Translate

samedi 30 mai 2020

Le nœud de l'aiguillette.

Le nœud de l'aiguillette.


I

Une reine de Perse, voyant qu'on "tourmentait" un cheval, demanda ce qu'on lui faisait; on lui répondit, avec force périphrases, qu'on voulait le rendre hongre. - "Que de mal on se donne! répliqua-t-elle; faites-lui boire du café, et vous arriverez au résultat que vous cherchez." (1)
On connait la fameuse thèse soutenue, en 1695, à la Faculté de médecine de Paris, et dont l'auteur prouvait jusqu'à l'évidence que l'habitude du café rendait les hommes inhabiles à engendrer, et les femmes à concevoir.
Pour justifier cette propriété attribuée au café, de rendre frigides ceux qui en font un abus, on cite l'exemple de Voltaire, qui on le sait, usait plus que de raison cet excitant cérébral, ce qui ne l'empêcha pas d'atteindre un âge avancé, mais ce qui l'aurait, d'assez bonne heure, considérablement refroidi à l'égard du sexe.
Il ne s'en montra pas moins fort jaloux des femmes qu'il aimait, témoin Mme du Châtelet*. Un des biographes les plus autorisés du philosophe a rapporté une curieuse conversation, au cours de laquelle Mme du Châtelet, rappelant à Voltaire son "insuffisance" finit par lui faire accepter d'avoir pour suppléant son ami Saint-Lambert, de préférence à un étranger. Voltaire se laissa persuader, et un nouveau ménage à trois s'établit ce jour-là. C'est la même Mme du Châtelet qui, se trouvant enceinte du fait de Saint-Lambert, s'était rapprochée, pendant quelques jours de son mari, pour obtenir de son époux au moins l'apostille.
- Quel besoin a-t-elle donc, dit un mauvais plaisant, d'aller voir son mari?
- Sans doute une envie de femme grosse, riposta une autre bonne langue.
Cette réputation anaphrodisiaque du café est d'ailleurs fort ancienne. Quelques auteurs ont même nommé le café potus caponum (liqueur des chapons).
L'alcool, qui a eu longtemps la réputation d'augmenter les désirs, n'aurait cette action que d'une façon tout à fait éphémère: " Il diminue la résistance aux tendances perverses (Marie Manacéine, Forel, etc.) qui sont plutôt liées à l'impotence; l'absence de désirs vient bientôt.
Dans l'alcoolisme, comme dans la neurasthénie en général, les désirs sexuels sont quelquefois augmentés pour un temps, mais la puissance est généralement diminuée." (2)
Le tabac a également été incriminé, le docteur Le Juge de Segrais s'est chargé du réquisitoire contre l'herbe à Nicot. Ce confrère tabacophobe a nettement accusé la cigarette de produire l'anaphrodisie, et il a rapporté à l'appui plusieurs faits tirés de sa pratique personnelle. Dans plusieurs de ces cas, il a suffi de conseiller aux malades de cesser de fumer, pour voir leur appétit vénérien revenir.(3)
N'est-il pas à propos de rappeler que l'on trouve mentionnée cette curieuse propriété du tabac dans un livre du seizième siècle (4), dont l'auteur rapporte qu'en Amérique, les femmes s'abstiennent de l'usage du tabac (5), parce qu'elles croient qu'il empêche la conception et les désirs charnels?
On comprend mieux que les lésions de la moelle épinière, qui affectent directement ou indirectement le centre génital, puisse produire cette anesthésie spéciale, qu'on observe encore dans certains cas de lésions de l'écorce du cerveau, notamment dans la paralysie générale progressive.
Ce que réalisent les lésions grossières et permanente de l'écorce, des troubles de la nutrition peuvent le reproduire, comme on le voit dans l'hystérie, l'hypocondrie, la mélancolie (Féré). Mais c'est surtout dans la neurasthénie, ou plutôt dans les états neurasthéniques (6), que s'observe une diminution marquée de l'activité génitale. Ces malades sont sensibles, plus que tous les autres, à la suggestion sexuelle et restent en inhibition; ils éprouvent, comme on l'a dit, une véritable syncope génitale (7), quand ils ont l'appréhension de ne pas arriver à leurs fins, soit parce qu'ils ont échoué peu auparavant, soit parce qu'ils pensent trop à l'acte qu'ils vont accomplir.
Tardieu a raconté l'histoire d'un individu qui avait beaucoup de mal à arriver au résultat désiré, mais qui, une fois cependant, avait réussi complètement. Il se trouvait alors dans une mansarde et avait aperçu, pendu à la fenêtre d'en face, un bonnet de femme qui séchait; pendant la consommation de l'acte sexuel, son attention avait été attiré sur ce bonnet, et c'est ce qui lui avait permis de réussir. Or, depuis cette époque, toutes les fois qu'il voulait se livrer à la même manœuvre, il se munissait d'un bonnet, qu'il accrochait dans un coin de la chambre.
Nous en avons assez dit pour montrer que la neurasthénie se trahit souvent par des troubles de la sexualité, plus fréquents chez l'homme que chez la femme. Ces troubles consistent principalement en une excitabilité excessive, coïncidant avec une impuissance d'abord relative, quelquefois absolue, et s'accompagnant de perversions diverses.


