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mercredi 31 août 2016

La ploutocratie.

La ploutocratie.


La psychologie  du "rapidement enrichi" est assez facile à faire. C'est un homme qui est sorti de son atmosphère respirable et il n'y a pas autre chose. Olympe dans Le Mariage d'Olympe, d'Emile Augier, s'ennuyant jusqu'à l'attaque de nerfs dans son rôle, très nouveau pour elle, de "femme honnête", s'écrie:
- Mais comment font donc les honnêtes femmes?
- Eh! tu sais, lui répond un vieil ami, on les prend toutes petites.
Du "rapidement enrichi" même chose. Il n'est, après tout, pas beaucoup plus riche qu'un autre millionnaire à la douzaine. Seulement les autres, on les a pris tout petits, et ils se sont habitués à cette atmosphère-là.
Lui, non: il est dépaysé. Il n'est pas dans son atmosphère. Il respire difficilement. On l'a pris trop grand.
Le mot le plus profond de Stendhal, qui n'en a pas beaucoup, à tout prendre, est celui-ci:
- Seuls les plaisirs qu'on a goûtés avant vingt-cinq ans sont en possession d'agréer toujours."
C'est bien cela. Un homme qui, avant vingt-cinq ans, avait, à l'ordinaire, trois cents millions, moins trois cents millions soixante-quinze centimes, est très troublé dans la vie, vers la quarantaine, quand il sent sur lui trois cents millions plus un demi-dollar. Ce n'est pas le demi-dollar qui le gêne particulièrement mais les trois cents millions qui sont autour.
Tous en sont gênés, tous. Ils font figure devant cela, de manières très différentes, mais tous en sont gênés. Les uns sont fastueux et prodigues; mais l'effort continuel qu'exige la prodigalité et le faste les fatigue prodigieusement. Ils deviennent moroses et spleenitiques.
Ils ne meurent pas tous; mais tous ils sont frappés. Ils sont victimes. Ils sont victimes de l'état social moderne, qui certainement, est le plus amusant de tous les états sociaux connus.

***

Cet état, c'est la Ploutocratie pure et simple. Nulle puissance, nulle souveraineté, nulle autorité sérieuse, si ce n'est celle de la force, et de la force moderne, c'est l'argent. Il a toujours eu sa puissance, certes, et Samuel Bernard n'est pas un personnage du dix-neuvième siècle; mais cette puissance était contre-balancée très fortement. L'argent était une force, il n'était pas la force, on le courtisait; mais il fallait aussi qu'il fît sa cour. Il était puissant; mais si peu souverain qu'on se moquait de lui, et couramment, sans être héroïque, non pas parce qu'il y aura toujours des gens pour se moquer de lui, mais parce qu'il était assez naturel et point dangereux de s'en moquer.
Qu'est-ce à dire ? Que la société était équilibrée, tout simplement, qu'il y avait plusieurs puissances dans le monde: une puissance de l'esprit, une puissance de la tradition, une puissance du mérite individuel, et une puissance du capital concentré, et d'autres encore. L'argent n'en était qu'une parmi les autres.
Il était contre-balancé. Il était limité par des préjugés, c'est à dire par des vérités sociales du temps qui n'étaient pas mauvaises du tout. Par exemple: l'argent permettait d'acquérir la noblesse, ne disons pas le contraire, c'est incontestable; mais aussitôt qu'on était noble, il n'était plus permis de gagner de l'argent. Qui diable leur avait enseigné cela, à nos pères? Je n'en sais rien du tout. Mais l'ange de la Sociologie, s'il était descendu sur la terre pour ouvrir un cours d'économie sociale, ne leur aurait pas enseigné autre chose.




Maintenant ce n'est plus cela. La Ploutocratie est une puissance sans contre-poids; c'est à peu près la seule puissance; et par conséquent, c'est à peu près la seule souveraineté. Et comme toute souveraineté absolue, qu'est-ce qu'elle devient? Elle devient folle, de temps en temps. C'est indiqué. Il n'y a rien de plus indiqué.
D'autant plus qu'elle n'a, qu'elle peut n'avoir, du moins, qu'il lui est permis de n'avoir en elle, aucun élément intellectuel, aucune partie d'idéal, aucun haut dessein, qui lui soit à la fois un frein, et un sel, et un cordial. Le pouvoir absolu royal, qui, du reste, n'a jamais existé, si ce n'est dans les profondeurs de l'Orient, le pouvoir absolu royal a ses traditions d'honneur et de gloire nationale à conserver et à soutenir; d'autre part, il sent qu'il a charge d'âmes et qu'un peuple vit spirituellement et intellectuellement un peu par lui, un peu à son imitation, à sa dévotion et à son exemple. Il se sent même un peu "pouvoir spirituel", même quand il y en a un autre à ses côtés.


***

La force ploutocratique n'a pas de traditions. Quelquefois, elle est héréditaire, remonte à quelques générations, et tout de suite, elle prend quelque chose des mœurs et de l'esprit des aristocrates héréditaires, et c'est précisément ce qui la sauve. Souvent, elle est "autogène", de génération spontanée, créée par elle-même et créée avec une rapidité vertigineuse. Elle ne se rattache à rien qu'à elle-même, et de là son embarras et à se soutenir et quelque chose de mal assis et de trébuchant.
D'autre part, si elle ne tient à rien dans le passé, c'est, jusqu'à un certain point, une raison pour qu'elle ne tienne à rien dans le présent. Elle ne se sent, elle peut ne se sentir aucune obligation morale envers qui que ce soit. Quelle charge d'âmes a-t-elle acceptée? Aucune. elle peut s'en donner, on peut toujours s'en donner; mais elle n'en a point par vocation, par destination, par situation sociale. De toutes parts, elle est comme isolée.
Elle est un grand pic qui n'appartiendrait pas à un massif géologique. Soyez sûr que ce pic s'ennuierait; il se trouverait l'air bête; il se sentirait illogique; il se sentirait ridicule. Il aurait je ne sais quelle nostalgie de la plaine et une tendance instinctive à l'écroulement.
Elle est moins encore: elle est comme une fusée brillante qui s'élance de terre, par une force de détente et d'explosion magnifique, qui atteint le ciel et qui retombe, n'ayant conservé aucun point d'appui.
En remplaçant l'aristocratie par la ploutocratie, l'évolution moderne a comme "mobilisé" l'aristocratie. Elle a crée une aristocratie d'une mobilité extrême sans racines et même sans base de sustentation. Le manque de cohésion de cette aristocratie moderne fait sa tristesse, parce qu'elle lui donne un certain sentiment d'impuissance. Une puissance qui se sent très impuissante aux vraies grandes œuvres, c'est la définition même de la Ploutocratie;
Tout peut s'améliorer, et je le souhaite, et ne veux aucun mal aux millionnaires, puisque, comme on le voit, je ne les envie point. Les ducs que faisaient Napoléon disaient:
- Nous n'avons pas d'ancêtres; nous sommes des ancêtres.
Ce sentiment-là, ce serait le salut. Les rois de l'or qui voudront se donner la quiétude et une certaine "statique cérébrale", comme aurait dit Comte, devront songer à mettre un peu d'idéal dans leur esprit, en préparant des œuvres spirituelles, moralisantes, civilisatrices à léguer à leur fils. C'est un moyen. Quand on ne se rattache pas au passé, il y a un truc, c'est de se rattacher à l'avenir. Cela revient à dire que, pour s'assainir, il faut un peu s'idéaliser, et s'idéaliser, c'est bien simple, c'est faire entrer en soi un peu d'éternel.

