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mardi 31 décembre 2013

Le jour de bal.

Le jour de bal.

On affirme que son premier Jour de Bal est pour une jeune fille une source d'émotions et d'appréhensions qu'elle ne retrouve plus qu'à l'heure des fiançailles. Eh bien! même chez la femme accoutumée à toutes les cérémonies mondaines, le Jour de bal provoque des soucis, des craintes, des terreurs: si elle n'allait pas être prête, pensez quelle catastrophe! Le charmant conteur Eugène Chavette va nous faire passer par toutes les transes de la dame qui veut aller au bal.

Dès le matin tout est en l'air, les armoires sont bouleversées: dentelles, diamants, rubans sont éparpillés sur tous les meubles, pour la toilette qui n'aura lieu que dans douze ou treize heures. Madame est impatiente, nerveuse, grincheuse. Elle attend!



Qui attend-elle? me direz-vous, car il n'est que dix heures du matin. Parbleu! elle attend Albert, le fameux Albert, le roi des coiffeurs, le Léonard du dix-neuvième siècle! Albert qui ne coiffe que des têtes en vogue! Albert chez lequel on s'est fait inscrire huit jours à l'avance! Albert qui, en une demi-heure, sait faire des cheveux de sa clientèle un chef-d'oeuvre capillaire.
Aussi trente noms des plus illustres du high-life féminin sont-ils inscrits pour aujourd'hui; mais, à une demi-heure par chacune de ces têtes charmantes, c'est quinze heures qu'il faut à l'intrépide grand homme pour arriver au bout de sa tâche.
On intrigue près de lui, mais encore faut-il qu'il commence par la première des trente têtes élues parmi la centaine. Cette première passera à dix heures du matin, et elle doit encore s'estimer heureuse.
Donc, il est dix heures, et madame s'impatiente! dix heures deux minutes! il n'est pas là! Albert manquerait-il de parole? Se serait-il laissé corrompre à prix d'or par une rivale? Horrible supposition, moment plein d'angoisse! "Mon Dieu, rappelez à vous mon mari, mais envoyez-moi Albert!!!"
Enfin, la soubrette accourt: c'est lui! A ce moment on quitterait son père au lit de mort, on ne ramasserait même pas la croix de sa mère, on sacrifierait tout pour ne pas faire attendre l'illustre praticien; car l'autocrate n'attend pas; la plus fière devient humble devant le grand homme, qui dicte ses ordres et impose ses volontés.
Il décide des rubans, des fleurs, des diamants.
On se tait, on obéit, car à la moindre insurrection, le maestro capillaire arrêtera son pyramidal coup de peigne
Enfin, madame est coiffée...coiffée par le fameux Albert! Il est onze heures du matin, et le bal est pour minuit.



Pendant treize heures, elle va rester raide, immobile, de peur de déranger le remarquable édifice. Au dîner, elle ne mangera pas; ce serait vouloir étouffer dans le corset qui doit dessiner sa fine taille. Les heures s'écoulent lentement dans le double tourment de l'immobilité et de la faim.
Voici enfin l'heure de s'habiller.
Alors les nerfs recommencent leur jeu et l'impatience se réveille.
Si le couturier Worth allait manquer de parole! car Worth, qui complète la paire d'illustrations à la gloire de ces dames, a bien voulu se charger du costume. Ce monarque de la toilette doit envoyer un de ses ministres à la dernière heure... dans une voiture qu'on lui a expédiée. De dix minutes en dix minutes, les courriers se succèdent, apportant des nouvelles... On finit la jupe...On achève le corsage...On retouche la ceinture... (Pour une dame du monde élégant, toute robe arrivée de chez le fournisseur deux heures au moins avant d'être mise n'est déjà plus une robe neuve.)
Bientôt minuit, et pas de robe! 
Enfin, elle arrive!
La porte cochère et toutes les autres sont ouvertes béantes pour que l'étoffe bien gonflée puisse entrer sans être fripée. Alors, on passe la robe. (Ah! Mon Dieu! prenez bien garde à la coiffure!) Toute la maison entoure la toilette endossée; l'essayeuse et ses deux femmes de chambre, au besoin la cuisinière, voire la concierge, tout le personnel féminin est mis en réquisition. 



L'une à genoux découd et recoud la jupe; l'autre serre la ceinture trop large; celle-ci débride les épaules. On ajoute un nœud, un ferret, une touffe, un ruban. On bouffe l'étoffe, et ci...et ça...mille ordres, mille soins, et, en fin de compte, madame n'est pas satisfaite...
La voilà donc habillée. On pense alors au mari, qui a regardé en silence, car un vieux parfum de prudence lui enseigne que ce n'est pas le moment de demander à sa femme le nombre de ses tabliers de cuisine. On monte en voiture; monsieur s'installe dans son coin, s'effaçant autant que possible.
Madame, au lieu de s'asseoir, s'appuie les genoux sur la banquette de devant, et, le corps courbé en avant, reste immobile pendant le trajet. On croirait qu'elle fait sa prière. Précaution insuffisante pour n'être pas froissée. Hélas! que n'a-t-elle la fortune qui permet à la comtesse de X... d'avoir une voiture spéciale pour aller au bal, haute de plafond et sans banquettes, dans laquelle, en se maintenant à deux fortes poignées, on se tient debout.
On arrive. Dans l'escalier, monsieur fait bouffer une dernière fois la robe. Dans l'antichambre, elle interroge la psyché sur sa toilette et sa coiffure, tout est intact. Sauvée! Mais on a l'estomac creux...Bah! on le calmera avec des glaces et un biscuit.
Il faut vaincre!!!
Dans un coin, en philosophe, le mari, peut être répétera ce mot: "La femme est une bien jolie idée qu'on a gâtée!"

                                                                                                             Eugène Chavette.

Mon Dimanche, Revue populaire illustrée, 26 avril 1903.

Chronique du Journal du Dimanche.

Chronique.

