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vendredi 28 avril 2017

Les Arabes et les Maures.

Les Arabes et les Maures.


C'est une erreur très commune, adoptée même par un grand nombre d'historiens, que celle qui confond les Arabes et les Maures, et les regarde comme faisant partie du même peuple. 
Les Arabes sont des Asiatiques: c'est au milieu d'eux qu'est née la religion de Mahomet; ce sont eux qui les premiers l'ont répandue en Asie, en Afrique, en Europe. Les Maures ou Mores sont des peuplades d'Afrique qui furent converties au mahométisme par les musulmans arabes. Les Maures ne sont donc pas plus des Arabes, que les Goths, les Francs, les Bourguignons et les Lombards qui embrassèrent la religion chrétienne des Romains, n'étaient des Romains eux-mêmes. Au contraire, l'empire temporel de Mahomet fit détruit par les Maures et les Turcs devenus musulmans, de même que l'empire de Constantin fut détruit par les barbares devenus chrétiens.

Le Magasin pittoresque, 1833, livraison 49.

jeudi 27 avril 2017

Recherches sur une salle à manger.

Recherches sur une salle à manger
                             au moyen âge.



C'était à table que les seigneurs se plaisaient surtout à étaler leur luxe. Ils se livraient souvent entre eux des assauts de folles dépenses, et toute la rigueur des lois somptuaires renouvelées à l'avènement de chaque roi ne put rien contre cette frénésie de prodigalité.
Un seigneur renfermé dans son manoir n'avait guère, en effet, d'autre moyen de montrer ses richesses qu'en exposant aux regards une nombreuse vaisselle d'or et d'argent; c'était ordinairement l'occasion d'un repas que l'on annonçait quelque temps d'avance, et auquel venaient assister les bannerets du voisinage.
La salle à manger était presque toujours l'appartement le plus vaste et le plus spacieux du château. Sur les murs, recouverts de longues tapisseries, étaient peintes des scènes tirées des fabliaux et des romans de chevalerie. Le parquet était jonché de foin, de nattes tressées de paille ou de fleurs, suivant les moyens du propriétaire. La table était au milieu, et à l'autre bout le dressoir ou dressouer, appelé buffet au XVe siècle, et éridence au XVIe; plusieurs de nos rois en avaient trois: un pour l'argent, l'autre pour l'argent doré, et le dernier pour l'or. Disposé en gradins, on y plaçait dans l'ordre le plus favorable des bassins, des vases enrichis des pierres les plus précieuses. Tous ces objets n'étaient guère que pour la vue; car les sculptures en ronde bosse, les dessins charmans que l'on y traçait, se seraient fort mal associés avec la sauce des mets et le tranchant du couteau et de la cuillère.
On employait à la construction de ces dressouers les bois les plus précieux, taillés, sculptés, travaillés dans la forme et avec l'art que l'on connait aux ouvriers du moyen âge. On les recouvrait quelquefois de draps d'or; la ville d'Orléans en offrit un à l'empereur Charles IV, estimé à 8.000 livres tournois. La seule trace conservée de cette antique magnificence se retrouve encore dans nos campagnes, où il est l'habitude d'étaler, devant une vieille armoire gothique, quelques plats de faïence et un bassin de cuivre bien propre et bien brillant.
Mais les choses usuelles se mettent sur la table même. On y étendait une grande nappe richement ouvrée et à dessins à jour; elle se nommait doublier, et ce ne fut que sous Henri III que l'on introduisit une seconde petite nappe roulée et relevée en coquille aux extrémités; on l'enlevait au dessert. Quant aux serviettes, les assistans s'essuyaient au doublier; ce n'était qu'à la fin du repas qu'un page apportait une aiguière et une serviette pour se laver les mains. L'expression toucher la nappe est venue de ce que, lorsqu'un seigneur voulait se venger d'un rival, il envoyait un héraut couper en deux la partie de la nappe devant lequel il était assis, et renverser son pain et son verre; c'était un affront que la mort seule pouvait laver. 
Chaque convive avait devant lui une assiette tantôt de terre, d'argent ou de faïence (nous ne parlons point des dessins et miniatures, que nos ancêtres reproduisaient jusque dans les choses les plus futiles); à côté était ce qu'on a appelé coupe, hanap, estamore, quart, etc. On en voit qui supportent, outre le verre ordinaire, un autre petit, servant de pied, pour boire les liqueurs, et qui ne ressemble pas mal à une petite clochette. Le couteau fut d'abord le seul instrument connu pour porter les mets à la bouche: on les faisait, pour cela, ronds du bout; on leur donnait toutes les formes; le poète Régnier parle d'un homme de mauvaise humeur,

Dont la maussade mine
Ressemble un de ces dieux des couteaux de la Chine.

Nos rois avaient, pour renfermer leur couvert, ce qu'on appelait une nef ou cadenas, à cause de sa forme de vaisseau; on y mettait couteau, cuillère, hanap, serviette, cure-dent, etc. Aux extrémités de la table étaient ce qu'on appelait les surtouts, assiettes creuses où les mets se représentaient en bosse; on les laissait vides, ils faisaient représentations. Des fontaines jaillissantes entouraient les convives, et laissaient couler à longs flots le vin, l'eau rose et l'eau de fleurs d'oranger. Puis une nombreuse suite de valets, pages et écuyers formaient le cercle, portant à la main des torches dans de superbes candélabres d'or et d'argent.

Le Magasin pittoresque, 1833, livraison 40.

mercredi 26 avril 2017

Holy-Rood.

Holy-Rood.


A l'extrémité de la ville d'Edimbourg, capitale du royaume d'Ecosse, et après le quartier de la Canongate, si célèbre depuis Walter-Scott, s'élève le palais d'Holy-Rood, que les habitans appellent simplement l'abbaye.
Un jour, David Ier, roi d'Ecosse, chassait dans la forêt de Drumsheuch, non loin d'Edimbourg, et poursuivait un cerf. Il l'atteint; mais au lieu de trouver un animal timide qui tombe sous ses coups, il rencontre, dans ce cerf, un ennemi qui lui résiste, et va le blesser. Heureusement, disent les chroniqueurs écossais, il lui apparut aussitôt une croix d'argent portée par un ange, qui fit enfuir le cerf et qui sauva le roi David. En mémoire de cet événement, le roi fit aussitôt élever une abbaye à cette même place, y établit une confrérie de chanoines réguliers, et lui donna le nom d'Holy-Rood, c'est à dire Sainte-Croix.
Edouard III, en 1332, pilla l'abbaye d'Holy-Rood, qui enfouissait de grandes richesses. En 1383, Richard II la fit incendier. Rebâtie peu de temps après, elle fut brûlée de nouveau en 1544; et lors de la réformation, le peuple la pilla encore, et ne laissa que ses murailles. Enfin, sous le règne de Jacques V, l'abbaye d'Holy-Rood fut érigée en palais.
L'aspect qui l'entoure maintenant ne donne pas à ce palais l'air de magnificence qui semblait devoir l'animer. Bien qu'il se trouve entre deux belles montagnes, Arthur's Seat et Salisbury Craggs; l'aridité de la végétation remplit de tristesse les abords d'Holy-Rood, qui est entourée d'une prairie sèche et nue, semée de pierres, où les femmes les plus pauvres de la Canongate viennent faire sécher leur linge.




