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dimanche 31 juillet 2022

Les criminels qui demandent à être pendus.


Une revue anglaise s'étonne qu'on rencontre des gens préférant la mort rapide à la mort lente et même à la prison perpétuelle, qui n'est qu'une interminable agonie.
Sans partager l'étonnement de notre confrère, citons quelques exemples typiques.

La corde est mon droit.

En 1877, une Américaine, mistress Sarah Proctor, fut condamnée à être pendue pour avoir empoisonné son frère, peine qui fut commuée en celle de la prison à perpétuité. Internée dans un pénitencier de l'Ohio, elle y trouva sa réclusion si intolérable que, dès le commencement de janvier 1878, elle en appela de sa condamnation, déclarant qu'elle n'avait point consenti à la commutation de peine et réclamant énergiquement la corde comme un droit dont on voulait la frustrer.
Cette demande fut prise en considération par le juge Bingham, étudiée consciencieusement et rejetée. Miss Proctor ne se tint pas pour battue: elle attaqua à nouveau la décision rendue et ce débat ne dura que vingt ans. Deux fois la durée du siège de Troie!
Miss Proctor eût pu modifier ainsi la vieille devise: "La corde est mon droit."
Ce furent les magistrats qui capitulèrent: au bout d'un cinquième de siècle, ils en eurent assez d'une prisonnière aussi récalcitrante et lui rendirent la liberté. C'était le bon moyen et le seul car, aujourd'hui, miss Proctor qui vit, l'âme apaisée, dans un village de l'Ohio, n'insiste plus pour être pendue.

Abrégez le délai, s.v.p.

En avril dernier, dans un autre état de l'Union, le Texas, un assassin, Henry Simmons, comparaissait devant le jury criminel. Celui-ci le reconnut coupable après un débat de quarante minutes, et le meurtrier fut condamné à être pendu. L'exécution devait avoir lieu quinze jours après la sentence.
Alors le condamné, tombant à genoux, supplia qu'on voulut bien abréger ce délai et faire la petite opération dans trois jours au plus.
Un peu plus tard, un peu plus tôt, cela ne changera rien à l'affaire, pensèrent les juges et, aussi gracieusement que peuvent le faire des magistrats, ils firent droit à la requête du condamné; celui-ci, aussitôt les remercia avec une effusion "dont on ne l'eût jamais cru capable", déclarent les journaux américains. Ce fut tout juste si, dans le débordement, il s'abstint de danser le cake-walk.

La fin tragique de John Wallace.

Quelques années auparavant, dans une autre ville, Littleton, avait eu lieu un de ces lynchages après condamnation qui se répètent de temps en temps  sur tous les points des Etats-Unis. Un nommé John Wallace avait assassiné deux femmes et un enfant. Bien que le crime fut indéniable, le tribunal ne prononça que la réclusion à perpétuité.
A la fois l'assassin et le public protestèrent: l'assassin parce qu'il trouva l'agonie trop longue: le public parce qu'il la trouvait trop douce. Le juge, de son côté, s'entête.
John Wallace, qui réclamait la pendaison, n'en fut pas moins servi au delà de ses souhaits. La nuit qui suivit son jugement, cinquante hommes masqués envahirent la prison, se saisirent du condamné et, lui ayant passé une solide corde autour du cou, le traînèrent dans la ville.
Alors, le malheureux commença à sentir que tout n'était pas rose dans le métier de pendu; Il jurait, se débattait et réclamait une prompt mort à grands cris. Cette mort vint enfin: ses bourreaux le hissèrent à un arbre et il se convulsait encore lorsque passa, sur la ligne toute proche, l'express de Baltimore. Le mécanicien, ayant du savoir-vivre, eut l'amabilité de ralentir la marche du train afin que les voyageurs, au courant des crimes de John Wallace, pussent le voir gigoter au bout de sa corde.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 16 juillet 1905.

samedi 30 juillet 2022

 L'étonnante sagesse d'une jeune bretonne.


Lorsque j'habitais le bourg de Ploubalzanec, j'allais parfois sur la falaise pour entendre chanter Annaïk Cordfir. Sa voix était délicieuse. C'est elle qui m'a appris la chanson des Trois marins en voyage, des trois marins que le vent jeta sur les côtes de Hollande.
Un jour que j'étais couché sur le dos et qu'au milieu des bourdons tambourineurs j'écoutais chanter cette vieille chanson des trois mariniers:

Sur la côte d'Hollande, ô gué! sur la côte d'Hollande!
Près d'un moulin à vent,
Tra la la, la la di déra!
Près d'un moulin à vent, nous avons mouillé l'ancre!...

Quelque chose de chaud, d'humide et d'irrévérent vint brusquement s'aplatir sur l'aile gauche de mon estimable nez.
C'était, vous l'avez deviné, seigneur, la modeste petite fiente d'un oiselet.
L'offense était minime, mais pourtant elle m'exaspéra.
Je me mis aussitôt à jurer, cracher et trépigner comme trente-six diables.
- Sale oiseau! hurlai-je, ne pourrais-tu prendre garde? La terre est-elle devenue trop petite que tu prends le nez du pauvre monde pour fientoir?
Alors Annaïk fixa sur moi ses petits yeux noirs, qui riaient parmi les taches de rousseur:
- Ma fi! dit-elle, vous faites bien le méchant pour une petite crotte de moineau! Quoi donc que vous diriez si les vaches avaient des ailes?

                                                                                                    George Auriol.

