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lundi 30 juin 2014

Toilette des femmes de Sion.

Toilette des femmes de Sion.

L’éternel les rendra chauves et dévoilera leur abomination;
Et il leur ôtera les clochettes, et les agrafes, et les boucles;
Les petites boites et les papillotes;
Les atours et les jarretières, et les rubans, et les bagues à senteur, et les oreillettes;
Les anneaux et les bagues qui leur pendent sur le nez;
Les mantelets et les capes, et les voiles, et les poinçons;
Et les miroirs et les crêpes, et les tiares et les couvre-chef;
etc.

                                                    Ysaïe.

Magasin Pittoresque, 1866.

Moines à l'étude.


Moines à l'étude.

"Ce fut longtemps une consolation pour le genre humain, dit Voltaire, qu'il y eût des asiles ouverts à tous ceux qui voulaient fuir les oppressions du gouvernement goth ou vandale. Presque tout ce qui n'était pas seigneur de château était esclave. On échappait dans la douceur des cloîtres à la tyrannie et à la guerre... Le peu de connaissances qui restait chez les barbares fut perpétué dans le cloître. Les Bénédictins transcrivirent quelques livres. Peu à peu, il sortit des monastères des inventions utiles..."
Les monastères ont, en effet, contribué pour la plus large part, dans les siècles de barbarie, à sauver quelque chose du trésor des sciences, des lettres et des arts, amassé dans l'antiquité. Dès leur origine, les religieux, dans beaucoup d'ordres monastiques, furent occupés à instruire à l'enfance, à soigner les malades, ou à se former eux-mêmes à la prédication, à la connaissance des livres saints, des auteurs ecclésiastiques, à celle même des écrivains profanes. Une des principales occupations des moines étaient de copier les anciens livres et d'en multiplier les exemplaires. Sans ce travail, une quantité de ceux que nous possédons aujourd'hui seraient absolument perdus. 



Pendant longtemps, il n'y eut d'autres écoles, pour cultiver les sciences, que celles des monastères et des églises cathédrales, presque point d'autres écrivains que des moines. Lorsque les sciences et les lettres furent plus répandues, ce furent encore des congrégations qui gardèrent le privilège des plus hautes études et qui se chargèrent des travaux immenses d'érudition, qu'il semblait difficile d'accomplir, en effet, autrement qu'en communauté. Parmi les ordres savants, il suffit de citer les Bénédictins, établis au monastère du mont Cassin, en Italie, au sixième siècle, et qui eurent bientôt des maisons dans toute l'Europe; dans tous les temps, ils comptèrent parmi eux des hommes éminents par leur savoir et par leur talents. Au siècle dernier, une de leurs congrégations,  celle de Saint-Maur près Vincennes, a exécuté les travaux les plus précieux pour l'histoire civile et ecclésiastique. Tout le monde connaît les noms des Mabillon, des Montfaucon, des Sainte-Marthe, des d'Achery, et l'érudition des Bénédictins est restée proverbiale.
A côté des Bénédictins se placent les Dominicains ou frères prêcheurs, dont l'institut ne fut fondé qu'au treizième siècle, par saint Dominique, et qu'illustrèrent bientôt les hommes les plus illustres de leur temps par leur science et leur éloquence. C'est à cet ordre qu'appartiennent, en effet, Albert le Grand, saint Thomas d'Aquin, Vincent de Beauvais, Tauler, Savonarole, etc. L'ordre des Franciscains, fondé vers le même temps par saint François d'Assise, s'honore aussi des noms de célèbres docteurs, tels que Bonaventure, Alexandre de Hales, Duns Scott, Roger Bacon.
Un protestant anglican, M. Algernon Taylor, a publié récemment un ouvrage curieux traduit en français sous le titre: Intérieur des couvents en Italie. Il raconte dans ce livre sa visite aux couvents de toute la Péninsule italique, depuis Nice jusqu'à Naples, et l'on y voit que beaucoup de religieux y sont encore occupés de savants travaux.
"Les religieux, dit-il, qui étudient pour se disposer aux ordres sacrés, vont souvent d'un couvent à l'autre pour y faire les différentes études auxquelles on les applique, chaque maison ayant des cours pour une branche spéciale. Ainsi, dans celle-ci, on étudie que la philosophie; dans celle-là, la théologie dogmatique; dans une troisième, la théologie morale; dans une quatrième, l'éloquence sacrée." Ce passage paraît se rapporter surtout aux couvents de Rome. M. Algernon Taylor entre dans quelques détails intéressants sur les différences qu'il a remarquées, pour le bien-être, entre les ordres mendiants et la plupart de ceux qui jouissent de revenus (possidenti) . Il s'était trouvé assez à l'aise pendant son séjour chez les Barnabites de Gênes, et il sollicitait un jour la permission de passer quelques semaines dans un couvent de capucins. Le gardien lui fit observer qu'il y vivrait fort mal. Somo signori i Barbabiti; noi altri, al contrario, siano poveri mendicati! ( Les Barnabites sont des messieurs; nous autres, au contraire, nous ne sommes que de pauvres mendiants!)

Magasin Pittoresque, 1866.


Vertus miraculeuses.

Vertus miraculeuses
attribuées à certaines eaux.


On connaît l'histoire de la mère d'Achille, plongeant son fils dans les eaux du Styx pour le rendre invulnérable. 
Ceux qui allaient consulter l'oracle de Trophonius, en Plocide, devaient boire d'abord à deux sources: l'une appelée fontaine d'Oubli ou du Léthé, leur faisait perdre la mémoire; l'autre nommée fontaine de Mémoire ou de Mnémosyne, la leur faisait recouvrer.
Vibius Sequester raconte fort sérieusement des fables non moins singulières. A l'en croire, quiconque s'était baigné neuf fois dans le lac Triton, en Thrace, était changé en oiseau. Un fleuve du pays des Cicones pétrifiait jusqu'aux entrailles de ceux qui osaient s'y désaltérer. La rivière Crathis, aux environ de Sybaris en Grande-Grèce, teignait les cheveux en blond ou en roux (aurei coloris). Les eaux du fleuve Gallus, en Phrygie, inspiraient un délire fanatique. Le Lynceste, en Thrace, énivrait; le Clitor, en Arcadie, dégoûtait du vin. Vibius s'écarte moins de la vraisemblance quand il rapporte que le lac Amsanctus, en Lucanie, faisait mourir les oiseaux par ses exhalations, et que le fleuve Aniger, en Elide, chassait par son odeur ceux qui essayaient de s'en approcher.
Selon Pline (II,106) le fleuve Falisque, en Etrurie, a la propriété de blanchir le poil des bœufs. Le Mélas, en Béotie, et le Pénée, en Thessalie, rendaient les brebis noires; le Céphise les rendait blanches, et le Xanthe fauves, d'où lui venait son nom. Les eaux du Styx, en Arcadie, étaient un breuvage mortel, ainsi que trois sources voisines de Librose, en Tauride. Une fontaine située sur le territoire de Carrinum, en Espagne, rejetait tout ce qu'on essayait d'y plonger. Mucianus prétendait, au rapport même de Pline, qu'il y avait dans l'île d'Andros, auprès du temple de Jupiter, une source dont les eaux prenait le goût du vin le 5 janvier de chaque année.
Il faut encore mettre au nombre des eaux prétendues merveilleuses celles que les anciens croyaient douées d'une vertu prophétique. A Colophon, dans l'antre consacrée à Apollon Clarien, se trouvait, toujours suivant Pline, une eau qui abrégeait les jours de ceux qui en buvaient, mais leur communiquait en revanche la faculté divinatoire. C'est dans ce sanctuaire que Germanicus, suivant Tacite, reçut l'avis prophétique de sa fin prématurée (annales II, 54.) Le devin de Colophon, bien qu'illettré, rendait ses oracles en vers, et en beaux vers, d'après Tacite. On sait que les fontaines Hippocrène et Castalie passaient aussi pour inspirer les poètes. D'ailleurs, ce n'était pas seulement par voie d'inspiration que les eaux rendaient leurs oracles ainsi, la fontaine de Dodone révélait l'avenir par son murmure à une vieille prêtresse chargée uniquement d'interpréter et de transmettre ses réponses. (Servius, sur l'Enéïde, liv. III, v. 466.) Il y avait à Patras une fontaine qui passait pour fournir des pronostics infaillibles au sujet des malades. On attachait à une ficelle un miroir que l'on mettait en contact, par ce moyen, avec la surface de l'eau. Puis, après avoir invoqué les dieux et brûlé de l'encens en leur honneur, on regardait le miroir, où se montraient alors les traits de la personne à laquelle on s'intéressait, morte ou vivante, suivant l'issue future de sa maladie. (Pausanias, VII, 29.) On consultait la fontaine d'Apone, voisine de Padoue, au moyen de dés qu'on jetait dans ses eaux transparentes: le point obtenu servait de réponse. (Suétone, Tibère, chap. 14.)