Voici la description du château:
Quatre tours crénelées s'élèvent à l'entrée et le défendent. Une cour pavée, mais toute verte des herbes qu'on y laisse croître et environnée de grands bâtimens grisâtres où sont percées un petit nombre de fenêtres étroites, fait suite à la porte d'entrée. On prendrait alors le palais d'Holy-Rood pour le cloître de chartreux le plus triste.
Au bout de cette cour est une porte massive, qui forme l'entrée de la grande chapelle. C'est une ruine remarquable encore par son aspect. D'abord, en ouvrant cette porte massive, il semble que l'on va pénétrer dans quelque galerie, et l'on ne peut se défendre d'une impression soudaine d'étonnement, lorsque, par cette porte, on découvre un monde de ruines, des tiges de colonnes, des arcs brisés, des murs épais sur lesquels on découvre encore quelques bas-reliefs, et quelques fenêtres qui donnent une idée assez complète de l'architecture gothique; sur le sol, des inscriptions qui pouvaient être lisibles encore il y a un siècle, mais qui, maintenant, ne peuvent que faire reconnaître qu'elles sont tumulaires. Dans un coin le tombeau de Jacques V, père de Marie Stuart, et celui de Darnley son cousin et époux.




En rentrant dans la cour, on se trouve entre l'aile des appartemens de Marie Stuart et celle des appartemens occupés en 1830 par Charles X et sa famille.
C'est l'aile droite qui était occupée par Marie Stuart.
Une longue galerie en forme l'entrée. Dans cette galerie sont les portraits des rois d'Ecosse, depuis Fergus jusqu'à Marie. De cette galerie, on arrive à la chambre à coucher. C'est celle qui reçut l'infortunée reine d'Ecosse, après son départ de la France; Tout le monde connaît la chanson de Béranger; il ne sera peut être pas hors de propos de citer ici la chanson composée, dit-on, par Marie Stuart:

Adieu, plaisant pays de France.
O ma patrie, 
La plus chérie,
Qui a nourri ma jeune enfance.
Adieu France! Adieu mes beaux jours.
La nef qui disjoint nos amours
N'a eu de moi que la moitié.
Une part te reste; elle est tienne;
Je la fie à ton amitié,
Pour que de l'autre il te souvienne.

Quelques meubles sont épars dans cette chambre; de petites verroteries sur une table; quelques broderies que le cicerone, en pleurant, vous dit être de la main de Marie. On y remarque en outre, le double fauteuil de son mariage avec James Stuart Darnley, son cousin, et le lit de damas cramoisi, orné de franges vertes, où la malheureuse reine reposa. Derrière la tapisserie, on montre encore l'escalier dérobé par lequel s'introduisirent Darnley et lord Ruthwen pour tuer le musicien Rizzio pendant qu'il était auprès de Maris Stuart. On dit encore au voyageur que les traces de sang des cinquante-six coups de poignard qu'il reçut sont visibles sur le carreau de la chambre, et le cicerone a soin de vous apprendre naïvement, que pour empêcher ce sang de s'effacer, on en lave les traces toutes les semaines.
L'aile gauche était occupée par la famille déchue des Bourbons. On y entre par un vestibule qui se trouve dans la cour intérieure, sous une galerie d'arcades qui règnent à l'entour. On y monte par un grand escalier: l'appartement est au premier.
Là se présentent deux portes; l'une est celle d'une salle arrangée en chapelle, et où Charles X et sa famille venaient entendre la messe. L'autre est celle d'une grande salle rouge, au milieu de laquelle se trouve pour tout ameublement une petite table. A la suite est une salle qui servit de salle de bal sous Charles-Edouard. Plus loin une salle de passage qui fut celle du trône, depuis jacques V, un salon de quarante pieds carrés, et enfin une autre grande pièce qui servait de cabinet à Charles X.

Le Magasin pittoresque, 1833, livraison 25.


mardi 25 avril 2017

Histoire de la barbe en France.

Histoire de la barbe en France.


Au commencement du Ve siècle le menton rasé et de faibles moustaches distinguaient les Français de toutes les nations voisines, dont le visage était orné d'une barbe plus ou moins épaisse. Au commencement du VIe siècle, et à l'exemple du roi Clovis, les français cessèrent de se raser complètement; ils conservèrent un petit bouquet de barbe à l'extrémité du menton, et ce bouquet s'étendant successivement le long des joues, devint, au VIIe siècle, une barbe formidable, dont le clergé seul s'abstenait.
La mode des barbes très courtes s'introduisit sous les rois fainéans, c'est-à-dire pendant la durée du VIIIe siècle, et le bouquet de barbe reparut de nouveau à l'extrémité du menton.
Le règne de Charlemagne fut le signal d'une nouvelle révolution. Le visage se débarrassa entièrement de la barbe, la lèvre supérieure se couvrit d'une épaisse moustache qui se prolongea de chaque côté du menton, et sous Charles-le-Chauve descendit jusqu'à la poitrine.
Mais la gêne causée par ces moustaches se fit bientôt sentir; peu à peu, elle perdirent de leur ampleur, et la première moitié du IXe siècle n'était pas écoulée, qu'elles étaient entièrement supprimées.
Ce fut au moment où les laïques renonçaient à cette mode que le clergé l'adopta. Dans les disputes qui s'élevèrent entre les Grecs et les Latins, cette innovation fut considérée comme assez importante pour devenir un prétexte d'anathème. Les prêtres rasés de l'Eglise grecque furent scandalisés des barbes de leurs frères d'occident, qu'ils trouvaient contraires à la sainteté du sacerdoce, et l'excommunication lancée en 858 contre le pape Nicolas, par le patriarche de Constantinople, Photius, est en partie fondée sur ce que les prêtres latins omettaient de se raser.
Nonobstant les foudres de Photius, la barbe reprit faveur en France et devint encore d'un usage général au commencement du Xe siècle. On lui donna alors diverses figures qui se modifiaient chaque année. Sous Henri Ier, les cheveux ronds et plats ne passaient point les oreilles, les moustaches étaient tombantes, dégagées et sans pointes, et une barbe longue et pointue était placée à l'extrémité du menton. Plus ou moins varié, cet usage dura jusqu'à la fin du XIIe siècle, où les mentons des religieux et des laïques furent de nouveau entièrement rasés.
Après un siècle et demi d'absence, la barbe ne fit qu'une légère apparition sous Philippe de Valois, pour disparaître presque aussitôt après lui. Les moustaches mêmes furent abattues ou très réduites; Charles VII, Louis XI, Charles VIII, Louis XII, se faisaient raser. Jusqu'à la fin du XVe siècle, l'on ne vit plus de visages barbus; seulement dans les cérémonies qui exigeait qu'on parût avec une barbe, on s'en procurait une artificielle; telle fut celle dont le duc de Lorraine s'orna le visage pour rendre les derniers honneurs au duc de Bourgogne tué en 1476; elle était dorée, suivant la coutume des anciens chevaliers.
François Ier, le jour de la fête des Rois, en 1521, ayant été blessé à la tête par un tison qu'on avait jeté d'une fenêtre par mégarde, fut obligé de se faire couper les cheveux. Craignant d'avoir l'air d'un moine avec le chaperon de ce temps-là, la tête rase et sans barbe, il imagina de porter un chapeau, et de laisser croître sa barbe. La longue barbe redevint donc à la mode; toutefois les magistrats et le clergé lui furent contraires, plusieurs chapitres refusèrent leur évêque par la raison que le prélat possédait un menton barbu; un décret de la Sorbonne, de 1561, décida que la barbe était contraire à la modestie, qui doit être la principale vertu d'un docteur. Néanmoins, estimée de tous les laïques, elle finit par faire des conquêtes parmi ceux-là mêmes qui l'avaient repoussée, et, teintée, cirée, parfumée, quelquefois saupoudrée de paillettes d'or et d'argent, enfermée soigneusement chaque soir dans un sac, qu'on appelait bigotelle, elle devint une partie importante des petits-maîtres français.
Le commencement de la décadence des barbes en France date du règne de Louis XIII; le bouquet au menton, la royale, chassèrent les barbes épaisses; réduites à la simple moustache sous Louis XIV, ce dernier ornement même devint incommode par l'usage de plus en plus répandu du tabac, et fut supprimé; et les seuls mentons barbus qui parurent dans le XVIIIe siècle appartenaient à quelques ordres religieux jusqu'à 1789, et à la secte peu nombreuse des penseurs, dix ans plus tard.
Il est sans doute peu de lecteurs qui ne se rappellent encore les moustaches qui apparurent tout-à-coup vers l'année 1817 sur la lèvre supérieure d'une classe de jeunes Parisiens dont les habitudes toutes pacifiques rendaient cet ornement singulier. On se souvient également du tumulte qui éclata dans un petit théâtre à l'occasion des représentations d'un vaudeville où l'on tournait en ridicule cette mode. A la suite de cet événement, la moustache tomba en discrédit; mais, bientôt après, l'enthousiasme qu'inspira pour le nom et le costumes grecs la guerre des Hellènes contre les Turcs, la remis en honneur; enfin les études sur le moyen âge s'étant de plus en plus répandues, les modes en reçurent un reflet gothique, et l'on vit quelques jeunes gens porter de nouveau la royale, puis la barbe épaisse du XVIe siècle.

