, Gay-Lussac et les monuments, l'illustre Berzelius honora les polytechniciens de sa visite. Il vint poudré, tricorné, en manchettes de dentelles, plaider devant la jeunesse française la cause de la chaleur animale.
Dans une cage d'osier, un moineau était là que l'on réservait pour les expériences; pierrot gaillard, froqué de marron, étalant sur la rondeur de sa gorge un rabat sombre. Le savant le prit dans ses belles mains délicates et, bon gré mal gré, l'enferma sous la cloche d'une machine pneumatique. Alors le pierrot se démena comme un fou, heurtant sa tête aux parois de cristal, jusqu'à ce qu'étourdi des chocs, il repliât sous lui ses pattes meurtries et demeurât immobile, les ailes pendantes, la queue étalée.
Mais déjà le jeu régulier des pistons raréfiait l'air sous la cloche.
Cloué au bord du trou béant par une force invisible, le pauvre oiseau sentait se ralentir les mouvements de son cœur. Autour de lui, rien que des regards avides, épiant son agonie, et là-haut, sur une tablette, le chat d'Agricola dressé, les yeux ronds, l'échine allongée.
Quel regard profond et douloureux passa-t-il donc dans ses yeux voilés d'oiseau qui allait mourir? ces grands diables qui venaient là étudier l'art de tuer les hommes reculèrent devant le meurtre d'un oiseau. L'air rentra en sifflant, la cloche fut soulevée et, par l'embrasure d'une fenêtre, le joyeux pierrot prit son vol.
Quant au chat d'Agricola, il fit les frais de l'expérience, et la science compta un martyr de plus.
Depuis ce jour, l'école devint le théâtre de faits extraordinaires dont le souvenir s'est perpétué jusqu'à nous, légende incroyable, mais vraie, que la tradition immortalisera.
Dans le silence de la cour d'honneur sonnait une horloge antique, chiffres arabes et cadran doré.
Elle avait sonné l'heure de la royauté et celle  de l'Empire sans ralentir sa course un seul jour. L'Ecole marchait les yeux fixés sur elle, suspendant sa vie au rythme du balancier.
Tout à coup, elle se mit à radoter comme une vieille folle, à s'arrêter, à courir la poste, à revenir sur ses pas, sonnant à tort et à travers les quarts d'heure, les heures et les demies. On eût dit qu'un doigt d'enfant se jouait aux aiguilles et mêlait les cordons des poids. Un horloger de Genève y perdit son allemand; la réputation d'Agricola en fut compromise.
De conjecture en conjecture on en vint à soupçonner son intégrité. Aussi bien n'était-ce pas surtout les soirs de rentrée que la vieille horloge déménageait? A l'heure où, des quatre coins de Paris, les x convergent vers la maison d'Ecole allongeant leurs pas de faucheux sous les manteaux courts, les clochers du voisinage avaient déjà frappé leurs dix coups sur l'airain que l'antique horloge s'attardait aux minutes de grâce.
Les maîtres s'indignaient, l'Ecole riait sous cape, et Agricola jura par l'Etre suprême qu'il révélerait le mot de l'énigme.

                                                              .................................

C'était un soir de prolonge. Agricola monta, lanterne en main, dans la cage de l'horloge; il ouvrit dans l'or du cadran une étroite lucarne et attendit l'ennemi de pied ferme. De son poste élevé, il apercevait l'enfilade des rues. Un à un, les élèves rentraient essoufflés, le pas long, l'épée battant les jambes. La vieille horloge, intimidée sans doute par la présence d'un témoin, balançait ses poids sans un tic tac régulier et monotone. Onze heures étaient passées. Les trois quarts sonnèrent imposants dans le silence des cours. Agricola s'était levé dans une anxieuse attente. Une à une les minutes s'égrenèrent. Déjà le marteau levé allait frapper minuit, et dans l'éloignement de la rue un gros d'uniformes faisait force de voiles sans espérance, quand du fait élevé de la chapelle un être ailé arriva comme un trait et, repoussant l'aiguille d'un élan robuste, rejeta l'heure dans le passé.
- Qui l'eût cru? c'était lui, le pierrot de Berzelius, cet infâme à qui l'on avait fait grâce!
Hors de lui, le bonhomme dégringola dans sa loge, les poings crispés, la gorge sèche et, sinistre, il remonta badigeonner de glu la maîtresse aiguille.
Le gros d'uniforme venait de s'engouffrer sous le porche.
Satisfait de son œuvre diabolique, Agricola explora les environs; un dernier retardataire arrivait dans un tourbillon. Le vieux ferma soigneusement sa lucarne et descendit en se frottant les mains.
Aussitôt, recommençant son manège, l'oiseau reconnaissant vint à tire d'aile s'abattre sur l'aiguille.
Hélas, il était pris!
Longtemps il lutta, du bec et des ailes, contre l'aiguille qui l'entraînait la tête en bas dans sa marche lente et circulaire. toute la nuit, il piailla à fendre l'âme; mais, au matin, un grand froid le saisit, et sa vie d'oiseau s'en alla dans un rayon d'aurore.
L'Ecole en deuil lui fit des funérailles publiques.
En souvenir de ses exploits, encore aujourd'hui, elle appelle une horloge: un berzelius.