Magasin Pittoresque, 1866.

dimanche 29 juin 2014

Ceux dont on parle.


Jean Richepin.

Bien que M. Coppée et M. Rostand soient entrés à l'Académie, notre plus grand poète est M. Jean Richepin. Il est vrai que le sévère palais de l'Institut ne pourrait recevoir sans trembler cet homme fougueux, aux muscles puissants, ce fils de la Bohême qui jamais ne consentit à sacrifier un pouce de son indépendance.
Voyez-vous M. Richepin et M. Faguet se prenant de querelle et donnant aux portraits affligés des académiciens disparus le spectacle d'un corps digne des gars de Ménilmontant? car ces deux grands hommes  ne s'aiment guère et ils l'ont bien prouvé jadis, dans une lutte mémorable dont fut témoin l'Ecole Normale. M. Faguet ayant été rossé, promit à son adversaire de lui consacrer de doux articles quand il serait critique en vue et que Richepin ferait représenter des pièces de théâtres.



On écrirait un volume à raconter les aventures de cet homme de lettres original. Né en Afrique, à Médéa, il suit Bourbaki comme franc-tireur en 1871.
Puis il s'installe sur la butte Montmartre et mène la vie la plus folle du monde avec ses amis Bouchor et Ponchon. C'est la pleine dèche, mais comme on s'amuse! En 1876 le voilà à Sainte-Pélagie; il s'est fait condamner à un mois de prison et la pertes de ses droits civiques en publiant les poésies bien connues de la Chanson des gueux. Plus tard il s'engage comme matelot sur un navire marchand et fait le métier de débardeur à Bordeaux.
Ayant écrit Nana Sahib, il joue lui-même cette pièce avec Sarah Bernhardt. Il a aussi peu de préjugés qu'un poète peut en avoir. Se trouvant à Londres sans le sou, car, quoiqu'on n'ait pas d'argent il faut bien se distraire et voyager, il se laisse aborder par un de ces sergents recruteurs pour qui se procurer des enrôlés emploient toutes sortes d'argument et surtout le whisky; le sergent l'invite à déjeuner: Richepin mange de bon  appétit, boit avec entrain, simule une pointe d'ivresse (ce qui ne lui est pas fort difficile) et brusquement... pfft! il est dehors.
Un autre jour, il se promène à la foire de Neuilly où l'athlète Marseille provoque l'admiration de la foule, mais non de Richepin. Celui-ci le défie, et c'est le poète qui "tombe" sur le lutteur.
Aujourd'hui qu'il est père de trois enfants dont l'un est marié, il a calmé ses goûts aventureux et se contente, pour faire travailler ses muscles, de pratiquer toutes sortes de sports; il monte indifféremment à cheval ou à bicyclette; l'hiver, il fait tous les matins, en vélo, avant de se mettre au travail, une promenade de vingt kilomètres dans son jardin de la rue Galvani. Vingt kilomètres! Parfaitement, cela représente cent cinquante tours de jardin. L'escrime et la boxe eurent également ses faveurs, et l'été, lorsque la famille Richepin allait s'installer en Bretagne, une barque à voile conduite par l'auteur du Flibustier et de la Mer emmenait Mme Richepin, Tiarko et Sacha au large. (Tiarko et Sacha ne sont pas ces petits chiens, comme on pourrait le croire, mais le jeune fils et la fille du poète.)

                                                                                                                   Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 5 juillet 1903.

Le carnet de Madame Elise.

Ruptures de fiançailles.

La période des fiançailles a été établie pour permettre aux futurs époux de s'étudier sans contrainte, et cependant ils oublient trop souvent cette enquête qui leur permettrait d'entrer dans leur nouvelle condition avec moins d'incertitude.
Aujourd'hui les fiancés ne sont plus considérés comme des individus indépendants, occupés à s'examiner sincèrement, mais comme des êtres liés déjà.
L'opinion publique professe des principes enfantins à cet égard; elle couvre de blâme les fiancés qui se séparent volontairement, au lieu de louer la sage résolution qu'ils ont prise, à la suite d'une connaissance plus approfondie de leurs caractères.
Le résultat moral de ce préjugé est déplorable: on n'ose pas rompre des fiançailles déclarées officiellement, on arrive même, dans la crainte des critiques, à se marier malgré les plus légitimes appréhensions.
C'est une folie, un manque d'équilibre de l'esprit; le respect humain, quand il s'agit d'actes aussi graves ne doit pas entrer en ligne de compte; qu'est-ce donc que l'ennui passager causé par les paroles malveillantes, les bavardages indiscrets de quelques amis, à côté du morne désespoir et du découragement qui accablent les êtres mal assortis?
Avant d'autoriser les fiançailles, les parents doivent avoir pris soin de prendre tous les renseignements nécessaires sur la moralité, le passé, la position, la fortune de la famille; de ce fait on écarte bien des causes de rupture et on se trouve à l'abri de ces révélations désastreuses qui viennent, après coup, séparer ceux qui s'aiment déjà tendrement.
Les deux jeunes gens, fiancés d'hier, savent donc que toutes les raisons de convenance sont satisfaites; mais ils ne se connaissent point encore intimement, ils ne sauraient affirmer qu'une sympathie invincible les lie pour toujours; c'est à ce genre d'étude qu'il faut consacrer la période des fiançailles avant de se lier irrévocablement.
Si l'un des deux reconnaît de sang froid, sans mauvaise humeur ni dépit, qu'il existe entre eux une réelle incompatibilité de caractères, pourquoi persévérerait-il dans cette voie? Il faut rompre sans hésitation et ne point s'aventurer plus loin.
La rupture doit être faite d'un commun accord et très courtoisement, pas de scènes, de reproches indignés; celui qui la provoque doit la motiver suffisamment pour qu'il ne subsiste aucun doute injurieux pour personne.
Cette précaution étant prise, les deux familles choisissent ensemble le prétexte à invoquer pour expliquer la rupture; il convient, pour sauver la réputation de la jeune fille, d'en établir nettement le motif; les réticences, les commérages seront, par ce procédé, moins puissants à lui nuire.
Maints cadeaux ont été échangés, il faut les rendre de part et d'autre avec une scrupuleuse honnêteté; les lettres sont rendues de même; parfois le jeune homme seul renvoie la correspondance qu'il a reçue de la jeune fille, celle-ci brûle le tout, lettres écrites par elle et lettres écrites par son fiancé.
En vue de ces séparations possibles, les parents feront bien de conseiller à leur fille une grande retenue dans l'expression de sa tendresse; beaucoup de jeunes filles exaltées écrivent à leurs fiancés dans des termes trop affectueux et qu'elles regrettent vivement d'avoir employés lorsqu'elles sentent leur correspondance entre les mains d'un homme devenu indifférent, quelquefois même hostile.
Après la rupture, si les relations ne sont pas suspendues entre les deux familles, elles doivent être au moins, très espacées.
On observe, à l'égard de l'ex-fiancé, un silence bienveillant; et jamais on ne profitera des révélations que l'intimité a fournies, pour lui nuire dans sa situation ou dans l'intimité de ses amis.