Le Magasin pittoresque, 1833, livraison 20.

lundi 24 avril 2017

Le curé d'Ensival.

Le curé d'Ensival.

De notre temps, où il est sans cesse question de l'opinion publique et des moyens de la constater, il est peut être curieux de rappeler avec quelle simplicité on parvenait jadis à en obtenir l'exact résultat, dans un petit canton du pays de Liège.
En descendant la Wèze, on trouve, à une demi-lieue de Verviers, un vallon assez étroit, qu'occupe le bourg ou village d'Ensival. En 1637, Ferdinand de Bavière, prince évêque de Liège, y établit une cure à laquelle la commune eut droit de nomination.
Cette élection se faisait, dans l'origine, par le corps des habitans. Les notables du bourg, après avoir assemblé le peuple sur une place que partageait un petit ruisseau, lui présentaient les candidats. A chaque présentation, ceux à qui l'aspirant était agréable, sautaient de l'autre côté du ruisseau, de façon que le prétendant en faveur duquel le plus grand nombre avait sauté, était proclamé curé d'Ensival. Cette cérémonie, conforme à l'usage où les fidèles étaient, dans les premiers siècles du christianisme, de nommer dans les divers degrés de la hiérarchie à la pluralité des suffrages, n'eut plus lieu dans la suite; et l'élection se fit par les tuteurs et administrateurs de l'Eglise.

Le Magasin pittoresque, 1833, livraison 20.

Prédiction.

Prédiction.

Un astrologue se tira d'un grand danger du temps de Louis XI. Cet astrologue avait prédit qu'une dame, que le roi aimait, mourrait dans huit jours. La chose étant arrivée, le prince fit venir l'astrologue, et commanda à ses gens de ne pas manquer, à un signal qu'il leur donnerait, de se saisir de cet homme et de le jeter par les fenêtres.
Aussitôt que le roi l'aperçut:
"Toi, qui prétends être un si habile homme, lui dit-il, et qui sait si précisément le sort des autres, apprends-moi dans ce moment quel sera le tien, et combien tu as encore de temps à vivre?"
Soit que l'astrologue eût été secrètement averti du dessein du roi, ou qu'il s'en doutât:
"Sire, lui répond-il, sans témoigner aucune frayeur, je mourrais trois jours avant Votre Majesté."
Le roi n'eut garde, après cette réponse, de donner aucun signal pour le faire jeter par les fenêtres; au contraire, il eut un soin particulier de ne le laisser manquer de rien.

                                                                                                           Boursault, Lettres.

Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guèrard, librairie Firmin-Didot, 1876.


Asservissement amoureux.

Asservissement amoureux.


Après maintes passades, Mme la duchesse de Berry s'était tout de bon éprise de Rion, jeune cadet de la maison d'Aydie, fils d'une sœur de madame de Béron, qui n'avait ni figure, ni esprit. C'était un gros garçon, court et joufflu, pâle, qui avec force bourgeons ne ressemblait pas mal à un abcès. Il avait de belles dents, et n'avait pas imaginé causer une passion qui en moins de rien devint effrénée, et qui dura toujours, sans néanmoins empêcher les passades et les goûts de traverse.
Il n'avait rien vaillant, mais force frères et sœurs qui n'en avaient guère davantage. Ses parents firent venir ce jeune homme, qui était lieutenant de dragons, pour tâcher d'en faire quelque chose. A peine fut-il arrivé que ce goût se déclara, et qu'il devint le maître au Luxembourg. M. de Lauzun, dont il était petit-neveu, en riait sous cape. Il était ravi; il se croyait renaître en lui; il lui donnait des instructions.
Rion était doux et naturellement poli et respectueux, bon et honnête garçon. Il sentit bientôt le pouvoir de ses charmes, qui ne pouvaient captiver que l'incompréhensible fantaisie dépravée d'une princesse. Il n'en abusa avec personne, et se fit aimer de tout le monde par ses manières, mais il traita madame la duchesse de Berry comme M. de Lauzun avait traité Mademoiselle. Il fut bientôt paré des plus belles dentelles et des plus riches habits, plein d'argent, de boîtes, de joyaux et de pierreries. 
Il se faisait désirer; il se plaisait à donner de la jalousie à sa princesse, à en paraître lui-même encore plus jaloux, il la faisait pleurer souvent. Peu à peu il la mit sur le pied de n'oser rien faire sans sa permission, non pas même les choses les plus indifférentes. Tantôt prête de sortir de l'Opéra, il la faisait demeurer; d'autres fois il l'y faisait aller malgré elle. Il l'obligeait à faire bien à des dames qu'elle n'aimait point, ou dont elle était jalouse, mal à des gens qui lui plaisaient, et dont il faisait le jaloux. Jusqu'à sa parure, elle n'avait pas la moindre liberté. Il se divertissait à la faire décoiffer ou lui faire changer d'habits quand elle était toute prête, et cela si souvent, et quelquefois si publiquement, qu'il l'avait accoutumée à prendre, le soir, ses ordres pour la parure et l'occupation du lendemain, et le lendemain, il changeait tout, et la princesse pleurait tant et plus.
Enfin, elle en était venue à lui envoyer des messages par des valets affidés, car il logea presque en arrivant au Luxembourg; et ses messages se réitéraient plusieurs fois pendant sa toilette, pour savoir quels rubans elle mettrait; ainsi de l'habit et des autres parures, et presque toujours il lui faisait porter ce qu'elle ne voulait point. Si quelquefois elle osait se licencier à la moindre des choses sans son congé, il la traitait comme une servante, et les pleurs duraient quelquefois plusieurs jours.