Mon Dimanche, journal populaire illustré, 16 juillet 1905.

vendredi 29 juillet 2022

Les chemins de fer.

esquisse de mœurs

   Les satellites. 


Il y a dans les chemins de fer les grands et les petits rôles, comme il y a dans un jeu de piquet la quinte majeure et les basses cartes. Les administrateurs, les ingénieurs, le chef du mouvement, sont au sommet de la pyramide. Les entrepreneurs, les conducteurs, les piqueurs, les sous-traitants, les tâcherons, et finalement la foule des hommes de pic, de pioche et de truelle, viennent par ordre décroissant, non pas d'utilité, mais d'importance.
L'administration des ponts et chaussées a été la plus grande pépinière où sont recrutés la plupart de ces sous-officiers chargés de faire exécuter les idées et les projets des ingénieurs.
Au point de vue où nous sommes placés, l'horizon est limité, comme l'est l'initiative de ces excellents subalternes qui apportent dans l'accomplissement de leurs devoirs des scrupules et une ponctualité militaire.
Pourtant, eux aussi sont entrés dans le grand courant industriel sous l'influence d'une pensée secrète. Sans rêver le bâton de maréchal, qui se trouve dans si peu de gibernes, ils ont visé à dépouiller les noms modestes de conducteurs et de piqueurs, en même temps qu'à élever le niveau toujours très-médiocre des traitements administratifs. Devenus chefs de section, ils ont tout doucement gravi la rampe ménagée par les Compagnies aux amours-propres pour les conduire à une dignité à laquelle les formidables barrières qui séparent, dans les ponts et chaussées, l'état-major du gros de l'armée, leur défendaient d'aspirer; il deviennent ingénieurs.
Dans le fait, il n'y a pas de privilège. Tout le monde a droit de se donner le titre d'ingénieur. Il n'est pas besoin d'avoir fait ses preuves dans les sciences exactes. Quant à être ingénieur du gouvernement, c'est une autre affaire. La difficulté réside dans l'éducation, dans les examens, dans les programmes. Il ne suffit pas d'avoir endossé l'uniforme de l'Ecole polytechnique, et d'avoir subi l'algèbre, les mathématiques, la statique, la dynamique, la chimie, la physique, l'hydrostatique, et une douzaine de supplices cérébraux du même genre. Il faut une organisation exceptionnelle.
Voici donc trouvée la route du conducteur ou du piqueur qui veut parvenir. Les compagnies de chemin de fer sont à l'administration des ponts et chaussées ce que la légion étrangère est à l'armée régulière. Elles donnent aux chefs de certaines branches secondaires du service l'épaulette à la place du galon. Désormais il y a là, sur un petit théâtre, des personnes qui jouent des rôles créées sur une plus grande scène par leurs supérieurs. Beaucoup d'entre eux s'en tirent à merveille.
Un des traits les plus curieux de l'organisation primitive du personnel, lors de la construction, fut le recrutement des employés temporaires. La curiosité n'est pas du côté des gens du métier. Ceux-là ont livré comptant ce qu'ils venaient offrir. Elle est dans l'armée des frelons qui se sont faufilés dans les ruches, lisez les bureaux.
Les pères, embarrassés d'un grand garçon oisif, fruit sec détaché prématurément de l'arbre de science; les oncles affligés de quelque neveu vorace ou décousu, retour de surnumérariat ou de régiment de hussards; les belles plumes mal nourries par la calligraphie; les maîtres d'école en délicatesse avec le comité local ou l'inspecteur; les rapins des bureaux d'architectes et une foule d'espèces dans ces genres s'élancèrent à l'assaut des tables dressées pour les préliminaires de l'exécution. Les recommandations, les protections, les influences, les petites intrigues, ne furent pas ménagées. En bas comme en haut, si les résultats diffèrent, les moyens se ressemblent.
Mais, quand il fallut tirer des services sérieux de tous ces employés improvisés, pour lesquels le traitement était l'unique considération, les chefs de service en virent de belles. Le capitaine d'un équipage mutiné n'a guère plus de perplexité. L'exactitude, cet oiseau déjà rare dans tant d'administrations définitives, était un phénomène dans ces bureaux provisoires. Les garçons de service passaient leur temps à donner la chasse à ces ramiers du calque et du lavis. Les cafés et les estaminets ont gardé un bien meilleur souvenir de ces essayeurs d'emploi dans les compagnies. Si encore les délassements trop prolongés du piquet et du billard, les soifs inextinguibles qui vidaient tant de chopes,  s'étaient trouvées compensées par la qualité de la besogne! Mais quelles écritures, quels lavis, quelle comptabilité, sans parler d'autre chose!  C'était à faire frémir! Il fallait procéder par exécution générale et sommaire, par coups de balai, selon une énergique expression populaire. Ces volontaires, sans bonne volonté, justifièrent presque tous le vers du poëte:

Ils n'ont fait que passer, ils n'étaient déjà plus.