(1) Improvisateur, t. III, p. 397. Le café est accusé depuis longtemps de produire de pareils effets (Cf. Linné, dans sa dissertation, Potus coffeæ, Amœn. acad., t. VI). Murray (Apparat. médic., t.I, p. 565) cite en preuve le témoignage d'Oléarius, Itinerar persic. p. 578 et de Hecquet, Traité des Dispenses du Carême, Paris 1709, p. 495, livre dévot qu'on lisait au réfectoire des religieuses à Port-Royal. Celles-ci se montrèrent si scandalisées de certains détails, que l'auteur dut les supprimer dans les éditions ultérieures.
(2) Féré, l'Instinct sexuel.
(3) M. Le Juge de Segrais a rappelé à ce propos, les expériences faites par M. Georges Petit, secrétaire général de la Société contre l'abus du tabac, sur un grand nombre d'animaux, chiens, cobayes, lapins, qui furent, les uns soumis à l'action de la fumée du tabac, d'autres traités par des lavements à la nicotine. Il en résulta, chez quelques-uns, une intoxication aiguë, et leurs testicules furent trouvés congestionnés, les tubes séminifères étant le siège d'une prolifération cellulaire abondante et d'une desquamation épithéliale. Chez d'autres, on observe une intoxication chronique; chez ceux-ci, les testicules étaient atteints de sclérose atrophique, les vésicules séminales étaient flétries et l'on n'y pouvait découvrir un seul spermatozoïde.
(4) Ce livre a été publié, en 1558, par un explorateur français, André Thevet, sous ce titre: "Les singularitez de la France antarctique autrement nommée Amérique et de plusieurs terres et isles découvertes de notre temps."
(5) On avait remarqué, il y a déjà longtemps, que son emploi trop abusif, en poudre, en mastication, ou en fumée, est contraire à la fonction sexuelle, comme les autres plantes solanées (Ephem. nat. eur., déc. III, an I, obs. 4 et Nov. act. nat. eur.; t. IV, obs. 59)
(6) Cf., dans la Revue internationale de médecine et de chirurgie, 1903 (ou 1902), une clinique du docteur Lemoine sur les "états neurasthéniques".
(7) Le mot a été crée par le docteur Marc, médecin de Louis-Philippe.