On vient de découvrir dans les archives du moyen âge un propriétaire modèle, fait pour servir d'exemple à ceux d'aujourd'hui.
A propos de l'ouvrage sur la Tour saint-Jacques publié par madame Clémence Robert dans la Patrie, on rapporte les détails suivant sur Nicolas Flamel, le célèbre alchimiste du quinzième siècle.
Nicolas Flamel (et ce fut peut être ce qui le rendit populaire à Paris) s'occupa beaucoup de la question des loyers. Entre autres choses, il avait fait construire dans le quartier Saint-Martin des maisons mixtes, qui étaient à la fois une revenu pour lui et une oeuvre de charité. Des gens de métiers étaient logés en payant leurs loyers au rez-de-chaussée et au premier; des indigents occupaient gratuitement les autres étages.
Une de ces espèces de cités ouvrières du moyen âge, appelée la maison du grand pignon, et située rue Montmorency, 51, dans le quartier du Temple, subsistait encore il n'y a pas longtemps; on y lisait l'inscription suivante: "Nous, hommes et femmes, demeurant en cette maison, qui fut construite en l'an de grâce 1407, nous sommes tenus de dire tous les jours un Pater et un Ave Maria en l'intention de maître Nicolas Flamel, notre bienfaiteur."
Bon propriétaire qui ne demandait pour le payement du terme qu'un Pater et un Ave.
Nous parlions l'autre jour, à propos des grands avantages qu'il y aurait à brûler les morts, des inconvénients des cimetières. En voici un auquel nous n'avions pas songé.
Un jeune homme, qu'on dit de jolie figure et d'un esprit distingué, était dernièrement sur le point de se marier avec une veuve, assez bien partagée sous divers rapports.
Tout était convenu pour cette union, lorsque le futur, ayant conduit un convoi au Père-Lachaise, s'arrêta par hasard devant le tombeau du mari défunt dont il se disposait à prendre la survivance.
Ce tombeau, d'un style élégant, était orné de fleurs entretenues par un jardinier, comme cela se pratique, et non par la veuve elle-même, occupée d'autres soins.
Sur la pierre tombale de marbre noir étaient tracées en lettres d'or l'épitaphe du défunt. Cette inscription, après les regrets de la veuve, donnait l'énumération de toutes les vertus de l'époux décédé.
La liste de ces vertus était si longue, qu'elle frappa le jeune homme de vives craintes. "Bonté du ciel! s'écria-t-il, je ne veux pas succéder à un pareil homme; comment pourrai-je en approcher jamais?"
Et le mariage ne s'est pas fait.
On parle d'une autre union rompue au moment de se conclure, mais dans des circonstances qui pourront avoir des suites tragiques.
Avant hier, un élégant jeune homme se présente au bureau de la grande poste, se disant M. de B..., et demandant si'il n'y a pas de lettres poste restante pour lui.
Le commis examine un paquet de lettres, en trouve une à l'adresse indiquée, et prie celui qui la réclame de montrer d'abord un passe-port, ou quelque autre papier constatant son identité, puis de payer vingt centimes de port, après quoi, il lui remettrait la lettre.
Mais le commis avait parlé à l'aise, en homme qui n'est pressé de rien, et sa phrase n'était pas à moitié débitée, que le jeune homme avait saisi la lettre et s'était élancé hors du bureau.
L'administration est responsable, et une lettre enlevée est chose grave. On se livre donc à l'instant aux recherches les plus actives, et on découvre le beau jeune homme dans l'allée d'une maison où il achevait de lire la missive pleine d'intérêt pour lui.
Ramené au bureau, et assailli de vives réclamations sur sa conduite, il jette la lettre sur une table en disant:
- Je sais tout ce que je voulais savoir, reprenez votre lettre et laissez-moi tranquille.
- Cela ne suffit pas, monsieur, dit un employé. Vous avez commis un délit dont il s'agit de rendre compte à la justice, et nous devons vous faire arrêter.
- Arrêter la comtesse de C...! s'écrie le jeune monsieur avec une indignation naïve.
Et, en même temps, ayant ôté son chapeau avec impatience, une belle chevelure d'un blond doré vint compléter l'aveu.
Les employés étaient stupéfaits, mais leur responsabilité n'était pas à couvert.
Tandis qu'ils réfléchissaient au parti à prendre, la noble dame écrivit sur l'enveloppe de la malheureuse lettre: "Décachetée par moi, la comtesse de C...". Puis elle la rendit aux commis en disant:
- M. de B... a droit de porter plainte; mais envoyez-lui la lettre avec ce mot-là, et il se taira.
La comtesse avait pris un moyen ingénieux pour connaître les secrets de l'homme auquel elle était sur le point se s'unir. Ces secrets, qu'elle soupçonnait, étaient de tendres relations avec une dame de Vienne, en Dauphiné.
Aussi, dès le lendemain, apprit-elle que M. de B... avait reçu la lettre annotée à neuf heures du matin, et qu'à dix il avait pris le chemin de fer de Lyon. A cette nouvelle, elle prit le convoi de midi.
Ils sont maintenant tous deux en chemin, et l'explication sera vive.
Tout n'est que hasard avant comme après le mariage. Nous empruntons au Courrier de la Semaine le récit d'une union des plus imprévus.
Mademoiselle Anna avait dédaigné tous les maris, tandis qu'elle était en âge de choisir; à vingt-neuf ans sonnés, il ne lui en venait plus guère et elle s'apprêtait assez tristement à rester fille.
Un jour, son oncle, le banquier B..., lui tint à peu près ce langage:
- Anna, tu as vingt-neuf ans; tu serais une jeune femme; tu n'es déjà qu'une vieille fille; tu te marieras difficilement et mal.
- Je ne me marierai pas, mon oncle.
- Je veux te marier vite et bien. Veux-tu m'obéir en tous points?
- Sans doute, mais...
- Pas de mais! tu vas quitter cette mise de demoiselle; je t'ai acheté des cachemires, des robes à volants, des dentelles; tu mettras tout cela.
- Cependant, mon oncle...
- Pas de cependant! Mets à ton doigt cet anneau de femme mariée; nous allons partir pour Spa; souviens-toi que tu n'es plus mademoiselle Anna, mais madame de C... Tu es veuve. Ton mari, un brillant capitaine de dragon, a été tué en Crimée, après une union qui n'a duré que six mois.
Ils partirent.
A Spa, la jeune veuve eut le plus brillant succès; elle fut entourées d'admirateurs et de soupirants, et n'eut qu'à choisir entre eux. Le comte de M..., fils d'un baron de l'Empire, fut agréé.
La veille du contrat, l'oncle prit à part son futur neveu.
- Mon cher ami, dit-il, ma nièce et moi, nous vous avons trompé... Anna n'est pas veuve.
- Ciel! M. de C... vit encore!
- Il n'a jamais existé; ma nièce est demoiselle, vous n'avez pas de prédécesseur.
Cette nouvelle combla M. M... de joie, et le mariage s'est déroulé la semaine dernière.

                                                                                                                   Paul de Couder.

Journal du Dimanche, 18 janvier 1857.

Les inconvénients du tatouage.


Les inconvénients du tatouage.

Bernadotte, à l'époque où il était officier dans le régiment de Royal-Marine en 1793, s'était fait tatouer sur le bras.
Devenu roi de Suède, il tomba un jour malade, et son médecin lui déclara qu'une saignée était nécessaire. Bernadotte refusa d'abord; mais le mal empirant, le médecin, qui s'étonnait de ce refus, insista pour que la saignée soit faite.
" A une seule condition, dit le roi: c'est  que vous me jurerez de ne révéler à personne ce que vous verrez sur mon bras."
Le médecin jura, et, au moment de se servir de sa lancette, découvrit un superbe bonnet phrygien gravé sur le bras royal, avec cette inscription en demi-cercle: Mort aux rois!

Mon Dimanche, Recueil hebdomadaire illustré pour les Enfants, 6 octobre 1894.

Héroïque politesse.

Héroïque politesse.


