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mercredi 29 avril 2020

Sur l'impériale.

Sur l'impériale.


Vers six heures du soir, par les derniers beaux jours, il fait vraiment bon sur l'impériale de l'omnibus*. Il convient d'ailleurs de distinguer entre omnibus et ne point trop s'enthousiasmer pour les lourds et confortables véhicules d'invention récente, tramways ou grosses voitures qui parcourent les boulevards et les avenues*.
Ce que j'aime, c'est l'ancien et petit omnibus qui roule avec fracas sur les pavés raboteux des vieilles rues. Avec lui au moins, l'on est sûr d'aller au bout de Paris, dans les quartiers perdus, pareils à la province. Il est la distraction des autochtones de ces endroits-là. Je sais des rentières caduques, paysanne de Courcelles*, qui se mettent à la fenêtre pour voir filer l'omnibus du Panthéon. Il leur semble arriver d'un autre monde et elles croient positivement que les hardis voyageurs qu'il contient viennent de faire le tour de la terre.
L'omnibus de la Porte-Saint-Martin-Grenelle* est également un objet de profonde stupéfaction pour les invalides impotents qui vivotent dans une petite voiture à tablier de cuir. En le voyant passer avec sa couronne de petits employés ou de maçons plâtreux juchés sur l'impériale, ils se figurent vivre pendant une seconde dans une société nouvelle. Ce spectacle les change de milieu.
Juste retour des choses d'ici-bas. L'omnibus n'est point seulement une distraction pour les sédentaires, il introduit également les villageois de Paris dans le monde civilisé. Que de gens de la Glacière* se sont initiés aux bonnes manières en passant rue Montmartre*, sur l'impériale de l'omnibus Saint-Jacques. A six heures du soir, par exemple, ils ont pu admirer, par les fenêtres ouvertes des entresols, avec quel ordre est disposée la table du boucher qui va dîner bientôt. Dans les brasseries où se donnent rendez-vous les culs-de-plomb de la Banque, les voyageurs, aux mœurs encore naïves, examinent avec une respectueuse attention la bonne tenue des consommateurs et le jeu correct des amateurs de billard. Sans l'omnibus, les voyageurs ne pourraient positivement pas se faire une idée de la bonne société.
Et puis, il y a l'idylle de l'impériale.
Je sais un garçon de bureau d'une compagnie d'assurances située dans le quartier de l'Opéra qui pendant trois années consécutives avait l'habitude en rentrant chez lui, aux Batignolles, d'adresser un sourire aimable à une femme de chambre. Elle travaillait au coin de la fenêtre d'une des maisons de l'avenue de Clichy. Elle paraissait charmante, entrevue dans cet encadrement banal. Très brune, avec des yeux pers, un petit nez, une bouche sensuelle. Lui et elle s'aimaient platoniquement, sans s'être dit un mot. Il le croyait du moins. Puis un matin, il l'a vue sortir en toilette de mariée. Elle épousait son maître, un commandant retraité.
Le garçon de bureau a failli devenir fou sur le moment.
Mais, le lendemain de la noce, il a vu la mariée un peu pâle qui avait repris sa place à la fenêtre. Elle lui a envoyé un sourire plus charmant que ceux d'autrefois. Il s'est rassuré, il a pris ses renseignements, du reste.
Le commandant a des attaques fréquentes. Le mariage le tuera et il y aura une veuve à consoler, une succession à recueillir. C'est ce que l'amoureux transi guette tous les soirs en haut de l'omnibus.

                                                                                                                   Robert Caze.

La Vie populaire, jeudi 15 octobre 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* Omnibus à impériale:




* Station d'omnibus place de Clichy:








* Porte de Courcelles à Levallois:



* Porte Saint-Martin par Antoine Blanchard:



* La Glacière:



* Rue du Faubourg Montmartre:


dimanche 26 avril 2020

Un monsieur bien élevé.

Un monsieur bien élevé.