                                                                                                               Emile Faguet.
                                                                                                          de l'Académie française.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le Dimanche, 23 novembre 1913.

mardi 30 août 2016

La rentrée.

La rentrée.
Parents et enfants.



Tous ces jours-ci, les trains ont roulé vers les villes des masses de petits voyageurs, garçons et filles, dont les visages rebondis et prospères montraient encore la patine de l'embrun marin, de l'air des montagnes, du soleil campagnard... Sur ces jeunes visages apparaissait, de temps en temps, l'ombre d'un souci, à travers la gaieté foncière de leur âge. Les yeux des filles et des plus petits garçons se troublaient d'une larme. Les baisers donnés aux parents trahissaient à la fois plus d'ardeur et plus de mélancolie... C'est que la fin de septembre impose la séparation entre parents et enfants, pour nombre de familles françaises. Le 1er octobre marque la date d'une sorte de mobilisation à l'intérieur, qui enlève à leur foyer, par milliers, de petits conscrits et de petites "conscrites"...
C'est la rentrée.





Lectrice amie, j'ignore ce que ce mot évoque dans votre souvenir de jeune femme. Mais les images qu'il fait resurgir dans ma mémoire n'ont rien de sympathique. Je ne saurais dire, pourtant, que j'ai connu, interne, les déboires des héros puérils célébrés par Dickens et Alphonse Daudet. J'étais un élève ordinaire dans des internats ordinaires. Mais j'étais interne, c'est à dire prisonnier. Le régime de l'internat, tel qu'on le concevait de mon temps, reproduisait, en effet, la prison. La plupart des vrais détenus, sauf ceux, peut-être, qui ont commis des crimes énormes et retentissant, se rebifferaient contre l'affreuse pénalité de la claustration absolue, avec quatorze heures de travail quotidien. C'était notre lot. On m'assure que l'internat s'est adouci depuis. Tant mieux. Il subsiste tout de même dans son principe: séparer les enfants, non seulement de leur famille, mais de toute la famille, en faire des numéros, à l'instar des prisonniers. Et cela suffit à le rendre détestable.
Voilà pour l'internat des garçons.
Et l'internat des filles?
L'internat des fille, j'en conviens, n'est nullement comparable, en France, à celui des garçons. Preuve décisive: tandis que le potache émancipé ne rêve que de "brûler la boîte", la jeune fille garde, à l'ordinaire, un souvenir amical à son pensionnat, à son couvent. La douceur féminine a amorti pour elle les angoisses de l'exil; avec ses compagnes, avec ses maîtresses, elle a noué des amitiés qu'elle suppose volontiers éternelles, bien qu'en général, quelques mois après la sortie, il n'en subsiste à peu près rien. Un régime institué et administré par des femmes sera parfois capricieux, injuste, vexatoire: il ne sera jamais rude comme un régime d'hommes. C'est la politesse des mœurs féminines qui rend l'internat tolérable aux fillettes.
De plus les internats de fille comportent rarement les grosses agglomérations qui sont la règle des internats de garçons. La plupart des pensionnats et des couvents réunissent de vingt-cinq à cinquante élèves, sauf peut-être à Paris et dans les cinq ou six plus grandes villes de France... Vingt-cinq à cinquante élèves, n'est-ce pas sous la surveillance de quelques maîtresses une sorte de famille agrandie?... Notez que c'est toujours de ces petits pensionnats que la mémoire demeure chère aux jeunes filles. J'ai observé plus d'indifférence, parfois même une vague rancune envers leur passé de pensionnaires, chez les élèves des internats féminins très vastes et très peuplés. Elles aussi avaient souffert de n'être là, comme nous au collège, que des numéros...


*****

Mais que l'internat soit plus ou moins édulcoré, ce n'en est pas moins chose anormale que de séparer les enfants de leurs parents, et les frères des sœurs, pendant la période où on les instruit. Tout le monde est d'accord là-dessus, désormais, ou peu s'en manque. Si vous aviez consulté, ces jours-ci, toutes les mères et la plupart des pères, parmi ceux et celles qui conduisaient leur progéniture au collège ou à la pension, pères et mères vous auraient répondu:
- Nous sommes navrés de les quitter; nous en souffrirons autant qu'eux. Mais il faut bien qu'ils reçoivent l'instruction habituelle à tous les enfants; et nous ne pouvons pas la leur donner chez nous!...
Ainsi, même les parents qui enferment leurs fils et leurs filles dans des internats confessent que le système ne les enchante point; tous ont, plus ou moins clairement, la notion que le mieux serait de les élever chez soi. Le régime de l'externat pour les garçons et des "cours" pour les filles conquiert de plus en plus d'adeptes... Seulement les cours, l'externat, c'est encore le privilège d'un petit nombre! La majorité des familles françaises n'a pas de cours ou d'externats à sa disposition, ou bien ceux qu'on leur offre, dans les très petites villes, sont par trop médiocres, et les parents se méfient. Ils préfèrent encore souffrir de la séparation et installer leurs rejetons dans des maisons d'éducation importantes, qualifiées. Ils vont  à la "meilleure marque" du voisinage: ce voisinage est, cependant, éloigné de deux ou trois heures de chemin de fer... L'enfant ne verra plus ses parents qu'aux vacances. Durant toute la période de temps où l'influence ambiante est la plus décisive pour façonner un esprit et un cœur, votre fils ou votre fille, madame, seront dirigés par d'autres que vous.
- Nous savons tout cela, répliquent les parents. Nous déplorons un régime que nous savons faux, fâcheux, incommode et parfois dangereux. Qu'on nous en propose un meilleur et nous l'adopterons.
Il y en aurait peut-être un meilleur; sûrement même il y en a un meilleur; mais il exige de la part des parents une abnégation que beaucoup de parents ne veulent pas dépenser.
Pour nombre de parents, en effet, si la séparation d'octobre est assez pénible, l'avantage d'être une fois pour toutes affranchi du souci d'élever et d'éduquer leur progéniture compense largement la mélancolie de ce départ. Quand ils ont mis le fils dans un collège réputé et la fille dans un pensionnat élégant, ils s'estiment quittes envers eux. Or, les mères attentives et les pères avisés ne me contrediront pas si je prétends que pour certains esprits d'enfants rien ne peut se substituer utilement à la direction des parents...
L'idéal serait donc, pour ceux-ci, que la famille fût l'école. Le père et la mère se récusent, à l'ordinaire, sur le défaut de temps, ou sur leur incompétence pédagogique. Les leçons à la maison, par de bons maîtres, sous la surveillance des parents, seraient un acceptable compromis. 