Pendant l'émigration française, en 1793, le duc de Bedford reçut un jour à sa table, à Londres, le duc de Gramont.
Au dessert, le grand seigneur anglais, voulant fêter son hôte, fit apporter certaine bouteille de vin de Constance, d'une qualité exceptionnelle.
Le duc de Bedford versa lui-même, et debout, la précieuse liqueur à son convive.
"A la France, Monsieur!" dit-il.
L'émigré but d'un trait, puis, avec un sourire: 
"A l'Angleterre, Mylord!".
Et il tendit une seconde fois sa coupe.
Le duc de Bedford se verse alors à lui-même une rasade, porte son verre à ses lèvres, mais le laisse soudain tomber avec un cri d'horreur.
"Vous avez bu cela?" fait-il.
Le sommelier s'était trompé, et, au lieu du vin de Constance, il avait servi une fiole d'huile de castor.
Ce trait de politesse héroïque et stoïque est célèbre dans les ambassades et jadis il porta haut la gloire de l'urbanité française.

Mon journal, Recueil hebdomadaire illustré pour les Enfants, 6 octobre 1894.

dimanche 29 décembre 2013

Légendes iroquoises.

La fondation du monde.

A l'origine des temps, la terre ne ressemblait nullement à ce qu'elle est aujourd'hui. Une eau profonde la couvrait. Dans l'air des oiseaux voltigeaient en nombre infini et mêlaient au murmure des flots, leurs chants joyeux ou leurs interminables gazouillis. Dans l'onde, des bêtes aquatiques bondissaient, nageaient, plongeaient, reniflaient. Point de chasseurs, point de pêcheurs pour inquiéter ces habitants des eaux et des airs.
Un jour, une sorte de point sombre tacha l'azur immuable du ciel. Peu à peu ce point grandit, comme s'avançant. A bien examiner on reconnut que quelque chose descendait directement de la grande voûte bleue. Quelque chose? Oui, mais qu'était ce quelque chose?... Ce quelque chose était...une femme d'une incomparable beauté.
Lancée ainsi à travers l'espace et en dépit de ses charmes non pareils, elle ne pouvait manquer de plonger dans les eaux et peut être de s'y perdre à tout jamais. Les animaux bavardèrent. De grands canards s'assemblèrent et tinrent conseil. Après de longs discours, ils résolurent de voler au-devant de la beauté de plus en plus visible.
Aussitôt dit, aussitôt fait. La bande s'enleva. Les grands canards formant plateau, avec leurs ailes, reçurent celle qui devait être la mère de tous les hommes et l'empêchèrent de se noyer dans sa chute.
Quelques robustes qu'ils furent, les canards se fatiguèrent. Planer sans cesse, avec un fardeau, n'est pas toujours chose facile. Ils allaient, venaient, coupaient l'air de sinuosités fantastiques, cherchant vainement où déposer en lieu sur leur charge précieuse.
Soudain, une tortue immense, immense, émergea des eaux. On la nommait la Terre. Elle appela les grands canards et s'offrit gracieusement, non seulement à recevoir la femme, venue du ciel, mais encore à la porter toujours sur sa carapace. Les canards acceptèrent l'offre de grand cœur.
L'incomparable beauté fut déposée sur la Tortue, mais à peine eut-elle mis le pied sur le complaisant animal qu'elle donna naissance à deux jumeaux: l'un, l'esprit du bien, auquel on doit le maïs, les fruits et le tabac; l'autre, l'esprit du mal auquel on doit les moustiques, les poux et la vermine.
Depuis ce jour, la tortue n'a cesser de nager. Sa carapace s'est peuplée d'êtres humains; des forêts y ont poussé. Quelque fois, la noble bête se fatigue, alors elle étire ses membres vivement: voilà pourquoi l'homme ressent des secousses que l'on nomme des tremblements de terre.

                                                                                                                F. des Malis.

Journal des Voyages, dimanche 26 mai 1889.

Végétarisme intégral.


Végétarisme intégral.

Un correspondant anonyme, mais bien intentionné, m'envoie, des bords de la Tamise, un fragment de journal en lequel je déguste des lignes savoureuses et bien britanniques.
Jugez plutôt.
La dernière réunion des végétariens anglais fut, paraît-il, empreinte d'un caractère d'intolérance plus farouche que jamais.
A la grande majorité, on répudia non seulement les personnes qui mangent de la viande ou du poisson, mais encore toutes celles qui font l'emploi, en vue de vêtements, ornements ou tous autres usages, de la peau, du poil, des plumes, etc., etc., d'animaux mis à mort.
- Mais le cuir! objecta mollement un assistant. L'humanité ne saurait se passer de cuir, quand ce ne serait, voyons, pour les chaussures.
Alors, l'un des plus fanatiques croisés se leva et, d'une voix forte, dit:
- Les chaussures en cuir ne valent rien, rien de rien! J'en fabrique en herbe qui leur sont mille fois préférables.
Des chaussures en herbe! L'assemblée n'en revenait pas!
L'apôtre reprit:
- Du reste, j'en ai apporté un certain lot, et je me ferais un plaisir d'en donner à ceux qui voudront bien les chausser ici-même.
Quelques pauvres diables s'avancèrent et reçurent chacun une paire de bottine en herbe.
(Que le lecteur ne croie pas à une plaisanterie. On fabrique, en effet, depuis quelque temps, et surtout en Amérique, une sorte de substance composée d'herbe traitée d'une certaine façon, puis agglomérée, comprimée, laminée, etc...)
Les vagabonds se déclarèrent tout d'abord ravis de ces étranges godillots; mais l'un deux, interviewé le lendemain par un de nos brumeux confrères, exprima, sur le mode amer, son désenchantement.
" Les bottines en herbe semblables à celles qu'on m'offrit hier sont très bonnes, très douces au pied et résistent bien à l'humidité. Je ne m'étais jamais senti si bien chaussé et me jugeais, au moins en ce qui concerne les extrémités inférieures au sommet du confortable.
"Toute la journée, donc, je marchai sans éprouver la moindre fatigue et quand le soir fut venu, ce fut plutôt par coutume que par lassitude que je gagnai ma chambre à coucher. Ma chambre à coucher, il faut vous le dire, monsieur le reporter, n'est pas une chambre à coucher au sens que les gens de la bourgeoisie aisée attachent à ce mot. C'est plutôt un square (duquel, rapport aux indiscrets policemen, vous me permettrez de celer l'adresse), sorte de petit parc où quelques moutons me servent de camarades de lit, si j'ose m'exprimer ainsi.
"La nuit fut bonne et, déjà, je goûtais le pur sommeil du matin, quand j'éprouvai, soudain, un intolérable chatouillement à la plante (c'est le cas de le dire) des pieds.
"Mes amis les moutons, tranquillement, paissaient mes bottines.
"Conclusion:les chaussures en herbe sont tout ce qu'il y a de plus recommandable, sauf pour le cas des gentlemen qui se voient contraints de partager le lit des herbivores."

Tel fut le récit du Tramp.
Ajoutons, avec infiniment d'esprit, que pareille mésaventure, attend les personnes qui essayeraient de se chausser avec des bottes de cresson.

                                                                                                      Alphonse Allais.

Mon Dimanche, Revue populaire illustrée, 29 mars 1903.

Les sobriquets dans la classe ouvrière.


Les sobriquets dans la classe ouvrière.