                                                                                                              Hugues Le Roux

La Vie populaire, dimanche 6 décembre 1885.

samedi 16 janvier 2021

 La romance.


La romance! A ce seul nom, on voit monter un sourire méprisant aux lèvres de nos esprits forts. L'a-t-on assez turlupinée, parodiée, tournée en dérision! Cent cinquante articles, qui avaient de l'esprit comme quatre, lui ont dit son fait avec le plus souverain mépris; la caricature a donné la réplique aux romans de Paul de Kock* en s'égayant à ses dépens.
Tant et si bien que la victoire est restée définitivement aux railleurs, et qu'aucun éditeur n'oserait plus publier trois couplets en musique, sans mettre à ce nom à jamais démodé de romance la feuille de vigne d'un sobriquet quelconque.
Reste à savoir si nous avons gagné au change, et si la victoire, remportée par nos jolis badins sur la romance, n'a pas été une victoire à la Pyrrhus.
Tout d'abord, au point de vue purement musical, la romance avait le mérite d'attester qu'en ce temps-là toutes les grenouilles ne voulaient pas se faire aussi grosses que le bœuf. A l'heure qu'il est, le dernier de ces petits messieurs, ayant pris douze leçons de composition à forfait, ne prétend à rien que moins qu'à pondre sa symphonie somnolente ou son grand opéra sans idées. S'il a gros comme cela de pensée mélodique dans la cervelle, il faut qu'il en fasse cinq actes pour l'Opéra. Niais présomptueux qui, avec un morceau de sucre, a la prétention de sucrer la Méditerranée.
Autrefois, quand travaillaient ces faiseurs de romances dont on a tant ri et d'un rire si épais, c'étaient les gens capables du plus qui avaient la modestie de faire le moins. Ils s'appelaient Monpou*, ce véritable inspiré; Masini*, un lazzarone qui fut tout près d'avoir du génie; Clapisson*, Théodore Labarre*, des maîtres; sans oublier cette charmante Loïsa Puget*, dont les refrains laissaient sur l'oreille cette honnête et douce que la bonhomie d'un visage loyalement épanoui produit sur les yeux qui le regardent.
Tous ceux que je viens de citer étaient de taille (et beaucoup l'ont prouvé) à s'élever plus haut, très haut. Mais ils savaient se mettre à la portée de tous; ils aspiraient à descendre, et le succès les remerciait de cette simplicité. Nos ampoulés d'à présent se hissent sur les échasses de la prétention, dégringolent, et le sifflet traite comme elle le mérite leur vanité déconvenue.

Tous les ans, quand approchait le 1er janvier, c'était la surprise des familles que le bel album doré sur tranche qu'on offrait à Madame ou à Mademoiselle. Il arrivait soigneusement protégé par une double enveloppe de papier de soie, et chacun aussitôt de s'empresser.
- Ah! voyons! écoutons! Louise, mets-toi au piano.
Louise rougissait un brin, les fillettes étaient encore assez sottes pour rougir alors, et, au lieu de s'en faire accroire, elle s'excusait d'avance pour son inhabilité à déchiffrer. L'indulgence ainsi réclamée, on commençait à passer en revue les douze primeurs. Louise murmurait des airs d'une voix un peu tremblante, mais qui gardait la grâce, parce qu'elle ne forçait pas son talent; tout le monde faisait cercle, y compris la vieille grand mère, qui avait fait traîner sa bergère tout près, parce qu'elle avait l'oreille un peu dure, et qu'elle tenait à perdre le moins possible de ces mélodies qui réchauffaient son cœur glacé.
Et ce tribunal improvisé, de rendre immédiatement ses arrêts.
- Bravo!... Heu! heu!... Voilà qui est charmant... Un peu insignifiante, celle-ci!... Louise, répète-nous donc la troisième; c'est la perle de l'album; celle dont le refrain est: Je veux t'aimer sans te le dire.
Sur quoi, Louise répétait, tandis que ses yeux, sans le vouloir, rencontraient ceux du cousin Charles, ce qui lui faisait soudain commettre une fausse note qui lui valait, de la part de maman, une semonce finie par un baiser.
Probablement ces tableaux-là étaient grotesques, puisqu'on l'a dit et répété cent fois depuis. Mais c'est singulier... gageons-le, voici que vous les regrettez tout de même.