Les employés sérieux, qui rarement ont la primeur des nouveaux emplois, vinrent à leur tour. Ceux-ci ne laissant rien à écrire qu'un certificat honorable, nous passons aux entrepreneurs. 
Les entreprises ont pesé d'un grand poids dans quelques lignes de chemins de fer. Certaines individualités, le plus ordinairement des collectifs, ont revêtu quelques-uns des reflets du faiseur, toutefois avec de notables différences. D'énormes ressources, des moyens d'influence ondoyans et divers, comme dit Montaigne, constituaient les leviers de ces rares personnages. Par exemple, des prises d'actions considérable au risque et péril du preneur, gagnaient facilement les conseils d'administration et les actionnaires. Comment ne pas montrer des égards, comment ne pas témoigner des déférences à des gens qui viennent eux-mêmes se porter garants des chances d'avenir de la compagnie, et confondre leurs propres intérêts avec ceux de tous les intéressés? Presque toujours ce mode d'intervention a produit de bons effets pour les intervenants. Les choix définitifs des tracés et l'établissement du cahier des charges durent se ressentir de cette bienveillance. Plusieurs entrepreneurs se couchèrent dans d'assez bons lits, et resta encore assez de duvet pour que les sous-entrepreneurs et les tâcherons ne dussent pas trop sur la dure. La loi des ricochets s'étendit naturellement jusqu'aux terrassiers, dont les salaires élevés attirèrent de tous les côtés des ouvriers ruraux qui abandonnèrent les champs, les bois et les vignes pour pratiquer le déblai et le remblai.
Sans regarder dans les coulisses, on voit de merveilleux imprévus dans ces travaux poussés avec une rapidité et une énergie sans précédents. On en jugera tout à l'heure.
Auparavant, voyons le tableau qu'offrait la mise à exécution.
Sur divers points du parcours, qui comptait quelquefois des centaines de kilomètres, on établissait de vrais camps de pionniers armés de tous les engins imaginés par le génie de la mécanique. Comme par enchantement, on voyait s'élever et s'aligner les maisonnettes de petites villes de bois, à la façon de celles qui abritaient les mineurs de la Californie. L'utile et le superflu, le bon et le mauvais, qui se coudoient dans les cités ordinaires, se retrouvèrent reportés dans ces campements. A côté des auberges, des guinguettes; en face des débits d'eau-de-vie, des pharmacies (le poison et l'antidote), voisinant avec des mortiers de parfumeurs (c'est invraisemblable, mais vrai), des étalages de boulanger alternant avec les paniers et la verdure des fruitiers, les crocs surchargés de quartier de bœuf des bouchers, on voyait des refuges d'apparence neutre, quelquefois meublé d'un billard, si piètre, qu'il en paraissait impraticable. Le soir, les billes sillonnaient le tapis maculé et accroché de ces rebuts de café, et des cartes huileuses se battaient, se mêlaient sur les tables, à l'abri des regards vigilants de toute police. Les faiblesses, les excès et les vices étaient desservis presque au grand complet, souvent mieux que les vrais besoins.
Les gros salaires payés aux ouvriers de ces colonies temporaires eussent pu devenir le point de départ d'une certaine aisance, ou assurer des ressources pour les mauvais jours du ménage. Mais parmi ces gens, venus de tous les côtés, même des provinces rhénanes et de la Belgique, bien peu d'homme se souvenaient assez du foyer domestique pour résister à l'entraînement. L'insouciance prodigue du célibataire agissait comme un dissolvant sur l'esprit du père de famille, qui se laissait trop souvent aller au courant. Mais les nomades, habitués aux émigrations périodiques et cuirassés contre les séductions; c'est à dire les Creusois, les Auvergnats, les Limousins, les Marchois, les Savoyards, savaient presque seuls défendre leur bourse en vue du retour au pays. La majorité, en fin de campagne, se trouva aussi avancée qu'au début. Tout passa par les barbacanes des comptoirs, ligués contre l'argent des vicieux et des faibles, qui partirent l'oreille basse, repentants, c'est probable, mais trop tard et à trop haut prix.
Si jamais proverbe a dit une vérité, c'est celui qui prétend que ce qui vient de la flûte s'en va au tambour. Dans les campements et dans les villages occupés par les ouvriers des premières lignes établies, les exemples fourmillent. Tous les bénéfices amenés par les excès, par le jeu, par l'ivresse, sont partis par la porte de l'imprévoyance. Les cabaretiers, les cantiniers et autres, jetés en dehors de leurs précédents, maniant de l'or au lieu du billon, se mirent au diapason de leur clientèle et partagèrent leurs bombances. D'abord simples excursions dans les domaines de la sensualité coûteuse, les expériences gastronomiques se convertirent en habitude; luxe de table, luxe d'habits, excès de dépenses extérieures, sans parler des sottises d'acheteurs inexpérimentés, c'est plus qu'il n'en faut pour comprendre que de ce côté comme de l'autre, les aubaines de la construction aient laissé plus de souvenirs de bonne chère et de regrets que d'argent.
Maintenant, les bouchons de buis qui ralliaient dans les villages tant de consommateurs dépensiers flottent au vent d'un air piteux et mélancolique. Il plane au-dessus une morne solitude. Les chemins de fer prennent leur revanche des divers tribus qu'on a levés sur eux. Ils ont détourné le courant qui peuplait les salles et les écuries au temps des rouliers, des postillons et des charretiers. Les Soleils d'or, les Lions d'argent, les Belles étoiles, les Chevaux blancs, les Réveille-matin, pâlissent et s'écaillent, délaissés. Ils restent comme un témoignage d'archéologie icono-graphique. Bientôt les intempéries auxquelles on les a abandonnés les auront effacés.
Les entrepreneurs que la constitution actuelle des compagnie et de coûteuses expériences ont réduits à une position subalterne, limitée dans tous les sens, ont joué à l'origine des parties magnifiques, et les meilleures ont été les plus avouables. Il est bien des localités où plusieurs d'entre eux ont trouvé de grosses fortunes. Tel pont, tel viaduc que nous pourrions citer a amener ce résultat. Voici comment; Entrepris sur plans et devis débattus, ils ne représentaient en tant que travaux que des choses ordinaires. Mais, le hasard se mettant de la partie, lorsqu'on exécuta les fouilles, on trouva sur place de magnifique carrières. Du même coup l'entreprise supprimait l'achat de pierres, la mains- d'œuvre des carriers et les énormes frais qu'engendrent les transports des matériaux pesants à longue distance. Ces trouvailles, survenant dans des constructions chiffrées par centaine de mille francs et quelquefois par millions, ont plus rapporté que les meilleurs placers californiens.
La plupart de ces heureux entrepreneurs ne se sont pas laissé éblouir. Ce qui est venu de l'industrie est allé à la propriété.