Tout le monde connait les sobriquets dont Zola a affublé certains personnages de ses romans, principalement de l'Assommoir: Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, Mes-Bottes, Pied-de Céleri, Gueule-d'Or, Bibi-la Grillade sont familiers à tout un peuple qui a beaucoup admiré la vérité de ces noms pleins de saveur. Or ce qu'on ignore généralement, c'est que ces sobriquets ne sont pas de l'invention de Zola, c'est qu'ils ont été pris sur le vif, et par un autre que le romancier, par M. Denis Poulot, manufacturier, ancien maire du XIè arrondissement de Paris. Ils sont rapportés, avec un grand nombre d'autres, dans un livre écrit en faveur du relèvement de l'ouvrier, et intitulé Le Sublime; le sublime, c'est à dire l'ouvrier sublime, étant celui qui flâne et qui boit. Cet ouvrage parut en 1870, quelques années avant l'Assommoir.
Cette constatation ne saurait diminuer le talent de Zola, mais il est à regretter que l'illustre écrivain n'ait pas trouvé, dans la courte préface qui accompagne l'Assommoir, l'occasion de rendre à M. Poulot l'hommage qu'il lui devait pour avoir emprunté des surnoms qui firent la joie de ses lecteurs.
Voici d'autres sobriquets recueillis par M. Denis Poulot et non moins piquants. Tout d'abord, soyons galants, ceux des dames:
La Malle des Indes; La Bonbonnière Domange; Le Hanneton ravageur; La Tulipe orageuse; La Puce qui renifle; La Poule perdue; etc.
Ceux des hommes.
 Double-vent; Le volcan d'Amour; Le Pinson blanc; La mine d'or; Les Côtes en long ou la flemme; Mal d'aplomb; Antoine le Sauveur du monde; Rubis le nez de travers; La Tête de hareng; Constant le bouc; Paul de la Monnaie; Chambéry la tête de mort; Rémy le curé; Chauve le terrible; Le Régulateur de la machine à saouler; Le Robinet de vidange; Le Petit Zéphir; La Machine à raboter; La Tête d'acier ou la Gueule d'acier: deux frères; François la bouteille; Tourangeau la belle poitrine; Poil-bleu;  Cochin le ver à queue ou l'Asticot; Mal fondu; La Jambe de laine; Le verre à chopine ou Kalmouck; La Chenille; Simon la bécasse; Le Rat huppé; Le Moule à pastille; La Branche d'or; Fil de graisse; Mahomet; Pierre le dur; Le Pope; Mistigri; Le Ver solitaire.

Mon Dimanche, Revue populaire illustrée, 29 mars 1903.

Le Napoléon du Cap et ses héritiers.


Le Napoléon du Cap et ses héritiers.

Le Napoléon du Cap,  vous savez que c'est feu Cécil Rhodes, objet d'horreur pour les Boërs et d'admiration pour les Anglais. Comme Napoléon joua l'empire du monde, Cécil Rhodes joua l'empire de l'Afrique du Sud. Il joua  même bien d'autres choses, et, dans le nombre, un bon tour à ses héritiers. Cécil Rhodes avait fait, dans sa vie plusieurs séjours à Paris; pendant l'un d'eux, il admira beaucoup chez un collectionneur une petite toile de Rembrandt. Seulement, on la lui fit 100.000 francs et Cécil Rhodes savait compter. Il s'avisa d'un ingénieux stratagème et fit avec le collectionneur cet étrange marché que le premier des deux qui mourrait léguerait à l'autre, lui, Cécil Rhodes 150.000 francs, le collectionneur la toile en question. Ce fut Rhodes qui perdit, mais cela lui était bien égal. Ni lui, ni le collectionneur n'avaient rien à perdre: c'était sur le dos des héritiers qu'on pariait. Venus pour faire la fête à l'ouverture du testament, ils ont fait surtout...la tête.

Mon Dimanche, Revue populaire illustrée, 22 mars 1903.

L'automobile du Shah.

L'automobile du Shah.


Le shah de Perse est un enthousiaste des nouvelles découvertes. Il est photographe et chauffeur. Il a commandé un, puis deux, puis trois automobiles. Comme on apporte sans cesse de nouveaux changements et perfectionnements, il n'avait aucune raison pour s'arrêter, n'ayant pas la crainte de trop dépenser. Il vient donc de commander un quatrième automobile, le plus curieux de tous. C'est une immense voiture, un landau, s'il vous plaît, actionné par la modeste force de  50 chevaux. L'intérieur en est construit avec le plus grand luxe, comme le mécanisme avec la plus grande solidité. On y trouve des divans mobiles, des glaces, des somptueuses étoffes et un appareil pour la télégraphie sans fil. Le shah a lui-même donné des instructions spéciales aux constructeurs parisiens pour que tout fût à son goût.
Il lui en coûtera la bagatelle de 40.000 francs.

Mon Dimanche, Revue populaire illustrée, 22 mars 1903.


samedi 28 décembre 2013

Le carnet de Madame Elise.

Journal-Agenda- Livre d'adresses.

Journal.- Vous désirez, ma chère lectrice, connaître mon avis sur l'utilité que présente, pour la direction du ménage, la rédaction de votre journal personnel. L'importance que vous lui attribuez me paraît injustifiée; cet album intime, où vous vous plaisez à consigner vos impressions diverses, espoirs, aspirations, regrets, n'est que le miroir fidèle des évolutions de votre sentimentalité.
Si vous avez assez de sang-froid et le calme nécessaire pour juger votre conduite sans parti pris, la lecture ultérieure de votre journal pourrait vous servir de leçon avec toute l'efficacité des expériences personnelles.
Mais celle qui possède toutes ces froides qualités d'observation et d'impartialité n'éprouve pas le besoin d'écrire son journal.
Pour un caractère exclusivement féminin, la rédaction de ce livre intime n'est qu'une revanche sur les silences obligatoires ou l'impossibilité de trouver un auditeur patient et sympathique.
Le passe-temps est inoffensif: il développera, je crois,  beaucoup plus vos qualités littéraires que vos forces morales. A côté de ce Journal dont l'importance est assez vague, il y a d'autres livres que vous devez tenir et dont l'importance est indiscutable pour la bonne direction de votre intérieur.
Ce sont l'agenda et le livre d'adresses.
L'agenda.- Prenez-le assez grand, comprenant deux pages pour chaque jour de l'année. Sur l'une d'elle vous notez, simplement et sans phrases, les menus faits de la journée.
Par exemple, vous écrivez sur la page gauche du 1er février:
Reçu lettre de Mme A. nous invitant à dîner pour le 15.
Répondu à Mme A. que nous acceptions.
Fait des confitures d'oranges.
Été voir Mme B., ai appris que son fils est malade.
Dînons chez Mme C. avec l'explorateur Z.
La page de droite de chaque jour est réservée aux actes que vous devez accomplir à telle ou telle date; ainsi ce même soir du 1er février, vous écrirez sur la page droite du:
3 février : aller prendre des nouvelles du fils de Mme B.
8 février: faire une visite de digestion à Mme C.
15 février: aller dîner chez Mme A.
De la sorte, vous n'oublierez rien, ni de ce qui a été fait, ni de ce que vous devez faire.
En feuilletant votre agenda, vous retrouverez par la suite quel intervalle Mme D. laisse entre deux visites consécutives, la date de naissance d'un enfant dont vous voulez fêter l'anniversaire, etc.
Vous pouvez ainsi régler sagement et sans omissions vos devoirs sociaux.
Le livre d'adresses n'est pas moins précieux, mais il doit être compris avec intelligence; il ne suffit pas de le diviser en 25 parties correspondants aux lettres de l'alphabet et d'y classer les adresses; il faut compléter le travail en mettant un mot indicateur à chaque nom.
Ce livre doit servir à vous et aux vôtres à dresser une liste de visite, d'invitations, de faire part de naissance, de faire part de mariage, de faire part de mort, etc.
Ces listes comportent des différences sensibles pour lesquelles vous devez tenir compte du degré d'intimité, du rang social, des relations antérieures.
Vous consacrerez donc deux lignes à chaque personne; la première porte le nom, l'adresse, le n° de téléphone et le jour de réception s'il y a lieu; la seconde, une indication précisant le genre de rapport possibles entre vous et elle et vous permettant d'éviter les indélicatesses, les omissions, les impairs.
Par exemple, vous écrirez:
Mme B. rencontrée chez Mme X., femme d'un député influent, rendrait service au besoin.
Mme R., professeur de danse recommandée par Mme L.
Mme C., veuve d'un collègue de M.P., misère honteuse et digne d'intérêt.
Et, pour compléter votre livre d'adresses, ma chère lectrice, n'oubliez pas d'écrire à la lettre E. :Mme Elise, cloître Saint-Honoré, désireuse de me prodiguer ses affectueux conseils.