Mais c'est un système compliqué et coûteux, qu'on ne saurait proposer comme général. De plus, si l'internat vulgaire a d'affreux défauts que tout le monde dénonce, il a pourtant un avantage: c'est que le collège, le pensionnat, sont une minuscule société, image réduite, mais fidèle de la grande. Beaucoup d'âpres caractères d'enfants, irréductibles à la maison, s'y forment au contact d'autres caractères du même âge. L'émulation suscite le désir de bien faire chez des tempéraments qui seraient demeurés inertes dans la solitude. Surtout en France, où les familles sont si peu nombreuses, il y a vraiment pour certaines natures d'enfants, de graves inconvénients à aborder la vie sociale au sortir du foyer familial, sans transition.
Alors?
Alors, le mieux serait, je crois, que les parents qui connaissent d'autres ménages de fortune équivalente, de sentiments concordants, et pourvus d'enfants d'un âge analogue, s'unissent pour confier ces enfants, dans la ville même, à des éducateurs soigneusement choisis et qualifiés. En province, les fonctionnaires garçons savent fort bien s'unir, se truster pour organiser une table convenable, un cercle habitable. Ne peut-on dépenser pour sa descendance l'effort qu'on dépense pour soi-même? Il n'est guère de localité si modeste où le "syndicat de parents" que je préconise  ne se puisse organiser. Un ménage respectable de professeurs s'offrira toujours pour tenir une "famille d'éducation", composée d'une vingtaine de sujets au plus, lesquels bénéficieront ainsi de la discipline, de l'ordre, de la vie en commun si utiles à la formation de la jeunesse, et pourront tout de même voir leurs parents tous les jours, aller y prendre leur repos de temps en temps, sans tout de même participer à la dissipation des oisifs, grave danger pour les enfants élevés chez eux!
Mais dame! pour organiser ces "familles d'éducation", pour les surveiller à distance, pour en connaître exactement le "rendement" pédagogique, il faut que les parents se donnent un peu de peine. Il est plus commode de boucler leur fils au lycée et la fille au pensionnat, sans d'ailleurs se douter le moins du monde de la qualité d'enseignement et d'éducation qui s'y donnent! Tant de parents semblent avoir des enfants pour leur agrément personnel, et non pour le bonheur de ceux qu'ils ont mis au monde!

                                                                                                               Marcel Prévost
                                                                                                                                              de l'Académie française.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 12 octobre 1913.

lundi 29 août 2016

Le musée des ivrognes.

Le musée des ivrognes.





Les Français possèdent des musées d'art et d'industrie; ils possèdent même, à la Préfecture de Police un musée étrange où l'on a soigneusement classé et étiqueté les objets qui figurèrent à l'instruction de procès célèbres: c'est le Musée du Crime. Les Anglais ont sur nous cette supériorité de posséder un établissement dont il n'existe en France aucun spécimen; le Musée des ivrognes. Et nos voisins d'Outre-Manche, s'ils en sont fiers, ne le témoignent que discrètement , car sans l'une de nos lectrices qui vient d'achever là-bas un long préceptorat, nous l'ignorerions encore.

Le péché mignon des grandes dames.

Notre jeune compatriote enseignait le français à deux jeunes filles de la haute aristocratie britannique. La résidence habituelle de la famille était un château du pays de Cornouailles. Un matin, comme Daisy, l'aînée des élèves prenait sa leçon, sa mère entra dans la salle d'études et annonça:
- Daisy, votre tante Jenny est malade. Il convient que vous lui alliez rendre visite. Vous partirez donc demain pour le dipsomen house avec Mlle X...
- Dipso... ? interrogea l'institutrice.
- Dipsomen house: c'est une maison de santé un peu spéciale. Vous verrez.
Le lendemain, après quelques heures de chemin de fer, les deux jeunes filles sonnaient à la grille d'une villa, bâtie à mi-coteau, à proximité d'une forêt. Dans les allées d'un jardin que cent variétés de rose embaumaient, des dames se promenaient, par petits groupes, discutaient avec cette animation mesurée et ce choix d'expressions qui caractérisent les gens de bon ton. La plupart étaient vêtues avec une grande recherche; aucune ne présentait le visage émacié des malades ou le teint pâle des adolescentes. La jeune Française se demandait si elle avait devant elle les pensionnaires de la maison de santé ou de simples visiteuses.
- Monsieur, où suis-je? demanda-t-elle au directeur, tandis que miss Daisy était conduite auprès de sa parente.
- Vous êtes au dipsomen house, mademoiselle.
- Et qui soignez-vous?  Des anémiées, des neurasthéniques?

Des livres qui sonnent creux.