                                                                                                          Amédée Aufauvre.

La semaine des familles, samedi 6 février 1864.

mercredi 27 juillet 2022

L'Hôtel de ville de Paris.


Nous voyons dans les anciens auteurs que le corps municipal  de la ville de Paris tint successivement ses assemblées dans quatre édifices différents: le premier était situé dans la Vallée de la misère (quai de la mégisserie), et on l'appelait au onzième siècle la Maison de la marchandise de l'eau
Dès cette époque, la ville de Paris avait des armoiries qui dataient du commencement des croisades: c'était une nef mise à flot sur un champ parsemé de fleurs de lis sans nombre. Il existe encore un sceau qui remonte au temps de saint Louis, et où l'on voit ces armoiries gravées avec cette inscription: Sceau de la marchandise de l'eau de la ville*. Pour s'expliquer cette inscription et les armoiries même de la ville, il faut se rappeler que, dans ces temps reculés, les routes étaient peu nombreuses, souvent impraticables et presque toujours peu sûres, de sorte que le commerce se faisait principalement par l'eau. La Seine, cette route qui marche, selon le mot de Pascal, était le grand chemin du commerce qui se dirigeait vers Paris. Le corps des Nautes, qui sous la domination romaine avait joui à Paris d'une grande importance, et qui fournissait les défenseurs de la cité, s'était perpétué sous différents noms à travers les vicissitudes du pays, et il est probable que l'administration municipale et la police de la navigation étaient confiées à cette compagnie qui changea son premier nom en celui de Hanse, signifiant union, association. Une chartes de Louis VII confirme les coutumes et les privilèges dont jouissaient les marchands de l'eau sous Louis le Gros, privilèges dont le principal assurait aux marchands de cette capitale le droit exclusif de faire remonter les bateaux depuis le port de Mantes jusqu'au port de Paris, en condamnant les contrevenants à la confiscation de leurs marchandises, moitié au profit du roi, moitié au profit de la compagnie des marchands de l'eau.
Le second édifice où se tinrent les assemblées de la ville était situé dans le voisinage de l'église Saint-Leufroi et du grand Châtelet. On l'appelait le Parlouer aux bourgeois, en latin locutorium civium.
Ce parlouer fut plus tard transféré près de l'enclos des Jacobins, entre la place Saint-Jacques et la place Saint-Michel.
Enfin, en 1357, il fut installé au lieu qu'il occupe encore aujourd'hui sur la place de Grève. C'est là qu'il était établi lorsque, au commencement du quinzième siècle, Charles VI, pour punir la sédition des maillotins*, ôta aux bourgeois leurs armes, la garde, les chaînes de la ville, supprima la prévôté des marchands, l'échevinage, la juridiction, la police et le greffe, et concentra tous les pouvoirs dans les mains du prévôt de Paris, situation anormale qui se prolongea jusqu'à 1411. Alors le roi apaisé rétablit l'ancien état des choses, et la Parlouer aux bourgeois fut rouvert et investi de nouveau de ses anciens droits par une ordonnance générale scellée du grand sceau, au mois de févier 1415, et renfermant près de sept cents articles dans lesquels, à l'aide de nombreuses enquêtes, on avait résumé toutes les chartes anciennes, la plupart détruites pendant les troubles civils.
Telle est l'origine de l'hôtel de ville de Paris.