II

Les anciens (1), ne sachant qui rendre responsable de ces défaillances imprévues, que des hommes, en apparence vigoureux, éprouvaient temporairement, eurent tôt fait de les attribuer à quelques maléfices, à quelque herbe malfaisante, que l'infortuné avait dû absorber à son insu. Certaines femmes passaient à leurs yeux pour rendre les hommes impropres au service de Vénus, grâce à des sortilèges dont elles détenaient le secret. Ces sortilèges, Platon va nous dire ce que les Grecs désignaient sous ce nom.
Dans le livre II des Lois, le philosophe conseille à ceux qui se marient, de prendre garde à ces charmes ou ligatures, qui troublent la paix des ménages, et dans le livre IX il ajoute, qu'il y a une espèce de maléfices qui, "grâce à certains prestiges d'enchantements et de ce qu'on nomme ligature, persuadent à ceux qui ont l'intention de faire du mal aux autres, qu'ils peuvent en faire par là, et à ceux-ci, qu'en usant de ces sorte de maléfices, on leur nuit réellement."
Il est très difficile, ajoute-t-il prudemment,  de savoir exactement ce qu'il y a de vrai en cela, et quand on le saurait, il ne serait plus aisé de convaincre les autres. Il est même inutile d'essayer de prouver à certains esprits fortement prévenus, qu'ils n'ont pas à s'inquiéter de "petites figures de cire", qu'on aurait mises soit à leur porte, soit dans les carrefours ou sur le tombeau de leurs ancêtres, et de les encourager à en faire mépris, parce qu'ils ont une foi confuse à la vertu de ces maléfices...
"Celui qui se sert de charmes, d'enchantements et de tout autre maléfice de cette nature, pour nuire par de tels prestiges, s'il est devin ou versé dans l'art d'observer les prodiges, qu'il meure.
Si, n'ayant aucune connaissance de ces arts, il est convaincu d'avoir usé de maléfices, le tribunal décidera ce qu'il doit souffrir dans sa personne ou dans ses biens."
Platon admettait, dans certains cas, les circonstances atténuantes; mais les Athéniens, qui avaient les sorciers particulièrement en horreur, les condamnaient le plus souvent à mort, sans même recourir aux formes employées dans le jugement des autres citoyens. (2)
" Que dois-je croire?, s'écrie Tibulle, au sortir sans doute de chez une de ces sagæ, sorcières, devineresses ou avorteuses, prêtes en un mot pour toutes les louches besognes; elle m'a dit qu'elle pouvait paralyser mon amour par ses enchantements et par ses philtres." Et le poète était moins rassuré qu'il ne voulait le paraître.
Pauvre Tibulle! sa mésaventure mérite d'être contée.
Son amie, Délie, étant tombée malade, le voilà tout en émoi. Ce n'était pourtant rien de grave, à en juger par l'efficacité du traitement qu'il mit en pratique: trois fois autour de la couche de la belle, il "promena" le soufre purificateur. Après qu'une vieille eut prononcé ses incantations magiques, il écarta les songes funestes en offrant aux dieux un pieux tribut de farine et de sel. La guérison s'en suivit.
Mais le poète devait être bien mal récompensé de ses soins, tant il est vrai que l'ingratitude est de tous les temps: la volage Délie, à peine rétablie, se mit à le tromper à bouche que-veux-tu, et Tibulle de se lamenter, de maudire la perfide:
"Plus d'une fois, avoue-t-il, je serrai une autre femme dans mes bras, mais, au moment heureux, Vénus me rappelait Délie et trahissait mon ardeur. Alors cette belle abandonnait ma couche, disant qu'on m'avait jeté un sort, et, j'en rougis, elle racontait ma honteuse aventure." (3)
Tibulle, en un mot, se croyait enchanté, et cette autosuggestion suffisait à paralyser son essor génital.
Ovide s'était trouvé dans la même position fâcheuse que son ami Tibulle auprès de sa maîtresse Corinne. Mais c'était tout à fait contraire à ses habitudes, et il a bien soin d'y insister, pour qu'aucun doute ne reste dans nos esprits. Il n'était, à l'entendre, qu'un poison subtil pour avoir produit en lui un tel changement, à moins qu'on ne l'eût envoûté.
Un envoûtement, déjà?
Nous vous avons mis sous les yeux le passage de Platon où il est question de "figures de cires"; mais Ovide est plus explicite encore. Lisez plutôt:
"Est-ce que la vertu magique d'un poison thessalien qui engourdit aujourd'hui mes membres? Est-ce un enchantement, une herbe vénéneuse, qui me réduit à un si triste état; ou une sorcière aurait-elle gravé mon nom sur de la cire rouge, et m'aurait-elle enfoncé des aiguilles minces dans le foie?" (4)
Ceci semble bien prouver qu'au temps d'Ovide, les "enchanteurs" avaient recours à une figure de cire. Ils l'entouraient de cordons et de rubans de différentes couleurs, puis prononçaient sur sa tête des conjurations, en serrant les cordons l'un après l'autre.
Ovide s'abusait évidemment, et Tibulle, si inquiet pour son propre compte, trouve,  pour le rassurer; des arguments très plausibles.
" Ce n'est pas, lui dit-il, un enchantement, ce ne sont pas des herbes malfaisantes qui t'ont ensorcelé pendant la nuit. La véritable cause de ton malheur, c'est d'avoir trop souvent touché le corps de ta maîtresse, de l'avoir tenu dans des embrassements trop prolongés, de t'être plu à son contact."
La raison que donne Tibulle de la frigidité passagère d'Ovide nous paraît des plus acceptables. Quelques jours ou plutôt quelques nuits de repos auraient suffi pour amener la guérison. Mais on croyait, en ce temps-là, qu'il fallait se soumettre à certaines pratiques.
Ces pratiques, nous les connaissons, en partie du moins, grâce à Apulée, qui nous en a laissé une curieuse description dans ses Métamorphoses.
" Prenez, écrit le philosophe, sept tiges de pied-de-lion*, séparées de leurs racines, et faites-les bouillir dans l'eau au déclin de la lune. Lavez le patient avec cette eau, à l'entrée de la nuit, devant le seuil de sa porte hors de sa maison; et lavez-vous-en aussi, vous qui lui rendez cet office. Brûlez ensuite de l'herbe d'aristoloche*, parfumez-en l'homme et rentrez tous deux à la maison, sans regarder derrière vous, et il sera incontinent délivré ou délié." (5)
Le procédé était relativement facile à mettre en pratique; celui qu'indique Pétrone (6) était plus compliqué. C'est toute une scène de magie à laquelle "l'arbitre des élégances" va nous faire assister.
"La vieille tire de son sein un réseau, tout bigarré de fils retors, qu'elle attache autour de son cou. Ensuite, elle pétrit avec sa salive la poussière qu'elle prend sur le doigt du milieu, et, malgré ma répugnance, mon front en est stigmatisé. Elle invoque le dieu des jardins et m'ordonne de cracher trois fois, de jeter par trois fois dans mon sein de petits cailloux qu'elle a magiquement préparés et teints de pourpre; puis ses mains interrogent l'organe malade.
Celui-ci, plus prompt que la parole, obéit à l'appel et remplit les mains de la vieille. Alors, tressautant de joie: "Tu vois, dit-elle, tu vois... mais ce n'est pas pour moi que j'ai fait lever le lièvre."
Lever le lièvre est plutôt joli. Après cela, Pétrone pouvait se dire... un fameux lapin!...