                                                                                                                       Mme Elise.

Mon Dimanche, Revue hebdomadaire illustrée, 22 mars 1903.

Un chasseur de dot.

Un chasseur de dot.

Un chasseur de dot est enfin arrivé à obtenir la main d'une jeune fille riche. Il a toujours peur que cette proie ne lui échappe, et presse la cérémonie, invoquant son amoureuse impatience.
- Mais, lui disent les parents, dans notre monde, ce n'est pas l'usage pendant le carême...
Lui, avec passion:
- Oh! elle est si maigre!

Mon Dimanche, Revue populaire illustrée, 15 février 1903.

Victor Hugo en robe de chambre.

Victor Hugo en robe de chambre.


On inaugure à Paris le musée Victor Hugo. Dans la maison de la place des Vosges qu'habita le maître, ses amis ont réunis tous les objets qui lui appartinrent: meubles, tableaux, bibelots. Tandis que l'on célèbre le grand poète et le grand citoyen, nous allons présenter aux lecteurs de  Mon Dimanche l'homme intime, dans sa maison, à sa table, près de ses amis. C'est celui que l'on connait le moins, ce n'est pas le moins intéressant.

Victor Hugo à table.

Il y avait toujours table ouverte chez Victor Hugo, même pendant le siège de Paris. La cuisine, somptueuse d'ordinaire, se ressentit vivement du blocus, et un jour on y servit du cheval qui fit quelque impression sur l'estomac des convives. Et Victor Hugo de déclamer ces deux vers que lui inspirait la situation:

                                              Mon dîner me tracasse et même me harcèle
                                              J'ai mangé du cheval et je songe à la selle.

D'ordinaire, Victor Hugo se plaisait aux "ratatouilles" les plus invraisemblables; par exemple, assaisonner de sauce tomate des morceaux de fromage, à moins qu'il n'emplit de sucre son verre jusqu'au bord et qu'il n'y versât, par gouttes, un mélange de vin. Il mordait à même les oranges, sans les peler, et, avec ses dents admirables, jusqu'à un âge avancé, il brisa des noix et des amandes.
A table Victor Hugo ne dédaignait le calembour. Un jour, il reçut à dîner un poète qui se prénommait Adam. Celui-ci, pendant le repas, fit une réflexion quelque peu méchante sur un écrivain du temps. Immédiatement Victor Hugo improvisa ces deux vers:

                                              A ces traits un peu mordants,
                                              Reconnais la poète à dents! (Adam)

Mais quand le repas était de gala et que des dames étrangères à la maison, y assistaient, quelle solennité, quels toasts majestueux! dès le début du dîner le poète emplissait son verre de vin pur, se levait et gravement disait:
- Mesdames, je bois à votre santé ce pur vin de Médoc!
Sur quoi, la plus âgées des invitées répondait:
- Maître, je vous remercie au nom des dames!




Il n'était pas rare, d'ailleurs, de rencontrer à la table de Victor Hugo des gens du peuple, des ouvriers, des poètes faméliques. On ajoutait volontiers un couvert pour les visiteurs, et les amis du Maître se divertirent beaucoup certains soirs des poésies un peu gauches que leur lut un cocher, admirateur du grand poète.

Victor Hugo en voyage.

Courir les campagnes, cheminer à travers monts et vaux, en Espagne, en Hollande, en Italie, fut toujours une des joies de Victor Hugo. rarement il voyagea sans qu'il lui arrivât quelque aventure. La première fois qu'il s'en fut voir à Mâcon son ami Lamartine, il était parti avec Charles Nodier, tous deux bravement sur l'impériale de la diligence, car à cette époque la compagnie P-L-M n'existait pas. A mi-côte, les voyageurs mettent pied à terre pour alléger la voiture, et cheminent tranquillement. Victor Hugo, tout jeune, dans son costume d'été, fredonnait joyeux, sans remarquer deux gendarmes qui, depuis un instant, l'observaient attentivement.
Tout à coup, l'un d'eux l'interpelle:
- Eh là! jeune homme!
- Plait-il, messieurs?
- Qu'avez-vous à votre boutonnière?
- Le ruban de la Légion d'honneur, si vous le voulez bien.
- A votre âge? Ce n'est pas possible! Montrez vos papiers!
- Mes papiers, ah, ma foi, je les ai laissés à Paris!
- Très bien, vous vous expliquerez devant l'autorité.
- Comment, vous m'arrêtez?
- Mais parfaitement.
Heureusement, Charles Nodier, qui le devançait de quelques pas, se retourne et aperçoit son ami entre deux gendarmes! Il se précipite et a toutes les peines du monde à le délivrer. Il est vrai que Victor Hugo riait si fort que les deux gendarmes vexés, voulaient l'arrêter quand même pour "outrages à la force publique".
Presque jamais l'incognito sous-lequel Victor Hugo tentait de se dissimuler dans ses voyages n'était respecté, et il était rare que, dans le village le plus reculé, une fanfare et un discours ne vinssent pas le saluer...et l'ennuyer.
Une fois, cependant, il ne fut pas reconnu, et cela lui permit de s'entendre traiter de la façon la plus amusante du monde. C'était en Lorraine, vers 1830. Le grand poète qu'accompagnait une dame de ses amies, Mme Drouet, se trouvait en diligence, non loin d'un bon jeune homme à mine placide, qui vint s'asseoir auprès de la dame. Celle-ci ouvre un livre et le lit avec grande attention. Le jeune homme en voit le titre par dessus son épaule et tout aussitôt bondit:
- Ah! mon Dieu, madame, quel livre lisez-vous là?
- Mais un livre qui m'intéresse beaucoup, que je vous recommande...
- En connaissez-vous l'auteur?
- Oh! très peu, Victor Hugo, je crois?
- Savez-vous ce que c'est que ce Victor Hugo? Un homme qui se fait un jouet des choses les plus sacrées, un dévergondé, un piètre écrivain et, avec ça, laid, ah! madame, laid à faire peur!
- Vous l'avez donc vu?
- Jamais, madame, mais j'ai des amis qui l'ont vu et qui m'en ont tracé un portrait affreux! Tenez...
Et le bon jeune homme de décrire Victor Hugo avec force détails, tandis que Mme Drouet se mordait les lèvres pour ne pas éclater de rire et que le grand poète écoutait, très intéressé. Enfin, il conclut:
- Ce qu'il y a de certain, c'est que je ne voudrais pas rencontrer ce Victor Hugo la nuit au fond d'un bois.
- Ni moi, monsieur, et je vous remercie bien de tous ces renseignements.