Propriétaire du domaine du Clossan, un des principaux vignobles du département de l'Hérault, Ernest Viala cherchait à placer ses vins.
Un jour qu'il se trouvait de passage à Paris, il rencontra sur le boulevard un de ses anciens camarades de collège et naturellement lui fit ses offres. L'ami les déclina, mais il lui indiqua un richard de sa connaissance, dont la cave, quoique bien garnie, gardait toujours une place à de nouveaux crus;
- Présente-toi de ma part, lui dit-il; seulement comme M. Duravel est dans les affaires, que dans la journée on ne sait où le prendre et qu'il sort tous les soirs, tu n'as chance de le trouver qu'au moment de son déjeuner. Il se met à table à midi; sois chez lui à midi moins dix.
Ernest remercia avec effusion, et le lendemain, à l'heure dite, il sonnait à la porte du commerçant.
Voyant qu'on ne venait pas lui ouvrir:
- ! mon bon, se dit-il, tu as cru avoir sonné, tu te trompas.
Et il tira de nouveau la poignée du timbre, mais cette deuxième fois sans plus de succès.
- Quésaco? fit-il. Est-on sourd là-dedans?
Il avançait la main, décidé à carillonner jusqu'à ce que quelqu'un parût, lorsqu'il remarqua que la porte était entr'ouverte.
- Té, vé! je vais entrer.
Et il entra.
Il traversa l'antichambre, une antichambre vaste et luxueusement décorée, et il alla droit à la première porte qui s'offrait à lui. Il frappa: ne recevant pas de réponse, il entre-bâilla cette porte, aperçut une salle à manger et en franchit le seuil. Il vit la table servie et deux couverts se faisant face. Il attendit quelques instants, espérant qu'un domestique se montrerait, mais il en fut pour son espoir. Alors, afin d'éveiller l'attention et d'avertir de sa présence, il fit du bruit: il marcha, se moucha, toussa. Personne ne vint. Il perdit patience, poussa une deuxième porte et pénétra dans une pièce qui était un petit salon.
Là, il attendit encore, recommençant le manège de tout à l'heure, piétinant, lançant quelques "hum! hum!" demandant à haute voix s'il y avait quelqu'un.
- Eh bé! allons jusqu'au bout, se dit-il.
Il souleva une portière qui séparait le petit salon d'un second plus grand, ne s'arrêta point dans cette dernière pièce et de dirigea hardiment vers une troisième porte, dont il tourna brusquement le bouton et qu'il ouvrit toute grande d'un trait.
Et soudain il se trouva face à face avec une dame, qui - proh pudor!- se disposait à changer de chemise. Elle en tenait une entre ses dents et l'autre entre ses deux mains, suspendue au-dessus de sa tête. Pour comble de malheur, la vue de Viala arracha un cri à la dame, ce qui lui fit desserrer les dents et laisser choir sur le tapis le léger et unique vêtement qui la protégeait tant bien que mal contre les regards de l'indiscret visiteur.
Ernest était demeuré sur le pas de la porte, interdit, assez décontenancé. Mais bientôt, recouvrant son assurance, il s'inclina respectueusement le chapeau à la main et, dans une attitude correcte et aisée à la fois, comme il sied à un homme du monde:
- Pardon, dit-il avec son accent sonore de méridional: est-ce à monsieur ou madame Duravel que j'ai l'honneur de parler?

                                                                                                                      Auguste Erhard.

La Vie populaire, dimanche 4 octobre 1885.

Nota de Célestin Mira:


mardi 21 avril 2020

La femme en voyage.

La femme en voyage.