- Point. Nous ne soignons que de riches... ivrognesses. Les journaux d'Europe ont conté comment l'alcoolisme fait de rapides progrès parmi les grandes dames de la société anglaise. Le fléau a pris de telles proportions qu'il est devenu indispensable de créer, pour ces malades d'un genre nouveau, des maisons de santé spéciales où l'on tente de les débarrasser d'une si funeste passion.
- Vos malades viennent-elles à vous volontairement?
- En général, oui. Après l'admonestation sévère d'un parent, d'un ami influent ou d'un médecin, elles consentent à devenir nos pensionnaires. En certains cas, il faut user de ruse pour les conduire.
- Et comment les soignez-vous?
- Comme on soigne les morphinomanes: par la diminution lente, progressive du poison dont elles raffolent. Vous savez qu'un morphinomane privé brusquement de morphine en pourrait mourir ou tout au moins, présenter de graves désordres physiologiques. Il en est de même pour l'alcoolique. Aussi, le jour de leur installation au dipsomen house nos malades reçoivent-elles une quantité d'alcool presque égale à celle qu'elles ont coutume d'absorber. La dose, de jour en jour diminue, pour arriver après six semaines environ, parfois moins, souvent plus, à la suppression totale. Le plus difficile consiste à empêcher l'introduction en fraude dans la maison d'alcool envoyé du dehors. Ces chères dames ont tant de cordes à leur arc!
- Pourtant l'alcool ne peut guère entrer ici qu'en bouteilles faciles à découvrir?
- Quelle erreur! Venez visiter notre musée.
Le directeur conduisit notre compatriote dans une vaste pièce garnie de rayons, du plancher au plafond. Sur les planches soigneusement étiquetées, avaient pris place les objets les plus divers, assez peu originaux d'ailleurs: pendule de voiture, élégants manchons, carnets de bal, les œuvres des écrivains les plus austères: Sermons et Oraisons de Bossuet, Vie des Héros de Plutarque, etc.
- Où est le musée? demanda l'institutrice.
- Vous le voyez devant vous. Ces objets usuels, honnêtes d'aspect, sont des coquins hypocrites. La pendule, sous l'émail du cadran peut cacher la valeur d'un bon verre à Bordeaux de whisky; le manchon dissimule en sa fourrure un biberon que ni le lait ni l'eau sucrée n'emplissent jamais. 



Le geste charmant de la frileuse qui porte à sa bouche son manchon, préservateur du froid, équivalait, pour la propriétaire de ce bijou, au geste moins élégant du pochard qui lève le coude. 
Ces bonbonnières ne cachent pas de double fond, il est vrai; mais elles ont recélé des bonbons dits perles fondantes qui furent  de grands propagateurs d'alcoolisme, grâce à l'absinthe, gin, whisky, chatreusey qu'ils enveloppaient.
Mais voici la plus belle pièce du musée. Cette grosse Bible, poudreuse, respectable, réfrigérante appartient à la femme d'un honorable pasteur. La bonne dame fut prise soudainement d'un zèle pieux dont son mari se réjouit fort. Il ne rentrait plus au logis sans trouver sa femme occupée à lire et à méditer le livre sacré. 



Certain jour, il la trouva endormie, le front sur les feuillets. Il s'approcha, tout ému, pour l'éveiller et s'aperçut alors qu'elle était ivre morte. La couverture du livre pouvait contenir deux litres de whisky.
Comprenez-vous pourquoi, en Angleterre, on doit bâtir des hôpitaux pour ivrognesses?

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 17 février 1907.

dimanche 28 août 2016

Ceux dont on parle.

Alphonse XIII.

Le roi d'Espagne est le plus jeune des chefs d'Etat contemporains; s'il était simple citoyen français il ne serait pas encore majeur. On pourrait cependant remplir un gros volume avec les anecdotes dont il a été le héros et les paroles qu'on lui attribue.
Alphonse XIII est né roi, car son père Alphonse XII mourut avant sa naissance. Son premier trône fut un coussin recouvert de dentelles sur lequel on étendit le nouveau-né et qu'on déposa ensuite sur un plat d'or.
De ses mois de nourrice, il y a peu de chose à dire, si ce n'est que sa santé était débile et le resta pendant quelques années. Fort heureusement, la pratique des exercices du corps a rendu le jeune roi très robuste. Il apprit de bonne heure le maniement des armes. On rassemblait au Palais trente jeunes gens des plus nobles familles de Madrid, on leur donnait un tambour et des fusils et Alphonse XIII les faisait manœuvrer. On n'a pas manqué de remarquer que le futur souverain se plaisait beaucoup à ces exerces militaires. Quel est, je vous le demande, le petit garçon qu'on ne comblera pas de joie en lui offrant une panoplie de cuirassier?
L'instruction littéraire et scientifique d'Alphonse XIII n'a pas été négligée. Outres les matières habituellement enseignées, il est informé des choses de l'agriculture qui l'intéressent particulièrement. Il possède parfaitement le français et l'allemand. Sa vie est exactement réglée. Veut-on connaître l'emploi de sa journée? Il se lève à sept heures et fait sa prière, ayant été élevé dans des habitudes pieuses. Il déjeune ensuite très copieusement: on assure qu'un beefteck d'une livre ne l'effraie pas. La matinée est consacrée aux affaires de l'Etat. A une heure, le roi prend son repas, puis se promène, soit à cheval, soit dans une voiture qu'il conduit lui-même, soit en automobile; il aime l'équitation à tel point qu'il s'est fait construire un manège où il se livre à toutes sortes d'exercices périlleux.
Si le temps ne permet pas ces distractions, Alphonse XIII se met au piano, lit, ou fait "un billard" avec un de ses adjudants. Il se remet ensuite au travail et, avant le dîner qui a lieu vers huit heures, parcourt les journaux et les revues. Dans la soirée, il fait une partie d'échecs ou de billard et se couche vers onze heures.
Il déteste l'étiquette et les cérémonies. Un de ses plus grands plaisirs est de montrer son agilité. Un jour de régates, à Barcelone, il gagna la tribune royale en sautant par dessus toutes les chaînes qu'on avait tendues pour séparer les places.
L'an dernier, à l'issue d'un bal à la cour d'Angleterre, auquel il avait assisté, il regagnait son appartement en même temps que la reine Alexandra, dont la chambre donnait sur la même galerie. En prenant congé de la reine, il lui dit:
- Vous savez que je suis un peu acrobate. Vous plairez-t-il de me voir travailler?
Et comme la reine répondait par un sourire, il gagna la porte de son appartement en exécutant une série de sauts périlleux.