(1) Voyez l'histoire d'Amasis, dans Hérodote, l. II, par.181, p. 131, édit Didot et Pétrone, fragment CXXVIII.
(2) Docteur J. Regnault, La Sorcellerie, p. 44-45.
(3) Nous venons d'emprunter la traduction de Ménière, mais nous donnons ci-dessous le texte même, pour les lecteurs épris de latinité:

Sæpe aliam tenui; sed jam, quum gaudria adirem,
Admonuit dominæ deseruitque Venus
Tune me devotum descendens femina dixit,
Et pudet, et narrat scire, nefanda mea.
(4) Ovide, Les Amours, liv. III, élég. VII.
(5) Apulée, De herba a um virlulibus historia.
(6) Satyricon, CXXXI.


III

Alfred de Vigny et Michelet, chacun de leur côté, se rappelant les curiosités indiscrètes de l'Eglise, l'analyse qu'elle a faite des passions et en particulier de l'amour, ont pu dire, le premier que le roman "est né de la confession"; le second que Manon Lescaut, ce type des romans pervers, n'était rien d'autre qu'un commentaire des cas de conscience. Louis Ulbach, qui rappelle ces deux opinions d'auteurs célèbres, y ajoute une remarque singulière: tous les papes, dit-il, qui ont mis le nez dans ces questions légèrement scabreuses, se trouvent marqués du chiffre 3. Ce sont, en effet, Grégoire III, Alexandre III, Luce III, Innocent III, Célestin III, Honorius III. Ce nombre impair, qui plaît aux dieux, aurait-il une vertu spéciale pour rendre les papes particulièrement experts à résoudre ce genre de problèmes?
Ce nombre 3 semble avoir été une véritable obsession pour les souverains de l'Eglise. Ainsi, selon les théories canoniques, la femme n'a de chance d'obtenir la nullité du mariage, quand même elle prouverait sa virginité, que si son mari est "inutile" par vice de conformation ou par frigidité flagrante. Encore faut-il trois ans de cohabitation, après lesquels une visite peut être ordonnée.
Le pape Honorius trois ordonnait aux maris et aux femmes, "précipités en telle plainte, de faire pénitence"; après quoi, au bout de trois ans, si la patience et la pénitence n'avaient rien produit, si la femme était reconnue intacta virgo, le mariage était déclaré nul.
Dans la plupart de ces cas, la frigidité était due, au moins le croyait-on, à un maléfice. Ainsi, l'Eglise (1) lançait-elle des anathèmes contre ceux qui usaient de ces manœuvres diaboliques. Les conciles les frappaient des peines les plus sévères, notamment celui qui se réunit à Melun en 1579. Le rituel d'Evreux de 1621 interdit aussi cette pratique superstitieuse et déclara excommunié ipso facto tous ceux qui s'y livraient.
Le rituel de Reims, en 1677, excommunia également "tous les sorciers et sorcières, devins et devineresses, et ceux qui, par ligatures et sortilèges empêchent l'usage et la consommation du mariage."
Les magistrats ne craignirent point non plus de punir "cette méchanceté" de la peine capitale; le Parlement de Paris la prononça en 1582 et en 1587; en 1718, il y eut un noueur d'aiguillette brûlé par ordre du Parlement de Bordeaux (2).
Un jurisconsulte du temps de Henri IV, Bodin, trouve qu'un crime aussi atroce ne saurait être trop rigoureusement châtié; il fait observer que les noueurs "sont cause des adultères et paillardises qui s'en suivent, car ceux qui sont liés, brûlant de cupidité l'un après l'autre, vont adultérer." Le même, dans son Traité sur la démonologie, se lamente sur les ravages et l'étendue du mal.
" De toutes les ordures de la magie, il n'y en a point de plus fréquentes partout, jusqu'aux enfants qui en font métier avec telle impunité et licence qu'on ne s'en cache point, et plusieurs s'en vantent... la pratique en est aujourd'huy plus commune que jamais, veu que les enfants mesme se meslent de nouer l'aiguillette, chose qui mérite un chastiment exemplaire..." écrit Boguet, sous le règne de Henri IV. (3)
