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samedi 30 avril 2016

La bienfaisance à Rome.

La bienfaisance à Rome.


Ce serait une grave erreur de croire que l'antiquité païenne n'a pas connu ou pratiqué la bienfaisance; on a pensé de tout temps "qu'elle est la vertu qui convient le mieux à la nature humaine" (Cicéron), et que le riche s'honore quand il fait quelque part aux autres de sa fortune.
Mais les motifs qui poussaient à être généreux n'ont pas été d'abord les mêmes qui chez nous inspirent la charité. A Rome, la bienfaisance fut regardé longtemps comme un devoir civique et politique. Dans cette société aristocratique, les honneurs semblaient appartenir de droit à la noblesse. Il paraissait tout simple que ce fut presque toujours le descendant d'une grande maison qui fut édile ou consul; mais on trouvait aussi qu'il était convenable que l'élu reconnut et payât de quelque façon les suffrages que la multitude lui donnait. Il lui fallait la nourrir et l'amuser, célébrer des jeux, construire des monuments, distribuer de l'argent ou des vivres. Il se devait à lui-même et à ses aïeux d'être magnifique, et le moindre soupçon de parcimonie l'aurait perdu sans retour aux yeux de ses égaux et de ses inférieurs.
Sa libéralité s'étendait souvent au peuple tout entier. M. Seius, pendant une grande disette, trouva le moyen de maintenir le prix du blé à un as le boisseau, ce qui lui fit grand honneur. Il était pourtant naturel que ceux qui vivaient plus près de ces grands personnages eussent une part plus abondante dans leurs largesses. C'était un devoir pour eux de ne laisser manquer de rien leurs affranchis et leurs clients: la maison d'un riche ne devait pas avoir de pauvres; l'aisance de ceux qui l'entouraient et formaient sa cour rendait témoignage à sa générosité, leur misère aurait fait honte à son avarice.
Un affranchi de M. Aurelius Cotta, qui vivait sous Auguste, nous dit, dans son inscription funèbre, que son patron lui a fait plusieurs fois des cadeaux de quatre cent mille sesterces (80.000 francs), qu'il la encouragé par ses prodigalités à se marier et à faire une famille, qu'il a protégé son fils et doté ses filles comme un père. Tels étaient alors les devoirs d'un grand seigneur; quand on les remplissait avec exactitude, on risquait beaucoup de se ruiner. C'est ce qui arriva précisément à Cotta et à beaucoup d'autres.
Vers la fin de la république, on commence à se faire d'autres idées, et cette bienfaisance fastueuse et aristocratique ne parait plus la meilleure. Cicéron, après avoir appelé des prodigues ceux qui s'épuisent à donner au peuple des festins et des spectacles, ajoute: "L'homme vraiment libéral use de sa fortune pour racheter les captifs, payer les dettes de ses amis, les aider à doter leurs filles, à amasser des biens ou à augmenter ceux qu'ils ont."
Sans doute, en agissant ainsi, le riche croit encore remplir un devoir de citoyen; "car, dit ailleurs Cicéron, racheter les captifs, enrichir les pauvres, c'est encore servir l'état."
Cependant, la préférence donnée à ces libéralités modestes et désintéressées sur celles qui s'adressent au peuple entier et qui ne sont que le salaire des honneurs qu'on a reçu indique que la bienfaisance s'inspire d'un sentiment nouveau. C'est la philosophie qui conseille "de payer la rançon des malheureux tombés aux mains des pirates, de défendre les orphelins et les veuves, d'ensevelir les étrangers et les pauvres." Elle enseigne que les hommes sont frères; qu'avant d'être membre de la même cité, ils sont habitants du même monde, qui est la cité universelle; elle est donc amené à imposer à tous de secourir ceux qui sont misérables, non-seulement comme citoyens, mais comme hommes. Dès lors, l'humanité se joint à la politique pour recommander d'être généreux. On croit sans doute encore que les gens qui nous touchent de près, qui nous sont unis par des liens de famille ou de clientèle, ont des droits particuliers à nos bienfaits. Virgile ne place dans les enfers que ceux "qui n'ont pas fait part de leur fortune à leurs proches." Cependant on commence à dire que la bienfaisance doit s'étendre plus loin. Les préceptes que donnent les sages ont un tour général, et ils semblent exiger que, dans les générosités qu'on veut faire, on embrasse même les indifférents et les inconnus. 
Horace, s'adressant à un prodigue, qui dépense sa fortune à de bons repas, lui dit: "Ne pourrais-tu pas en faire un meilleur usage? Pourquoi, tandis que tu es riche, reste-t-il des malheureux qui ne méritent pas de l'être?". Sénèque est plus explicite encore: "Nous secourons, dit-il, des gens qui viennent de débarquer dans nos ports, et qui doivent en repartir demain; nous fournissons une barque au naufragé pour qu'il s'en retourne chez lui. Il part, connaissant à peine le nom de son sauveur, sans espoir de le retrouver jamais; il ne peut, en passant, que confier sa reconnaissance aux dieux, et les prier de rendre en son nom le bienfait qu'il a reçu." En agissant ainsi, l'homme généreux ne cherche pas à se faire des protégés et des clients: il veut simplement remplir un devoir d'humanité: "Il donne comme un homme doit donner à un homme, ut homo homini."
Ces principes ne sont pas restés enfermés dans les livres des sages. C'est ce qu'on remarque surtout dans ce grand système de charité légale qu'on appelle "les institutions alimentaires", et qui fut l'oeuvre capitale de Nerva et de Trajan. Il consistait en des distributions de secours qui se faisaient tous les mois aux enfants des familles pauvres de Rome et de l'Italie. A Rome, l'institution nouvelle ne fit que s'ajouter à celles qui existaient déjà; le cadre était tracé depuis les Gracques, il y avait des précédents et des modèles, et l'on n'eut besoin de rien innover. Aux deux cent mille citoyens qui vivaient du blé de l'Etat, on se contenta d'adjoindre cinq mille enfants auxquels on accorda la même faveur. Ils étaient traités tout à fait comme les adultes; ils recevaient une tessera ou contre-marque sur laquelle on avait inscrit quel jour et à quel endroit du portique Minutia ils devaient se présenter pour qu'on leur donnât la mesure de blé qui leur revenait. 
Mais, dans l'Italie, qui n'avait pas eu part encore aux libéralités impériales, tout était à faire. Voici de quelle façon on s'y prit pour assurer la perpétuité de ces secours et les rendre profitables au plus grand nombre. C'était l'empereur qui faisait les premières dépenses; il accordait des sommes quelquefois considérables aux villes dans lesquelles il voulait établir l'institution alimentaire: celle de Veleia reçut de Trajan, en deux fois, 1.116.000 sesterces, c'est à dire plus de 200.000 francs. Par une combinaison ingénieuse, cet argent, dans chaque ville, était prêté à des intérêts très-modiques, aux principaux propriétaires du pays, et l'on prenait hypothèque sur leurs biens. C'était une façon de venir en aide à l'agriculture, en lui procurant les capitaux dont elle avait besoin.
Les intérêts servaient à "fournir des aliments" aux enfants pauvres. Les secours qu'on leur donnait étaient payés tantôt en nature et tantôt en argent. A Veleia, les garçons recevaient 16 sesterces (3 fr. 20 c.), et les filles 12 sesterces (2 fr. 50 c.) par mois. Ces libéralités paraîtront peut-être assez modestes, mais il faut songer que les garçons y avaient droit depuis leur naissance jusqu'à dix-huit ans, et les filles jusqu'à quatorze.
Telle était cette célèbre institution alimentaire qui fut accueillie partout avec tant d'enthousiasme, et qui, probablement, a duré autant que l'empire. En réalité, c'est dans un intérêt politique qu'elle avait été établie. Trajan était effrayé, comme tous les esprits sages, de la dépopulation croissante des contrées qui environnaient Rome. Pour y remédier, il cherchait à donner aux Italiens le goût du mariage et de la famille; il voulait ôter tout prétexte à ceux qui ne souhaitaient pas d'enfants pour n'avoir pas la charge de les nourrir. Il tenait à préparer des citoyens et surtout des soldats à l'empire. Aussi la libéralité de l'Etat s'arrêtait-elle quand le jeune homme était d'âge à s'enrôler. Ces secours publics le conduisaient jusqu'au moment où il pouvait toucher la solde, et l'on peut dire que toute sa vie, enfant, soldat ou vétéran, il ne vivait que du trésor du prince. Cette politique n'avait au fond rien de nouveau; elle était conforme à celle des premiers empereurs, et Pline remarque, avec raison, que les institutions alimentaires ne font que compléter les lois d'Auguste sur le mariage. Cependant, on ne peut nier que les largesses de Trajan n'aient un air plus désintéressé, plus généreux que celles de ses devanciers. Elles ne sont plus le salaire exclusif de ces flatteries que la plèbe de Rome prodigue à tous les princes qui la nourrissent et qui l'amusent. Elles s'étendent à toute l'Italie, c'est à dire à des gens qui ne viendront jamais saluer l'empereur à son réveil, ni l'applaudir quand il entre au théâtre ou au cirque. Sans doute elles sont commandées par l'intérêt de l'Empire, mais il semble qu'il s'y joint aussi une pensée d'humanité. 
Lorsque Antonin perdit sa femme Faustine, qu'il aimait beaucoup, quoiqu'elle le méritât médiocrement, il ne crut pas pouvoir mieux honorer sa mémoire que par une fondation charitable: il donna de l'argent pour ajouter un certain nombre de jeunes filles à celles qui recevaient déjà les secours publics et voulut qu'on les appelât puellœ Faustinianœ. C'était se conduire comme le ferait aujourd'hui un prince chrétien.
L'exemple donné par l'Etat fut suivi par les particuliers. Tous ceux qui approchaient l'empereur se firent un devoir de l'imiter, et il y eut dans les rangs élevés de cette société comme un élan de bienfaisance dont la trace est restée dans la correspondance de Pline et dans les inscriptions du deuxième siècle. Pline a fait de grandes largesses pendant sa vie à tous ceux qu'il aimait, et comme il ne connaissait pas cette vertu chrétienne qui consiste à cacher ses bienfaits, il ne nous les a pas laissé ignorer. Il nous apprend qu'il a acheté à sa vieille nourrice un champ de cent mille sesterces (20.000 fr.); qu'il a complété le cens équestre pour l'un de ses amis; qu'il a doté la fille d'un autre "qui avait plus de qualité que de fortune." Il donne surtout, et sans trop compter, à toutes les villes auxquelles il est uni par quelque lien de reconnaissance et d'affection; il leur donne des bibliothèques plutôt que des spectacles de gladiateurs, car il professe comme les Pères de l'Eglise, que les jeux publics sont nuisibles aux mœurs; il fonde chez elle des écoles ou des institutions de bienfaisance.
C'est ce que faisaient aussi beaucoup de riches comme lui. Dans tout l'Empire, les villes et les particuliers semblent travailler de concert pour soulager toutes les misères; quelquefois des villes s'imposent elles-même et lèvent des contributions sur les citoyens riches pour subvenir aux besoins des pauvres. Le plus souvent, ce sont des gens généreux qui, sans y être forcés, font les frais de ces fondations utiles. Un habitant d'Attina lègue à son municipe 400.000 sesterces (80.000 fr.); une grande dame "en mémoire de son fils", donne à Terracine un million de sesterces (200.000 fr.), pour aider à y établir l'institution alimentaire. Ce sont là des libéralités importantes; je suis pourtant plus touché de ce legs modeste d'un marchand de simples (aromatarius) qui laisse à une petite ville d'Italie "300 pots de drogues et 40.000 sesterces (1.200 fr.), pour qu'on puisse fournir gratuitement des remèdes aux pauvres gens de la ville." 
Je ne relis pas non plus sans quelque émotion ces belles paroles qu'on trouve sur une tombe de cette époque: "Fais le bien, c'est quelque chose que tu emporteras avec toi." Assurément, la société où l'on professait de telles maximes, ou de tels exemples étaient donnés, ne pouvait pas être aussi dépravée qu'on l'a prétendu; si elle ne pratiquait pas encore la charité au sens où l'entend le christianisme, on peut dire qu'elle était toute préparée à la comprendre.