Une excursion récente m'a permis de faire sur "la femme en voyage" quelques remarques qui ont peut être une certaine actualité à cette époque de déplacements et de villégiature.
Le résultat le plus clair de mes observations, c'est qu'il est temps de détruire la légende qui représente l'Anglaise comme le modèle accompli de la voyageuse. Jamais réputation n'a été moins méritée. L'Anglaise circule, l'Anglaise dévore les kilomètres; elle ne sait pas voyager.
J'ai vu des milliers d'Anglaises, dans les wagons de chemin de fer, sur le pont des bateaux à vapeur, sur les quais des lacs suisses, sur le sommet des monts, sur la cime des cathédrales. Elles vont partout, elles montent partout, mais elles ne voient rien. Leur voyage n'est rien. Leur voyage n'est qu'une longue lecture. Quelles que soient la beauté du paysage, l'immensité du panorama et la splendeur du soleil couchant, l'Anglaise ne lève pas le nez et ses lunettes de dessus son livre, uniformément relié en toile rouge. Pour elle, voyager, ce n'est pas regarder. Elle se plonge dans le Bædecker* dès qu'elle a dépassé le pont de Londres, et elle ne cesse de lire que lorsqu'elle est revenue à son point de départ.
En vain la crête des Alpes blanches s'embellit de rayons roses pour la distraire, en vain les eaux d'émeraude s'éclairent de miroitements, en vain les mouettes des lacs frôlent l'éternelle lectrice de leur aile blanche, aucune des tentations de la nature ne peut l'arracher au chapitre consacré à la route 27. Si par hasard elle abandonne un moment le livre des livres, soyez certains que c'est pour disparaître derrière le Times, comme derrière un paravent.
Ce qui fait encore que l'Anglaise n'est pas la voyageuse modèle, c'est qu'elle se déforme à plaisir dès qu'elle se met en route. Agréable chez elle, aimable et souvent jolie, elle laisse tous ces dons naturels dans le cher home. Et, quand nous la rencontrons, en Suisse ou ailleurs, nous ne la voyons plus que sur son pied de guerre, un pied généralement grand et encombrant, et nous reculons épouvantés par ses incisives toujours menaçantes. Ses yeux, ses doux yeux de pervenche, prennent alors d'étranges duretés à travers le cristal de ses lunettes. Bædecker recommande les plus grandes précautions pour la vue. Aussi n'ai-je pas rencontré de jeune fille anglaise voyageant sans lorgnons.
L'Anglaise touriste adopte toujours un costume spécial. Ce costume peut être très pratique; mais il est absolument disgracieux. Le cache-poussière imperméable cache tout. Il n'y a plus ni gorge, ni taille, ni rien. Est-ce une femme? est-ce un fagot?
Vous voyez bien que l'Anglaise ne sait pas voyager, puisque, dès qu'elle voyage, elle n'est plus femme.
Les Allemandes ne voyagent pas encore, si ce n'est pendant les premiers jours de la lune de miel. Celles que l'on rencontre actuellement, pendues au bras du jeune mari, étalent un amour débordant. Les yeux dans les yeux, la main dans la main, les lèvres attirées vers les lèvres, elles ne voient rien. Le chemin parcouru ne les intéresse pas. Une seule préoccupation paraît les hanter, celle d'arriver le plus tôt possible à l'hôtel et d'en repartir le plus tard possible. Si le trajet à effectuer dure plus d'une heure, elles mangent comme elles aiment, gloutonnement.
On ne peut pas condamner toute une race d'après ces rares spécimens. Cependant, il nous semble difficile que la femme allemande devienne jamais une voyageuse accomplie. Elle n'a pas le sens de la toilette. Elle n'a pas ce tact subtil qui fait qu'une femme se met en harmonie avec la nature. Ses robes, généralement voyantes, composées de parties discordantes, détonnent sur ce qui les entoure. Je ne parle pas de ses chapeaux, qui, cette année, sont des casquettes, très pontées.
Mais, encore une fois, on rencontre peu d'Allemandes sur les grands chemins des touristes. Le Teuton économe laisse volontiers sa femme à la maison. Faut-il rappeler cette conversation d'un Allemand, conversation dont je n'ai pas eu la primeur.
Quelqu'un lui demandait d'où il venait et où il allait. Lui, naïvement, racontait toutes ses petites affaires:
- Je me suis marié il y a quinze jours avec Kætchen, à qui je faisais la cour depuis trois ans. Nous avions bien envie de faire un voyage ensemble; mais quand nous avons consulté l'indicateur, nous avons été effrayés par la dépense et nous avons bien vu que cela nous coûterai trop cher à deux. Alors je suis parti, je fais mon voyage de noce tout seul.
L'Anglaise ne sait pas voyager; l'Allemande ne voyage pas. Quelle est donc la voyageuse modèle? Parbleu! c'est la Française!
Partout où la Française passe, on la reconnaît et on l'admire, parce qu'il ne lui vient pas à l'idée de s'enlaidir pour monter dans le train. 



Avec un art charmant, elle concilie les nécessités du voyage avec les intérêts de sa coquetterie. Elle sait s'habiller solidement et élégamment. Son chapeau, chiffonné par une habile faiseuse, ne craint ni l'averse ni le soleil. Elle en bannit les plumes qui se défrisent et les fleurs qui se décolorent, et elle lui assure avec des étoffes de deux tons bien tranchés un triomphe inaltérable. Il en est de même pour tout son costume. Quelque temps qu'il fasse, la Française n'est jamais fripée. Cela tient un peu au talent de la couturière et beaucoup à la manière de porter la toilette.
Il est quatre heures du matin; la trompe sonne au Righi-Kulm* pour annoncer le lever du soleil. Une foule étrange sort de l'hôtel, vêtue à moitié ou incomplètement, de la manière la plus inattendue. On croirait assister à un carnaval dans un hôpital de convalescents. Au milieu de ce mardi gras de tous les pays, la Française conserve seule sa physionomie et son élégance. Elle a été prête la première. On ne la prend jamais au dépourvu.
La Française est quelque fois, chez elle, un peu nerveuse, un peu agacée, un peu sensible aux petites contrariétés; mais, quand elle se met en route, elle adopte un caractère spécial, un caractère en caoutchouc, qui en fait une touriste exquise. Tout lui plait et tout l'amuse. Pour elle, les accidents ne sont plus que des incidents. Elle est heureuse de partir, heureuse de voyager, et encore plus heureuse de revenir. Toujours jolie, la Française devient meilleur en voyageant.
Ce dont il faut lui savoir gré encore, c'est qu'au contraire de l'Anglaise, elle ne cesse jamais d'être femme. Il ne lui plait pas d'abdiquer, même temporairement, sa souveraineté. Ses voyages constituent une politique d'extension pour son empire. Elle vient, elle est vue, elle triomphe.
Si le prix du voyage est à décerner, donnons-le sans hésiter à la Française, qui est sans conteste, dans tous les pays où fleurit le touriste, la joie de l'esprit, la consolation des yeux et le réconfort du cœur.

                                                                                                                 Saint-Juirs.

La Vie populaire, jeudi 12 novembre 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* Guides touristiques Bædecker:






* Righi-Kulm: orthographié Rigi de nos jours, le site est situé au bord du lac des quatre cantons, près de Lucerne. il reçut la visite de Goethe en 1775 et de Victor Hugo en 1839.