                                                                                                               Mme Elise.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 21 juin 1903.

La destruction des criquets en Algérie.

La destruction des criquets en Algérie.


L'Algérie a été aux prises, cette année encore, avec ses pires ennemis, et la lutte contre les sauterelles, ce terrible fléau, a du y être poursuivie plus vive, plus ardente que jamais.
La commission d'études qui y fonctionne régulièrement depuis le mois d'août dernier sous l'intelligente direction de M. Künckel d'Herculais, a proposé tout un système de défense qui, appliqué au cours de  la dernière campagne, s'est montré d'une réelle efficacité.
Ce sont des méthodes qu'il nous a paru intéressant de mettre sous les yeux de nos lecteurs.
Les premières reconnaissances avaient permis à M. Künckel de faire une constatation capitale dans la lutte. On s'était, jusqu'alors, mépris sur la nature de l'ennemi à combattre; les incursions des années précédentes n'étaient nullement dues, ainsi qu'on le supposait, aux bandes nomades du grand criquet pèlerin, qui viennent de loin en loin, du fin fond de l'Afrique centrale, visiter le littoral; on avait affaire bel et bien à une espèce indigène, dont le voisinage encombrant était une perpétuelle menace. Mais cette proximité même permettait d'atteindre le mal à ses sources, et, disons le mot, d'étouffer l'ennemi dans son berceau. A la destruction des insectes jeunes, non ailés, on pouvait dès lors joindre une autre mesure préventive consistant à ramasser les œufs.
Pour opérer avec plus de sûreté, la commission fit faire un relevé exact des localités où les bandes ailées de criquets s'étaient abattues pour pondre, et des cartes furent dressées de ces gisements d’œufs. puis on réquisitionna des goums arabes entiers et on les lança à la recherche des œufs. On jugera de l'importance de cette récolte, qui se fit sans interruption d'août en décembre, par la somme qui fut payée en primes aux indigènes, à raison de 1,50 fr. le double-décalitre: 578.340 francs!
Nos dessins reproduisent très exactement un des côtés de ces récoltes d'un genre particulier. Rien de plus curieux que ces campements d'Arabes allant à la recherche des œufs sous la direction sous la direction de trois administrateurs. 


Au premier plan, on voit un monceau d’œufs de sauterelles, le produit d'une expédition antérieure. L'attitude théâtrale des personnage et le pittoresque de la scène se trouvent renforcés par l'aridité du paysage, situé sur les confins du Tell, où sont les lieux d'élection entre tous pour la ponte. L'une de nos gravures montrent les administrateurs mesurant les œufs que viennent d'apporter les indigènes.
En dépit de cette mesure préventive, les criquets sont revenus cette année, moins nombreux, mais aussi voraces que précédemment. Contre leurs armées formidables qui se ruent sur les cultures, ravageant, engloutissant tout sur leur passage, il faudrait dresser d'autres armées de combattants, opposer le nombre au nombre. Mais toute la population de l'Algérie n'y suffirait pas. Il fallait donc trouver un procédé qui suppléât à l'insuffisance numérique de l'homme. On n'eut pas à créer, fort heureusement, il a suffi de jeter un regard chez les voisins et de profiter de l'expérience acquise ailleurs.
On emprunta aux population de Chypre les appareils qu'ils emploient dans le même but depuis des années et qui sont d'une simplicité élémentaire: de simples bandes de toiles tendues sur des piquets pour barrer la route aux colonnes d'insectes en marche, et, en avant de ces enceintes, des fossés où les insectes retombent pèle-mêle dans de vains efforts pour franchir la barrière.
Bien élevés alors, ces barrages? 60 centimètres environ. C'est que nous avons omis la partie essentielle, celle sans laquelle tous ce dispositif ne servirait absolument à rien. Remarquez que l'extrémité supérieure de la bande de calicot est doublée sur sa face interne, celle qui fait face aux criquets en marche d'une bordure de toile cirée large de 8 à 10 centimètres environ, que tous les matins on huile soigneusement. Les insectes, qui cheminent très aisément sur les surfaces quelque peu garnies d'aspérités, n'ont plus aucune prise sur ce plan poli et retombent lourdement, comme ces jeune néophytes qui tentent de grimper au mât de cocagne sans s'être pourvu d'une ample provision de sable. Nous ne savons pas, en vérité, pourquoi Salomon, qui passe cependant pour expert en la matière, accordait la sagesse aux sauterelles. Nous ne sachons rien de plus sot que ces insectes qui marchent toujours tout droit devant eux, faisant tranquillement leur deux mètres par minute, uniquement guidé par leur voracité et jamais ne songeant à contourner l'obstacle. Ils auraient d'ailleurs fort à faire, certains de ces appareils se développant sur un ou deux kilomètres d'étendue.
C'est plaisir de les voir s'acharner à passer le mur de toile qui les sépare de la terre promise, où ils devinent de riches provendes, derrière eux la nudité d'un désert où l’œil ne voit plus au loin que de maigres chardons, et retombent lourdement dans un emmêlement confus qu'augmentent encore les nouveaux arrivants. Quand ils ne s'échouent pas d'eux-mêmes dans un des fossés qui ont été creusées de distance en distance en avant de la toile, les surveillants ont soins de les y pousser. Ces cavités rectangulaires, dont on établit deux, environ par hectare, mesurent deux mètres de largeur et un mètre de profondeur. Elles sont bordées de feuilles de zinc qui jouent là le même rôle que les bandes de toiles cirées, faisant glisser les insectes et les empêchant de remonter. En vingt-cinq minutes, la fosse est pleine. Il s'agit de la vider rapidement tout en assurant la destruction du monde grouillant qui l'emplit. Oh! c'est bien simple. Vous avez vu écraser du raisin pendant les vendanges. l'on ne procède pas autrement avec les criquets. Un Arabe descend dans le fossé, et bravement piétine dans le tas, s'aidant d'un morceau de bois, jusqu'à ce que, convertie en charnier, la fosse ne contienne plus qu'une bouillie infecte.



On se doute de ce que peut faire un appareil de ce genre avec l'aide de quelques surveillants. Si on savait quelle oeuvre de destruction ont dû faire les 6.000 appareils de ce genre qui ont été achetés par les soins de l'administration coloniale! Et, puisque nous citons des chiffres, ajoutons que pour les divers accessoires de ces traquenards, le service des forêts a fourni 100.000 piquets de chêne, l'industrie privée a livré 6.000 masses d'acier pour enfoncer les pieux, 40.000 mètres de corde et 6.000 feuilles de zinc pour garnir les fossés.
Et, si nous ajoutons que 850 chantiers ont été organisés où les indigènes disponibles, au nombre de 96.113, ont été employés, que l'autorité militaire a accordé le concours des troupes, on aura une idée du prodigieux effort tenté ces mois derniers contre les acridiens. On a évalué la masse des insectes détruits à 40.000 mètres cubes.
Nous le répétons, les résultats obtenus sont des plus heureux. Mais que l'on ne s'en tienne pas là. La lutte doit être continuée d'une façon méthodique, et sûrement, dans dix ans, les criquets néfastes, s'ils n'ont pas disparu, seront du moins revenu à des proportions qui écarterons pour longtemps la possibilité de désastres comme nous l'avons vu s'en produire ces dernières années.

                                                                                                          L. Wertheimer.

Journal des Voyages, dimanche 11 août 1889.

samedi 28 juin 2014

Sceau de l'Université d'Angers.

Sceau de l'Université d'Angers
                au moyen âge.