                                                                                                            Gaston Boissier.
                                                                                        La Religion romaine d'Auguste aux Antonins.

Le magasin pittoresque, février 1876.

jeudi 28 avril 2016

Sur la famille de Ronsard.

Sur la famille de Ronsard.

A l'occasion de l'article publié l'an dernier sur le manoir de la Poissonnière et sur Ronsard, on nous a fait quelques observations qui tendent à faire douter de la véracité du poëte en ce qui se rapporte à sa généalogie.
Il se peut, en effet, que Ronsard ait reculé plus que de raison le point de départ de sa famille et lui ait attribué, sans assez de fondement, une noblesse quasi légendaire, en se donnant pour ancêtre un certain Baudouin, marquis à la fois hongrois et bulgare.
Et cependant, dès le seizième siècle, à partir de Claude Binet, son premier biographe, et du cardinal Duperron qui fit son oraison funèbre, ses contemporains comme ceux qui sont venus après, depuis Moréri jusqu'à Sainte-Beuve, ont accepté sans discussion la généalogie du poëte; il est vrai que Bayle dans son Dictionnaire, se borne à dire que Ronsard était de noble maison, et que son annotateur Desmaiseaux ajoute "qu'il faut mettre le marquisat en question au nombre des chimères que la plupart des maisons nobles racontent de leurs premiers fondateurs."
Mais, dans la séance de l'Académie des inscriptions du 25 juin 1875, l'un de ses membres a cru pouvoir réduire les prétentions du poëte à des prétentions très-modestes; suivant ses recherches, la noblesse de Ronsard ne remonterait qu'à son aïeul et à son père, l'un et l'autre monnayeurs à Bourges, cette profession ayant la prérogative connue de conférer la noblesse.
Cette assertion a, depuis, donné lieu à quelques recherches. Il faut partir de ce fait incontestable que Louis de Ronsard, père du poëte, était chevalier de l'ordre et maître d'hôtel du roi Henri II. On peut d'abord mettre en doute que cette fonction ne se conciliât pas avec la profession de monnayeur, et que cette dernière s'accordât avec les hautes alliances de la famille de Ronsard et des nobles maisons des la Trémouille et des du Bouchage. Des renseignements précis constatent d'ailleurs, que la charge de maître de la monnaie à Bourges était, à cette époque, comme inféodée, suivant l'expression d'un chroniqueur, à une famille Peloude, dont une branche reçut même le surnom de Peloude de la Monnaie.
Relativement au nom, il est à remarquer qu'au quinzième et seizième siècles, Bourges a compté parmi ses principales familles bourgeoises une ou plutôt deux maisons dont les noms se rapprochent beaucoup: les Rousard et les Arousard; d'où cette supposition que de la première aurait pu descendre la famille de Ronsard, soit qu'on admette le changement assez fréquent dans notre langue de la diphtongue ou et de la voyelle on, soit qu'on ait fait confusion facile de la lettre u avec la lettre n dans la lecture des originaux manuscrits; tandis qu'en s'appuyant sur le témoignage des documents imprimés et présentant le plus de garantie, tels que l'Histoire du Berry de la Thaumassière, les Privilèges de Bourges, attribués à Thoubeau, etc., partout on trouve le nom précité imprimé Rousard et jamais Ronsard.
Comme de raison, et suivant l'usage d'alors, cette famille de grosse bourgeoisie se décora d'armoiries fort compliquées et qui n'ont pas le moindre rapport avec le blason bien connu et très-simple des Ronsard.
Une dernière preuve vient confirmer la noblesse d'extraction de Pierre de Ronsard, et attester que ses descendants avaient droit à la qualité de gentilshommes, sans la devoir aux fonctions monétaires qu'on leur attribue. Un entrefilet du journal l'Intermédiaire, du mois de mars 1866, page 164, constate qu'on trouve aux archives d'une petite commune de la Sarthe (La Chapelle-Gaugain), dès 1544, d'abord un Claude de Ronsard; puis en 1567, un Loys et un Charles; enfin l'année suivante, Pierre, l'illustre poëte vendômois: tous nés au château de la Poissonnière, à six ou sept kilomètres plus loin; ils étaient aussi seigneurs de la Chapelle-Gaugain, où leurs armes, trois poissons (trois ronces), sont sculptées en plusieurs endroits autour de la nef de la vieille église.
Quel que soit le succès de cette sorte de réhabilitation, il est une autre noblesse inséparable désormais du nom de Ronsard: c'est la noblesse de son esprit. (1)

(1) C'est à la parfaite obligeance et au savoir de M. Boyer, membre de la Société historique du Cher, que sont dues les investigations curieuses ayant trait au nom et à la noblesse monétaire attribuée à Ronsard, et dont il n'a été possible de donner qu'un extrait.

Le Magasin pittoresque, mars 1876.


mercredi 27 avril 2016

Découvertes archéologiques

Découvertes archéologiques
              à Senlis et à Villers.



Les arènes de Senlis (Oise) on été découvertes, en 1863, par un des membres du comité archéologique de cet arrondissement. Elles sont situées aux portes de la ville, sur le côté gauche de la route départementale de Senlis à Chantilly.