Lorsque, arrêté sur un des points de l'immense place qui s'étend aujourd'hui devant l'hôtel de ville, on considère la majestueuse ordonnance de l'édifice, le style grandiose de la façade, la ligne harmonieuse de cette aile, qui, bâtie en retour, regarde la Seine, et que, évoquant un lointain passé, on vient à relever par le souvenir le premier bâtiment où se réunit  sur cette même place la municipalité parisienne, le début de l'hôtel de ville  comme celui de la ville même, sortie de la cité, paraît humble et petit.
Reportons-nous par la pensée à l'année 1357, et représentons-nous la rive de la Seine sans quai, déserte et nue. C'est la Grève, nom qui s'explique de lui-même. Sur cet emplacement existe une grande maison qu'on appelait, dès 1212, la Maison de la grève. Elle appartenait à Philippe Cluin, chanoine de Notre-Dame, qui la vendit à Philippe-Auguste. Plus tard, on nomma ce bâtiment la Maison aux piliers, parce qu'elle était dès lors soutenue par un rang de piliers assez semblables à ceux qu'on voyait encore dans l'édifice de la ville avant la révolution de 1789. Dans la suite, elle reçut le nom de Maisons des dauphins, parce qu'on en avait fait don aux deux derniers Dauphins de Viennois*. Charles de France, à qui elle appartenait en cette qualité, la donna à Jean d'Auxerre, receveur des gabelles de la prévôté de Paris, et ce fut celui-ci qui la vendit à la ville par contrat du 7 juillet 1357, moyennant deux mille huit cent quatre-vingts livres parisis.
Sauval nous donné la description de cet hôtel de ville primitif: "Il y avait, dit-il, deux cours, un poulailler, des cuisines hautes et basses, grandes et petites, des étuves accompagnées de chaudières et de baignoires; une chambre de parade, une autre audience appelée le plaidoyer, une chapelle lambrissée, une salle couverte d'ardoises, longue de cinq toises et large de trois, et plusieurs autres commodités."
L'hôtel de ville n'était alors qu'une simple maison, plus grande il est vrai, que les maisons ordinaires entre lesquelles elle était encadrée, mais bien mesquine, si nous la comparons à l'édifice actuel. La ville acheta dans les temps qui suivirent un assez grand nombre de maisons sur la place de Grève, et, une fois assurée d'avoir un emplacement assez vaste, elle décida qu'on démolirait les anciennes constructions et que l'on bâtirait un édifice plus en rapport avec l'importance de la capitale de la France.
L'adoption définitive de ce projet date de l'année 1532. Le 15 juillet 1533, Pierre Niole, alors prévôt des marchands, posa la première pierre du monument. L'édifice, dont le plan avait été pensé dans le style gothique, s'élevait déjà jusqu'au deuxième étage lorsqu'on arrêta tout. La France était alors sous le régime des Valois; c'était l'époque où la Renaissance, se présentant avec tous les enchantements du monde antique, combattait le moyen âge. Un architecte italien, Dominique Boccadero, dit Cortone, soumit en 1549, au roi Henri II, un plan nouveau qui fut adopté. C'est celui du monument actuel, en dernier lieu réparé, restauré et augmenté sur une grande échelle, mais sans que sa physionomie architecturale ait beaucoup changé.
L'hôtel de ville, commencé en 1549 sous Henri II, ne fut complétement achevé qu'en 1605 sous Henri IV. Le célèbre François Miron était alors prévôt des marchands, et il fit placer la statue équestre de ce grand et bon roi, due à Briard*, artiste habile du temps, dans le cintre qui surmonte la porte d'entrée. Plus tard, on dressa presqu'en face une statue pédestre de bronze représentant Louis XIV*, au milieu de la base d'une des arcades qui environnent la cour intérieure. Cette statue était regardée comme un des chefs-d'œuvre de Coyzevox. Sans doute l'hôtel de ville était devenu insuffisant pour ce Paris moderne, et c'est avec raison qu'on l'a considérablement agrandi; mais, à l'époque où il fut construit, il suffisait aux besoins, et l'on doit reconnaître que la régularité des lignes et la richesse de l'ornementation sculpturale en faisaient déjà un édifice remarquable.
Nous ne pouvons retracer l'histoire de l'hôtel de ville de Paris, ce serait écrire l'histoire de Paris même. De quelles scènes ne fut-il pas témoin, en faisant remonter seulement ce récit jusqu'en l'année 1606, où il fut achevé. Les fêtes y eurent leurs journées dans les temps tranquilles, et, dans les époques troublées, les révolutions, ces visiteuses impatientes qui brisent les portes qui ne s'ouvrent pas assez vite devant elles, vinrent toutes frapper aux portes de l'hôtel de ville. Avez-vous jamais pu assister à une de ces fêtes brillantes auxquelles les édiles de la cité invitent, chaque année, depuis que M. Rambuteau a achevé la restauration de ce monument, sans que de funèbres et de tragiques souvenirs se dressent devant vous?
Le premier, c'est celui de la Grève.
Cette place, qui s'étend maintenant sous vos yeux, si vaste, si étincelante des splendeurs du gaz, a été le champ des supplices. En face de ces fenêtres qui encadrent de leurs élégantes arabesques des têtes couronnées de fleurs ou étincelantes  de l'éclat des diamants, combien de fois a-t-on vu la machine de mort s'élever menaçante, et des têtes livides apparaître un moment et tomber avec un bruit sourd sous la main du bourreau?  Si on fouillait un peu profondément la terre sur cette place, on y trouverait encore des traces de sang humain, tant le sol en a été profondément imbibé!
Dans les soirées d'hiver, quand le vent du nord souffle autour du vieil édifice, rajeuni par les architectes, il semble que ce soit le gémissement d'âmes en peine qui répond aux sons joyeux de l'orchestre en se lamentant au dehors. C'est sur cette place que fut décapitée et brûlée la maréchale d'Ancre, Eléonore Galigaï, la femme de Concini précipité du haut de la faveur et de la fortune. Ici Richelieu fit décapiter plus tard le maréchal de Marillac, pour intimider les partisans de la reine mère et de Gaston d'Orléans. Sur cette même place tomba la tête d'un Montmorency, le comte de Boutteville, le hardi duelliste qui avait croisé l'épée, malgré l'édit contre le duel. Quoi qu'en aient dit certains auteurs, Saint-Preuil, le vaillant gentilhomme qui avait si courageusement combattu les Espagnols, et Cinq-Mars et de Thou, les deux amis que l'échafaud même ne sépara pas et qui furent unis dans la mort comme dans la vie, subirent leur supplice ailleurs.
Le second souvenir qui se présente à votre esprit, quand au milieu d'une des fêtes de l'hôtel de ville vous vous prenez à rêver au passé, c'est celui des révolutions. A partir de la Fronde, l'hôtel de ville est le quartier général de tous les mouvements contre l'autorité. Quand les princes voulurent faire une ligue avec la bourgeoisie parisienne et le peuple des halles contre la régente et Mazarin, son tout puissant ministre, Mme de Longueville, qui était alors grosse, vint se mettre en otage à l'hôtel de ville de Paris et y fut merveilleusement reçue par MM. les échevins. Les registres de l'hôtel de ville racontent que la première nuit qu'elle y passa fut mauvaise, non pas précisément qu'elle ait été troublée par les remords, -la belle frondeuse, dont M. Cousin a raconté l'histoire, n'en avait guère à l'époque-, mais elle fut troublée par les rats, qui firent, pendant toute cette nuit, un grand tintamarre dans sa chambre. Il y eut de belles et pompeuses cérémonies à la ville quand la duchesse mit au monde un fils, et demanda au prévôt des marchands et à MM. les échevins de le tenir sur les fonds avec Mme la duchesse de Bouillon. "Ils partirent donc de la maison de la ville, disent les registres, assistés de plusieurs conseillers de ville et des huissiers revêtus de leurs robes de livrée. Le petit prince était porté par la sage-femme, et le prévôt des marchands menait par la main la duchesse de Bouillon, ayant tous en tête les archers de la ville avec plusieurs tambours et trompettes, aux fanfares desquelles ils allèrent à pied jusqu'à l'église de Saint-Jean-en-Grève." l'enfant reçut le nom de Charles-Paris, "tant à cause de la solennité de saint Charlemagne qui se faisait ce jour-là, continuent les registres, que pour le lieu où il est né, conformément à la coutume observée de tout temps d'imposer aux enfants des noms propres aux circonstances et accidents de leur naissance pour en conserver la mémoire à la postérité: le fils d'Abraham ayant été en cette considération nommé fils du ris, d'autant que sa mère rit de joie quand l'ange l'assura qu'elle aurait un fils..." etc. C'était le style du temps, même parmi les frondeurs.