L'ancienne Université d'Angers eut la même origine que la plupart des autres corps enseignants du moyen âge. Elle fut d'abord une école épiscopale. L'évêque du diocèse en avait la direction supérieure et la faisait régir par un maître. Peu à peu ce dernier s'affranchit des attaches de l'évêché. L'Université finit par n'avoir plus de sujétion de ce côté que pour la collation des grades, à laquelle présidait l'un des dignitaires du chapitre.
Le maître d'école d'Angers était parvenu à une complète indépendance au quatorzième siècle. Un docteur appelé Pierre Bertrand, qui était investi de cette fonction en 1373, changea les règlements anciens en ce qui concernait l'accession aux grades et la nomination des bedeaux ou appariteurs, office considéré alors comme de première importance. A la mort de ce Bertrand, l'Université devint une république administrée par un chef électif qui prit le nom de recteur. Les étudiants étaient distribués en nations, comme ceux de Paris. La première nation, par ordre de préséance, était celle d'Anjou, à laquelle furent agrégés les Tourangeaux et les étrangers de tous pays, Anglais, Allemands, Espagnols. Venaient ensuite les nations de Bretagne, du Maine, de Normandie, de Poitou, cette dernière comprenant les Gascons et les Languedociens.
En 1430, le grand nombre d'émigrés français qui étaient venus habiter l'Anjou pour se soustraire à la domination anglaise, détermina la création d'une sixième nation, qui fut la nation de France.
Quoique de toute ancienneté il y ait eu à Angers des cours de philosophie et des cours de grammaire, l'Université n'était que pour le droit civil et pour le droit canon. En 1448 seulement, des Facultés de théologie, de médecine, d'arts (autrement dit de belles-lettres), furent ajoutées à celles de droit par une bulle du pape Eugène IV.
L'ambition constante de l'Université d'Angers fut de se modeler sur celle de Paris, dont elle se faisait gloire d'être issue. L'unique fondement de cette prétention est qu'Angers, au treizième siècle, avait donné asile à une bande d'écoliers chassés de Paris à la suite d'une sédition de l'Université contre Blanche de Castille, régente du royaume pendant la première croisade de Saint-Louis.
De même que l'Université de Paris, celle d'Angers eut son Pré aux Clercs. On l'appelait Pré d'Allemagne, parce que cette propriété avait été donné à la corporation par un jeune seigneur allemand, étudiant à Angers.
La fréquentation des écoles d'Angers par des étudiants de langue germanique n'est pas un fait qui doive surprendre. Il se produisit assez fréquemment jusqu'à la fin du seizième siècle. Le premier personnage du nom de Schomberg qui se fit connaître en France était un étudiant huguenot qui fut pris les armes à la main dans une rue d'Angers, lors de la réduction de la ville par les troupes catholiques, en 1561.
Par un singulier retour des choses, l'Allemagne se trouve posséder aujourd'hui le seul exemplaire connu du sceau de l'Université d'Angers. Cet exemplaire, détaché de l'acte auquel il a servi de signe de validation, fait partie des collections du Musée royal de Berlin. Nous en donnons la gravure exécutée d'après un moulage en plâtre.



On peut considérer ce petit monument comme l'un des plus remarquable de son espèce. Il paraît avoir été gravé dans la première moitié du quinzième siècle, vers 1440. La composition, quoique très-compliquée, est distribuée de manière à rendre toutes les parties saisissables au premier coup d’œil, et le dessin, malgré l'exiguïté des personnages, se distingue par sa correction.
Une légende, en caractères gothiques, forme encadrement sur les deux tiers de la circonférence. Elle est ainsi conçue: Sigillum rectoris et universitatis studii andegavensis (Sceau du recteur et de l'Université des étudiants d'Angers).
Le champ est divisé en deux étages par un listel saillant que surmonte un portail gothique à cinq haies couronnées de dais et de pignons.
Dans la baie du milieu est un chevalier en selle armé de toutes pièces. Les baies de droite et de gauche sont remplies par deux évêques debout. Aux extrémités on voit des anges à mi-corps.
Les trois personnages du milieu sont des saints qui ont leur nom inscrits en caractères microscopiques sous la saillie du listel. On lit distinctement: S. Nicholaus et S. Mauricius. Le troisième nom, moins facile à déchiffrer, est selon toute probabilité, S. Maurilius. Saint Maurice était et est encore le patron de la cathédrale; saint Nicolas celui de la jeunesse; quant à saint Maurille, c'est l'un des apôtres de l'Anjou La constitution universitaire de Pierre Bertrand est datée de l'église de saint Maurille, collégiale dont la fondation passait pour avoir précédé celle de la cathédrale.
La partie inférieure du sceau représente deux groupes d'écoliers tournés chacun du côté d'un régent. Les deux professeurs sont assis en chaire et lisent un livre, conformément à l'ancienne et unique méthode d'enseignement, qui consistait à commenter les auteurs. Au milieu du sujet et pour en séparer les deux parties, est un personnage assis de face. C'est un bedeau, qu'on reconnaît à la masse qu'il tient de sa main gauche.

Magasin Pittoresque, 1877.

Ancien édit contre les ivrognes.

Ancien édit contre les ivrognes.


On lit dans un édit du 30 août 1536:
"Quiconque sera trouvé yvre soit incontinent constitué et détenu prisonnier au pain et à l'eau, pour la première fois;
"Et si secondement, il est repris, sera, en outre ce que devant, battu de verges et de fouet par la prison;
"Et s'il est incorrigible, sera puni d'amputation d'oreille, d'infamie et bannissement de sa personne;
" Et s'il advient que par ébriété ou chaleur de vin lesdits yvrognes commettent aucun mauvais cas, ne leur sera pour ceste occasion pardonné, mais seront punis de la peine deue audit délict, et davantage pour ladite ébriété, à l'arbitrage du juge." (1)

(1) Faubert, Recueil des anciennes lois françaises, t. XII

Magasin Pittoresque, 1877.

Peu de luxe.

Peu de luxe.

Vers 1540, un premier président du parlement, Gilles le Maître, avait introduit dans le bail des fermiers d'une de ses terres la clause suivante, qui montre bien la simplicité des mœurs de cette époque:
"... Aux quatre bonnes festes de l'année et au temps des vendanges, ils lui amèneront une charrette couverte et garnie de paille fraîche pour y asseoir sa femme et sa fille, ainsi qu'un ânon et une ânesse pour la monture de leur chambrière." (1)
Le président allait devant la charrette, sur sa mule, accompagné de son clerc à pied.

(1): Bullet, Leber, Alfred franklin, etc.

Magasin Pittoresque, 1877.

vendredi 27 juin 2014

Le trousseau d'une jeune fille.

Le trousseau d'une jeune fille
         qui désire aller dans le monde.



Aujourd'hui, c'est à "mademoiselle" que nous allons dire les costumes qu'il faut porter pour être charmante dans le monde et trouver rapidement un gentil petit mari.

Certes, il est plus difficile d'habiller une jeune fille qu'un jeune homme, car la mode changeante exerce ici une véritable tyrannie et les prix de revient des costumes varient considérablement, selon qu'ils sont établis sur mesure ou achetés tout faits et suivant, aussi, les étoffes employées.
Nous ne voulons pas nous occuper du trousseau-lingerie, mais plutôt de ce que l'on pourrait dénommer la garde-robe.

Toilette de bal.

La première toilette de bal d'une jeune fille doit être modestement décolletée; cependant elle ne devra pas se faire remarquer en n'étant pas à l'unisson de la partie féminine de l'assistance. L'ensemble devra conserver un caractère juvénile, tant par la façon, qui y contribuera, que par le tissu employé.
Point n'est besoin de choisir de riches étoffes, chères par conséquent; il faut de la légèreté, de la souplesse et surtout de la fraîcheur; donc il vaut mieux ne pas consacrer à l'achat d'une toilette de bal une somme importante et pouvoir la renouveler plus fréquemment.
Les mousselines sont charmantes si elles sont chiffonnées avec goût, on a aussi de gentils lainages de fantaisie, laine et soie; dans une note plus élégante ce sont des crépons, éoliennes, crépons de Chine, louisines, et aussi les mousselines de soie, sans oublier les voiles et les étamines.
Un bon conseil, mesdemoiselles, choisissez toujours des teintes pâles et examinez-les à la lumière, car c'est sous le feu des lustres que vous devez vous en parer.

Toilettes d'été.