                                                                                                                  Saint-Simon, Mémoires.

Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guérard, librairie Firmin-Didot, 1876.


samedi 22 avril 2017

Fêtes populaires.

Fêtes populaires.

C'est une coutume antique que les paysannes du village d'Ochsenbach, dans le Wurtemberg, se rassemblent tous les ans au carnaval pour célébrer la fête de la bonne déesse, et boire ensemble à frais communs.
Deux femmes, députées à la mairie, demandent l'écot franc; cette assurance obtenue, l'épouse du sergent de ville en fait part aux autres femmes.
Alors, sous la présidence de l'épouse du pasteur, elles se rassemblent dans la maison commune, où est placé un tonneau: les gens de justice verse le vin, et chacun boit dans sa cruche, qu'elle a eu soin d'apporter. Quelque temps après, la femme du pasteur se retire; les autres continuent à choquer les verres, à causer et à chanter. Avant de sortir, chacune reçoit une mesure de vin pour son mari; puis elles traversent le village avec des chants et des cris de joie.
Les jeunes femmes, à leur première admission à la cérémonie, doivent payer la bienvenue, qui consiste en gâteaux, en craquelins, en viande ou en argent; les boulangers établis à la maison commune vendent en outre toutes sortes de pâtisseries aux buveuses.
Autrefois se tenait en même temps, un tribunal de femmes. L'épouse du pasteur était aussi présidente: elle était chargée de punir les femmes qui n'avait point d'ordre dans leur ménage, qui ne tenaient point à la propreté ou soignaient mal l'éducation de leurs enfans; une pénitence publique leur était imposée comme laver du linge, balayer les fontaines, etc.
Depuis l'abolition de ce tribunal, la fête est devenue une fête de discorde et de mystère: quiconque en divulgue quelque chose est condamné à boire son vin derrière le poêle ou a d'autres punitions.
Pendant la fête, des musiciens jouent sous les fenêtres, et sont régalés de vin et de gâteaux.
Il est remarquable que cette cérémonie des femmes en l'honneur d'une divinité de leur sexe s'est évidemment glissée du paganisme au christianisme. On la célèbre encore dans quelques pays.
En Bohème, après les danses, les chants, les festins du carnaval, quand vient le mercredi des cendres, on met en pièce une vieille basse, on la couvre de draps blancs, et on la porte au tombeau à travers le village, précédée, quoique en plein jour, d'une lanterne au bout d'une perche; les musiciens entonnent un chant de deuil, ensuite la basse est enterrée en grande solennité.
L'usage d'enterrer le carnaval, qui s'est perpétué dans plusieurs provinces de France, offre avec cette dernière cérémonie, beaucoup de ressemblance.

Le Magasin pittoresque, 1833, livraison 21.

vendredi 21 avril 2017

Histoire de la dent d'or.

Histoire de la dent d'or.

Quoique cette histoire paraisse connue de beaucoup de personnes, qui parfois y font allusion au cours de la conversation, nous croyons utile d'en rappeler les détails, parce que nous avons eu occasion de vérifier qu'un plus grand nombre encore de personnes ne comprennent pas l'allusion, et sourient par complaisance le plus souvent sans savoir ce qu'on a voulu leur dire.
En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie âgé de sept ans, il en était revenu une d'or à la place d'une de ses grosses dents.
Horstius, professeur en médecine dans l'université de Helmstad, écrivit, en 1595, l'histoire de cette dent, et prétendit qu'elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu'elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les Chrétiens affligés par les Turcs.
Dans la même année, Rullandus écrivit une autre histoire sur cette même dent. Deux ans après, Sugolterus, autre savant, écrivit contre l'opinion qu'avait émise Rullandus sur cet événement merveilleux; Rullandus publia aussitôt une longue et véhémente réplique d'une érudition remarquable. Enfin, un autre savant, nommé Libarius, résuma tout ce qui avait été écrit sur cet important sujet, et ajouta son avis particulier.
Ces discussions avaient ainsi excité un grand intérêt dans une certaine classe d'érudits, et avaient soulevé de hautes questions  de philosophie, lorsqu'un orfèvre s'avisa d'examiner la fameuse dent en or: il trouva sous une feuille d'or appliquée avec art, une dent ordinaire.

Le magasin pittoresque, 1833, livraison 21.

jeudi 20 avril 2017

Droit du vasselage.

Droit du vasselage.

Cet acte, lorsqu'il était régulièrement fait, était un des titres les plus utiles de tous ceux qu'un seigneur pût avoir dans ses archives, autant pour lui que pour son vassal. Il s'appelait aveu, parce que le vassal avouait avec serment qu'il reconnaissait un tel pour son seigneur, qu'il tenait et portait de lui noblement le fief de... à cause de son château de..., duquel il avait fait foi et hommage*.
Il s'appelait dénombrement, parce qu'il contenait l'énumération du fief de ses parties, comme château, manoirs, terres, vignes, etc. Le vassal devait à son suzerain son aveu et dénombrement** dans les quarante jours, après celui où il avait fait sa foi et hommage; mais il était tenu de le donner qu'une fois en sa vie, à la différence de l'acte de foi et hommage qui se renouvelait à toutes les mutations par décès ou autrement du seigneur dominant.
L'aveu et le dénombrement en bonne forme, sur parchemin, signé du vassal, du notaire et des témoins, dûment contrôlé, pouvait être porté au seigneur dominant en son château, ou par le notaire qui l'avait passé, ou par le vassal lui-même, qui, cependant, n'y était pas tenu, parce que ce n'était qu'une conséquence du vasselage, et non l'acte même du vasselage.
Le vassal qui donnait son aveu et dénombrement faisait toujours des protestations, afin de n'éprouver aucun préjudice pour les choses qu'il aurait omis d'y insérer. Si les omissions étaient considérables, et qu'il fût prouvé qu'elles étaient connues du dénombrant, les droits et objets qu'il avait voulu cacher appartenaient au seigneur dominant malgré les protestations; tandis que les sujets et justiciables d'un vassal qui avait omis de rapporter les droits à percevoir sur eux, pouvaient refuser de les payer, la présomption étant que nous ne saurions oublier un droit justement acquis, au nombre de tout ce qui peut nous appartenir.
Voici un aveu et dénombrement extrait des livres d'une propriété située dans le département de l'Allier; il fut fait l'année où le roi Jean II, dit le Bon, convoquait à Paris les Etats-Généraux, pour essayer de remédier aux malheurs qui accablaient alors la France. La féodalité était bien près de sa ruine, mais elle se maintenait encore dans toute sa puissance.

"Aveu et dénombrement de la terre et seigneurerie de la Crette, rendu au roy, par Guiot de Culan, en l'an 1350.