Je ne l'ignore pas, parbleu, la romance n'était pas irréprochable. Elle eut surtout contre elle la puérilité trop mirlitonesque de ses poésies meringuées. Mais, sous ce rapport même, est-il bien certain que nous soyons en progrès?
Sans doute, il était quelque peu rococo de demander: Où vas-tu, beau nuage?* Mais mieux vaut regarder les nuages en l'air que la boue en bas. Sans doute, on abusait des Petits oiseaux; mais ménagerie pour ménagerie, je les préfère encore à la Panthère des Batignolles*.
Je cherche vainement en quoi nous avons progressé en troquant ces rimes aussi pauvres que naïves contre l'argot des productions contemporaines.
On avait, à l'époque où la romance florissait, des façons de s'amuser à la bonne franquette, qui n'ont rien, je l'avoue, de commun avec les vitriols de la grivoiserie actuelle. Tout Paris, par exemple, s'égaya franchement pendant une année entière avec les fables de La Fontaine parodiées et chantées:
Un jour, maître corbeau, sur un arbre perché,
Tenait entre son bec un fromage glacé...

Ce n'était pas transcendant, je vous le concède, mais ce n'était pas malsain non plus. Ce rire-là n'avait rien de la grimace. Ces drôleries tempérées n'empoisonnaient pas la bouche. Il n'y avait pas de génie certainement à avoir travesti l'Histoire du petit Chaperon rouge, ainsi nommé

Parc' que ses parents
Quand elle était p'tite
L'avaient vouée au blanc.

Mais cela au moins avait le mérite de ne pas introduire l'argot au foyer de famille, et de respecter les oreilles d'alentour.

Ce qu'on appelle la chansonnette comique, aujourd'hui, n'est en général, qu'un ignoble ramassis de lazzi frisant l'obscénité, ou de trivialités qui font leur toilette dans l'eau du ruisseau. Ces turpitudes forcent peu à peu la porte des honnêtes maisons et donnent un étranges pendant aux prétentieuses gargouillades des chanteurs de salon.
Quant au commun des martyrs, quant au public qui hante l'estaminet à musique, il est véritablement à l'école de toutes les démoralisations et de toutes les âneries. Ainsi que je le constatais, la presse a donné quelques fragments des œuvres auxquelles on s'abreuve l'esprit national. On n'a soulevé qu'un coin du voile sous lequel se cache encore bien d'autres hideurs. La nausée serait trop forte si on montrait tout.
Ah! je commence à croire qu'on a eu tort de tant bafouer la romance proscrite, et qu'elle valait décidément mieux que ses détracteurs.
Brave calomniée que tu fus, il serait à souhaiter de toutes les façons que l'on te rappelât de ton exil; il serait à souhaiter qu'en revenant parmi nous, tu rapportasses avec toi pour nos compositions la modestie, pour nos chanteurs le tact, pour nos auditeurs l'illusion, pour notre rire la salubrité.
Tu avais tes travers; qui n'a les siens? Mais il te sera beaucoup pardonné, parce que tu parlais d'amour là où l'on parle de gros sous maintenant, parce que tu cherchais à émouvoir au lieu de gangrener, parce qu'enfin un ridicule vaut mieux qu'un vice, et un mauvais vers qu'une mauvaise action.

                                                                                                                     Pierre Véron.

La vie populaire, jeudi 26 novembre 1885.

* Nota de Célestin Mira.

* Paul de Kock:

Paul de Kock est un romancier, auteur dramatique et librettiste. Il a écrit entre autres "Madame Arthur"







 Madame Arthur de Paul de Kock.

* Hippolyte Monpou.



Mon Espingolle d'Hippolyte Monpou.

* F. Masini:




* Louis Clapisson:


La fauvette du Canton de Louis Clapisson.


* Théodore Labarre:



Caprice de Théodore Labarre.