Pour l'été, la robe de bal, quelque peu transformée, deviendra la toilette de campagne, de petites réunions, de parties de jardin, de matinée, ou encore elle servira pour le théâtre.
Si on préfère une toilette nouvelle, on prendra les mêmes tissus que pour la toilette de bal et, plus simplement, tout en ne le cédant en rien pour l'élégance et le charme, on donnera la préférence au coton: mousseline, batistes, linons, organdis font de ravissants costumes de jeunes filles.

Toilettes de visite.

Maintenant nous en arrivons aux toilettes d'un usage plus général, car si tout le monde ne conduit pas sa fille au bal, si simple soit-on, on ne peut se dispenser totalement de faire des visites. La toilette des visites est surtout nécessaire pour l'hiver et, même en cette saison, elle pourrait n'être qu'en tissu de laine; quelques garnitures bien assorties donneront l'élégance voulue.

Élégante toilette de ville.

Ce sera de préférence une robe de demi-saison de teinte courante, tout en étant cependant assez jolie pour pouvoir replacer au besoin la toilette de visites.
On choisira plutôt un tissu fantaisie.

Le costume tailleur.

Le costume tailleur est indispensable, à lui seul il peut remplacer plusieurs toilettes s'il a été judicieusement combiné.
Le boléro, le paletot ou la jaquette tiendra lieu d'un vêtement de demi-saison, et en variant blouses ou chemisettes, chapeaux et fanfreluches, on en changera complètement l'élégance;
Les teintes neutres sont recommandables, c'est à dire tous les gris et tous les beiges.

Toilette simple.

Pour le matin, les courses, et aussi pour les journées de pluie, il est bon d'avoir dans sa garde-robe un costume tout à fait simple, ce peut être le "tailleur" de la saison précédente.
Nous recommandons un "trotteur": jupe s'arrêtant à la cheville, n'entravant aucunement la marche.
Ce sera un bon costume d'excursions ou de sport.
Pour la belle saison, le piqué et la toile nationale sont parfaits pour cet emploi.

Les manteaux.

Il faut au moins deux manteaux: un pour l'hiver, un pour l'été. Il est nécessaire qu'ils soient au goût du moment et cependant il n'est pas rare qu'on puisse les conserver pendant deux saisons, ou tout au moins on fera servir pour l'usage courant le vêtement habillé de l'année précédente, mais cela après avoir retranché les garnitures.

Les chapeaux.

La mode est si changeante qu'il faut les renouveler fréquemment.
Pour une jeune fille, il faudra donc au moins, trois chapeaux d'été et autant pour la vilaine saison. Un trotteur tout simple, d'allure presque masculine; canotier, mathurin peu ou point garni. Un chapeau habillé, mais cependant pas trop fragile, facile à mettre, et enfin le chapeau élégant garni de tulle et de fleurs l'été, de plumes l'hiver.

Les blouses.

Depuis la simple chemisette du matin en toile ou en flanelle jusqu'à la blouse très élégante ornée de  mille jolies garnitures, la blouse nous est toujours d'un parfait appoint. Une jeune fille en aura au moins cinq ou six.

Les fanfreluches.

Nous ne pouvons dire toutes les fanfreluches qu'une jeune fille doit avoir dans son armoire, ceci est une question personnelle que chacun réglera à son goût et selon les exigences de son train de vie.

Ce que coûtent les toilettes.

Nous allons établir, pour donner  à nos lectrices une idée générale de la dépense à effectuer, l'inventaire du trousseau-vêtements d'une jeune fille, d'après les prix moyens des grands magasins de Paris. Il ne s'agit, bien entendu, que de toilettes confectionnées.

                    Toilette de bal.mousseline chiffonnée.............................................. 40
                    Toilette d'été, en foulard, jupe doublée, corsage garni.................. 59
                    Élégante toilette de ville (pouvant très bien aussi servir 
                                                                                      de toilette de visite).............................................. 49
                    Costume tailleur; en tissu pure laine (pouvant être porté toute
                                         l'année sauf durant les grands froids et les fortes chaleurs). ....35
                    Blouse Louis XV en toile nationale (pour l'été).................................    8,50
                    Chemisette en soie, garnie de dentelles (pour le théâtre)................. 20
                    Paletot en drap, orné de broderies, manches larges, dos sac......... 28

La toilette de la mariée.

La toilette dont se pare avec le plus de plaisir possible une jeune fille de dix-huit ou vingt ans, c'est la toilette de la mariée. Nous allons lui dire combien sa maman la payera en moyenne si elle l'achète toute confectionnée à Paris, dans les maisons spéciales du boulevard Sébastopol.

                   Toilette en satin, corsage à manche à petits plis, 
                     gilet en mousseline de soie, rubans, etc........................................... 49
                   Bouquet de fleur d'oranger..................................................................   9,90
                   Couronne de fleurs d'oranger.............................................................. 10
                   Voile de mariée en tulle de soie........................................................... 12
                   Chaussures en peau de daim...............................................................   4, 90
                   Jupon blanc, garni de dentelles et de volants.................................... 16
                                                                                                                                       _______
                                      
                                              Prix total de la toilette de noce:                                      101,80

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 24 mai 1903.
                                   

                                            

En Corée.

En Corée.


Le Japon est en guerre avec la Chine depuis quelques semaines. Les origines de ce conflit, dont il est difficile de prévoir la durée, sont dues à des raisons complexes d'ordre politique qu'il serait trop long de vous exposer ici, et qui ne vous intéresserez d'ailleurs probablement pas. Il vous suffira de savoir qu'en réalité la Chine et le Japon se disputent la suprématie de l'influence en Corée.
La Corée est une longue presqu'île de la côte orientale de l'Asie, bornée au nord par la grande montagne Blanche de la Mandchourie, à l'est par la mer du Japon, au sud par le détroit de Corée et à l'ouest par la mer Jaune. Au point de vue de l'étendue et de la configuration du terrain, on a comparé la Corée à l'Italie.
Autrefois le territoire de la Corée était absolument fermé aux étrangers. En dehors des ambassades que l'empereur de Chine envoyait annuellement au roi de Corée, personne ne pouvait y entrer sous peine de mort. Ce furent les Pères missionnaires qui bravèrent les premiers cette défense; ils franchissaient la frontière pendant la nuit malgré les douaniers nombreux qui faisaient bonne garde; mais ils durent bientôt renoncer à ce passage, car le gouvernement coréen, ayant eu connaissance de cette violation de frontière, fit dresser des chiens à la poursuite des étrangers. C'est alors que les missionnaires se risquèrent à entrer en Corée montés sur des jonques conduites par des chrétiens chinois qui les déguisaient en orphelins coréens dont le costume particulier et le grand chapeau cachant entièrement le visage, les garantissaient contre toute question indiscrète. De nos jours, il suffit d'un simple passeport pour entrer dans ce pays.



Les Coréens sont sous la domination d'un roi qui est le maître absolu de ses sujets. "C'est un crime de lèse-majesté, dit M. Elysée Reclus, de prononcer le nom que le souverain a reçu de son prédécesseur; c'est au autre crime de l'effleurer, et même après sa mort, les courtisans doivent prendre soin de l'ensevelir sans qu'il y ait contact direct entre leurs mains et son corps. L'honneur d'avoir été touché par lui est inestimable; ceux auxquels ce grand privilège a été conféré ornent d'un ruban de soie la partie de leurs vêtements sanctifiés par la main du maître."
Le roi qui règne actuellement en Corée est, paraît-il, un esprit assez distingué et largement ouvert aux idées de progrès. Lorsqu'il parvint à sa majorité, affranchi de  la tutelle d'un régent à l'intelligence médiocre, aux préjugés antiques et hostile aux étrangers, il contracta de nombreux traités d'amitiés, de paix et de commerce avec les pays étrangers, dont les nationaux purent dès lors pénétrer à leur guise en Corée. 