"A  tous ceux qui ces présentes lettres verront, je, Guiyot de Culan, sire de la Cresse, salut en Notre seigneur, sachent tuist que je cognois en fyé ligement de très excellent, noble, puissant et doublé prince Monsieur, monsieur de duc de Bourbon en sa chastellenie de Hérison, les choses qui s'en suivent:
"Premièrement, le chasteau et la chastellenie de la Crette, avec toutes les appartenances du dit chasteau, et la justice haute, moyenne et basse, de la dite chastellenie.
"Item, tous les hommes et fames serfs, avecques leurs hétitaiges que je hay ou puis haver en la ditte chastellenie.
"Item, tous les hommes et fames francs que je hay ou puis haver, tant en la dite chastellenie que pour cause de la dite chastellenie.
"Item tous les boez, garennes, estangs, pescheries, molins, fours, prez, pasturaux, vignes, que je hay ou puis haver en la dite chastellenie.
"Item toutes les tailles, rentes, cens, redevances, harbages et forestages, coutumes, terres, dismes, terrages, charnages, tant en bled, deniers, vins, que en autres choses je puis haver en la dite chastellenie, lesquelles choses pechent valloir par estimation sexante et dix livres tournois de rente par chacun an, pois plus ou moins, et si plus valent, je advoué tout atenir en fyé ligement de mon dit seigneur, et promes en bonne foy que, en cette recognoissance, ne viendray ne venir, ne feray dire encontre ainçois les dessus dites choses toutes advée et advoray atenir en fye ligement de mon dit seigneur et des siens, et des choses dessus dittes, feray obéissance et services à mon dit seigneur, et à ses ancesseurs perdurablement si comme le fief le requiert et désire; et quant aux choses dessus dites, faire, tenir et garder léaument, je oblige moy et mes héritiers, et tous mes biens mobles et non mobles, présens et advenirs, en extant en la jurisdiction et cohertion de mon dit seigneur et de ses ancesseurs, témoing de laquelle chose je hay scellé ces présentes lettres de mon grand scel.
"Donné le mardy empres la feste de Toussaints, l'an de grâce mil trois cent et cinquante."

Le Magasin pittoresque, 1833, livraison 17.

Nota de Célestin mira:

* Foi et hommage.



Foi et hommage de Louis Olivier de Leuville au seigneur du Plessis-Pâté.

Chronique du vieux Marcoussy.
Le fief de Fretay.
J. P. Dagnot et C. Julien.

**Aveu et dénombrement.



1675: Monsieur de Louvain, "escuyer", sieur de Villarceaux, passe aveu et dénombrement pour ses terres de Villevent et Fretay.

Chronique du vieux Marcoussy.
Le fief de Fretay.
J.P. Dagnot et C. Julien.

mercredi 19 avril 2017

Amour impossible.

Amour impossible.

Le second fils de Ninon de Lenclos avait été élevé par les soins du marquis de Gersey, sous le nom du chevalier de Villiers; on lui avait toujours caché le secret de sa naissance. 
Cependant, Ninon le faisait venir quelquefois chez elle pour lui procurer un peu d'amusement et de liberté. Bientôt, ce jeune homme, né avec un tempérament ardent et une âme sensible, ne put se défendre des charmes de Ninon: en effet, quoiqu'elle eût alors cinquante-six ans, elle était encore dans tout l'éclat de sa beauté.
Elle s'aperçut de l'amour du chevalier sans en être alarmée, croyant que ce ne serait qu'un feu de jeunesse qui s'éteindrait de lui-même. Mais celui-ci se jeta à ses pieds, et lui déclara son amour dans les termes les plus tendres et les plus passionnés. Ninon, sans paraître émue, le fit relever sur-le-champ, et lui répondit froidement qu'il était trop jeune pour lui parler d'amour, et elle trop âgée pour l'écouter. Il insista, en lui protestant qu'il l'adorait, et qu'il mourrait de douleur si elle le voyait avec indifférence. Ninon prit alors un ton sévère; elle le menaça de toute sa haine s'il osait encore l'entretenir de ses feux.
Le chevalier de Villiers s'abandonna au plus affreux désespoir. Elle crut devoir avertir le marquis de Gersey, qui lui conseilla de découvrir un secret qu'elle ne pouvait plus garder.
Ninon écrivit un jour à son fils qu'elle avait à lui parler dans sa petite maison du faubourg Saint-Antoine à Picpus. Il y vola. Elle se promenait dans son jardin. Il se jeta à ses genoux, et prenant une de ses mains, la baigna de ses larmes. Aveuglé par son ivresse, il allait se porter aux dernières entreprises:
"Arrêtez, malheureux! s'écria Ninon. Apprenez que vous êtes mon fils."
A ces mots, le jeune homme reste frappé comme d'un coup de foudre; son visage se couvre d'une pâleur mortelle; il lève les yeux sur sa mère, il les baisse; puis, la quittant précipitamment, il se jette dans un petit bois qui était au bout du jardin, et se passe son épée au travers du corps.
Ninon ne songe pas d'abord à suivre son fils. A la fin, ne le voyant point reparaître, l'inquiétude la fait entrer dans le petit bois. A peine a-t-elle fait trente pas, qu'elle aperçoit le corps sanglant de cet infortuné jeune homme. Ses yeux presque éteints se tournent sur elle; il semble vouloir lui parler. Il veut exhaler quelques paroles, et cet effort hâte son dernier soupir.

                                               Mémoires anecdotiques des règnes de Louis XIV et Louis XV.

Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guérard, librairie Firmin-Didot, 1876.

Comment on métamorphose la misère.

Comment on métamorphose la misère.


Par les jours de beau temps, tous les amateurs du Paris pittoresque ont pu voir sur la berge, au long du Quai des Orfèvres, un spectacle qui ne manque pas d'originalité: un atelier de couture en plein air.
C'est là qu'on reprise les pantalons en dentelles, mais ce sont des pantalons d'hommes; un paletot usagé s'y transforme en veston; un fond de casquette y bouche un trou dans un fond de culotte; d'un sac, on fait un pardessus qui vous moule aussi bien qu'un suaire. Du lever du soleil, à cinq heures du soir, sauf quand il pleut, les clients se succèdent devant ce temple à ciel ouvert de l'élégance, où les ouvrières, des pauvresses assises sur une borne ou sur des cordages, pour quelques sous, font marcher l'aiguille.
Leurs habitués, ce sont les traîneurs des Halles, les pauvres vieux qui vendent la Presse devant la terrasse des cafés, les déclassés, les purotins, les sans-espoir, ceux qui sont fiers de leurs loques et qui s'en vont: crasseux comme des philosophes, humant la cuisine aux soupiraux des restaurants et la science dans les boîtes aux livres des quais.

L'ouvrier mal vêtu n'inspire pas confiance: on le prend pour un paresseux.