Depuis qu'il est marié, Alphonse XIII a sans doute acquis plus de gravité. Ce mariage, qui a fait, dit-on, le bonheur des deux époux, a causé une cruelle désillusion à bien des jeunes filles. Toutes les familles princières avaient une fiancée pour le roi d'Espagne. L'archiduchesse Elisabeth, fille du prince défunt Rodolphe d'Autriche et de la princesse Stéphanie de Belgique, la princesse Louise d'Orléans, fille du comte de Paris, ont caressé plus que toute autre le rêve de devenir sa femme. Le duc de Connaught, plus hardi, fit le voyage d'Espagne pour apporter, à titre d'échantillon, le portrait de S. A. R. Patricia de Connaught. Souhaitons qu'Alphonse XIII n'ait jamais de regrets d'avoir préféré à une Connaught une Battenberg et que le duc commis voyageur obtienne bientôt, dans quelque autre cour, une commande avantageuse.

                                                                                                                           Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 17 février 1907.

Le départ des Paimpolais.

Le départ des Paimpolais.







Les pêcheurs quittent aujourd'hui le pays breton pour aller pêcher à Terre-Neuve la morue.


... Paimpol s'éveille sous un ciel léger, voilé, d'un gris délicat, dans une fine lumière. L'air sent le printemps et la mer: ce printemps précoce de Bretagne dont les ajoncs sont déjà fleuris. Des cloches sonnent en douceur. Les petites rues grises ont une odeur de fête, avec leur humble décoration de branches de pin le long des vieilles maisons et de bannières de mousseline aux fenêtres... Et par dessus les toits de la place, du côté du port, on aperçoit les mâts pavoisés des bateaux d'Islande.
Ces bateaux, ils sont soixante cette année, en comptant les chasseurs. Presque tous ont des noms qui évoquent des choses gracieuses, un peu fragiles: MouettePerce-NeigeFleur-de-GenêtJolie-BriseKorriganeMauveBlondeBruneBonne-Tante. Des noms bien délicats pour leur rude destination... Et il y a la Marie aussi, la Marie qui portait le grand Yann et le petit Sylvestre...
Ils sont alignés dans le bassin, pimpants, luisants, astiqués comme les douaniers qui font les cent pas sur le port. Mais quand on descend dans un des postes d'équipage, on a un recul devant ce triste logis sans air et sans lumière, étroit, bas, huileux, sentant la saumure.. Une veilleuse brûle devant la petite vierge de faïence à laquelle pend un chapelet...

"Au bout de la terre"

Dix heures. Les rues s'animent. Des curieux arrivent de Pontrieux, de Guingamp, de Saint-Brieuc. On met la dernière main à la décoration des rues: guirlandes de buis et de sapin. Les Paimpolaises se promènent par groupes, en quête de leurs galants  d'Islande... Encore quelques jours, quelques heures à rester ensemble. Les effluves printaniers mettent des frissons,  des lueurs, des reflets d'on ne sait quoi dans les yeux des belles filles. Mais ces amoureuses ne le voient arriver qu'avec une mélancolie, le printemps, "qui dans ce pays, est presque sans amour".
Alors je m'en vais faire un tour vers ce pays de Ploubazlanec, où se développa le poème amoureux du beau Yann et de la triste Gaud (1). Je vais essayer de suivre leur trace, tâcher de retrouver ce qu'ils ont laissé d'eux, ou plutôt ce que j'y apporterai moi-même de ma sensibilité attendrie. Quelle puissance de vie ont-ils donc, ces êtres de fiction, pour que nous allions vers leur ombre comme vers des êtres très aimés, pour nous attirer ainsi, pénétrés d'émotion, pèlerins chimériques et ardents! Et me voici sur la route de la falaise, dominant la mer, sur le chemin bordé d'ajoncs en fleurs et de grand crucifix. Là-bas, derrière, c'est le port de Paimpol, et la flôtille des Islandais, dont les pavillons flottent à la brise. Et voici les maisons basses de Ploubazlanec. Voici de vieilles grand'mères toutes pareilles à la mère Moan. Voici la chapelle des naufragés, et sous le porche les plaques qui portent la mémoire des marins disparus. Et je vais plus loin, jusqu'au hameau de Pors-Even; plus loin encore jusqu'à la croix de granit qui se dresse sur l'extrême et plus haute falaise, la croix isolée qui domine les lointains de la mer, et au pied de laquelle les femmes, la main en abat-jour sur les yeux, viennent suivre les départs et attendre les retours. Et je descend aussi, à travers les blocs de granit, jusqu'à la chapelle de la Trinité, posée sur le dernier rocher "comme au bout du monde breton", là où Gaud, accompagnant de loin, le plus longtemps possible, la goélette qui emportait Yann, dut s'arrêter "parce que la terre était finie".
Toujours ce temps doux et voilé, temps constitutionnel de Bretagne. La mer est très calme, d'un vert laiteux où glissent parfois de grands reflets clairs.
... Retour à Paimpol. Les petites rues grises sont pleines de foule. Vrais matelots et vraies amoureuses et des mères aussi, aux belles figures graves. Après le roman, c'est la réalité. Mais la réalité est toute pareille au roman. Rencontre rare. D'une façon à peu près générale, nous somme intoxiqués par la littérature. Nous ne savons plus avoir d'impression simple, directe, spontanée. Nous n'avons donc que des émotions littéraires, ou bien des déceptions dues à la même cause, car nous avons tant lu et nous avons tellement vu les pays au travers des livres, que nous transposons constamment la littérature dans la vie. Ici, la grande impression que l'on ressent vraiment vient de ce que le livre que nous avons aimé et la réalité s'adaptent et se pénètrent. Evidemment notre émotion n'est pas entièrement spontanée; mais elle est préparée par la littérature, mais elle l'est dans le sens de la vie.

La ville des amoureux.

Les gens se dirigent vers l'église, d'où va bientôt sortir la procession. C'est une foule grave, peu bruyante. Et le long des maisons, en travers de la rue, les banderoles encadrées de légère verdure disent bien la préoccupation de tous: Que Dieu protège nos marins! - Marie, protégez nos marins. Toujours cette unique pensée, cette même prière. Sur ce pays, sur cette foule, plane vraiment l'impression de quelque chose d'ouvert vers le lointain, vers le large, on ne sait quoi d'inconnu et de très inquiétant...
Et c'est cela qui donne à ce tableau sa véritable grandeur, son caractère d'émotion, de fatalité, d'angoisse et de prière...
La même sensation se retrouve sur tous et sur toutes, sur les vieilles, dont les coiffes de l'ancien temps descendent très bas sur le front, enserrant un visage de cire, des yeux qui regardent des choses passées, disparues, qu'elles seules connaissent, des lèvres qui semblent murmurer une continuelle prière. Et il est aussi, ce lointain, dans le regard des jeunes filles, dont les coiffes plus pimpantes ont une allure plus envolée, mais dont les yeux songeurs contemplent le même par-delà. Il est sur les couples graves des amoureux, et sur le resserrement tendre des époux, dont beaucoup sont de tout récents mariés (car c'est l'habitude dans ce pays de Paimpol que les matelots fassent leurs noces peu de jour avant le départ). En voici deux que je m'attendris à suivre, deux qui sont à coup sûr des époux très neufs. Comme il lui parle, le grand matelot, comme il se penche vers elle, comme il la couvre de sa force et de son affection! Et elle, comme elle le regarde, de quel profond regard d'amoureuse! avec quelle tendresse heureuse et inquiète.