Les feuillets de l'histoire tournent devant ma pensée, et, comme il arrive dans les temps de troubles civils, les violences et les émeutes succèdent aux fêtes. Les princes frondeurs, trouvant, après la bataille du faubourg Saint-Antoine, que les bourgeois hésitent à s'engager dans des mesures extrêmes contre le Mazarin, c'est ainsi qu'on parlait alors, et contre la cour, organisent un mouvement populaire pour exercer une pression sur l'assemblée générale des notables de Paris, tenue à l'hôtel de ville pour aviser de la situation. C'est la dernière heure de la Fronde, et elle a les convulsions et les soubresauts des gens qui vont mourir. Tout le monde a pris la cocarde frondeuse: c'est un brin de paille attaché en forme de croissant au chapeau. Malheur à qui ne porterait pas ce signe! Il serait insulté, maltraité, menacé de mort. La populace, violemment surexcitée par les émissaires de Mlle de Montpensier, qui vient de perdre son mari en faisant tirer le canon de la Bastille sur les troupes du roi, vocifère des mazarinades sous les croisées. Comme il arrive dans ces journées néfastes, tous les gens sans aveu de Paris se sont mêlés à cette foule émue. Le duc d'Orléans, le prince de Condé,- hélas! on voudrait effacer cette journée de la vie du jeune vainqueur de Rocroy,- sont venus, tous portant avec affectation la paille de la Fronde, haranguer l'assemblée pour l'entraîner à quelque grave détermination. Mais, avec sa prudence naturelle, la bourgeoisie a résisté à cette démarche, et les princes, en sortant, ont donné des signes de mécontentement. C'est alors que commence une terrible émeute populaire à laquelle la présence des malfaiteurs donne les proportions d'un pillage général et d'une tuerie. La garde bourgeoise, dont plusieurs compagnies étaient convoquées, n'a pas tenu devant cette irruption; les braves archers de la ville se sont fait tuer à leur poste. Des décharges de mousquetons se succèdent, le feu est mis de divers côtés à l'hôtel de ville, les membres de l'assemblée se dispersent de tous côtés, et plusieurs, moins prompts à fuir, sont égorgés et dépouillés. "C'est un Mazarin! c'est un mazarin!" Ce cri est un arrêt de mort. On brûle, on vole, on tue. Les registres de l'hôtel de ville constatent que "M. Legros, maître des requêtes, Ferrand, conseiller au parlement, M. Yon Autun, échevin, furent tués sur place, et, quelques instants après, M. Miron, M. Leboulanger, auditeur des comptes, M. Froissard, marchand, M. Guillois, premier échevin". Le registre de l'hôtel de ville ajoute naïvement: "outre beaucoup qui sont morts de peur."
Ce fut la fin de la Fronde. L'anarchie avait montré sa tête hideuse. L'incendie avait failli dévorer l'hôtel de ville, et ce n'était qu'à grand'peine que le duc de Beaufort, le roi des Halles, comme on l'appelait alors, avait obtenu des nombreux crocheteurs, ses sujets, présents sur la place de Grève, qu'ils s'employassent à éteindre les flammes qui gagnaient de proche en proche. Toutes les portes des avenues étaient brûlées; les fenêtres, vitres et volets au côté de la Grève brisés et fracassés; la figure équestre de Henri le grand placée dans le cintre étaient abimée de mousquetade et portait en outre des traces du feu, " ce qui devait tirer des larmes de sang à tous les bons bourgeois et habitants de Paris, intéressés qu'ils sont à la conservation de l'hôtel de ville", continuent les registres. Bien peu de temps après, Paris et la France cherchaient un refuge dans les bras du pouvoir absolu, et le glorieux règne de Louis XIV commençait.
Je me suis arrêté à dessein sur ces scènes d'un passé lointain, et peut-être devinez-vous pourquoi. Je ne puis me résoudre à m'engager dans le récit des destinées redoutables de l'hôtel de ville pendant la Révolution française. Tant de crimes m'effrayent, tant de sang versé me fait horreur. J'entends le signal de toutes les grandes journées révolutionnaires partir de cet édifice qui est comme la tête où fermentent les pensées anarchiques, comme le cœur où s'enflamment les passions mauvaises, comme l'outre de l'Eole révolutionnaire d'où sortent les tempêtes qui vont bouleverser la capitale et le pays tout entier. 
C'est ici que s'attroupèrent les premières colonnes qui allèrent chercher Louis XVI  et la famille royale à Versailles dans les journées du 5 et 6 octobre? C'est ici que l'infortuné Berthier et l'infortuné Foulon furent amenés à la vile multitude qui les mit à la mort. Voilà la pièce où l'héroïque Mandat, qui, dans la journée du 10 août, refusa aux assassins de signer l'ordre qui aurait privé de ses derniers défenseurs Louis XVI assiégé aux Tuileries, tomba frappé par une balle, noble victime du devoir, du respect de la loi et de l'honneur. Ici retentissait le canon d'alarme qui donnait le branle aux grandes insurrections. Ici siégea l'homicide Commune de Paris qui épouvanta la Convention qui épouvantait la France. A cette époque, la place de Grève, semblable à un abattoir humain, but plus de sang qu'elle n'en avait bu pendant toute la durée de l'ancienne monarchie française. L'échafaud, semblable à ces machines qui dans les fermes battent les épis, était en permanence, et ne s'arrêtait pas dans son travail de meurtres. Enfin, vint le jour où l'implacable Robespierre, qui, au sortir de la prison où l'avait jeté la faction adverse, était accouru à l'hôtel de ville pour y établir son quartier général, se reconnut vaincu et se cassa la tête d'un coup de pistolet: c'est dans une salle de l'hôtel de ville qu'on le jeta agonisant sur une table; c'est par cette porte qu'il sortit pour aller au tribunal révolutionnaire, et de là à l'échafaud.
N'allons pas plus loin, et ne nous engageons pas dans l'étroit labyrinthe de ces souvenirs néfastes. Contentons-nous de dire que, dans les révolutions successives qui ont éclaté en 1848 comme en 1830, les insurrections ont cru avoir partie gagnée quand elles ont été maîtresses de l'hôtel de ville. Et si vous me demandez comment on court aux fêtes données dans ces lieux qui rappellent tant de tragédies historiques, comment les valses tournoient et les quadrilles se mêlent au bruit des sons joyeux de l'orchestre, en face de la place de Grève où l'anarchie s'est dressée hideuse et où le bourreau a écrit sa marque indélébile en caractère de sang; je vous demanderai à mon tour comment de riantes villas s'élèvent sur les flancs du Vésuve après une éruption qui a porté partout le ravage et la mort, comment on cueille les fleurs et l'on vendange le raisin à quelque pas d'un champ couvert par la lave, et comment, au bruit sourd du volcan assoupi qui gronde encore au fond de son cratère, les jeunes filles forment leurs rondes et chantent leurs chansons? L'homme chemine entre deux compagnons bienfaisants qui l'aident à parcourir sa carrière: l'oubli qui lui cache le passé, l'espérance qui embellit pour lui l'avenir.