Un incident m'a remis ce spectacle en mémoire. Un incident, un de ces riens poignants et douloureux dont le vie de Paris est faite: en rentrant chez moi l'autre nuit, j'ai trouvé sur un banc un  garçon de trente ans qui pleurait, la tête cachée entre ses mains.
J'avais bien dîné. C'est une force qui permet d'être juste. Je m'arrêtai. L'inconnu avait à ses côtés un mouchoir, tout son bagage, le mouchoir à carreaux des trimardeurs, remplit de guigne et bourré de misère. L'homme sortait de l'hôpital après une maladie de trois mois. Mécanicien de son métier, depuis une semaine cherchant de l'ouvrage, il frappait vainement aux portes; depuis deux jours, il ne s'était rien mis sous la dent.
- Au moins, pensai-je, les condamnés, quand ils sortent de prison, ont quelque argent en poche. L'administration bienveillante leur répartit les bénéfices de leur travail; les convalescents qui sortent de l'hôpital n'ont rien...
- Leur bonne volonté, et c'est tout, reprit le mécanicien: cela ne suffit pas. Mal habillés, on nous ferme la porte au nez. "nous n'embauchons pas!..." répondent les patrons.
- Je sors de Necker, continua-t-il. Quand j'y entrai, mon costume était élimé mais propre... le costume d'un travailleur... Voyez dans quel état il me fut rendu! D'abord, je n'ai pas reconnu mes "frusques". J'ai réclamé: -"Y a pas d'erreur, c'est à toi, m'a dit l'infirmier: ça sort de l'étuve."
En effet, par mesure prophylactique, les vêtements de tous les hospitalisés sont passés par l'étuve. Il s'agit d'enrayer toute contagion possible. Mais en quel état cette opération si nécessaire ne met-elle pas souvent ce qui constitue l'unique fortune des assistés! Les habits de cet homme n'étaient plus qu'une pauvre chose informe et décolorée, étriquée, collant à ses membres comme s'il avait passé quinze jours sous la Seine avec ça...
- Venez, fis-je au mécanicien. Et nous partîmes. Demain je vous ferai habiller à neuf.
Pourtant, je ne le conduisis pas sur les quais. On m'avait parlé d'une oeuvre, le Vestiaire des Hôpitaux, que des personnes charitables avaient fondée dans le but spécial de vêtir les malades. C'était notre affaire.

La mise en oeuvre d'une belle idée.

Le numéro 23 de la rue des Grands-Augustins, siège de l'Oeuvre, est une maison d'antique apparence où s'engouffrent tout le long du jour des ombres miséreuses et lasses, des adolescents et des vieillards, des mères et des jeunes filles. 




L'observateur mal informé qui épierait ce mouvement pendant quelques heures serait surpris étrangement: les gens qui entrent sous cette porte n'en sortent plus jamais, où plutôt, ils s'en réchappent si transformés qu'ils se sont faits méconnaissables. Leur tête est haute, leur regard plein d'espoir: habillés de neuf, il semblerait qu'ils aient laissé là-haut leurs soucis et c'est le front serein qu'ils repartent vers des luttes nouvelles, comme vers un avenir plus heureux.




Cependant mon protégé avait monté derrière moi les deux étages qui conduisaient au Vestiaire. En deux mots, j'expliquai son histoire: on en demandait pas tant.
Une dame vêtue d'une blouse d'infirmière avait dit au travailleur: "Je vois ce qu'il vous faut, suivez-moi!" Et quand il revint à nous, le jeune ouvrier portait un beau pantalon de velours, des souliers neufs, un chaud veston de laine. Une cravate claire était nouée avec soin sur sa chemise de flanelle.
- Sauvez-vous, lui dit-on, en coupant court aux remerciements. Et bonne chance pour trouver du travail!
Ce souhait lui porta-t-il bonheur? C'est possible. Trois jours après, je l'ai su, la directrice du Vestiaire recevait une carte postale sur laquelle il annonçait la bonne nouvelle et disait toute sa reconnaissance.
Je n'étais pas fâché de voir de près le fonctionnement d'une entreprise qui rendait de si grands services. L'occasion était excellente.
Voici trois ans, un certain nombre de femmes de professeurs et de médecins des hôpitaux, émues des détresses dont elles entendaient si souvent parler, prirent la résolution de venir en aide aux malades désireux de retrouver du travail. Elles n'ignoraient pas que la tenue est un des éléments indispensables pour y réussir. Il fallait donc habiller les pauvres, le plus de pauvres possible et pour cela, constituer un vestiaire.
Une association se fonda dans ce but, groupant l'élite intellectuelle des femmes, sans aucune distinction d'opinion. Et, à elles toutes, elles réalisèrent un ingénieux système pour mener à bonne fin leur tentative. 
La directrice de l'oeuvre s'adjoignit cinq sous-directrices qui s'engagèrent à recruter elles-mêmes dix associées. Les associées devaient consentir à fournir chacune quatre objets d'habillements neufs et à les faire parvenir à leur sous-directrice qui transmettrait ces dons au siège de l'organisation.
Cela donnait, comme point de départ, 12.320 objets à répartir par an entre les mains des malades sortant de l'hôpital. Mais l'excellence de cette idée ne tarda pas à séduire beaucoup d'âmes sensibles, et de toutes parts, parvinrent des vêtements, neufs ou usagés, qui renforcèrent le stock primitif.
Aujourd'hui, après trois années d'existence, le nombre des malades assistés est considérable. La moyenne des objets distribués est, par jour, d'environ 80 à 90. Les effets usagés et qui ont besoin d'être réparés le sont par l'Assistance par le travail. Et quand parviennent à l'oeuvre des dons en argent, c'est encore à l'Assistance qu'on s'adresse pour la confection des vêtements qu'on distribuera plus tard. Ainsi, on sert deux causes à la fois. En peu de temps, le résultat dépassa les espérances, puisque l'année dernière, on ne distribua pas moins de vingt-et-un mille vêtements.
- Et encore, c'est insuffisant, me dit dans son enthousiasme, une des fondatrice du Vestiaire. Nous voudrions rendre de plus grands services encore... nos moyens, hélas! sont limités.


Donner, c'est bien. Réconforter, c'est mieux.

- Comment recrutez-vous vos malades?
- Un certain nombre de nos collaborateurs, les "enquêteuses", sont chargées des visites dans les hôpitaux. Elles s'informent avec tact des cas intéressants, car il faut agir avec circonspection et se méfier des "piliers" d'hôpitaux qui se feraient attribuer des vêtements pour les revendre ensuite. En outre, toutes les infortunes nous apitoient, nous nous attachons surtout à celles des travailleurs. Nous voulons leur remettre en main l'outil que la maladie leur arracha. Donner, c'est bien, tendre la main, c'est mieux. En habillant l'ouvrier convalescent, nous lui donnons le coup d'épaule qui lui fait retrouver sa place à l'atelier.
"Nos enquêteuses, il faut le dire à l'honneur du personnel de l'Assistance publique ont trouvé chez les surveillantes une aide efficace. Elles leurs remettent les bons à souche que celles-ci distribuent aux malades. Quand vient leur jour de sortie, ils se présentent chez nous."
Au cours de ces explications, on me guide vers une vaste salle, le magasin. Le long des murs sont alignées des étagères et des armoires où sont déposées tous les articles de lingerie, chemises d'homme et chemises de femme, des bas, des chaussettes, des souliers. Plus loin, ce sont les rayons de confection avec les complets de toutes les tailles et de tous les genres, les jupes, les corsages, les tabliers, les foulards, les casquettes et les chapeaux.
Je saisis un vêtement au hasard. C'est un pardessus. Quelque chose d'élégant dans la coupe me séduit et m'étonne:
- Un ouvrier, dis-je, ne s'habillerait pas ainsi.
- Assurément, me répondit-on. Mais notre "clientèle" est infinie et il faut penser à tout. Pouvons-nous contraindre un comptable, un étudiant, un avocat, un ingénieur à revêtir le veston de velours d'un menuisier? Je vous l'ai dit, toutes les classes de la société passent par ici. Et il a fallu s'adapter à chacune.
Et voici, sur un autre rayon, des cravates élégantes et des cols comme en portent nos dandys. Et elle a quelque chose d'attendrissant, cette sorte de charité qui a prévu le luxe, si indispensable à notre époque. Et la compréhension de cette nécessité d'adaptation à la "comédie humaine" m'a fait sentir plus encore l'intelligence qui préside à une telle oeuvre.