Suivant toutes les apparences, la construction de ces arènes date des premières années de l'empire romain.
Les médailles d'Auguste, des Flaviens, des Antonins, trouvées sur le sol, justifient cette opinion; leur durée se trouve également déterminée par les médailles de Tetricus, Posthume, Gordien, Gratien, mort en 383, et l'on peut sans témérité affirmer que le monument a subsisté au moins quatre cents ans.
La forme de ces arènes est elliptique; elles mesurent 42 mètres dans leur plus grand axe, et 35 mètres dans le plus petit.
Les gradins, qui ne s'élèvent pas très-haut, comme ceux d'Arles ou de Nîmes, étaient creusés sur le versant d'un coteau, et présentaient un développement qui pouvait contenir 12.000 personnes.
Aux objets produits par la découverte des arènes vinrent s'ajouter, en 1872, dans le Musée de Senlis, de nombreuses pierres sculptées, recueillies dans les fouilles d'un temple romain découvert par des ouvriers dans la forêt d'Halatte, sur le territoire du petit village de Villers Saint Frambourg, à six kilomètres de Senlis, et à un kilomètre de la grande voie romaine de Paris à Soissons passant par Senlis. Ce temple, élevé en l'honneur d'un Dieu médecin, qu'aucune inscription ou statue ne permet de désigner a été détruit violemment et incendié; les débris du temple, les traces de feu, les ex-voto brisés, ne laissent aucun doute à cet égard.
Ces curieux ex-voto, au nombre de plus de deux cents, peuvent se classer en deux catégories: la première comprendrait ceux qui représentent la figure humaine ou quelqu'une de ses parties, un grand nombre de têtes nues ou coiffées de différentes manières, une tête de nègre bien étudiée, des figures entières plus ou moins vêtues, des enfants au maillot, des jambes, des bras, des mains et des pieds; quelques unes de ces figures sont simplement gravées au trait; un certain nombre de petites statuettes tenant en main un vase, une corbeille contenant des fruits ou des fleurs, un gâteau, un oiseau, démontrent que la divinité de ce temple protégeait les jardins et les champs ou en recevait les offrandes.
Dans la seconde catégorie seraient les figures d'animaux, chevaux, porcs, chiens, d'une exécution grossière, rappelant les sculptures mexicaines du Musée du Louvre, qui indique peut-être que la même divinité était aussi invoquée pour les animaux.
Quant à la détermination des différentes maladies dont la guérison aurait provoqué la consécration de ces ex-voto, il serait peut-être risqué de la tenter, à cause de la barbarie de leur exécution. 




Les exemples représentés ici ont été choisis parmi les moins médiocres. Des objets semblables ont été découverts dans beaucoup d'endroits, ordinairement dans le voisinage des temples auprès desquels s'étaient établis des fabriques ou des dépôts qui les offraient à la dévotion des malades.

Le Magasin pittoresque, mars 1876.

Abondance.

Abondance.
(Département de Haute-Savoie.)


La province de Chablais est certainement l'une des parties les plus pittoresques de la Savoie; et cependant c'est l'une des moins parcourues, si l'on excepte l'extrême littoral du lac de Genève depuis Thonon jusqu'à la frontière suisse. Rien n'est admirable comme toute cette contrée montagneuse comprise entre le lac et le groupe du mont Blanc, où s'échelonnent, par gradins successifs, les cimes neigeuses des montagnes les plus élevées, de vastes plateaux entrecoupés de profondes vallées, et enfin les derniers contre-forts du groupe, d'où le regard enchanté embrasse dans son ensemble le Léman presque entier, les riches campagnes du canton de Vaud, la chaîne du Jura, et une partie des Alpes suisses.
Sur les plateaux se trouvent d'admirables pâturages, et quelquefois des terres d'une grande fertilité. C'est là ce qui valut son nom au lieu qui nous occupe.
Abondance est situé sur une petite rivière peu connue, nommée la Drance, tout près de sa source et non loin des confins du Valais. Au douzième siècle, ce lieu appartenait aux moines de Saint-Maurice d'Agaune. Séduits par sa fertilité, ils résolurent d'y établir à demeure quelques uns de leurs frères. Ayant obtenu, à cet effet, l'agrément du comte de Genève, de qui relevait alors le Chablais, ils y fondèrent, en 1108, un simple prieuré, qui, bientôt après, en 1144, fut converti en abbaye. Celle-ci prospéra rapidement; ses richesses s'accrurent, ainsi que sa puissance, à ce point qu'elle vit, à son tour, relever d'elle les abbayes de Sixte, d'Entremont, de Forli, de Notre-Dame de Goaille et de Goyon. 



Les religieux d'Abondance, comme ceux d'Agaune, appartenaient à l'ordre des chanoines réguliers de Saint-Augustin. Mais là, comme dans beaucoup d'autres abbayes, l'extrême prospérité amena bientôt la décadence. Le relâchement de la discipline eut pour conséquence celui des mœurs; les richesses, mal administrées, diminuèrent rapidement: si bien qu'en 1602, saint François de Sales, évêque de Genève, jugea à propos de remplacer les chanoines de Saint-Augustin par des religieux d'un ordre plus sévère, les Cisterciens. Il paraît cependant que le remède ne fut pas très-efficace; car l'abbaye d'Abondance était parvenue, en 1672, à un tel état de décadence, que le pape Clément XII en prononça la sécularisation, à la demande  du duc de Savoie Charles-Emmanuel.
L'église de l'ancienne abbaye, simple église paroissiale aujourd'hui, subsiste encore telle qu'elle était au moment de la suppression de l'abbaye. C'est un édifice très-convenable, mais qui ne contient rien de bien intéressant, si ce n'est un siège abbatial remarquable par son style et son ancienneté.
Abondance est un gros bourg qui, à défaut de son antique abbaye, a toujours pour lui son heureuse situation au milieu de gras pâturages et de terres dont la fertilité étonne presque, en raison de l'altitude où elles se trouvent situées. Le pays est des plus agréables. A certaines heures du jour, il prend un aspect grandiose par les admirables effets de couleurs que le soleil, à son lever ou à son coucher, projette sur les grandes montagnes environnantes. La Drance, qui n'est encore là qu'un ruisseau, se creuse bientôt en une vallée profonde qui converge, à cinq ou six lieues plus loin, avec la vallée d'Aups, pour aller déverser les eaux de toute cette contrée dans le lac de Genève, un peu en-dessous de Thonon. De cette dernière ville, qui est le chef-lieu d'arrondissement, une route facile conduit à Abondance. La distance est moindre et on y arrive plus facilement en partant d'Evian; mais alors ce sont des chemins de traverse, et il faut commencer par escalader, pendant une ou deux lieues, des côtes abruptes dont l'ascension n'est pas sans fatigue. Les merveilleux points de vue dont on jouit en parvenant à leur sommet sont, du reste, bien fait pour dédommager le touriste amateur de la belle nature. C'est donc la route que nous lui recommanderons. Du reste, quelque chemin qu'il prenne, il ne regrettera certainement pas la promenade d'Abondance.

Le magasin pittoresque, mars 1876.

Serrure en fer ciselé et forgé.

Serrure en fer ciselé et forgé
               du quinzième siècle.


Cette patience prodigieuse avec laquelle nos pères sculptaient l'ivoire et le bois, et enluminaient les manuscrits, s'est souvent appliquée à la décoration artistique d'objets usuels, et à mettre en oeuvre les matières les plus rebelles: de ces objets, communs de matière et de destination, ils ont fait des chefs-d'oeuvre.
Nous pouvons citer pour exemple la merveilleuse plaque de serrure que nous mettons sous les yeux de nos lecteurs.




Cette serrure est en fer forgé. Elle se compose de trois cadres se développant sur un même plan en forme de triptyque, c'est à dire que les deux cadres formant les deux extrémités se rabattent comme des volets sur le cadre central, de manière à le couvrir complètement. Elle mesure de quarante à quarante-cinq centimètres de longueur, sur une hauteur de vingt à vingt-cinq. Sur ces trois cadres, un artiste inconnu a représenté la scène finale de l'histoire du monde, le Jugement dernier.
Au sommet du cadre central domine Dieu le père; à ses pieds, saint Joseph et la Vierge sont agenouillés dans l'attitude de l'adoration; sur les côtés, les anges sonnent la trompette du réveil. A cet appel, les morts sortent du tombeau, soulèvent la pierre, se débarrassent du linceul et se retrouvent à la lumière, dans des positions que l'artiste a su multiplier et compliquer suivant les idées bizarres qui hantaient son imagination; sur un petit anneau recouvrant l'alvéole de la clef, on aperçoit, figuré par un monstre à tête de crapaud, le grand dévorant, la Mort, qui étreint une créature humaine, la dernière, sans doute, car le Jugement dernier va terminer son règne.
Les ressuscités sont jugés. Le partage des bons et des mauvais est achevé. Tandis que, dans le cadre de gauche, l'artiste nous montre les démons à enveloppe de reptile précipitant dans les flammes les mauvais évêques, les hypocrites, les voleurs et les damnés dont on entrevoit seulement le masque désespéré, le cadre de droite est réservé aux bienheureux, à qui saint Pierre, reconnaissable à sa clef, vient d'ouvrir la porte du paradis, et que les anges accueillent au seuil du céleste séjour.
Tous ces personnages, au nombre d'une quarantaine, se détachent de la masse de fer comme autant de statuettes; le dessin est naïf, mais juste; les physionomies expriment un sentiment, une pensée, en harmonie avec la situation: l'étonnement et la crainte au réveil; le désespoir à gauche, la béatitude à droite.
L'ornementation générale est riche et harmonieuse; elle appartient au gothique flamboyant de la plus pure époque. Les fleurs de lis, les ogives, les enroulements, les moindres nervures, se détachent d'une manière très-nette sur un second plan d'une ornementation analogue et d'un dessin aussi riche et aussi correct. Malgré cette complication, il n'y a ni confusion, ni lourdeur; le tout est aussi léger qu'il est harmonieux. Certes, il a fallu à l'auteur de ce chef-d'oeuvre, non-seulement une science complète de la ciselure et la sûreté de main d'un Benvenuto Cellini, mais encore une persévérance extraordinaire qui lui a permis de poursuivre son travail sans la moindre défaillance pendant plusieurs années.
Si l'on en juge par le style des figures, dont le type se rapproche beaucoup de celui de la plupart des personnages sculptés sur le portrait de la cathédrale de Reims, on pourra attribuer cette plaque de serrure à un artiste flamand ou champenois; peut-être fut-elle destinée à fermer la grille du chœur dans une église.