Le bon jeune homme descendit avec force politesses, et Victor Hugo, tout joyeux, dit à Mme Drouet qui se tordait de rire sur la banquette:
- Si je lui remettais ma carte?
- Ne faites pas ça, grand Dieu! vous le tueriez d'un coup de sang!

Victor Hugo et les enfants.

Les enfants! Il est peu de ses ouvrages dans lesquels le grand poète n'ait fait une place aux enfants, et ne leur ait consacré des pages exquises.
Victor Hugo fut le plus charmant des grands-pères. Un jour, plusieurs sénateurs, gens graves et sévères, viennent chez lui en délégation pour l'entretenir de questions très sérieuses. On les conduit vers le salon. Un tapage épouvantable s'élève tout à coup: des chaises tombent avec fracas, des aboiements retentissent, des cris, des appels, des simulacres de coups de feu. On se précipite. Victor Hugo, à travers son salon, donnait une chasse à courre avec ses petits enfants. Georges faisait la bête féroce, Jeanne était le chasseur, et le grand-père, suant, soufflant, à quatre pattes sur le tapis, faisait le cheval, la petite fille sur son dos! Les meubles gisaient autour d'eux; les sénateurs en restèrent "baba".




Mlle Jeanne, du reste, leur rendit leur visite. Elle exigea d'accompagner au Sénat son "papapa" et, devant cette autorité toute puissante, le grand poète dut céder tout de suite.
- On ne te laissera pas enter!
- Mais si, papapa!
- Mais non, il viendra un huissier tout de noir habillé, avec de grandes chaînes, et qui te dira: "Mademoiselle, vous n'êtes pas sénateur!"
- Et je lui répondrai: "Monsieur, je suis sa petite fille!".
Mais plus encore que les visites au sénat et les "chasses à courre", les contes de leur grand-père amusaient Georges et Jeanne, Victor Hugo en inventa pour eux de délicieux: La Bonne Puce et le Méchant Roi, le Chien changé en Ange, mais c'était l'Ermite qui obtenait le plus grand succès:
"Il y avait une fois, dans une caverne, un ermite qui paraissait vivre très pauvrement. Il se soumettais à toutes sortes de mortifications, et pour l'empêcher de mourir de faim les gens du pays lui apportaient des vieilles croûtes de pain, des herbes et des racines. Eh bien!, pendant qu'on le croyait si marmiteux et si misérable, il mangeait du veau, le cochon!..."
Jamais Victor Hugo ne put finir l'histoire de l'ermite. Cet accouplement du veau et du cochon causait une telle joie aux auditeurs qu'il était impossible de continuer.
Mais si Victor Hugo amusait ses petits enfants avec une patience exemplaire, il avait du moins une façon originale d'interrompre ses récits quand une occupation plus sérieuse l'appelait. Son héros se trouvait pris soudain d'une grande soif. Il entrait dans un café, demandait les journaux et se mettait à les lire. Ou bien il écrivait et Victor Hugo faisait comme lui.
- Après! après!  demandaient Georges et Jeanne.
- Ah bien, vous voyez mes enfants, disait le poète, il écrit des lettres, longtemps, longtemps, il ne faut pas l'interrompre.
Et les enfants comprenaient! moyen simple et commode recommandé aux grands-papas, lecteurs de Mon Dimanche.

                                                                                                  Marcel Rouff.

Mon Dimanche, Revue populaire illustrée, 5 avril 1903.

vendredi 27 décembre 2013

Celles dont on parle.

Séverine.

Si tendre, si douce, si sucrée, qu'on serait tenté de l'appeler Gly-Séverine. Elle n'a pas toujours été blonde, mais elle fut toujours sentimentale. Elle trempe sa plume dans ses larmes et se mouche dans son buvard; souvent les larmes en tombant font des pâtés sur le manuscrit et c'est ce qui explique qu'il manque des mots dans ses phrases. Heureusement, vous êtes sûr d'en trouver quelques lignes plus bas, beaucoup plus qu'il n'en faut; il suffit de déficeler le paquet et de faire votre choix.





Séverine est une philanthrope exaltée, une jacobine de la charité; pour soulager une infortune, elle ferait une révolution. Elle est toujours pour les malheureux contre la société, pour les ratés contre les arrivés, pour le voleur contre le gendarme, pour le chat contre les mauvais enfants, pour le souris contre le chat, pour la croûte de pain contre la souris. Je m'arrête car on va m'accuser d'écrire du Séverine.
Elle naquit dans un milieu très modeste, il y a quarante-huit ans. A vingt-cinq ans, elle fit connaissance, à Bruxelles, de Jules Vallès et se lia intimement avec lui. Quand l'ancien député rentra en France, grâce à l'amnistie, elle collabora avec lui à des romans socialistes, comme Jacques Vingtras.
Elle ne commença à signer seule que dans le Cri du Peuple, fondé par Jules Vallès; quand ce dernier mourut, elle prit la direction de son journal et épousa le commanditaire: le docteur Guebhard, excellent moyen pour mettre tous les atouts dans son jeu. Mais la discorde régnait entre les socialistes, et Séverine, après avoir bataillé ferme, elle pleurait moins facilement alors et aimait la polémique, céda le journal, dont la caisse était vide, aux blanquistes (1888)
C'est de cette époque que date la bruyante et larmoyante charité de cette digne femme. La plupart des feuilles publiques ont inséré ses déclarations pathétiques et sa comptabilité touchante: "Reçu pour les enfants de Ravachol: 50 c.; reçu pour donner du mou au chat de la mère Michel: 10 c."
Émus par tant de bienfaits, de hauts personnages se laissèrent interviewer par elle; le pape Léon XIII en personne daigna s'entretenir avec Séverine.
Ce n'est pas qu'elle soit pieuse. Socialiste, elle demande l'émancipation du peuple, le développement de l'instruction; mais quand elle s'élève contre la société, contre nos mœurs, alors son imagination rêveuse se reporte en arrière, et elle prêche la sage résignation des croyants. Ses idées sont contradictoires, mais Séverine n'en a cure, en sa double qualité de femme et de journaliste.