                                                                                                    Alfred Nettement.

La semaine des familles, samedi 6 février 1864.


* Nota de Célestin Mira.

* Sceau de la marchandise de l'eau (moulage)


Sigillum Mercatorum aque Parisius

Les marchands de l'eau de Paris avaient le privilège, accordé d'abord par Louis VII le pieux, puis conforté par Philipe- Auguste, d'apporter des marchandises sur le port de Paris. Ce privilège s'étendait des ponts de la Citée jusqu'à Mantes. Aucun bateau n'appartenant pas à la confrérie n'avait droit de navigation sur ce périmètre.

* Sédition des maillotins:


Les ressorts de la révolte furent, entre autres, liés à l'oppression fiscale. L'origine du nom de maillotin vient du mail ou maillet dont étaient pourvus les gens de pied chargés de la défense des remparts. C'était des masses de fer ou de plomb munies d'un long manche de bois. Selon certains historiens, la porte Maillot devrait son nom à la révolte des maillotins.

* Viennois:



Le Viennois est une ancienne région de la province du Dauphiné. Elle correspondait à peu près au Bas-Dauphiné actuel.

* Statue d'Henri IV:



Le bas-relief d'Henri IV, exécuté par Briard l'aîné, fut détruit en 1792 lors de la révolution. Le bas-relief actuel est l'œuvre de Henri Lemaire, exécuté en 1834, qui a remplacé celui de Briard.

* Louis XIV:


Statue de Louis XIV, eau-forte de Pierre Lepautre. Lors de son inauguration, le 14 juillet 1689, la statue fut placée dans un temple éphémère.

samedi 23 juillet 2022

Chronique du 16 janvier 1864.