Le Magasin pittoresque, avril 1876.

mardi 26 avril 2016

Loches.

Loches.
(Département d'Indre-et-Loire)


Le nom de Loches paraît venir du mot celtique Loch ou Louch (lac, étang, marais), expression que peut expliquer la nature du pays environnant. Les Romains appelaient la ville Castrum Luceœ. On leur a attribué pendant longtemps la construction de la grande tour carrée du donjon, que de nos jours on ne fait pas remonter au delà du dixième ou du onzième siècle.
Lorsque la domination romaine fut anéantie en Gaule, Loches tomba au pouvoir des Wisigoths.
Plus tard, après la bataille de Voulon, elle fut occupée par les Francs; mais au commencement du septième siècle, elle fut de nouveau réunie à l'Aquitaine.
Au huitième siècle, Hunald, duc de Toulouse et d'Aquitaine, et maître de Loches, s'étant révolté, Pépin et Carloman marchent contre lui, s'emparent du château, et, selon les expressions de Frédégaire, le détruisent de fond en comble.
Au neuvième siècle, Charles le Chauve donna à un seigneur de sa cour, nommé Adeland, Loches et le pays qui en dépendait.
Le château de Loches fut, sans doute, reconstruit par le nouveau maître ou ses successeurs; car, aux premières années du dixième siècle, les Normands dans leurs courses de pillage s'avancèrent jusqu'à Loches, et là trouvèrent résistance et bataille.
La ville entra dans les domaines des comtes d'Anjou par une alliance. Garnier, fils et héritier d'Adeland, eut une fille qui épousa Foulques 1er, comte d'Anjou, et lui apporta en dot la seigneurie de Loches. C'est à cette famille des comtes d'Anjou qu'appartient le célèbre Foulques III, dit Nerra ou le Noir, un des personnages les plus curieux du onzième siècle, et on croit que c'est Foulques Nerra qu'il faut regarder comme l'auteur de l'imposante construction appelée le donjon de Loches.
"Il nous sera difficile, dit un écrivain érudit, habitant de la ville (1), de comparer la tour carrée, c'est le nom du Donjon, avec d'autres constructions de même nature. Les châteaux du onzième siècle sont presque tous détruits; mais nous avons tout près de nous un monument d'un genre différent et d'une importance aussi grande, qui peut encore servir de point de comparaison; nous voulons parler de l'église de Beaulieu. Bâtie de 1001 à 1007 par ce même Foulques, elle présente, sinon dans sa forme, du moins dans son mode de bâtisse, les mêmes caractères que le donjon de Loches.
Ce donjon servit de prison, dès les premiers temps de sa construction, à des prisonniers de haut parage. C'est là que fut emprisonné et étranglé un des ennemis les plus opiniâtres de Foulques Nerra, Geoffroy de Saint-Aignan, qui était venu le pourchasser jusque devant son repaire, et qui lui fut livré par de perfides compagnons. C'est là qu'Etienne, frère de Thibault le Tricheur, comte de Blois, le vieil ennemi de Foulques, fut retenu par le successeur de Foulques, Geoffroy II Martel, jusqu'à ce qu'il lui eût abandonné toutes ses possessions de Touraine. C'est là que Geoffroy le Barbu, le fils aîné de Geoffroy Martel, fut enfermé et retenu, dit-on, pendant trente ans, par son frère Foulques le Réchin, qui voulait être le maître des états de leur père. Quand il sortit de prison, c'était un vieillard dont la raison s'était éteinte. Ce Foulques le Réchin eut plus tard une querelle avec l'archevêque de Tours et fut excommunié. Foulques V, son fils, , fit la guerre féodale au roi Louis VI, alla deux fois en Palestine, et devint même roi de Jérusalem après Baudouin II, dont il avait épousé la fille. Le comté d'Anjou passa à son troisième fils, Geoffroy le Bel, connu dans l'histoire sous le nom de Plantagenet.
Après que la famille des Plantagenets fut montée sur le trône d'Angleterre avec Henri II, Loches devint possession anglaise. Mais quand Geoffroy V mourut, Henri, déjà maître de la Normandie, et à la veille d'être roi d'Angleterre, voulut garder pour lui seul toute la succession paternelle et refusa à Geoffroy VI ce qui lui revenait. 
Mais quand les fils de Henri II se révoltèrent contre leur père, Philippe-Auguste encouragea et appuya cette révolte. On le voit, en 1189, en compagnie de Richard surnommé Cœur de lion, un des fils du roi d'Angleterre, venir assiéger Loches, et s'en emparer après un siège de quelques jours. Cette année-là même, Henri II mourait, abreuvé de chagrins et d'humiliations.
Richard devenait roi. Philippe-Auguste lui donna les villes de Touraine qui avaient fait partie des domaines de son père Henri; puis les deux princes partirent ensemble pour la croisade. On sait que le roi de France revint le premier, et qu'il mit la main sur un certain nombre de villes appartenant au roi d'Angleterre, pendant que ce souverain restait prisonnier en Allemagne. Loches était une de ces villes.
L'année suivante (1194), Richard, devenu libre, reprit Loches à Philippe. Il lui suffit d'une attaque de deux ou trois heures et d'un seul assaut pour s'emparer de cette place, "défendue à la fois par la nature et par l'art." Parmi les prisonniers se trouvait le comte de Laval, soixante-quatre chevaliers et quatre-vingt écuyers. On peut juger par le nombre et la qualité des captifs de l'importance de Loches.
Lorsque Jean Sans-Terre, successeur de Richard, à la suite de l'assassinat de son neveu Arthur de Bretagne eut été cité devant la cour des pairs, comme vassal du roi de France, il refusa de comparaître devant son suzerain. Philippe, en vertu des lois féodales, fit prononcer la confiscation de ses fiefs de France et s'empara de la Normandie, de l'Anjou, du Maine, de la Bretagne et d'une partie du Poitou. Loches fut assiégée en 1204. Le siège dura près d'un an. Le commandant anglais, Gérard d'Athée, résista vigoureusement. Enfin la ville fut prise après "une grande et cruelle batterie", et on fit prisonniers "quelque six-vingt soldats et le susdit Gérard."
La ville faisait partie du domaine de la reine Bérangère, veuve de Richard; mais Philippe-Auguste la considéra comme de bonne prise, et, pour récompenser les services de Dreux IV de Mello, connétable de France, un de ses plus distingués capitaines, il fit don des seigneuries de Loches et de Châtillon-sur-Indre à son fils Dreux V. Le don n'était pas perpétuel: il devait revenir à la couronne, lorsqu'il plairait au roi ou à ses héritiers de le redemander.
Dreux V mourut sans enfants, et Dreux VI, son neveu, hérita de ses domaines. Louis IX lui réclama Loches et Châtillon; Dreux refusa, malgré les clauses de la charte de la donation. Louis, qui aimait mieux arranger les choses à l'amiable, se fit céder pacifiquement les deux seigneuries moyennant une rente de six cents livres par an.
Loches eut désormais des gouverneurs nommés par le roi. Un des premiers fut la Brosse, sergent d'armes de saint Louis, et père de Pierre la Brosse, pendu à Montfaucon par les ordres de Philippe le Hardi. Dans les temps plus modernes, on peut citer le duc d'Epernon, Jean-Louis de Nogaret de la Valette, de si triste mémoire, qui mourut dans son gouvernement de Loches en 1642.
Tout ce que nous avons dit jusqu'ici de la forteresse de Loches se rapporte à cette énorme construction carrée qu'on appelle le Donjon, et qui, malgré l'état de ruine où elle se trouve, présente comme un aspect formidable. C'est évidemment pendant les guerres du quatorzième et du quinzième que le donjon eut le plus à souffrir; et comme depuis la guerre changea de forme et de procédés, la vieille forteresse, désormais insuffisante, fut délaissée. On peut, bien qu'il n'en reste que les quatre murs, se faire une idée de ce que c'était. Les dimensions en longueur (25 mètres), en largeur (14 mètres), et en hauteur (40 mètres), font un ensemble des plus imposants. A cette tour est acculée, de manière à faire angle, une autre petite tour également rectangulaire, et dont les dimensions sont à peu près le quart de la première. Il y avait dans ce donjon quatre étages formés par quatre salles, mais planchers et voûtes se sont écroulées depuis longtemps.
Nous avons vu que les comtes d'Anjou se servaient à l'occasion de le tour de Loches comme de prison. Les rois de France suivirent leur exemple. lorsque le duc d'Alençon, prince du sang, eut été condamné à mort par la cour des pairs pour avoir voulu livrer aux Anglais plusieurs villes de la Normandie, le roi Charles VII, dont il avait pourtant poussé le fils à la révolte, lui fit grâce de la vie, mais l'enferma dans le donjon de Loches.
Louis XI y fit commencer de nouveaux travaux, afin de faire de ce lieu une véritable bastille. Parmi ces travaux, on cite comme l'oeuvre la plus importante le second donjon, appelée Tour-Neuve ou Tour-Ronde.
Élevée sur le bord même du rocher et ajoutant ainsi à sa hauteur toute la profondeur du fossé, la Tour-Ronde est le digne pendant du Donjon carré. Louis XI ne l'acheva pas; elle fut continuée par Charles VIII, et ne fut probablement achevée que sous Louis XII.
Cette grosse tour renferme de vastes sales: c'était pour loger des personnages de marque. Quand on a monté les trois étages qui conduisent à la plate-forme, la vue s'étend avec admiration sur un des plus beaux spectacles qu'on puisse contempler: sous ses pieds, on a la ville qui descend en étages jusqu'à l'Indre; plus loin, on voit les vastes prairies et la rivière aux gracieux détours; plus loin le petite ville de Beaulieu et les ruines encore fières de la belle abbaye romane; puis enfin la forêt de Loches qui termine l'horizon.
Dans les étages inférieurs, on remarque la salle du rez-de-chaussée, dite salle de la torture, avec ses restes d'instruments de supplice, et, au-dessous, la chambre voûtée souterraine, à peine aérée, et où se trouvèrent les cages de fer dont il sera question dans un article spécial, ainsi que des cachots d'une autre tour aujourd'hui ruinée, et qu'on appelle le Martelet.
Loches, comme Amboise, comme Chinon, a été résidence royale. Ce château aux tourelles élancées qui domine la pittoresque porte des Cordeliers, voir notre gravure, c'était le palais du roi Charles VII (2)