***

Trois heures. Les cloches se mettent à sonner. de la petite rue de granit la procession débouche sur la place.
En tête, le suisse, la croix, trois Islandais, dont un très grand, au milieu, porte une lourde bannière; puis la théorie des fillettes, des futures amoureuses, épouses et mères d'Islandais; voici des petits garçons que la mer guette, et qu'elle emmènera aussi; ils sont costumés en matelots et portent des vaisseaux, des emblèmes maritimes, des engins de pêche: leur sort, leur sort qu'ils portent avec eux... Et voici Notre-dame-de-Bonne-Nouvelle, la Vierge des Islandais. Ce sont les seconds des goélettes qui la portent sur leurs épaules. Et les capitaines forment une garde d'honneur tout autour. Voici le clergé, le conseil municipal, le tribunal de commerce, les armateurs et les notables du pays. Et les voici, eux, les héros de la fête, ceux pour qui s'élèvent toutes ces ardentes prières, voici les beaux Islandais, les rudes et fiers matelots; ils sont massés en troupe grave et chantent à pleine voix le cantique à leur sainte patronne:

Vierge de Bonne-Nouvelle,
Gardez bien les matelots.
Protégez notre nacelle
Contre la fureur des flots.

Et derrière, voici la foule fervente des mères, des épouses, des fiancées, qui suivent, le chapelet aux doigts, la prière aux yeux et aux lèvres pour ceux qui vont partir sur la grande mer.
En somme, elle est bien simple cette procession, pas d'éclatantes dorures. Et pourtant une impression poignante s'en dégage, à cause toujours de cette sensation de large, parce qu'il y a là-dessus tout l'horizon ouvert vers les lointains inquiétants...
Elle traverse la place, entre les petites rues qui vont vers le port. Et maintenant la voilà sur la jetée, au bout de laquelle le reposoir se dresse, en face des bateaux, devant la mer. Un reposoir léger de branches de sapin et de buis, érigeant des clochetons gothiques, au milieu desquels est écrit l'éternel prière: "Marie, protégez-nous". Il est aussi décoré avec des engins de pêche, et de chaque côté, sur une sorte d'estrade, s'immobilise un groupe de matelots revêtus de leurs cirages et de leur suroîts. Ça, c'est peut-être un peu théâtral, un peu costumé; et ces beaux Islandais qui sont là en représentation, ont une attitude gauche, empruntée, comme ont les humbles gens devant le photographe...
Le cortège s'est arrêté là. On a posé sur le reposoir, entre les groupes d'Islandais, Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle. Et le vieux recteur parle.
On n'entend pas ses paroles. Le vent les emporte du côté de la mer, peut-être en Islande, pour qu'elles aillent vers ceux qui sont restés là-bas, dans les grandes eaux lointaines... Pourtant, malgré qu'on n'entende rien, personne ne remue, personne ne parle; et jusque dans les très hautes vergues des bateaux, il y a des gens découverts, silencieux et graves...
Le vieux recteur a fini de parler. Et alors voici le moment solennel, la minute essentielle de la journée... Le recteur prend le goupillon, se tourne vers la flottille, et lentement, d'un grand geste large qui embrasse et domine l'horizon, il bénit les bateaux qui vont partir. 




En même temps, les pavillons des mâts s'abaissent et se relèvent trois fois pour le salut, et tout à coup, à bord de chaque bateau, la cloche de l'avant, sonne, sonne; et c'est un carillon clair, alerte, une vie sonore qui répond à la bénédiction du recteur... Puis, gravement, pieusement, la foule chante le cantique du départ des marins. Vraiment, cette scène religieuse, ces chants, ce geste de bénédiction qui, ailleurs, pourraient n'émouvoir que les âmes pieuses, prennent là, au seuil de cette mer, au seuil de ce départ, une grandeur qui étreint les plus indifférents.
Et puis la procession s'en revient à travers les petites rues; elle remonte vers l'église. Mais, au milieu de la volée des cloches, le cantique à Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle s'élève de façon encore plus ardente; il monte de tous les cœurs, de toutes les bouches, des voix rudes des hommes, des voix implorantes des femmes; c'est comme un grand cri de supplication vers le ciel, dans lequel le peuple de Paimpol met toute sa ferveur, toute sa force, comme si on n'avait plus que ce moment pour invoquer la bonne Vierge, comme si elle n'avait plus que ce moment pour les entendre!

Gardez bien les matelots...
Gardez bien les matelots...

Dans l'église où la procession est rentrée, les cierges sont allumés. L'autel est étincelant de lumières. Les coiffes blanches des Paimpolaises se pressent, ondulent, s'immobilisent dans le jour vague qui tombe des vitraux.
Puis, après une dernière imploration, une dernière bénédiction, on sort de l'église. Les grandes coiffes blanches se dispersent, s'éparpillent dans le crépuscule...
Et la fête des cabarets commence.

Ceux qui vont partir.