                                                                                                                Jean Louis.

Mon Dimanche, Revue populaire illustrée, 26 avril 1903.

Les Esquimaux.

Les Esquimaux.


On appelle esquimaux les habitants des contrées voisines du Pôle Nord, comme le Groenland, les rivages de la baie de Baffin, les côtes du Labrador et de l'Alaska. Les Esquimaux, par leur caractère physique et par leur langue, forment une race toute particulière. Ils sont petits, trapus, agiles; ils ont la tête toute ronde, le nez petit et écrasé, la barbe rare, et sont généralement fort laids. Mais leur physionomie est douce, franche et bienveillante. Ils sont en effet paisibles, affables et hospitaliers.
Les Esquimaux n'ont point de chefs; ils vivent indépendants, en état de parfaite égalité, et n'ont jamais éprouvé le besoin de se donner des maîtres. Les différentes peuplades voisines les unes des autres ne sont jamais en guerre. Les Esquimaux ont le caractère pacifique; les querelles sont chez eux presque inconnues. Ils commettent rarement des délits, qui, d'ailleurs, ne peuvent être punis, puisqu'il n'existe aucune loi.
L'Esquimau comprend à peine le droit de propriété, qui ne s'applique pour lui qu'aux bateaux. Aussi, lorsqu'il trouve un objet à sa convenance, pourvu, toutefois, qu'il ne soit pas dans une cabane, n'hésite-t-il pas à se l'approprier. En revanche, quand il s'aperçoit qu'on lui a dérobé quelque chose, il ne se plaint jamais et n'en réclame pas le restitution;
Le costume des Esquimaux ne les embellit pas; il parait que de loin ces indigènes ont une vague ressemblance avec les ours. Les hommes et les femmes portent le même vêtement, composé d'un pantalon de peau d'ours, d'une veste de peau d'oiseaux de mer ou de renard, fixée sur le corps au moyen de ficelles, et d'un capuchon qui recouvre presque toute la tête.



L'une des particularité les plus curieuses de l'existence des Esquimaux est leur habitation. Ils vivent dans des huttes de neige que l'on pourrait comparer à des terriers; Elles sont, en effet, à demi-souterraines, creusées dans la neige, composées d'une pièce assez vaste, recouverte d'un dôme de glace ou de neige tassée, dans lequel on pénètre par une étroite ouverture qu'on ne peut franchir qu'en rampant à quatre pattes. 




Ces demeures ne sont éclairées que par des fenêtres faites de petits trous généralement obstruées par des morceaux de fourrure. L'intérieur de ces habitations forme une petite chambre dont le sol, les murs et le plafond sont en glace. On n'y voit aucun meuble. Mais tout le long du mur court une banquette de glace qui sert à la fois de banc et de table. Quant au lit, il est formé d'une plate-forme de glace sur laquelle, en guise de matelas, sont jetées des peaux de rennes.
Comme dans les contrées polaires on ne trouve pas de bois, les Esquimaux, pour tout foyer, ont une espèce de réceptacle rappelant vaguement la forme d'une cuvette, dans lequel brûle, comme dans une lampe, de l'huile de phoque qui produit une fumée nauséabonde. C'est au-dessus de la flamme qui s'échappe de cette sorte de lampe qu'on fait dégeler l'eau à boire et qu'on fait cuire le poisson et la viande. Dans cette hutte de glace où il fait toujours une chaleur lourde et étouffante, produite par la flamme qui brûle continuellement, les habitants, entassés les uns sur les autres, se tiennent presque complètement déshabillés.
Les Esquimaux sont d'une saleté répugnante, et tous les voyageurs qui les ont visités ont souffert de leur promiscuité. Leur principale nourriture consiste en viande demi-crue et en poisson. Il y a même des groupes d'Esquimaux qui ne mangent que du poisson cru. D'ailleurs leur nom d'Esquimaux signifie mangeurs de poissons crus. Ils boivent de l'eau de neige fondue et de l'huile de phoques, pour laquelle ils ont un goût particulier. Vous savez que l'une de leurs principales occupations est la chasse aux phoques, qu'ils poursuivent dans leurs canots pour les harponner dans la mer, ou qu'ils abattent à coup de bâton lorsqu'ils les rencontrent sur un banc de glace. Ils les prennent aussi à l'affût, en creusant un trou dans la glace, et en profitant du moment où ces animaux viennent respirer à la surface de l'eau, pour les saisir au moyen d'un nœud coulant.
Les Esquimaux ont des petits bateaux qu'ils conduisent avec une habileté surprenante. Ces sortes de canots, qu'ils appellent kayaks, sont certainement les plus petites embarcations qui puissent supporter le poids d'un homme. Ces kayaks sont construits dans du bois très léger, et se terminent à chaque bout par des pointes aiguës et recourbées vers le haut. L'embarcation est recouverte de peaux de phoques imperméables et si habilement cousues au moyen d'un fil de nerfs de veaux marins, que pas une goutte d'eau ne pourrait passer à travers les coutures. Au centre du bateau, une ouverture ronde est réservée dans ces peaux de phoques; c'est par là que se glisse l'Esquimau, qui attache étroitement et solidement le bas de sa blouse aux bords de l'ouverture pratiquée dans l'étoffe imperméable. Une fois solidement fixé à son kayak, où l'eau ne peut pénétrer, l'Esquimau, muni d'une rame de 2 mètres de long, aplatie à chaque bout, qu'il tient par le milieu, comme une rame de périssoire, et plonge alternativement à droite et à gauche, se lance sans hésiter dans la tempête et se glisse à travers les écueils à la poursuite des phoques. Certains Esquimaux manœuvrent même si habilement leur kayak qu'ils arrivent à faire avec leurs bateaux le saut périlleux, c'est à dire qu'ils se renversent complètement sous l'eau, la tête en bas et la quille du bateau en l'air. Cet exercice, qu'on peut considérer comme la haute école du kayak, exige une adresse et un sang-froid à toute épreuve, car un faux mouvement de l'homme ou la perte de sa pagaie pourraient causer sa mort.
Lorsque les Esquimaux voyagent sur la glace, ils se font rouler en traîneau par leurs chiens, appartenant à une race spéciale, connue sous le nom de chiens des Esquimaux. 



Ces animaux sont attelés tantôt au moyen d'une seul trait, tantôt au moyen de deux. Chaque traîneau est tiré par plusieurs chiens, qui courent côte à côte à une allure assez vive. Le conducteur d'un traîneau s'aide bien de la voix pour diriger son attelage, mais c'est surtout avec un fouet qu'il arrive à se faire obéir de ses coursiers et à les faire marcher suivant son gré. Le fouet esquimau se termine par une mince lanière de nerf durci avec laquelle un conducteur habile corrige à volonté, au milieu de l'attelage des chiens, celui qui ne se comporte pas bien; il peut même indiquer l'endroit où il touchera le réfractaire, et rarement il manque son coup. Les chiens des Esquimaux sont d'ailleurs fort intelligents; ils savent quand ils ont affaire à un conducteur inexpérimenté, et ils en profitent pour jouer entre eux et ne pas obéir à celui qui les mène. Ces animaux sont certainement, toute proportions gardées, plus intelligents que les hommes à qui ils appartiennent. L'Esquimau est en effet d'une intelligence plus que médiocre. Il paraît qu'ils savent, au moins, se rendre justice. On raconte qu'un Esquimau du nom de Sackouse avait été mené à Londres et qu'un jour on lui avait fait voir dans une ménagerie un éléphant qui obéissait avec promptitude à son cornac, il s'écria, dans un élan d'admiration convaincue: "Oh! éléphant à plus d'esprit qu'Esquimau!".