C'est là que François 1er reçut Charles-Quint en 1539. Vingt ans plus tard, Henri II s'y arrêtait avec Catherine de Médicis; Charles IX et Henri de Bourbon y restèrent quelques jours en 1571; lorsqu'en 1619, Marie de Médicis s'échappait de Blois, c'est à Loches qu'elle se réfugiait, auprès du duc d'Epernon, qui l'aidait à gagner Angoulême.
Derrière le palais de Charles VII, on aperçoit deux clochers. Ce sont ceux de l'église paroissiale de Loches, ancienne collégiale de Saint-Ours. Cette église est un des plus intéressants édifices que puisse visiter un archéologue ou un historien. Elle fut commencée dans la seconde moitie du dixième siècle par le comte d'Anjou, Geoffroy Grise-Gonelle (grise casaque), mais elle ne fut achevée que dans la seconde moitié du douzième siècle. Aussi présente-t-elle deux types d'architecture bien marqués, le style romano-byzantin et le style roman inclinant vers l'ogival.
Notre gravure n'a pu indiquer que les sommets des deux clochers à flèches octogonales, qui se dressent aux deux extrémités de la nef. Mais ce qui est curieux à voir, et ce qui porte sa date écrite en toutes lettres, ce sont les deux voûtes en pyramide qui couvrent la nef; les chapelles absidales qui accompagnent d'une façon si pittoresque la base du clocher du chœur, dont la flèche s'élance entre quatre élégants clochetons; le portique d'entrée, précédé d'un porche, et dont les archivoltes, reposant sur des piliers d'un dessin et d'une ornementation remarquables, sont couvertes de sculptures bizarres, fantastiques, où les hommes ont des têtes d'animaux et les animaux des têtes d'hommes. Des statues, malheureusement mutilées, représentant des saints ou formant des groupes religieux, complètent la décoration de cette entrée, d'un aspect étrange, mais d'un intérêt puissant pour quiconque veut étudier la symbolique du moyen âge.
Agnès Sorel, après avoir quitté la cour, se retira à Beaulieu, ville située à une petite demi-lieue de Loches, de l'autre côté de l'Indre. Elle fit présent d'une statue représentant sainte Madeleine à la collégiale de Loches, et, quand elle mourut, à Jumièges, elle exprima le désir que son corps fut inhumé dans l'église de Loches, et institua pour cette église un legs de mille écus. Les chanoines de Loches lui élevèrent dans le chœur de leur église un tombeau qui a été enlevé au dix-huitième siècle. On ne trouva de conservé dans le cercueil que la tête avec les dents et la chevelure. On transporta ces restes et le tombeau dans une chapelle de l'église. En 1806, le préfet du département fit faire une nouvelle exhumation, et le tombeau, qui était fort dégradé, fut réparé et reconstruit dans la tourelle du château où on le voit aujourd'hui.
Loches reçut au seizième siècle, de Charles IX, le droit de se choisir une municipalité composé d'un maire, de trois échevins, de deux élus et d'un greffier. Elle avait aussi un atelier où l'on frappait la monnaie.
Aujourd'hui, Loches est une sous-préfecture. Son nom n'est plus mêlé à des événements historiques; ses fortifications n'ont plus rien de menaçant; mais elles forment des terrasses et de jolies promenades d'où l'on a la plus belle vue qui se puisse imaginer. Il n'y a plus de brillants cortèges ni de royales cavalcades dans la ville; mais elle n'en est pas plus triste pour cela; elle a l'animation qui vient du commerce et de l'industrie, c'est à dire la franche et honnête animation du travail.

(1) Donjon de Loches, par E. Gauthier.
(2) Aujourd'hui, c'est la sous-préfecture.

Le Magasin pittoresque, avril 1876.


lundi 25 avril 2016

Chausse-pied allemand en fer gravé.

Chausse-pied allemand en fer gravé.

Au seizième siècle, on se servait, pour faciliter l'entrée du pied dans la chaussure, de longues cornes d'animaux, dont quelques-unes, ciselées et gravées avec soin, représentaient des sujets allégoriques quelques fois accompagnées de devises.
On fabriquait également des chausse-pied en métal, et celui en fer gravé que représente notre dessin, outre son mérite artistique, est remarquable par sa disposition ingénieuse; il est, en effet, terminé à sa partie supérieure par une sorte de pince à longue tige qui sert à tirer soit les contre-forts du talon, soit les côtés latéraux de la chaussure.





La gravure, très-soignée, représente un compagnon cordonnier chargé de son ballot et faisant son "tour d'Allemagne". Quelques-uns de ces petits instruments étaient couverts d'inscription en vieil allemand, quelques fois ingénieuses
On ne saurait dire à quelle époque remonte l'usage du chausse-pied; il était connu des Romains, et on en a trouvé dans plusieurs endroits, à Nîmes notamment, des spécimens en bronze, pareils de forme à ceux qu'on emploie de nos jours.

Le Magasin pittoresque, mai 1876.

Vestibule d'un château en 1620.

Vestibule d'un château en 1620.


Le tableau d'après laquelle a été exécutée la gravure que nous publions appartient au musée du Louvre. Il est porté aux inventaires sous la rubrique "Ancienne collection", c'est à dire qu'il existait dans les collections dès avant la révolution française, mais que, n'étant pas compris dans les inventaires dressés précédemment, sa provenance est restée inconnue.





Il représente une sorte de vestibule ou de salle de gardes d'un château, que l'on peut, à en juger par les proportions et la décoration de cette première pièce, appeler royal ou princier. Quel est ce château? C'est ce que nous ignorons encore, et ce que n'ont pu nous dire plusieurs personnes qui ont examiné attentivement le tableau.
Peut-être n'existe-t-il plus; ou bien, situé dans un pays étranger, est-il peu connu dans le nôtre. c'est donc une question que nous posons à nos lecteurs, et qui s'adresse particulièrement à ceux de Belgique  et de Hollande; car la peinture indique la main d'un artiste de ce pays; elle est assez transparente et colorée, et la touche, sans être d'un maître très-habile, ne manque pas de sûreté ni d'esprit.
De ce que ce tableau est d'un peintre flamand ou hollandais, il ne s'ensuit pas nécessairement que le sujet ait été pris en Hollande ou en Flandre. Peut-on tirer quelque indice de l'architecture et de la décoration de la salle? Les hautes fenêtres sont doublées de volets divisés en compartiments indépendants, aux embrasures garnies de bancs; une double porte, en mettant la salle en communication avec le perron, empêche, au besoin, l'introduction trop rapide de l'air extérieur; des cadres suspendus à la muraille qui fait face au jour renfermant des paysages qui semblent être dans le goût qui était celui de la Flandre à l'époque où fut exécuté ce tableau.
La date 1620 se lit sur un des caissons du plafond. C'est d'ailleurs celle qu'indiquent les costumes: peut être y notera-t-on quelques détails qui permettront de deviner l'endroit où ils pouvaient être portés à cette date. Par exemple, le feutre à larges bords de l'un des personnages s'y rapporte mieux que les chapeaux de haute forme de ceux qui l'entourent. Ceux-ci paraissent avoir conservé une mode qui n'était pas celle de notre pays en 1620.
Une des particularités les plus remarquables à signaler est le billard qui sert d'amusement à quelques-uns de ceux qui attendent dans cette salle. C'est certainement un des plus anciens exemples que l'on puisse montrer de ce jeu, bien qu'il ait existé dès le seizième siècle, comme on l'a déjà prouvé par une lettre de Claude de France, duchesse de Lorraine, de l'année 1571.

Le Magasin pittoresque, juin 1876.

Bonnets et chapeaux.

Bonnets et chapeaux.