Elle est calme et assez sobre, en somme. Les Islandais boivent silencieusement, en regardant des choses lointaines. Ou bien ce sont des paroles de pêche, d'armement ou de gréement des bateaux, des affaires de leur métier.
Je vais dans un cabaret, près du port, chez cette hôtesse qui, dans le livre, s'appelle "Mme Tressoleur". Car elle existe réellement: la voici bien, telle qu'elle a été décrite, avec ses "moustaches, sa carrure d'homme et sa réplique hardie". Et les autres aussi existent; je l'apprends à présent. Ainsi ce n'était pas vers des chimères que j'allais ce matin. Quand je le disais que ce roman est intimement attaché à la réalité!
Yann existe. Il habite là-bas, au hameau de Pors-Even, dans la petite maison "adossée à une haute falaise, et précédé d'un jardinet où poussent des chrysanthèmes et des véroniques." Et voici quelque chose que je voudrais ne pas avoir à dire: Yann s'est enorgueilli. D'avoir été le héros de Loti, cela lui est monté à la tête... Et maintenant Yann est devenu une façon de bellâtre qui se fait admirer. Et puis... les étrangers viennent le voir, le font parler, lui offrent à boire... Alors Yann a pris ce mauvais goût de boire; et il est devenu un alcoolique dans lequel il serait à présent difficile de reconnaître le beau Yann.
Et Gaud? Voici sa maison sur la place, une maison à façade étroite, inhabitée, fermée comme sur la fin de ce beau rêve d'amour. La porte est barrée d'une planche. Les fenêtres n'ont pas de vitres. Gaud est morte.
Dans la nuit venue, des couples d'amoureux passent, profitant encore de ce soir, sur lequel la pluie commence à tomber...
Et maintenant ils vont partir. Un à un, ils tourneront la pointe de Pors-Even, en chantant le vieux cantique: "Salut, étoile de la mer!" 



Ils s'éloigneront et disparaîtront de l'autre côté de l'horizon...
Que ceux qui savent prier donnent une prière aux matelots qui s'en vont vers l'Islande, afin que la joie soit complète, cet automne, au pays de Paimpol.

                                                                                                                      Jean Madeline.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 17 février 1907.


(1) Les héros de l'admirable roman de Pierre Loti, Pécheurs d'Islande.


Nota de Célestin Mira: 




samedi 27 août 2016

L'amour et la mort.

L'amour et la mort.

Curieuses et instructives du point de vue humain et psychologique sont les études qu'a publiées M. Proal sur l'étroite connexité qui existe entre l'amour et la mort.
Les désespoirs d'amour occasionnent annuellement en France un chiffre de suicides qui oscille entre 400 et 500. En ce qui concerne Paris, la ville que l'on considère à tort comme la plus blasée, les suicides par amour sont relativement plus élevés que partout ailleurs.
D'après les statistiques fournies par M. Proal à l'appui de ses affirmations, il résulte qu'il y a beaucoup plus d'hommes que de femmes qui se suicident par amour. Cependant, l'année 1904 fait exception: sur 247 suicides attribués à cette cause, il y eut 123 hommes et 124 femmes. Les statistiques prouvent en outre que l'amour fait des victimes à tout âge. En 1902, 87 jeunes personnes se suicidèrent dont les âges oscillaient entre douze et dix-sept ans; et 474, entre dix-sept et vingt-et-un. 
De temps à autre se suicide par amour un individu de plus de quarante ans, mais de tels cas sont excessivement rares.

Mon dimanche, revue populaire illustrée, 17 février 1907.

L'actionnaire du théâtre.

L'actionnaire du théâtre.


C'est un homme généralement aimable, qui ne ressemble en rien aux actionnaires d'ordre inférieur, qui font des placements. L'actionnaire dramatique est un gentleman souriant, distingué et bien mis qui a pris des actions dans un théâtre, beaucoup plus pour s'amuser que pour faire une affaire. Il est riche d'autre part, il a des titres de chemins de fer et de bonne rente au porteur.




C'est de son superflu qu'il se sert pour s'intéresser à quelque entreprise théâtrale. Il affectionne tout particulièrement les scènes où il y a des femmes. Le théâtre où l'on joue des ballets et des féeries lui plait par dessus tout. La comédie lui va moins. Néanmoins il la cultive pour se faire un renom de lettré et pour être reçu dans les salons des grandes actrices à la mode. Ignorant des choses dramatiques, il aime néanmoins à s'en mêler avec discrétion. Il donne des conseils aux acteurs, lit les manuscrits, encourage les auteurs, assiste aux dernières répétitions. Rien ne le flatte plus que d'être interrogé par un auteur timide ou un directeur malin sur la couleur d'un costume ou sur la suppression d'une scène dangereuse.




Le soir il est en habit dans son théâtre, à l'orchestre, au foyer. il voit cinquante fois de suite la même pièce, toujours avec un nouveau plaisir; le plus souvent, on le rencontre au foyer des artistes, ou derrière un portant, en train de causer avec une figurante qui sollicite sa protection pour le renouvellement d'un engagement douteux.
Il est d'une générosité exemplaire. Les fleurs et les bonbons ne lui coûtent rien. Si le hasard dramatique lui octroie des dividendes, ils sont tellement imprévus qu'il se hâte de les restituer à son cher théâtre sous forme de présents aux artistes. Jamais une plainte ne s'échappe de ses lèvres. Son plus grand désespoir serait de rentrer dans son argent. En somme, il fait la meilleure affaire. Pour une action de quelque mille francs, il est quelqu'un dans le temple de l'Art. Un concierge de théâtre le salue, les machinistes lui sourient, le régisseur ne le bouscule jamais, les acteurs lui serrent la main et les actrices lui font les yeux doux. N'est-ce pas de l'argent placé à gros intérêt?




L'un de ces Mondors modernes me disait, en caressant le menton d'une jeune ballerine: "Voilà comment je touche mes dividendes." Heureux coquin!

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, 1887, à la librairie illustrée, illustrations de Caran d'Ache, Frick et Jobs.

vendredi 26 août 2016

Les reines s'en vont...

Les reines s'en vont...