Si l'hiver a commencé tard, il répare le temps perdu. Pendant les premiers jours de janvier, le thermomètre a marqué continuellement, vers six heures du matin, de huit à dix degrés au-dessous de zéro, et, dans la journée, entre cinq et six degrés. A la date du 8 janvier, le grand bras de la Seine était couvert de glaçons charriés par le fleuve, qui était presque complètement pris à Choisy-le-Roi, à la hauteur duquel les glaces, formant comme deux rives, ne laissaient qu'un petit courant entre elles. Le bras Saint-Michel, au milieu de la Cité, où le courant est très-faible, a été entièrement pris dans toute sa longueur, depuis le pont de l'Archevêché jusqu'à l'écluse de la Monnaie. Sur la haute et basse Seine, comme sur les canaux, la navigation s'est trouvée arrêtée. Les lacs des bois de Boulogne, du bois de Vincennes, les bassins des Tuileries et du Luxembourg, se sont couverts de patineurs, et les gamins de Paris ont pu se livrer au plaisir de la glissade en chantant la chanson sur Nadar, la Nadarienne, qui menace de détrôner l'Pied qui r'mue, destiné à rejoindre dans la boîte aux oublis les Bottes de Bastien, et la chanson du Mirlitire, précédée, on le sait, par le Sire de Framboisy.
A l'occasion des grands froids qui ont pris cette année, on rappelle, comme à l'ordinaire, les hivers rigoureux du passé. Puis viennent les prédictions des anciens almanachs, je ne parle pas des nouveaux, à cause de la récente déconvenue de M. Mathieu (de la Drôme). Ainsi un almanach de 1774 contient le proverbe suivant:

Les hivers les plus froids
Sont ceux qui viennent aux Rois.

La fin de décembre et le commencement de janvier ont été marqués par d'effroyables tourmentes sur la mer. Sur les côtes ouest de la France, sur la Manche, sur la mer du Nord, et vraisemblablement sur la Baltique, ont régnés des vents très-forts; sur quelques points, comme sur le littoral de Bayonne, on a vu éclater de véritables tempêtes dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier. Le nombre des naufrages a été grand en 1863. Le Shipping Gazette, journal anglais, donne le chiffre des sinistres maritimes constatés pendant cette année, il ne s'élève pas à moins de 2 604.
Sur les chemins de fer il y a eu aussi des sinistres. Des trains sont restés deux jours en détresse dans les neiges, entre Mouchard et Pontarlier, à peu de distance de Besançon. La garnison du fort de Joux a été mise en réquisition pour déblayer la voie. Sur la ligne du Nord, un grave accident est arrivé à la station de Pierrefitte. Un train omnibus, qui venait de Calais, le 5 janvier, ayant éprouvé une avarie dans la locomotive, un peu après Gonesse, a été obligé de s'arrêter à Pierrefitte, et là il a été heurté par un train omnibus venant de Bruxelles, malgré les signaux qui avaient été faits sur la voie. Cinq voitures ont été brisées; on parle de cinq voyageurs tués et de trente blessés ou contusionnés. Dieu veuille que le mal ne soit pas plus considérable encore!
Parmi les hivers les plus froids du dix-huitième siècle, pour ne pas remonter plus haut, on signale celui de 1709, où le thermomètre marqua 20 degrés 1 dixième; celui de 1716, où il y eut 18 degrés; celui de 1740, où la Seine fut entièrement prise; celui de 1776, où il y eut 19 degrés 1 dixième, et où la gelée dura vingt-cinq jours; celui de 1783, où il y eut 20 degrés, et où la gelée dura soixante neuf jours; l'effroyable hiver de 1788, où le thermomètre descendit à 22 degrés au-dessous de zéro, et durant lequel Louis XVI et Marie-Antoinette épuisèrent leur épargne pour venir au secours des pauvres; l'hiver de 1795 où le thermomètre descendit à 23 degrés 5 dixièmes au-dessous de zéro, et pendant lequel la gelée dura quarante-cinq jours; il y eut encore en 1798 un hiver fort rude: le thermomètre marqua 17 degrés, et la gelée dura trente-deux jours. Les hivers les plus rigoureux du dix-neuvième siècle sont ceux de 1812, campagne de Russie; 1820, 14 degrés 6 dixièmes; 1829-1830, 16 degrés 3 dixièmes, la Seine fut prise; 1836, 17 degrés; 1838, 19 degrés. Le dernier hiver très-rigoureux fut celui de 1840; le 15 décembre, jour de l'entrée des cendres le l'empereur Napoléon à Paris, le thermomètre marquait 17 degrés, et plusieurs personnes moururent de froid.

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On parle d'un train de plaisir monstre qui serait organisé pour l'inauguration du canal de l'isthme de Suez. La presse parisienne en particulier, et la presse européenne en général, seraient conviées à faire partie du voyage, et un navire serait frété par la compagnie pour transporter les journalistes de toutes les opinions, de tous les pays et de toutes les langues. Si ce navire n'a pas encore de nom, nous proposons à ses parrains et marraine celui de Babel. Les anciens appelaient la Renommée la déesse aux cent voix. La renommée contemporaine, qu'il s'agisse d'embarquer pour l'isthme de Suez, en aura mille. M. Mathieu (de la Drôme) promet d'assurer un beau temps pour toute la durée du voyage; s'il y a des tempêtes à l'ordre du jour, il les enverra souffler ailleurs.

La semaine des familles, samedi 16 janvier 1864.