* Loïsa Puget.



Ernest, éloignez-vous de Loïsa Puget.


* D'où viens-tu, beau nuage: musique de Louis Abadie, paroles de Francis Tourte.




* La Panthère des Batignolles est un groupe anarchiste du 17ème arrondissement. En 1882, sa première réunion est consacrée à la confection des bombes à main. Ils organisent des tombolas dont les lots étaient des armes.


Meeting de protestation organisé par le groupe "la Panthère des Batignolles", 
salle de la Boule noire, le 23 janvier 1887.
Le Monde illustré: 5 février 1887.


mercredi 13 janvier 2021

Héléna. 


- Oui, mon cher, me dit le comédien Narcisse, les choses se passaient ainsi aux portes de la civilisation européenne, il y a moins de quinze ans, quand j'avais l'honneur d'appartenir, en Egypte, à la troupe française qui faisait les délices du vice-roi.
- Et tu as connu ce Politi qui répandait la terreur dans une grande ville, en s'y comportant comme un voleur de grand chemin?
- J'ai plus d'une fois pressé sa main déloyale. Grec de naissance, il était redouté même des autres Grecs. Entrait-il dans quelque cercle magnifique ou même dans un simple tripot, il mettait main basse sur les enjeux, s'adjugeait violemment le salaire des tricheries communes et jouaient du couteau si quelque malavisé se trouvait offusqué de cette familiarité.
- Et la police?
- Elle le redoutait infiniment et traitait avec lui de pair à pair. Car il ne faut pas croire que les mouchards aient plus de goût que les autres hommes pour avoir le ventre ouvert. Politi était considéré de tous les gardiens de la sécurité publique, jusqu'au jour où Héléna résolut sa mort.
- Qui, Héléna?
- Une admirable fille souliote dont il avait fait sa maîtresse.
- Que lui avait-il donc fait pour en mériter une telle haine?
- Oh! l'aventure est la plus dramatique du monde, avec un côté vraiment fantastique, quelque chose de tragique et de vraiment inattendu.
- Voulez-vous me la conter?
- Très volontiers.
Et c'est maintenant mon ami le comédien Narcisse, le plus véridique des hommes, qui parle à ma place:
- Cette Héléna, comme je l'ai dit, un miracle de beauté, une créature superbement bestiale, avec des grands yeux noirs qui semblaient doux parce qu'ils étaient suprêmement indifférents. Sa chevelure noire s'ouvrait, comme une vague qui se dédouble, en deux larges ondes dont ses épaules étaient submergées, des épaules d'un dessin irréprochable, d'une blancheur laiteuse; tout respirait, en elle, une singulière pureté, et l'arc des lèvres semblait toujours tendu sur l'invisible flèche d'un sourire énigmatique, sans vraie tendresse. Le corps tout entier offrait une magnifique pâture aux caresses, mais sans vibrations intérieures indiquant qu'elles étaient profondément senties. Au demeurant, une brute splendide, avec des ténacités sournoises et des colères muettes pleines de lendemains menaçants. Politi semblait fou de cette fille bien faite pour être la compagne d'un sacripant de son espèce, sans lueur de conscience pouvant troubler ses propres cynismes. Il avait quitté, pour s'attacher à elle, sa femme, une Grecque comme lui, mais laide et maussade, une façon de matrone qu'il semblait se complaire à oublier.
Cependant, cette épouse délaissée mourut. Bien qu'elle la gênât peu de son vivant, Héléna en éprouva une joie sauvage, celle d'une délivrance. Et, comme le tact lui était un sentiment tout à fait inconnu, elle fit éclater une joie bruyante de ce débarras, se répandant en injures inutiles contre la défunte, la poursuivant dans sa mémoire des plus ignobles noms. Car elle était grossière à souhait, ayant grandi dans quelque port, avec des matelots pour maîtres du beau langage.
Il fallut qu'elle alla bien loin, car Politi lui-même, se senti intérieurement froissé de cette allégresse déplacée et sonore. Mais, comme il n'aimait pas les querelles de ménage, il sortit sans rien témoigner de son mécontentement. C'est ici que nous entrons dans le mélodrame.
- Entrons-y, Narcisse, si cela vous plait ainsi.