Quelques scènes touchantes d'un jour.

Nous étions parvenus dans une pièce où quelques assistés s'habillaient. Il y avait là un charpentier et un garçon frêle, dont la physionomie distinguée trahissait la culture intellectuelle. J'aurais voulu les interroger. Je ne m'en suis pas senti le courage. Leurs réponses, je les lisais dans leurs yeux émus. Aussi bien, n'aurai-je pas aimé à entendre le témoignage de leur reconnaissance. Le mot de charité, ici, n'est pas de mise. C'est une oeuvre de solidarité sociale avant tout. Et le sentiment d'avoir été juste porte en lui-même sa récompense.
Une scène pourtant, à laquelle j'assistai, était bien propre à attendrir jusqu'aux larmes.
Pendant ma visite, un père et sa fille, une mignonne enfant de huit ans, étaient venus. On les habilla séparément. Et quand ils se retrouvèrent face à face, la gamine, toute ravie, se précipita dans les bras de son père:
- Mon Dieu, papa, comme tu es beau! je ne te reconnais pas...
- Ma fille, comme tu es jolie, maintenant!...
Et plus loin, une jeune mère disait:
- Si vous voulez, ne donnez rien pour moi... je puis aller ainsi, donnez seulement pour mon enfant.
La misère avait "rendu" ce jour-là. A quatre heures, on avait habillé vingt et une personnes. Et je surprenais, à travers les salles encombrées, l'anxiété des femmes de l'Oeuvre qui me jetaient au passage: "La salle des malades qui attendent est pleine et notre vestiaire se dégarnit petit à petit... aurons-nous jamais assez?
Alors, un brave garçon qu'on habillait entendit ces mots et dit:
- Madame, je vous en prie, ne me donnez pas de chaussures. Les miennes sont encore assez bonnes. Gardez-les pour ceux qui en ont plus besoin que moi.
Et il fallut insister, employer presque la force pour les lui faire accepter.
Comment se recrutent les dons? Je vais vous le dire. Et je ne sais rien de plus touchant. Au cours de ma visite, on vint avertir une de ces femmes de cœur qui délaissent leurs plaisirs mondains pour se rendre utiles, qu'un colis venait d'arriver... un paquet, un gros paquet enveloppé dans des journaux. On l'éventre. Il contenait trois petits trousseaux de fillettes.
- Voilà, me dit-on alors, un des cadeaux qui nous attendrissent le plus. Il nous est adressé par un brave ouvrier de Ménilmontant, veuf et père de six jeunes filles, qui s'est intéressé à l'oeuvre après un article qu'il avait lu. Depuis trois ans, il nous envoie nos étrennes.
"Ce que peut cet homme sans fortune, je suis sûre, Monsieur, que vos lectrices le pourront aussi. Apprenez leur ce qu'est notre Vestiaire. Dites-leur bien que n'importe quels dons, les effets neufs ou usagés, ceux qu'on jette et qu'on pourrait réparer avec un peu de soin, nous rendront ici les plus grands services..." Voilà qui est fait.

                                                                                                              André Sauvignon.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 3 mai 1908.

lundi 17 avril 2017

Amour conjugal.

Amour conjugal.

Sigismundus Liber, à propos des complexions étranges, écrit une chose qui semble plus qu'incroyable. Quand bien même tous les hommes du monde la croiraient, je ne sais pas si une seule femme la pourrait croire; et toutefois, il n'en parle qu'en bonnes enseignes.
C'est une femme native d'un pays voisin de la Moscovie, qui recevant de son mari tout bon traitement qu'il était possible de souhaiter, se persuada toutefois qu'il ne l'aimait point. Et le mari lui ayant demandé pourquoi elle se mettait cela en sa fantaisie, elle lui répondit que c'était parce qu'il ne lui montrait point le vrai signe d'amour.
Quand il fallut venir à l'interprétation de ces mots:
"Comment, dit-elle, voulez-vous dire que vous m'aimez, vu que depuis le temps que nous sommes ensemble, vous ne m'avez point battue?"
Le mari, étonné d'un si extraordinaire appétit qui prenait sa femme, lui promit de la rassasier de telle viande. Et l'essai étant fait, les deux parties commencèrent à avoir plus grand contentement qu'auparavant, car elle se trouvait bien d'être battue, lui se trouvait bien de la battre pourvu qu'au lieu qu'on dit qu'au battu faut (manque) l'amour, au contraire au battu croissait l'amour.
Ainsi dura ce caressement assez longtemps; mais un jour vint qu'il la caressa de coups si extraordinairement qu'au battu il fit faillir l'amour avec la vie (1)

                                                                                       Henri Estienne, Apologie pour Hérodote,
                                                                                                           Discours préliminaire.

(1) Béranger dit:

Commissaire, 
Laissez faire,
Colin bat sa ménagère;
Pour l'amour, c'est un beau jour.

Voyez, en outre, dans les œuvres du comte de Caylus, la dissertation sur l'usage de battre les femmes; voyez, mais ne vous en inspirez pas:
"Les femmes sont comme les côtelettes, disait le grand Frédéric (c'est du moins la légende qui l'affirme), plus on les bat, plus elles sont tendres."

Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guérard, librairie Firmin-Didot, 1876.

Cartulaire de Lorsch.

Cartulaire de Lorsch*.