A cette époque, l'armée fut également réorganisée à la façon européenne, mais aucune réforme ne vint modifier l'organisation administrative du pays, divisé en huit provinces à la tête de chacune desquelles se trouve un gouvernement nommé par le ministère des offices et emplois qui, au nom du roi, confère toutes les fonctions administratives aux hommes qui ont passé les examens nécessaires. Au- dessous des gouverneurs se trouvent placés les chefs de districts, dont le nombre s'élève à trois cent trente-deux, et qui ont eux-mêmes sous leurs ordres les mandarins administrant les villes importantes et les maires des villages et bourgades.
Il existe en Corée une hiérarchie de classes sociales dont voici l'ordre, en commençant par la plus élevée: lettrés, bonzes, mimes, cultivateurs, artisans, marchands, portefaix, sorciers, musiciens, danseuses, comédiens, mendiants, esclaves. Vient ensuite la classe, abjecte pour les Coréens, des tueurs de bœufs et des tanneurs.
Tout homme, en Corée, à moins qu'il ne fasse partie de l'une des plus basses classes sociales, peut se présenter aux concours imposés à ceux qui briguent les fonctions publiques; ces concours correspondent chez nous aux examens de bachelier, de licencié et de docteur.
Les Coréens, qui appartiennent à la race mongole, sont en général d'une taille un peu plus élevée que les Chinois et les japonais. Leurs costumes se rapprochent de ceux des Chinois; ils varient suivant les différentes classes qui composent la société. Dans la classe moyenne, les hommes, par-dessus une culotte et un veston, portent une sorte de longue redingote, se croisant sur la poitrine et fendue de chaque côté à partir de la ceinture. Les boutons et les agrafes étant d'un usage complètement inconnue en Corée, ce vêtement, presque toujours blanc ou de couleur claire, est fermé à l'aide de rubans noués de diverses manières. Le chapeau, qui se fait en feutre, papier, paille, crin, palmier, etc., qui est d'une grande perfection de forme et d'exécution et qui coûte fort cher, est posé sur le sommet de la tête et maintenu par deux rubans se nouant au-dessous du menton. "La Corée semble être le pays des chapeaux, dit M. Varat, l'un des derniers explorateurs qui aient visité ce pays; on en fait de toutes les manières, et nulle part je n'en ai vu de plus variés, depuis le diadème en carton doré du gouverneur de province jusqu'au plus modeste serre-tête du paysan."
Les Coréens sont généralement honnêtes, naïfs, bienveillants, confiants et hospitaliers, quoique tout d'abord pleins de réserves vis-à-vis des étrangers. L'une de leurs principales industrie est celle du papier, qui par sa souplesse, sa solidité et sa beauté, est considéré comme sans égal. Le papier coréen, fabriqué avec de l'écorce de mûrier, sert à tous les usages de la vie; on en fait des vêtements, des chapeaux, des chaussures, des lanternes, des vases, des portefeuilles, etc..., et il dépasse de beaucoup, dit-on, les plus beaux papiers de Chine et du Japon.
La Corée dont la population est évaluée à peu près à 11 millions d'habitants, a pour capitale Séoul, vaste ville entouré de murailles et dans laquelle on ne pénètre que par des portes monumentales d'un aspect des plus pittoresques. 



Séoul se subdivise en plusieurs quartiers, parmi lesquels le Palais royal et le quartier des nobles, composé de maisons élégantes et de jardins entourés de murs très bas. Aussi est-il rigoureusement défendu par une loi, et cela sous les peines les plus sévères, de regarder chez ses voisins. Cette interdiction s'applique à toute la ville, et lorsque la toiture d'une maison a besoin d'être réparée, il faut même indiquer aux propriétaires des habitations voisines le jour où les travaux doivent s'effectuer, afin qu'ils puissent prendre leurs dispositions pour soustraire aux yeux des ouvriers les détails de leur vie domestique.
Il y a au centre de Séoul un quartier où se sont groupés les Japonais qui font eux-mêmes leur police dans toute l'étendue de la ville où ils sont installés, et qui forme une cité dans la cité.
Les Chinois ont également leur quartier bien distinct. C'est là que résident presque toutes les légations européennes dont les fonctionnaires habitent, paraît-il, de très jolies villas aménagées à leurs usages.
Quant aux quartiers suburbains, ils ont un aspect misérable et sont habités par les classes les plus basses de la société.



D'autres villes coréennes, comme Kang-Hoa, Taï-Kou et Fou-San, port de commerce situé sur le détroit de Corée, ont une certaine importance, mais ne semblent pas devoir prendre un grand développement commercial et industriel. L'avenir de la Corée paraît, du reste, bien incertain, et nul ne peut prévoir les conséquences que pourront avoir, pour les destinées de ce pays, les rivalités de la Chine et du Japon, non plus que l'issue de la guerre actuellement engagée.

                                                                                                                  Ernest Laurent.

Mon Journal, recueil hebdomadaire illustré pour les enfants, 29 septembre 1894.

jeudi 26 juin 2014

Chronique de Paris et d'ailleurs.

Chronique de Paris et d'ailleurs.