Mon Journal, Recueil hebdomadaire pour les Enfants, 6 janvier 1894.

dimanche 22 décembre 2013

Chronique du Journal du Dimanche.

Chronique.

D'ordinaire la mort est triste, mais un éternel repos la suit. Voici tout au contraire une mort qui a été infiniment gaie, mais qui a eu des suites bien funestes.
La femme Ripault, blanchisseuse, mariée à un ouvrier serrurier, avait une liaison intime avec Bouyer, ciseleur de son état. Tous deux étaient las de la vie; ils voulaient s'envoler ensemble vers les régions célestes, où l'âme n'a plus qu'à se livrer à des douceurs nouvelles et infinies.
Un jour, il y a peu de temps de cela, ils se réunirent dans le domicile de la femme Ripault, pendant la journée de travail du mari. Ils allumèrent un large réchaud, le placèrent près du lit; puis, étendus sur cette couche, ils expirèrent lentement ensemble.
Mais, pendant les préparatifs de ce suicide, voici la lettre que la blanchisseuse écrivait et laissait sur la table, à l'adresse de son mari:

                  "Mon Achille,
" Quand tu rentreras, tu me trouveras morte, parce que je ne pouvais plus vivre avec toi: je te détestais trop. Je préfère mourir avec Jules, qui veut bien me tenir compagnie dans ma partie de campagne. Je demande donc d'être près de lui dans la voiture, et près de lui aussi dans la campagne où nous allons. C'est mon vœu le plus cher, après celui d'être séparé de toi.

                                                                                                        Ta Pauline."

Mais voici qu'un voisin sent une affreuse odeur de fumée et, aidé du concierge, enfonce la porte. Autre chose encore: les amants n'étaient pas tout à fait morts; on les transporta à l'hospice, où, après quelques jours de souffrance, tous deux reviennent à la vie.
Le tribunal correctionnel s'étant emparé de l'affaire, a trouvé le délit d'adultère constaté par cette union de la mort qu'ils voulaient trouver ensemble, et les a condamnés chacun à deux années de prison.
La morale de ceci, c'est qu'il ne faut ni vivre ni mourir avec un autre que son mari.
On vient de calculer que le Juif Errant, faisant maintenant pour la cinquième fois le tour de la terre, depuis mille huit cent vingt-trois ans qu'il est en route, ne parcourt que dix mètres quatre-vingt-sept centimètres par heure.
Cet heureux marcheur, qui ne se fatigue pas, est de plus soustrait aux accidents de voyages et aux dangers sans nombre auxquels sont assaillis les piétons dans Paris. L'hiver est surtout le temps où maintes personnes sont renversées par les voitures; et un exemple vient de prouver que ces chutes peuvent avoir d'autres inconvénients encore que les bras et les jambes cassés jusqu'ici.
Avant-hier, un employé des chemins de fer se rendait à la Banque pour y faire un versement. Comme il descendait d'omnibus à l'extrémité du quai Saint-Clair, il fut renversé par un fiacre et foulé aux pieds des chevaux. Il eut cependant la force de se lever, et, se dérobant à la foule qui s'était amassée autour de lui, il alla à la Banque faire son payement. Mais en sortant de là au bout de quelques minutes, il se mit à gesticuler et vociférer comme un homme en proie à une excitation extraordinaire. 
On le conduisit alors à la pharmacie Mouchon, où on se contenta d'abord de lui administrer un cordial. Mais, le délire ayant continué, le pharmacien et un médecin appelé reconnurent que, par suite d'une lésion au cerveau, le malheureux était fou et sans espoir de guérison.
Les employés de chemins de fer étaient en veine de malheur. En même temps que ceci se passait, le sieur B..., attaché à l'administration de l'Ouest, venait d'avoir avec sa femme une discussion assez vive, et lui disait: "Ma chère amie, je vois que nous ne pourrons jamais nous entendre. Adieu."
Il entra dans sa chambre. Le soir, sa femme ne l'en ayant pas vu ressortir, se hasarda à y pénétrer. Elle trouva le sieur B...étendu sur son lit, le visage entièrement décomposé, et qui lui dit assez tranquillement qu'il venait de s'empoisonner.
En effet, il avait simplement versé une boite d'allumettes chimiques dans un verre d'eau, et, lorsque l'eau avait été saturée de phosphore, il l'avait avalée. Un médecin, immédiatement appelé, n'arriva que pour assister au dernier soupir.
Ces temps sombres portent à toutes sortes de crime: un drame affreux s'est accompli, cette semaine, rue de Grenelle-Saint-Germain.
Les époux X..., domiciliés dans cette rue, avaient toujours vécus dans la meilleure intelligence; l'emploi qu'occupait le mari, l'ordre et l'économie de la femme, entretenaient l'aisance dans la maison.
La dame X... avait eu, au commencement de l'année, un enfant qu'elle allaitait elle-même.
Jeudi dernier, vers dix heures du matin, le sieur X..., rentrant pour déjeuner, ne trouva à la maison, ni sa femme ni son enfant. Il s'informe près des voisins. Vers huit heures du matin, on avait vu descendre la jeune femme, portant son enfant dans les bras, et qui avait du rester dans les dépendances de la maison, car le concierge ne l'avait pas vu sortir.
Le sieur X... se livra à toutes les recherches imaginables: il explora depuis le rez-de-chaussée jusqu'au grenier, frappant chez tous les locataires et finit par descendre dans la cave qui appartenait à son logement.
A peine entré, un spectacle horrible vint frapper sa vue: il aperçut, étendue sur le sol et baignée dans son sang, sa femme, qui, par un dernier mouvement pressait encore son enfant sur son sein.
Près d'elle un rasoir ouvert et ensanglanté.
L'enfant portait à la gorge une large plaie, qui avait du provoquer instantanément la mort. La mère avait au cou une blessure semblable, d'où étaient sortis des flots de sang. Ces plaies avaient été pratiquées avec le rasoir.
La jeune femme respirait encore, mais ne pouvait articuler aucune parole. Un médecin, appelé en toute hâte, a bientôt désespéré de rappeler cette malheureuse à la vie.
D'après une enquête, ouverte immédiatement, il est prouvé que, après avoir donné la mort à son enfant avec le rasoir, la dame X... s'est frappée avec la même arme. Mais on se perd en conjectures sur ce qui a pu amener ce meurtre affreux et ce suicide, et le double crime est resté jusqu'ici, entouré d'un profond mystère.

                                                                                                          Paul de Couder.

Journal du Dimanche, 4 janvier 1857.