Eginhard, archichapelain et notaire de Charlemagne, était aimé de très-vive ardeur par la fille de l'empereur lui-même, nommée Imma et fiancée au roi des Grecs. Retenus qu'ils étaient par la crainte de la colère impériale, ils n'osaient faire, pour se trouver ensemble, de périlleuses démarches; mais un amour opiniâtre surmonte tous les obstacles.
Ainsi le noble jeune homme, se sentant consumer par sa passion, désespérant d'arriver par un intermédiaire jusqu'aux oreilles de la jeune fille, prit tout d'un coup confiance en lui-même, et une nuit, il se rendit secrètement à l'appartement qu'elle habitait. Là, il frappe doucement à la porte, s'annonce comme porteur d'un message de la part du roi et obtient la permission d'entrer. Seul avec la jeune fille, et l'ayant charmée par de secrets entretiens, il put enfin la presser dans ses bras et satisfaire les désirs de son amour.
Cependant, lorsqu'à l'approche du jour il voulut profiter du silence de la nuit pour s'en retourner, il s'aperçut que, contre toute attente, il était tombé beaucoup de neige; et craignant que le trou des pieds d'un homme n'amenât sa perte en trahissant son secret, il n'osa pas sortir. Les angoisses, la frayeur causées par la conscience de leur faute, les retenaient tous deux dans l'appartement; et là, au milieu des plus vives inquiétudes, ils délibéraient sur ce qu'ils devaient faire, lorsque la charmante jeune fille, que l'amour rendait audacieuse, imagina un expédient: prendre, en se baissant, Eginhard sur ses épaules, le porter avant le jour jusqu'à l'appartement qu'il habitait, et qui était situé près de là, et, après l'y avoir déposé, revenir en suivant bien soigneusement la trace de ses pas, tel fut le moyen qu'elle proposa.
L'empereur, vraisemblablement par un effet de la volonté divine, avait passé cette même nuit sans dormir. S'étant levé au point du jour, il promenait ses regards du haut de son palais, lorsqu'il aperçut sa fille s'avancer en chancelant, toute courbée sous le poids de son fardeau, puis le déposer au lieu convenu, et revenir en toute hâte sur ses pas. Après les avoir longtemps considérés, ému à la fois d'étonnement et de douleur, mais pensant que la volonté divine était pour quelque chose dans tout cela, se contint et garda le silence sur ce qu'il avait vu.
Cependant Eginhard, inquiet de sa faute et bien certain que l'empereur ne serait pas longtemps à l'ignorer, alla trouver ce prince, et, fléchissant le genou, il lui demanda son congé, disant que les grands et nombreux services qu'il avait déjà rendus n'avaient pas été dignement récompensés. L'empereur l'écouta; mais au lieu de répondre directement à sa demande, il garda longtemps le silence, finit par lui dire qu'il ferait droit à sa requête le plus tôt possible, fixa le jour, et donna aussitôt des ordres pour que ses conseillers, les grands du royaume et ses autres familiers eussent à se rendre auprès de lui.
Lorsque cette magnifique assemblée, composées des divers officiers de l'empire, se trouva réunie, l'empereur commença en disant que la majesté impériale avait été outrageusement offensée par l'indigne commerce de sa fille avec son notaire, et que son cœur était en proie à la plus violente indignation. Comme tous restaient frappés de stupeur, et que quelques-uns doutaient encore du fait, l'empereur leur raconta avec tous les détails de ce qu'il avait vu de ses propres yeux, et leur demanda quel était leur avis à ce sujet. Les opinions furent divisées. Ils ne s'accordèrent point sur la nature et la gravité de la peine qu'il fallait imposer à l'auteur d'un pareil attentat. Les uns voulaient qu'on lui affligeât un châtiment sans exemple, les autres qu'il fût puni de l'exil, d'autres enfin qu'il subit telle ou telle peine. Cependant quelques-uns, d'un caractère d'autant plus doux qu'ils étaient plus sages, après en avoir délibéré ensemble, prirent à part l'empereur et le supplièrent d'examiner la chose par lui-même, pour en décider ensuite suivant la prudence que Dieu lui avait accordée.
L'empereur, après avoir examiné la disposition de chacun d'eux et choisi parmi ces avis divers le conseil qu'il devait suivre de préférence, leur adressa la parole en ces termes:
"... Je n'infligerai point à mon notaire, à cause de sa méchante action, une peine qui serait bien plus propre à augmenter qu'à pallier le déshonneur de ma fille; je crois plus digne de nous et plus convenable à la gloire de notre empire de leur pardonner en faveur de leur jeunesse, et de les unir en légitime mariage, en couvrant ainsi, sous un voile d'honnêteté, la honte de leur faute."
Cependant Eginhard, qu'on avait envoyé chercher, entre dans l'assemblée, et l'empereur le saluant aussitôt d'un visage tranquille, lui adresse la parole en ces termes:
"Depuis longtemps vos réclamations sont parvenues à nos oreilles; vous vous êtes plaint de ce que notre royale munificence n'avait pas encore reconnu dignement vos services; mais, à vrai dire, c'est à votre propre négligence qu'il faut d'abord l'attribuer, car, malgré le lourd fardeau de si grandes affaires que je supporte seul, si j'avais su quelque chose de vos désirs, je vous aurais accordé les honneurs que vous avez mérités. Je ne veux pas vous faire languir davantage en prolongeant ce discours, et je vais faire cesser vos plaintes, par le don le plus magnifique, afin de vous trouver comme auparavant, plein de fidélité et de dévouement pour moi; je ferai donc passer sous votre autorité, et je vous donnerai en mariage ma fille, votre porteuse (portatricem vestram)
Aussitôt, sur l'ordre du roi, sa fille fut amenée au milieu d'une suite nombreuse, et, le visage couvert d'une vive rougeur, elle passa des mains de son père dans celles d'Eginhard, qui reçut en même temps une riche dot de plusieurs domaines avec d'innombrables présents d'or, d'argent et d'effets précieux.

                                                                            Cartulaire de Lorsch, traduit par M. Teulet.

Dictionnaire encyclopédique des anecdotes, Edmond Guérard, librairie Firmin-didot, 1876.


* Nota de Célestin Mira:


Première page du codex de Lorsch (source: wikipédia)

Amour.

Amour.


De toutes les villes de Thrace, celle d'Abdère était la plus adonnée à la débauche: elle était plongée dans un débordement des mœurs effroyable. C'était en vain que Démocrite, qui y faisait son séjour, employait tous les efforts de l'ironie et de la risée pour l'en tirer; il n'y pouvait réussir.
Le poison, les conspirations, le meurtre, le viol, les libelles diffamatoires, les pasquinades, les séditions y régnaient: on n'osait sortir le jour; c'était encore pis la nuit. Ces horreurs étaient portées au dernier point, lorsque l'on représenta, à Abdère, l'Andromède d'Euripide; tous les spectateurs en furent charmés, mais, de tous les passages qui les enchantèrent, rien ne frappa plus leur imagination que les tendres accents de la nature qu'Euripide avait mis dans le discours pathétique de Persée:

O Amour, roi des dieux et des hommes! etc.

Tout le monde, le lendemain, parlait en vers ïambiques; ce discours de Persée faisait les sujets de toutes les conversations... On ne faisait que répéter dans chaque maison, dans chaque rue:

O Amour, roi des dieux et des hommes!

La ville entière, comme si ses habitants n'avaient eu qu'un même cœur, se livra à l'amour. Les apothicaires d'Abdère cessèrent de vendre de l'ellébore; les faiseurs d'armes ne vendirent plus d'instruments de mort; l'amitié, la vertu régnèrent partout; les ennemis les plus irréconciliables s'entre-donnèrent publiquement le baiser de la paix...
Le siècle d'or revint, et répandit ses bienfaits sur Abdère. Les Abdéritains jouaient des airs tendres sur le chalumeau; le beau sexe quittait les robes de pourpre, et s'asseyait modestement sur le gazon pour écouter ces doux concerts. Il n'y avait, dit Lucien, que la puissance d'un dieu dont l'empire s'étend du ciel à la terre, et jusque dans le fond des eaux, qui pût opérer ce prodige.

                                                                             Sterne, Voyage sentimental, d'après Lucien.

Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guérard, librairie Firmin-didot, 1876.