Les lectrices de la Mode ont pu voir, dans un de nos derniers numéros, une sorte de petit concours de "lettres de bonne année" écrites par plusieurs collaborateurs du journal; plusieurs de ces épîtres étaient même déjà accompagnées d'une réponse, ce qui peut passer pour un comble, à une époque où le service de la poste laisse plutôt à désirer. Je veux profiter de cette circonstance pour dire un mot de l'art de répondre si difficile en apparence, si simple en réalité.
Si les réponses aux lettres du jour de l'an comme aux autres paraissent ennuyeuses à rédiger, deviennent "une corvée" pour beaucoup, c'est que l'on ne s'en rapporte pas assez pour elles, à sa sincérité et à son cœur: tous, tant que nous sommes, petits et grands, nous sommes exposés à subir l'embarras qui nous fait hésiter entre la peur de la banalité et la crainte de paraître indifférent.
Règle générale, pour toutes les correspondances, un moyen sûr d'écrire vite et bien, c'est de le faire avec plaisir. C'est du reste le secret pour réussir dans tous les travaux. Or avez-vous remarqué que le ton de vos lettres change selon leur destinataire et que vos phrases et vos idées se ressentent de celui à qui vous les adressez? Si oui, une bonne recommandation à faire c'est de n'entretenir de lettres de commerce qu'avec des personnes sympathiques et auxquelles vous avez volontiers quelque chose à dire.
- Ce n'est pas, m'objecterez-vous, toujours facile!
- Mon Dieu, si! pourvu que vous admettiez ce grand principe avec lequel on rend la vie plus douce et meilleure, à soi-même et aux autres, qu'il n'y a personne qui ne possède une qualité, un goût, dont on ne puisse tirer parti pour le rendre agréable et pour le faire briller, ce qui est encore la meilleur façon de plaire.
Parler aux gens de ce qui les intéresse et leur en faire parler est un sûr moyen de ne trouver jamais d'ennuyeux et de passer pour le plus aimable des causeurs, même si on n'ouvre pas la bouche.
Observez cette conduite dans le style épistolaire et pour le faire, usez d'un moyen qui aide infiniment à rédiger une réponse: Ayez la lettre reçue sous les yeux. Votre correspondance alors prend le ton de la conversation et se facilite autant qu'un dialogue. Ce petit procédé, que je vous livre avec confiance pour l'avoir employé, et si vous saviez ce qu'il faut répondre à des lettres, est le meilleur qu'on puisse indiquer. C'est du reste comme si, dans une conversation, on vous engageait à écouter ce que dit votre interlocuteur.
Hé! cela n'arrive pas toujours!
Mais que ces conseils, mes chères lectrices, vont donc arrivés surannés: ne datent-ils pas de l'autre siècle; cela fait un grand saut pour être franchi par un facteur d'ailleurs alourdi par le poids des calendriers. Nous serons, quand ces lignes paraîtront, et cette fois sans discussion possible, dans le vingtième siècle: le dix-neuvième dormira dans ces limbes où s'entassent les âges en attendant le grand Réveil qui anéantira le temps dans l’Éternité.
On s'est demandé, et c'est un petit jeu que je recommande aux oisifs, quel nom porterait dans l'histoire les cent ans qui viennent de s'écouler. Le dix-neuvième siècle sera-t-il le siècle de Napoléon, de Victor Hugo, celui de la vapeur, de l'électricité, de la vitesse, de l'argent? Questions auxquelles on a peine à répondre, tant ces quatre lustres ont vu d'événements et d'états d'esprit différents.
Si l'on se reporte à 1801 on constate qu'à cette époque l'évolution morale est considérable relativement au siècle précédent, puisque la Révolution est faite... et couronnée; mais que les modes de vie sont restées les mêmes. On voyage en poste plus ou moins rapidement, on met des mois à recevoir des nouvelles, on se sert de la voile et le vent se sert de vous, on s'éclaire à la bougie, quand ce n'est pas à la chandelle... En somme, à part l'invention de la poudre et de l'imprimerie, on n'est pas sensiblement en progrès, matériel, j'entends, sur les contemporains d'Aristote et de Platon.
Un homme apparaît, d'une énergie d'idées dominatrices; il achève, en la transformant, l'oeuvre des hommes de 89, fait déborder sur l'Europe et sur le monde l'activité et les efforts de la France, l'entoure d'un tel rayonnement de gloire que ce rayonnement, qui dure effectivement quinze ans à peine, brille encore et la protège aujourd'hui...
Est-ce donc le siècle de Napoléon?
A peine, comme un astre s'éteint dans la mer, l'Empereur est-il mort sur son rocher de Saint-Hélène, qu'une vitalité nouvelle et différente se manifeste parmi nous. En ce pays, lassé de victoires et de puissance, dont le cerveau peut sembler épuisé par la production des Racine, des Corneille, des Pascal, des Bossuet, des Voltaire, des Rousseau, une floraison magnifique de littérature éclate et s'épanouit avec une irrésistible spontanéité. Vigny, Musset, Lamartine, Hugo, ces quatre mousquetaires de l'idée, écrivent d'admirables poèmes, pendant qu'une foule de prosateurs rajeunissent et fécondent de nouveau la langue. De 1880 à 1885, celui que Chateaubriand appelait "l'enfant sublime" et l'Europe plus tard le sublime vieillard possède les âmes et répand "aux quatre vents de l'Esprit" ses vers et ses pensées...
Est-ce le siècle de Victor Hugo?
Mais une fièvre a saisi le monde; une force inconnue s'est révélée; la vapeur entraîne dans son tourbillon de feu et de fumée, les peuples qui vont se mêler et se confondre, les distances s'abolissent... attendez un peu: toutes les barrières dans lesquelles l'humanité parquait disparaissent: des fils légers, enserrant le globe, portent instantanément, d'une longitude à l'autre, l'étincelle électrique, signe d'hier, parole d'aujourd'hui, image demain.
Et cette étincelle n'est pas seulement un véhicule de pensée, elle est une transmission de force.
Est-ce le siècle de la vapeur? Celui de l'Electricité?
Un autre facteur, non pas nouveau, celui-là, mais nouvellement employé est venu modifier les relations humaines: à la fortune de jadis, territoriale, lourde, peu mobilisable, maniées par des mains lentes et prudentes, s'est substituée une fortune fluide, se prêtant, s'adaptant à toutes les formes de la vie, créant ici une force, là une faiblesse, disparaissant comme elle vient, souvent éphémère, souvent excessive, toute puissante sur nos mœurs.
Est-ce le siècle de l'argent, le dix-neuvième siècle?
En tout cas, s'il eut ses heures de gloire et ses minutes de bonheur, il faut avouer qu'il finit mal et tristement. Ces dernières années nous ont montré les massacres arméniens perpétrés à la face d'une Europe indignée... mais résolue à ne pas intervenir; l'écrasement de la vieille Espagne par la jeune Amérique; la guerre des Boërs et des Anglais qui paraît être une nouvelle affirmation du droit de la force; les cruautés chinoises à peine tempérées par l'armée des nations défiantes et qui se jalousent entre elles...
Tout cela est assez décourageant.
Mais qu'y faire?
Autrefois, on disait des événements qu'ils finissaient par des chansons, c'est par des joujoux aujourd'hui qu'ils se résument.
Parcourez les boulevards, foncez dans cette cohue massive, si charmante pour les badauds, si terrible pour l'homme pressé, qui s'entasse devant les petites boutiques des boulevards; que verrez-vous?
Le "vaillant boër", un tireur vêtu de bure et les flancs ceints d'une cartouchière qui tourne rapidement sur lui-même pour viser en tout sens l'ennemi qui cherche à l'entourer.
'L'Anglais khaki" moins sympathique à la foule et qu'on reconnaît surtout à son casque blanc colonial.
Voilà pour le Transvaal.
Du côté chinois; nous avons le "Boxer fanatique", qui, avec des grimaces horribles, agite une lance et un coutelas, tandis que sa longue tresse flotte au vent.
Mais le "genre parisien" nous offre aimablement un "pochard zigzaguant sous l'influence des petits verres", puis "l'homme de corvée", un petit soldat qui manie avec conviction un balai militaire.
Il faut bien rappeler aux enfants l'Exposition défunte: on trouve ici le "trottoir roulant", que meut un jeu curieux d'engrenages; là le "village Suisse", joujou miniature, lui-même représenté par un autre joujou.
Quelle est cette rue qui s'écroule sous le doigt? C'est celle "des nations."
O philosophie amère du camelot!
Mais le jouet qui m'a le plus frappé est celui qui consiste en une panoplie sur laquelle sont fixés tous les instruments qui servent à un valet de chambre dans l'exercice de ses fonctions: balai, plumeau, bâton à cirer, brosses, linges de meubles, etc.
On donne, parait-il, ces nobles insignes aux petits garçons qui en font leur délices.
De mon temps, nous soupirions après un costume de général ou de zouave et, dans nos rêves, nous décrochions des cuirasses et les casques des panoplies entrevues le jour aux devantures des boutiques...
Je ne suis pas un zélateur farouche de la guerre et j'en comprends, autant que d'autres, les misères et les tristesses.
Mais je persiste à croire que, pour un enfant, l'épée est un idéal plus noble et plus pur qu'un balai.

                                                                                                                          François de Nion.

Supplément Illustré n° 1 de la Mode Illustrée, 1901.

mercredi 25 juin 2014

Les mouches.

Les mouches.


D'où vint l'idée aux femmes d'appliquer sur leur visage ces découpures de taffetas noir, qui simulaient au début les ramifications des veines des tempes? Quelle fut en un mot, l'origine des mouches?
Une ordonnance de médecin (1): l'effet produit par certain emplâtre pour calmer le mal de tête, sur la figure d'une femme aux pâles couleurs, encouragea ses amies à en essayer.
Ce n'est pas la seule fois, d'ailleurs, où nous aurons à constater les liens étroits qui unissent la mode et ses caprices aux prescriptions d'Esculape.
D'autres prétendent que c'est la duchesse de Newcastle, sous le règne de Charles II, qui aurait imaginé de recouvrir d'un bout d'étoffe noire les boutons qu'elle avait autour de la bouche. Une rivale, s'étant aperçue que la blancheur de son teint en était relevée, et qu'elle y gagnait je ne sais quel piquant, se mit en devoir d'en faire autant: d'où les mouches, qui régnèrent en despote pendant un siècle.
Comme il fallait s'y attendre, les érudits ont fait une incursion dans le passé pour y retrouver cet accessoire de la beauté féminine et comme ils ne se résignent pas aisément à faire buisson creux, ils ont une fois de plus triomphé.
L'usage des mouches était, à en croire l'un d'eux (2) connu même à Rome (3). Les patriciennes de la Ville éternelle avaient leur arsenal de petits emplâtres noirs et arrondis, nommés splenia, qu'elles appliquaient comme une sorte de semis, sur la peau. Martial les désigne clairement dans ces vers:

                                                Et numerosa linunt stellantem splenia frontem.