C'est encore à la quatrième exposition de l'Union centrale des beaux-arts appliqués à l'industrie, Musée historique du costume, que nous empruntons ces divers genres de coiffure.





Tous, soit quant à la forme, soit quant aux ornements, appartiennent au dix-septième et dix-huitième siècles. Les numéros 1 et 3, tirés des collections de MM. Baur et Kern, sont deux précieux spécimens du bonnet alsacien, modèle riche, que portaient au siècle dernier les opulentes bourgeoises du vieux pays de l'Ill. L'un de ces bonnets est en brocard d'argent brodé d'or, l'autre est orné d'un tour de dentelle d'or appliqué. Comme il est certain que le costume est peu sujet aux variations de la mode chez les races coutumières, on peut affirmer que la coupe du bonnet des femmes de l'Alsace s'est à peine modifiée depuis la dernière réunion de cette province à la France; mais, bien qu'il soit encore aujourd'hui à peu près taillé sur le patron de ceux dont nous offrons l'image, il en diffère par la couleur et le manque d'ornements, autant qu'un simple béguin d'étoffe et de dentelle noire diffère d'un tissu de soie et d'argent enrichi d'une broderie d'or, autant qu'un habit de gala diffère d'un vêtement de deuil.
On n'a nulle recherche à faire pour être fixé sur l'époque de la coiffure numéro 2; ce bonnet phrygien de toile blanche, orné de la cocarde tricolore, a figuré sur la tête d'un enfant. Il fait partie de la collection de M. Victorien Sardou.
Evidemment, c'est sur la tête d'une grande dame, peut-être d'une princesse souveraine de quelque cour d'Allemagne, que s'est posé le magnifique bonnet de dentelle brodée (n°4), dont le bavolet prolongé retombe depuis la naissance du cou jusque sur les bras comme les épaulières du heaume des anciens chevaliers; une agrafe d'or, dans laquelle passe une large et longue épingle du même métal, soutient par derrière, en le divisant, le bavolet drapé, comme les rideaux d'une fenêtre.
A la droite de ce bonnet, nous voyons (n°6) comment étaient coiffés les grenadiers autrichiens au temps de Marie-Thérèse. la carcasse du bonnet de grand uniforme était recouverte en drap bleu et avait pour ornement des trophées estampés en relief sur ses deux plaques de métal.
Le couvre-chef du soldat autrichien et le bonnet de police républicain inscrit sous le numéro 7 comptent de nombreuses rencontres durant des journées qui ont des noms célèbres dans l'histoire. On peut dire avec justice que ceux qui abritèrent l'une et l'autre de ces deux coiffures, soumis aux mêmes épreuves de la guerre, n'eurent rien à s'envier sous le rapport du courage: l'obéissance passive et l'ardent patriotisme font également des héros.
Dans notre précédent article, nous avons mentionné certain bonnet de nuit de la riche bourgeoisie du temps de Louis XIV, dont l'exemplaire original était dû à l'obligeante communication de M. le baron Schwiter. C'est au même exposant que nous devons celui qui porte le numéro 5 sur la présente gravure. De forme moins allongée que le premier, mais orné d'une plus riche broderie, ils sont tous deux de la même époque.
Il faut aussi faire remonter au temps de Louis XIV le bonnet vénitien (n°8), enrichi de fleurs en application d'étoffes brodées d'argent sur fond bleu.
Ce bonnet de cérémonie est une copie dont l'original dû figurer dans quelque solennité nationale; par exemple, au mariage du duc de Venise avec l'Adriatique, cette veuve de tous les doges qui se sont succédé depuis Sébastien Ziani (1172).

Le Magasin pittoresque, mai 1876.

Guignol et son théâtre.

Guignol et son théâtre.


Polichinelle et Guignol en regard.

Si Guignol n'est pas d'origine étrangère, c'est évidemment à la province que nous le devons. Il a détrôné le bossu grossier, vicieux et méchant, dont l'imperturbable cynisme enseignait à rire à toutes les mauvaises actions commises effrontément. On a cru voir dans cet infatigable donneur de coups de bâton le symbole personnifié de la justice sommaire du peuple qui se fait la vengeance de ceux que la loi ne protège pas efficacement, le redresseur de torts sans peur et sans frein, qui traduit en bastonnades dûment appliquées sur l'échine des puissants et des forts la rancune légitime des faibles opprimés. 
C'est selon nous, une singulière erreur. L'idée du Polichinelle justicier n'a pu naître que dans l'esprit d'un spectateur retardataire: arrivé seulement vers la fin de la pièce, il aura jugé le héros sur ses exploits au dénouement, où l'on voit le bouffon malfaiteur, qui frappe à tort et à travers sur tout le monde pour le seul plaisir de frapper, couronner son massacre en assommant le juge partial et le commissaire oppresseur.
C'est à de bien meilleurs titres que notre Guignol est en possession de la sympathie générale. Enfant du pauvre peuple ouvrier, il en a tous les bons instincts et toutes les mauvaises habitudes; mais chez lui, le bien et le mal sont en de telles doses que ses qualités naturelles lui font pardonner les vices de son éducation. Crédule parce qu'il est ignorant, confiant parce qu'il est de bonne foi, s'il se montre enclin à la gourmandise, c'est parce qu'il a souvent jeûné. Parfois emporté jusqu'à la violence, Guignol, du moins, n'est jamais meurtrier. il a ramassé le bâton de Polichinelle, mais lorsqu'il lui arrive de le laisser tomber sur les épaules d'un innocent, c'est toujours par erreur et à bonne intention: il se trompe d'adresse en voulant faire justice.
Ce serait à tort que Paris s'attribuerait l'honneur d'avoir lancé sur le chemin de la popularité la marionnette favorite de notre public enfantin. Le père Létien, qui, le premier, je crois, le fit connaître aux spectateurs parisiens vers 1806 ou 1807, n'avait pas encore ouvert sa loge de la cour des Miracles que depuis longtemps déjà le Lyonnais Laurent Mourguet, ou Mourguet 1er, promenait de Lyon à Grenoble et de Grenoble à Marseille ses drôlatiques têtes de bois, parmi lesquelles l'engouement du public plaça d'abord au premier rang la figure bonasse de Guignol.
Bien des années ont passé depuis cette époque, bien des noms que la renommée proclamait alors à grand bruit sont oubliés, tandis que celui de Guignol, continuant à se propager peu à peu, s'est répandu partout.
Arrêtons-nous à Lyon, d'où l'histoire affirme que Guignol est parti pour faire son tout du monde. (1)


La crèche de la rue noire.

Il ne s'agit pas ici de ces établissements publics où les ouvrières mères de famille, obligées d'aller loin de chez elles gagner le pain de chaque jour, trouvent, pour leurs tout petits enfants, un asile et des soins durant les heures de travail à l'atelier ou à la fabrique. Ces pieuses fondations de la charité moderne n'ont de commun que le nom avec les crèches dont nous voulons parler. Celles-ci remontent au temps où l'on commença à traduire en jeux scéniques certains épisodes des livres saints, et à les offrir en spectacle aux fidèles soit comme complément des solennités religieuses dans l'enceinte des églises et des monastères, soit comme moyen d'édification pour la foule sur les places des marchés et dans les lieux de réunion à jours fixes nommées assemblées et pardons. Le peuple, émerveillé du jeu des automates dans le tableau animé de la Nativité, donna, en souvenir de la glorieuse étable, le nom de crèches à toutes les baraques foraines où l'on représentait les mystères. Après six siècles et plus, ce nom leur est resté; car, même de nos jours, c'est ainsi que dans le midi de la France on désigne encore les théâtres de marionnettes.
Mais qu'est-ce qu'un théâtre de marionnettes?
A cette question, l'illustre écrivain qui a conquis et qui garde la première place parmi les romanciers contemporains répond ainsi:
" C'est un théâtre à deux operanti, soit quatre mains, c'est à dire quatre personnages en scène, ce qui permet un assez nombreux personnel de burattini (2). Le burattino , c'est la marionnette classique, primitive, et c'est la meilleure. cette représentation élémentaire de l'artiste comique n'est, je tiens à vous le prouver, ni une machine, ni une marotte, ni une poupée. C'est un être, d'autant plus un être que son corps n'existe pas. Le burittano n'a ni ressorts, ni ficelles, ni poulies; c'est une tête, rien de plus. Tenez, vous voyez cela; une petite figure de bois garnie de chiffons; une guenille, un copeau, qui vous semble à peine équarri? Mais voyez ma main s'introduire dans le petit sac de peau; voyez mon index s'enfoncer dans la tête creuse, mon pouce et mon doigt du milieu remplir cette paire de manche et diriger ces petites mains qui vous apparaissent courtes et informes, ni ouvertes, ni fermées, et cela à dessein, pour escamoter leur inertie. A présent, prenons la distance combinée sur la grandeur du petit être... Restez là et regardez... Voilà l'illusion produite. Mon burattino, souple, obéissant à tous les mouvements de mes doigts, va, vient, salue, tourne la tête, croise les bras, les élève au ciel, les agite en tous sens, soufflette, frappe la muraille avec joie ou avec désespoir... et vous croyez voir toutes ses émotions se peindre sur sa figure. Savez-vous d'où vient le prodige? Il vient de ce que le burattino n'est pas un automate; de ce qu'il obéit à mon caprice, à mon inspiration, à mon entrain, de ce que ses mouvements sont la conséquence des idées qui me viennent et des paroles que je lui prête; de ce qu'il est moi, enfin, et non pas une poupée."(3)