Le mauvais époux attendit la nuit pour mettre à exécution son silencieux projet. Par hasard, il laissa s'allumer les maisons de jeu, sans y fondre le poignard à la main, suivant son aimable coutume. On le vit avec étonnement se diriger vers le cimetière où, la veille, il avait accompagné d'un air de parfaite indifférence, le corps de celle qui avait porté son nom. Le cimetière était fermé, mais Politi était agile et eut bientôt franchi le petit mur dont un beau clair de lune baignait la crête, s'allongeant en lame d'argent, mettant un cliquetis de lumière dans les masses sombres des verdures pendantes aux pierres. Le respect des tombes éparses sur son chemin n'était pas pour ralentir sa course. Il bondit, comme une bête, parmi les terres fraîchement remuées, s'enfonçant dans les hautes herbes que l'oubli avait poussées ça et là sur les sépultures délaissées. Des vols de chouettes troublées dans leur nocturne chasse lui battaient le visage, et les lucioles allumées dans les bordures des allées le regardaient comme des yeux d'or phosphorescent, les yeux de petites étoiles tombées. Elles le virent, mélancoliques de cette profanation, s'accroupir et creuser avec le fer et les ongles, dispersant autour de lui des poussières noires et lourdes avec des racines s'échevelant entres ses doigts fiévreux...
Quand il rentra chez lui au petit jour, il avait quelque chose d'enveloppé dans sa main, quelque chose de rigide et, d'un bond, il entra dans sa chambre, où Héléna l'attendait, voluptueusement couchée dans son rêve triomphant de maîtresse maintenant sans rivale. par habitude et dans ce demi sommeil, plein de mouvements inconscients qu'ont les femmes que leur amant réveille, elle étendit vaguement les bras vers Politi, comme pour l'étreindre d'une caresse enveloppante. Mais celui-ci, d'un geste furieux, abattit sur la joue de la Souliote, l'objet qu'il avait dissimulé. Le bruit d'un soufflet terrible retentit. Et c'était bien un soufflet dont il venait de lui meurtrir le visage. Car, ce qu'il avait apporté, c'était l'avant-bras et la main de sa femme qu'il avait détaché du cadavre, afin que la morte se vengeât elle-même, et parce qu'il lui répugnait de frapper lui-même une femme.
Héléna poussa un cri rauque de bête blessée. Puis ce fut tout; et, tranquille, elle laissa son maître s'étendre auprès d'elle sur le lit où le débris horrible avait roulé.
Mais Politi était condamné à mort dans l'impitoyable volonté de sa maîtresse.
J'ai dit que la police avait désespéré de s'emparer jamais de lui. Il avait, en effet, une façon de sortir de sa propre maison qui le garantissait de toute agression immédiate. Ouvrant silencieusement les serrures de sa porte massive et garnie de fer, il poussait violemment celle-ci en avant, la heurtant de son corps comme d'un bélier vivant, en bondissant comme un acrobate, au milieu de la rue, un revolver chargé à chaque main. Cette attitude, immédiatement défensive, ne permettait aucune surprise à son endroit.
Or, un jour qu'il était absent, Héléna fit venir des ouvriers qu'elle paya grassement et qui substituèrent aux gonds puissants de cet huis formidable, dont la maison était défendue, des chevilles de bois pourri plantées dans de la glaise, si bien que, sans que la porte offrit aucun changement apparent, il suffisait d'un effort très léger pour la jeter en avant, à plat par terre.
Quand Politi, le lendemain, se rua dessus, comme à l'ordinaire, elle céda, s'abattit sous son poids, l'entraînant dans sa chute, si bien qu'il fut couché d'un coup sur le ventre, les bras en croix et inutilement armés. En même temps, dix poignards plongeaient dans son flanc et entre ses épaules. Car la police, prévenue et en embuscade, n'attendait que sa chute pour en finir avec lui.
Un rire strident retentit dans la demeure.
Héléna s'était vengée. Ainsi mourut le forban.
- Et tout cela n'est pas un roman, narcisse?
- La vérité pure. Tout le monde a connu Politi là-bas. Et on nous parle des mœurs extraordinaires des républiques italiennes, accusant l'obscurité des siècles de cette barbarie savante où le fer et le poison jouaient leur rôle sans répit!
-La terre tourne, Narcisse, et ce qui était ici hier est là demain, en surface ne faisant que rouler dans les espaces sans se modifier jamais vraiment. Ainsi, ce que nous appelons le progrès. Mais la somme des vices humains demeure immuable. Elle suit, comme la mer que retient la force centrifuge, cette révolution éternelle d'un globe, dont chaque point a son tour de gloire et d'infamie.

                                                                                                                      Armand Sylvestre.

La Vie populaire, dimanche 22 novembre 1885.