                                            "Des mouches nombreuses constellent son front superbe."

Ces mouches devaient simuler les petites taches communément appelées "grains de beauté" (4).
Parfois, au lieu d'emplâtre, on figurait de petits ronds noirs avec un pinceau, en leur donnant la forme d'un croissant (lunata splenia).

Mais objectera-t-on, on ne lit pas Martial et Ovide dans les boudoirs; nos élégantes ont d'autres chats à fouetter.
Il est présumable, en effet, que ce n'est pas à l'imitation des Romains que les jeunes seigneurs du temps de Louis XIII eurent tout à coup la fantaisie de se mettre des mouches.
Car ce ne sont pas seulement les femmes (5) qui s'en parèrent: les hommes eux-mêmes se mirent à en porter. "Il sera encore permis à nos galants de la meilleure mine, disent les Loix de la galanterie française (1644) de porter des mouches rondes et longues, ou bien l'emplastre noire assez grande sur la temple, ce que l'on appelle l'enseigne du mal de dents (6) ; mais pour ce que les cheveux peuvent la cacher, plusieurs ayant commencé depuis peu de la porter au-dessous de l'os de la joue, nous y avons trouvé beaucoup de bien-séance et d'agrément. Que si les critiques nous pensent reprocher que c'est imiter les femmes, nous les estonnerons bien lorsque nous leur respondrons que nous ne sçaurions faire autrement que de suivre l'exemple de celles que nous admirons et que nous adorons (7).
Cinq ans après, on voyait encore des abbés frisés, poudrés, le visage couvert de mouches, tous les jours, dans un habit libertin, parmi les cajoleries des Cours et des Tuileries."
On portait des mouches même dans les couvents. Mme de Mazarin, plaidant en séparation, s'était réfugiée chez les religieuses de Sainte-Marie, dans la rue Saint-Antoine. Son mari étant venu lui rendre visite, elle le reçut avec le visage couvert de mouches.
Le taffetas qui servait à faire ces petits emplâtres étaient découpé le plus bizarrement du monde: en croissant de lune, en étoiles, en figure de fleurs ou même de bêtes et de personnages, de sorte que le visage donnait une véritable représentation d'ombres chinoises (8)
La place qu'elles occupaient était variable (9) ; il y avait cependant des lieux d'élection.



On en comptait sept principaux: au coin de l’œil, se plaçait la passionnée; la galante, au milieu de la joue; la baiseuse, au coin de la bouche; sur un bouton, la recéleuse; sur le nez, l'effrontée; la coquette, sur les lèvres.
Une mouche ronde était nommée l'assassine.
Un moment les femmes portèrent à la tempe droite des mouches de velours de la grandeur d'un petit emplâtre: l'on vit un jour sur la tempe d'une jolie femme ce singulier emplâtre entouré de diamants (10) .

                                                          Etre fort mouchée était du meilleur ton.
                                                          Le plus parfait ajustement
                                                          Sans elles n'aurait point de grâce.

La grande Mademoiselle, parlant du mariage de Louis XIV, nous révèle qu'elle accommoda une cassette que M. de Créqui devait remettre à la jeune Reine, de la part du Roi.
"C'était un assez grand coffre de calambour, garni d'or, où il y avait tout ce qu'on peut imaginer de bijoux, d'or et de diamants, comme des montres, des heures, des gants, des miroirs, des boîtes à mouches, à mettre des pastilles, petits flacons de toutes sortes, d'étuis à mettre des ciseaux, couteaux, cure-dents, de petits tableaux miniatures à mettre dans un lit, des croix, des chapelets (11)..." La dévotion faisait alors bon ménage avec la coquetterie.
Les rigoristes voyaient cependant d'un assez mauvais œil cette singulière mode.
Massillon, prêchant à Versailles devant un auditoire d'élégantes pécheresses, ne craignit pas de prendre un jour pour texte de son sermon les mouches dont elle paraient leur visage pour en rehausser la blancheur.
Il crut tuer la mode en s'écriant sur un ton ironique:
"Pourquoi n'en mettez-vous pas partout?" 
Le conseil fut suivi sur l'heure: les coquettes en mirent en tous les endroits où elles n'avaient pas encore songé d'en mettre (12) et ce fut ainsi que naquirent les mouches à la Massillon.


                  

(1) N'a-t-on pas dit que l'usage de la poudre venait de la Pologne où l'on s'en servait pour cacher les effets d'une maladie, qui s'attaquait aux cheveux, maladie connue sous le nom de plique polonaise.
(2) Constantin James, Toilette d'une Romaine.
(3) D'après le savant Boettiger (Sabine ou matinée d'une dame Romaine), les anciens eurent recours aux mouches. Ils étaient très sujets aux boutons: on peut compter dans les ouvrages des médecins grecs, jusqu'à vingt-trois dénominations différentes de boutons. il était donc naturel qu'ils songeassent, comme plus tard les coquettes du XVII e siècle, à les dissimuler. Ils se servirent donc de petits emplâtres noirs découpés en croissant. Le calliblépharon de Pétrone et les petits emplâtres de cuir mince (alula), dont parle Ovide dans l'Art d'aimer, servaient plus spécialement pour les maux d'yeux. (Cf. le livre de Boettiger, édit. de 1813, aux p.361-2.)
(4) Les Perses et les Arabes auraient été les premiers à faire usage des mouches. En réalité, il s'agit plutôt de tatouages, en l'espèce, que de mouches, au sens où les modernes entendent ce mot. (Le livre des collectionneurs, par A. Maze-Sencier.)
(5) Nous avons un témoignage formel de l'habitude qu'avaient déjà les femmes, du temps de Henri IV, de s'appliquer des mouches sur le visage, et ce témoignage, c'est celui du dauphin lui-même (le futur roi Louis XIII).
Ce passage du Journal d'Héroard ne laisse aucun doute à ce sujet:
"Le 26 janvier, lundi. Il  avoit une petite enlevure au coin de la lèvre droite; je lui fis mettre un petit emplâtre, lui disant s'il lui plaisoit pas que je lui fisse mettre une petite mouche: Une mouche, dit-il, en raillant, ho! je veux pas être beau; c'est madame la princesse de Conty qui met à son visage des petites mouches pour se faire plus belle." Journal d'Héroard, T. I, p. 380.
(6) A la fin du XVIe siècle, on soignait les maux de dents en appliquant sur les tempes de mignons emplâtres étendus sur du taffetas ou du velours. Il ne fallut pas longtemps à une coquette pour remarquer que ces taches noires faisaient ressortir la blancheur de sa peau, et que si le remède était inefficace contre l'odontalgie, il jouissait d'une vertu bien autrement précieuse, celle de donner de l'éclat au visage le plus fané. Les mouches firent ainsi leur entrée dans le monde (La Vie privée d'autrefois: Les soins de toilette, par Alf. Franklin.)
(7) Les Loix de la Galanterie, Paris, Aubry, MDCCCIV, p. 18-19. Le dernier trait du galant, dépeint dans le Banquet des muses, fait voir que les jeunes gens de ce temps-là le disputaient aux belles dans l'art de se mettre des mouches:
                                                                        La mouche à la tempe appliquée
                                                                        L'ombrageant d'un peu de noirceur
                                                                        Donnait du lustre à sa blancheur.
(8) Quicherat, op. cit.
(9) Parmi les lots de la Loterie d'amour publiée vers 1654, figure un traité excellent de la situation des mouches sur le visage des dames, avec des observations exactes de leur grandeur et de leur figure, selon les lieu où elles sont placées.
(10) Souvenirs de Félicie, par Mme de Genlis.
(11) Mémoires de Mlle de Montpensier, t.III, p.456.
(12) Rimmel rapporte, dans son Livre des Parfums, et nous lui laissons la responsabilité de son assertion, qu'une duchesse de Newcastle portait au front une mouche figurant une voiture attelée de quatre chevaux!

Les Indiscrétions de l'Histoire, Docteur Cabanès, Albin Michel, Éditeur.