Cette esquisse, d'une mise en scène à qui la magie du style donne le mouvement et qu'elle fait visible, prouve la supériorité du burattino ou tête de bois sans corps sur la marionnette articulée. La ficelle qui va du pantin à la main qui le fait mouvoir rompt, ainsi qu'un isoloir, la communication entre l'opérateur et son public. Elle s'établit, au contraire, directe, et pour ainsi dire intime, grâce à ce quelque chose de vivant et d'humain qui se meut sous le costume du burattino. Le moteur intelligent a beau se dissimuler, l'imagination écarte les rideaux derrière lesquels l'opérateur se cache, et retrouve un homme en présence des hommes.
C'est à l'espèce particulière de marionnettes nommées burattini que Laurent Mourguet dut sa célébrité; son habilité à les faire agir, se fuir l'un l'autre, se chercher, s'embrasser ou se prendre aux cheveux, l'intarissable gaieté du dialogue dont il remplissait les canevas qu'inventait son esprit ingénieux, mirent en vogue sa crèche, située d'abord dans la vieille rue Noire. Suivant la tradition, c'est là que naquit Guignol; Mourguet 1er fut son père, mais non son parrain. Ce dernier, dont le nom est sans doute destiné à demeurer toujours inconnu, "voisin de Mourguet dans le quartier Saint-Paul et canut de la vieille roche, était devenu son confident, son Égérie. Il (Mourguet) ne lançait jamais une pochade sans en avoir fait l'essai sur ce censeur, et comme le compagnon était non-seulement un fin connaisseur, mais encore un esprit fécond en matières de facéties, Mourguet rapportait toujours de ces communications un bon conseil et quelque trait nouveau qui n'était pas le moins original de la pièce. Quand le vieux avait bien ri et qu'il donnait sa pleine approbation, il avait coutume de dire: C'EST GUIGNOLANT; ce qui, en son langage, dans lequel il était souvent créateur, signifiait: c'est très-drôle, c'est très-amusant. C'est à ce mot suprême que Mourguet reconnaissait son succès." (4) De ce mot vint le nom que le public lyonnais adopta, et que les descendants de Laurent Mourguet ont popularisé non-seulement en France, mais par delà les monts et les mers.
Plus heureux qu'un grand nombre d'inventeurs fameux, le célèbre marionnettiste s'est endormi, plein de jours dans la plénitude de sa gloire. Il avait atteint l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans quand il mourut, en 1844, à Vienne en Dauphiné. Ses petits-fils, en continuant après leurs pères à suivre la voie qu'il avait tracée, ont ravivé l'éclat de son nom. L'un, Jacques Mourguet, a naturalisé Guignol en Algérie, tandis qu'un autre Laurent, vaillamment secondé par son beau-père Vuillerme Dunand, le créateur de Gnafron, maintenant l'inséparable compère de Guignol, a relevé à Lyon le théâtre de marionnettes qui penchait vers la ruine. Le succès constant de ces deux spirituels et féconds operanti, Vuillerme Dunand et Louis Josserand, le fils de Rosalie Mourguet, a mérité à leurs chefs-d'oeuvre l'honneur d'être recueillis avec ceux de Mourguet 1er et d'être imprimés par le typographe lyonnais qui a élevé son nom à la hauteur de ceux des Estienne et des Didot.


(1) Le journal l'Illustration du 15 août 1863 (n° 1068) contient un article intitulé; Guignol à Java, par feu Alfred Delvau.
(2) Les anciens burattini sont les ancêtres des pupazzi modernes.
(3) George Sand, l'Homme de neige, t. 1er, p. 245-248, Hachette, éditeur, 1849.
(4) Introduction au Théâtre lyonnais de Guignol. 2 vol. in-8; Scheuring, éditeur; imprimerie de Louis Perrin; Lyon, 1865.

Le Magasin pittoresque, octobre 1870.

samedi 23 avril 2016

La dernière fleur de l'année.

La dernière fleur de l'année.

Aux derniers beaux jours ont succédé les heures froides et nébuleuses de l'hiver. La nature, dépouillée de ses pompeux atours, a revêtu son blanc linceul. Les fleurs des champs se sont penchées alors sur leurs tiges flétries, et les arbres des bois ont vu s'effeuiller leurs rameaux. un silence de mort règne partout.
Cependant, au milieu de ce deuil universel, sur cette terre privée de végétation et de vie, une petite fleur s'élève pour nous consoler; mais, ainsi que tout ce qui croît sans soleil, elle ne se pare point de couleurs brillantes, et semble moins une réalité qu'un pâle reflet des trésors perdus.
La rose de Noël, c'est la fleur du souvenir; c'est un sourire au milieu des larmes, un signe de vie au milieu de la mort, image de ces joies fugitives qui traversent nos cœurs lorsque tout semble nous abandonner, et que notre horizon assombri ne laisse plus entrevoir pour le présent que tristesse, pour l'avenir que découragement.
Quelque mois après cette morne apparition de la rose de Noël, la nature semble s'agiter sous son linceul et vouloir sortir de son engourdissement; alors elle nous envoie deux timides messagères, osant à peine s'aventurer au milieu des frimas. La violette et la primevère, prémices de l'année, fleurs de l'espérance, annoncent le retour du soleil, de la verdure, des fruits, en un mot tout le brillant cortège qui se déroule sous nos yeux, depuis les premières lueurs du printemps jusqu'aux derniers feux de l'automne.
Chaîne admirable de la création, que chaque jour prolonge, en s'ajoutant au jour précédent comme un nouvel anneau; succession heureuse des saisons aux saisons, qui nous apportent toute notre part de jouissances plus ou moins nombreuses, plus ou moins senties, et surtout témoignage éclatant de la bonté divine, qui donne à chaque phase de la vie ses consolations!

Le Magasin pittoresque, décembre 1870.

vendredi 22 avril 2016

Defoe au pilori.

Defoe au pilori.