Celle-ci n'avait qu'un diadème de comtesse, posé sur l'écusson royal des Stuarts; mais elle portait, et avec quelle dignité, toutes les couronnes de la femme: celles de la beauté, de la grâce, celles de l'esprit et du cœur, celles du goût et de l'élégance, celles de la noblesse et de l'affabilité, celles de l'honneur et de la considération, celles de la maternité et de la vertu, celles de la piété et de la charité; elle avait même celle du courage, aussi viril en elle qu'au temps des héroïnes d'autrefois.
Il ne lui manquait que la couronne du martyre, et Dieu a voulu ajouter ce dernier sacre au chef-d'oeuvre de ses mains.
Jusqu'à l'horrible accident qui vient de l'enlever au monde et qui nous laisse à tous un deuil si inconsolable, la vie de Mlle Cécile de Poilly, comtesse de Fitz-James, n'avait été qu'une suite de triomphes éclatants et de dévouements profonds. Sa destinée semblait être de servir de modèle à tout ce qui méritait de la comprendre et de l'apprécier.
Idole d'un père qui régnait dans une société brillante et lui en ouvrait les portes avec orgueil, elle était, à seize ans, la perle sans rivale des salons parisiens.
L'année suivante, un mariage solennel se célébrait à Saint-Pierre de Rome. L'épousée était si belle et si modeste à la fois, que tout le monde accourait pour la voir et la bénir. L'art n'ayant pas de fleurs dignes d'un pareil front, sa couronne avait été cueillie le matin sur les orangers de la villa Médicis. Les madones de Raphaël tressaillirent dans leurs cadres à la vue de cette grâce française qui éclipsait les modèles de l'artiste divin. La scène, d'ailleurs, n'était pas au-dessous du théâtre; car Mlle de Poilly recevait dans la métropole du monde catholique un des plus grands et un des plus beaux noms de la noblesse de France, le nom du comte Charles de Fitz-James, descendant des Stuarts, fils du dernier pair de la vieille monarchie, du dernier chevalier de 1830, de l'ami de Charles X et de Chateaubriand.
Partout où elle a porté ce nom depuis ce jour, à Paris, à Folembray, en Bretagne, à Marly-le-Roi, la comtesse de Fitz-James ne lui a valu que des hommages et des bénédictions. Partout elle a été la reine des salons par sa beauté incomparable, la patronne des talents par son goût exquis, la joie des intimités par sa gaieté sans fard, l'exemple des familles par ses vertus maternelles, la sœur des malheureux par son art de les consoler, la mère des pauvres par sa charité intarissable.
Lorsqu'elle quitta la Bretagne, il y a dix ans, après une courte résidence sur cette terre de la loyauté, les ouvriers, les paysans, les indigents surtout, pleurèrent la bonne comtesse, comme au temps de Jeanne de Montfort et de la duchesse Anne. Ils accoururent en foule sur son passage, pour la contempler et la remercier une dernière fois; et celui qui écrit ces lignes avec ses larmes n'a jamais traversé le pays de Lorient et de Quimperlé sans trouver dans toutes les chaumières le souvenir adoré de Mme de Fitz-James.
Ah! c'est que Dieu seul a pu compter les dons de sa main droite, ignorés de sa main gauche: les vêtements cousus de ses doigts pour ceux qui étaient nus, le pain du corps et le pain de l'âme, les secours efficaces et les bonnes paroles, prodigués par une telle châtelaine à tout ce qui souffrait autour d'elle!
Elle achevait de remplir la même mission à Marly-le-Roi, qu'elle allait quitter pour rentrer à Paris, lorsque le 20 septembre dernier, jour néfaste et marqué de noir, en jouant avec sa fille et son fils dans son salon, elle vit tout à coup sa robe de mousseline prendre feu. De quelle manière, on n'en est pas bien sûr; sans doute au contact d'une allumette tombée dans un volant de l'étoffe. En un instant la victime est entourée de flammes. Ses enfants se précipitent sur elle et l'entourent d'une portière. Ils vont la sauver en se rendant maîtres du feu, lorsque la mère voit sa fille, en robe de mousseline comme elle, exposée à partager son sort. Elle lui crie, elle lui ordonne de s'éloigner. vain commandement! La fille qui vaut la mère par le cœur comme par la beauté, s'obstine à la délivrer au risque de périr avec elle. Mme de Fitz-James alors n'écoute plus que son amour maternel. Avec un effort de lionne, elle s'arrache aux bras de ses enfants, s'élance éperdue par une fenêtre, et ranimant ainsi, hélas! l'incendie qui la dévore, court à la pièce d'eau de son parc, afin de s'y éteindre d'un seul coup. Là, fatalité nouvelle! elle trouve le bassin clos et ne peut en ouvrir le treillage. Elle se roule en désespérée dans le gazon, où son domestique, un Breton dévoué, se brûle les deux mains pour la secourir. Enfin, son fils arrive, brise la clôture et jette sa mère à l'eau.
Le feu était éteint, mais la victime était blessée à mort. La mère s'était perdue pour sauver sa fille...
Sa belle et forte nature a résisté cinq semaines, avec un héroïsme incroyable, à un supplice qu'elle définissait elle-même: celui de l'eau bouillante. Enfin, elle a rendu son âme à Dieu avec avec la douce fermeté  d'une martyre.
Nous avons prié à son lit de mort. Elle y était aussi admirable que jamais: l'antiquité ne nous a point légué de camée plus pur ni plus fin que ce profil d'ivoire, où l'auréole céleste s'ajoutait à l'auréole terrestre.
Celle-ci revit heureusement dans ses portraits, chefs d’œuvres de Paul Delaroche, d'Amaury Duval et d'Antonin Barre*.
Ce qui ne périra pas non plus, ce sont les souvenirs, les exemples et les regrets qu'elle laisse au monde à tant de titre: comme grande dame accomplie, comme providence des pauvres et des malheureux, comme mère de cinq enfants, dont deux servent déjà la France de leur épée, en attendant leurs jeunes frères sous les drapeaux. (Le second, l'officier de marine, à reçu le baptême de sang devant Sébastopol).
Tout ce que Paris a d'éminent accompagnait aux obsèques de la bonne comtesse la population désolée de Marly-le-Roi.
- Nous avons perdu notre diamant, disaient en pleurant les gens du monde.
- Nous avons perdu notre sœur de charité, disaient en pleurant les indigents et les malades.
- Notre beau pays a perdu son soleil, disaient en pleurant les villageois  des alentours.
Jamais on n'avait vu pareil concours et pareille douleur. L'église était trop petite pour la foule et retentissait de sanglots déchirants. Le noble mari est resté jusqu'au bout, avec ses quatre fils, brisés par un désespoir indicible. C'était parmi les gens de Marly à qui porterait le cercueil bien-aimé. On se disputait comme une consolation suprême tout ce qui restait de l'idole du pays.
Mme de Fitz-James repose, au cimetière Montmartre entre les ducs son beau-père et son beau-frère, dans le caveau des descendants des Stuarts.
On peut écrire sur sa tombe les mots que nous tracions en tête de ces lignes:


LES REINES S'EN VONT.

D'autres lui succéderont peut être; aucune certes ne la remplacera.

                                                                                                                       Pitre-Chevalier.

Musée des familles, lecture du soir, novembre 1856.

* Nota de célestin Mira: Cécile de Poilly, comtesse de Fitz-James par Paul Delaroche.