C'est l'auteur de Robinson Crusoé, c'est Defoe, que l'on voit ici dans cette triste position! Qu'avait-il fait pour mériter une peine si infamante? Quel crime avait-il commis? Un faux? un vol? Non, il avait seulement écrit une petite brochure de polémique religieuse, intitulée: Le plus court moyen d'en finir avec les Dissenters (1)
C'était une satire. Defoe était lui-même "Dissenter" ou dissident, et il avait déjà souvent mis sa plume au service de ses coreligionnaires contre l'intolérance de l'Eglise établie, la haute Eglise (High Church). Cette fois, par un raffinement d'art qui lui fut fatal, il avait eu la fantaisie d'écrire, sous l'anonyme, comme s'il eût été, au contraire, un partisan fanatique de la haute Eglise, voulant, à l'aide de ce rôle fictif, faire ressortir tout ce qui s'agitait de sentiments de haine contre les Dissenters dans une partie de la High Church. C'est un peu l'artifice qu'emploie Pascal contre les molinistes, dans ses Provinciales, en faisant parler un père jésuite qui dévoile naïvement toutes les erreurs de la célèbre société.
On peut encore, pour se bien rendre compte de la vraie situation où s'était placé Defoe, se figurer un huguenot qui aurait publié une brochure supposée écrite par un catholique, et demandant sans ambages l'extermination du parti protestant.
"Le plus court moyen, disait Defoe, est de couper la gorge à tout le parti des Dissenters."
On sait combien il excellait à donner un air de réalité à toutes ses inventions: en cette occasion, il n'y réussit que trop bien. Sa brochure eut un succès extraordinaire: les partisans exagérés de la haute Eglise, ne doutant pas qu'elle ne fût vraiment d'un des leurs, se montrèrent ravis. Par contre les Dissenters, dans la même illusion, se crurent sérieusement menacés, et éprouvèrent un incroyable effroi. Un des fidèles fervents de la haute Eglise, professeur à Cambridge, écrivit à son libraire:
"J'ai reçu le pamphlet qui en ce moment fait tant de bruit, Le plus court moyen contre les Dissenters, et je vous remercie. Je m'associe pleinement à l'auteur dans tout ce qu'il dit, et j'estime si haut son livre, qu'après la Bible et les Commentaires sacrés je le considère comme l'oeuvre la plus précieuse que je possède. Je prie Dieu d'inspirer au cœur de Sa Majesté la volonté de mettre à exécution ce que l'auteur conseille." (c'est à dire l'extermination de tous les Dissenters.)
Cependant, soit par suite d'indiscrétions,  soit par les réflexions que fit naître une lecture plus attentive, on ne tarda pas à reconnaître que l'auteur de la brochure était un Dissenter; et enfin on découvrit bientôt que cet auteur était Defoe. Alors, les partisans de la haute Eglise, mystifiés, irrités, crièrent au scandale, et demandèrent au gouvernement, qui était en ce temps aux mains des torys, d'exercer des poursuites sévères contre Defoe.
Pendant cette première explosion, Defoe essaya de se soustraire à une arrestation. Le 10 janvier 1703, la Gazette de Londres (London Gazette) donna son signalement et offrit une forte récompense à quiconque le découvrirait.
"Daniel De Foë, ou De Fooë (2) , est accusé d'avoir écrit un pamphlet scandaleux et séditieux, intitulé: The Shortest way with Dissenters. C'est un homme maigre, de taille moyenne, âgé d'environ quarante ans, de teint brun, et dont la chevelure est très-noire (mais il porte perruque); il a le nez crochu, le menton pointu, les yeux gris, et une large tache (ou signe) près de la bouche. Il est né à Londres, et a été pendant longtemps chaussetier (ou bonnetier) dans Freeman's yard, Cornhill. Il est maintenant propriétaire d'une fabrique de briques et de tuiles, près du fort de Tilbury, en Essex. Quiconque fera connaître la retraite dudit Daniel De Foë à un des principaux secrétaires d'Etat de Sa Majesté recevra immédiatement, d'après l'ordre de Sa Majesté, une somme de 50 livres (3)."
En attendant qu'il fût possible de se saisir de la personne de Defoe, la Chambre des communes condamna son livre à être brûlé par la main du bourreau dans la cour du nouveau palais; ce qui fut exécuté le 26 février 1703.
En même temps, l'imprimeur et l'éditeur furent emprisonnés. A cette nouvelle, Defoe se livra pour assumer toute la responsabilité à lui seul.
Il employa ses jours de captivité à composer une brève explication du récent pamphlet intitulé: "Le plus court moyen contre les Dissenters." Dans ce mémoire, il ne rétracte aucune de ses intentions: il y exprime son profond étonnement d'avoir suscité des passions extrêmes, non-seulement du côté de l'Eglise établie, mais encore du côté de ses propres coreligionnaires, qui se croyaient compromis par ses témérités. Il avait lieu, en effet, d'être réellement affligé des procédés des ministres Dissenters qu'il avait bien souvent défendus ou secourus, et qui refusèrent de venir le voir en prison et même de prier pour lui.
On l'engagea, imprudemment ou perfidement, à ne pas trop se défendre, à ne pas tirer parti des violences de divers écrivains de la haute Eglise à son égard, lui promettant à ce prix la grâce de la reine Anne, s'il ne préférait  qu'on le laissât s'échapper. Il fut trop crédule. Traduit devant le Old Bailey, déclaré par le jury coupable d'avoir composé et publié un libelle séditieux, il fut condamné " à payé à la reine une amende de deux mille marks (4), à être exposé trois fois au pilori, à rester prisonnier aussi longtemps qu'il plairait à la reine, et à donner caution pour sa bonne conduite future pendant sept années."
Après cette condamnation, on l'enferma à Newgate. Pendant les vingt jours qui s'écoulèrent entre son emprisonnement et son exposition publique, il composa deux ouvrages: Le plus court moyen pour parvenir à la paix et à l'union, par l'auteur du Plus court moyen contre les Dissenters, et une "Hymne au pilori". Ces deux opuscules parurent le 29 juillet 1703, le jour même où il fut d'abord exposé devant le Royal-Exchange, dans Cornhill. Le jour suivant, il fut exposé près de la Conduite à Cheapside, et le troisième à Temple-Bar.
Quelle manière de polémique! quelle réponse à un livre! quels arguments! Quand on relit aujourd'hui ces écrits qu'on flétrissait alors à l'égard des crimes les plus affreux, on est confondu d'étonnement et, toutefois, pour peu qu'on réfléchisse, on est obligé de reconnaître que de notre temps même, et à part le pilori dont sont exempts les assassins eux-mêmes,, les sentences de la justice contre les écrivains dont les opinions déplaisent aux partis en possession de l'influence et du pouvoir ne sont pas beaucoup moins rigoureuses. Mais il est bien constant (et cela seul devrait faire réfléchir les législateurs) que la conscience publique n'a jamais admis qu'il y eût justice à frapper de peines semblables des infractions à la loi si diverses, et à assimiler par la nature des châtiments un écrivain qui soutient son opinion, fût-elle fausse et erronée, à un voleur. C'est ce qu'on vit bien à l'occasion de l'exposition de Daniel Defoe.
Une foule nombreuse s'assembla devant le pilori, non pour jouir de la confusion de Defoe, non pour l'insulter, mais, au contraire, pour le consoler et l'applaudir. Ce n'étaient pas tous certainement des Dissenters, ces spectateurs bienveillants. Le sentiment qui les animait était simplement la haine de l'oppression et le désir de protester contre l'injustice ou l'exagération de la peine odieuse infligée à un honnête homme qui n'avait fait que défendre sa foi.
On était en juillet. Les femmes ornèrent le pilori de guirlandes de fleurs. On but à la santé du condamné et on lui offrit des rafraîchissements lorsqu'il fut détaché de l'infâme machine. On l'accompagna en poussant des vivats chaleureux jusqu'à la prison.
Dans les classes supérieures on fut moins généreux, et longtemps après, le célèbre doyen Swift, affectant, en parlant de Defoe, de ne pas se rappeler son nom, le désignait dédaigneusement par cette périphrase: "L'individu, vous savez, qui a été au pilori."
Pope suppose à tort qu'on avait coupé les oreilles à Defoe, et en rit méchamment.
L'Hymne au pilori se répandit avec rapidité dans la ville entière. Plusieurs éditions se succédèrent en peu de temps. C'était une fière protestation, et il est presque incroyable que l'on n'y ait pas trouvé le motif d'une nouvelle condamnation contre Defoe. On y remarque, par exemple, ces mots:

Dites aux hommes qui l'ont mis dans cette place
Qu'ils sont les scandales du temps;
Qu'il leur est impossible de prouver qu'il est coupable,
Et qu'il ait commis un crime.

Après les trois expositions, Defoe resta enfermé à Newgate jusqu'au mois d'août 1704, c'est-à-dire pendant plus d'une année. En ce temps, Newgate, comme toutes les autres prisons, était loin d'être ce qu'elles sont devenues, en Angleterre et ailleurs, par suite du grand mouvement de charité dont l'honneur revient en partie à Howard. On ne séparait les condamnés ni d'après leur sexe, ni selon la nature de leurs crimes, et l'on s'inquiétait fort peu de leur hygiène ou de leur nourriture. On admettait même comme normale, sous le nom de "maladie des prisons", une maladie endémique particulière qui n'était que la conséquence de la malpropreté, du mauvais air, et de l'usage d'aliments malsains. Il semble cependant probable que Defoe parvint à obtenir une cellule où il se livra à ses travaux avec son ardeur habituelle. Le nombre de ses œuvres de controverse et autres, pendant sa captivité, s'éleva à plus de vingt, et fait plus extraordinaire encore, ce fut de l'intérieur de Newgate qu'il fonda une revue ou feuille hebdomadaire de forme in-4°, dont le premier numéro parut le 19 février 1704. Mais, quelle que fût son activité littéraire, Defoe, prisonnier, eut peine à faire vivre sa famille; il avait une femme et six enfants et il ne pouvait compter pour les soutenir sur aucun autre moyen que sa plume. Tandis qu'il était ainsi privé de la liberté, sa tuilerie qui, depuis la mort du roi Guillaume, avait été sa principale source de revenu, fut abandonnée; d'après son estimation, son emprisonnement lui fit perdre mille cinq cents livres (37.500 fr.) (5)
Toute la vie de cet auteur est, du reste, assez étrange. On n'en pourrait guère citer aucune qui ait été plus agitée et, en somme, moins heureuse. Defoe ne répond guère à l'idée qu'on serait tenté de se former de son caractère d'après son oeuvre la plus célèbre. Nous parlerons de lui plus longuement en quelque autre occasion: ses malheurs ne se sont pas terminés avec sa vie; il n'y a pas longtemps, on lui a contesté jusqu'à l'honneur d'avoir écrit Robinson Crusoé; mais, sans nous engager ici dans l'examen de ce doute inattendu, nous pouvons dire qu'il n'a pas paru fondé et qu'on ne saurait sérieusement en tenir compte.

(1) The Shortest way with the Dissenters, or Proposals for the establisment of the church, London, 1702.
Johnson donne cette définition du Dissenter: " Celui qui, par quelque motif que ce soit, refuse d'être en communion avec l'Eglise anglaise." Mais c'est là une définition générale et se rapportant à la fois aux Presbytériens, Indépendants, Baptistes, Quakers, etc. On donnait plus particulièrement le nom de Dissenter à toute une Eglise séparée de l'Eglise officielle.
(2) Le père de l'auteur de Robinson Crusoé s'appelait Foe, et l'on n'a jamais bien su par suite de quelle circonstance était survenu le De; mais assurément ce n'était nullement en vue, comme on fait en France, de se donner une apparence de noblesse.
(3) 1.250 francs; mais, pour le temps, la somme représentait beaucoup plus, environ 6.000 d'aujourd'hui.
(4) Le mark vaut 13 shillings et 4 pence, soit environ 16, 50 fr. Cette amende était énorme.
(5) Observons encore qu'il faut quintupler cette somme pour en apprécier la valeur. C'est l'avis du savant M. Collier que la valeur de l'argent des règnes d'Elisabeth et de Jacques 1er équivaut à cinq fois sa valeur actuelle.

Le magasin pittoresque, septembre 1870.