Pierre de Lancre, un contemporain de Boguet, nous apprend que la terreur de ce maléfice est si répandue au commencement du dix septième siècle, que la plupart des mariages se célèbrent en grand secret et comme à la dérobée. (4)
Nous ne nous attarderons pas à dénombrer et à détailler par le menu tous les modes de ligature vénérienne; ils dépassent la cinquantaine, si l'on en croit Bodin. (5)
On pouvait lier pour un jour, pour un an ou à perpétuité.
Le nom que l'on donnait à ces noueurs d'aiguillettes est caractéristique et porte, pour ainsi dire, sa date avec lui. Les hauts de chausses étaient alors habituellement lacés par devant, et quand les deux bouts du cordon qui les fermait venaient à s'emmêler et à se nouer l'un dans l'autre, on ne pouvait plus se déshabiller; un fait matériel était devenu logiquement une figure de rhétorique
Le rite le plus usuel, pour cette ligature, s'accomplissait communément à l'église, pendant la cérémonie nuptiale. Ce rite était des plus simples.
Après s'être muni d'un lacet, on assistait à la célébration du mariage. Lorsque les anneaux s'échangeaient, on faisait au lacet un premier nœud; on en faisait un second au moment où le prêtre prononçait les paroles essentielles au sacrement, enfin, quand les époux étaient sous le drap, on en faisait un troisième, et l'aiguillette était nouée.
Un autre procédé consistait à entrelacer les doigts de ses mains tordues, la paume en dehors; on commençait par le petit doigt de la main gauche et l'on continuait lentement, jusqu'à ce que les deux pouces se rejoignissent: alors le charme était parfait;
Ce rite devait s'accomplir dans l'église, au moment où le mari présentait l'anneau à sa femme. (6)
Nombre d'auteurs (7), fort experts en magie noire, ont pris la peine de faire connaître les méthodes dont usaient les noueurs d'aiguillette; mais, comme dit Thiers, "l'honnêteté ne permet pas de les marquer ici."
L'abbé Thiers, ennemi de toute superstition, ne va pas cependant jusqu'à révoquer en doute l'existence d'un semblable sortilège: "Ce n'est pas, dit-il, un maléfice imaginaire et fantastique, il est réel et effectif."
Le jurisconsulte Fevret, invoquant, de son côté, l'expérience journalière, ajoute: " Il est aussi aisé, par cet art magique, de rendre un homme impuissant à l'art du mariage, comme il est facile, par sortilège, de nouer la langue et ôter l'usage de la parole, arrêter en un instant la course des chevaux, fixer et encheviller les rouages d'un moulin, charmer le canon de l'arquebuse d'un chasseur et choses semblables que les sorciers font à l'aide du démon."

(1) Dans une ordonnance rendue par l'archevêque de Lyon (imprimée chez Pierre Rigaud, en 1614, in-8), on lit que "Monseigneur se réserve à lui, ou à ceux auxquels il en donnera le pouvoir, l'absolution de tous sorciers, enchanteurs, devins et magiciens... de ceux qui nouent l'aiguillette et empêchent la consommation du mariage." Lyonnaisiana, par G. Véricel, p. 110.
(2) Salgues, Des erreurs et des préjugés répandus dans la société, t. I, p. 173.
(3) Discours exécrable des sorciers; Lyon, Rigaud, 1610, in-8, p. 212.
(4) Stanislas de Guaita, Essais des sciences maudites, t. II, p. 197.
(5) L'abbé J.-B. Thiers, dans son Traité des superstitions qui regardent les sacrements, consacre à la question de nombreuses pages; (V. notamment le tome IV)
(6) St. de Guaita, loc. cit.
(7) Sprenger, dans le Maleus maleficorum; Crespet, De la haine de Satan contre l'homme; Delrio, Disquisitiones magicæ; Miolaus, Dies canicularii, colloq. III, etc.


IV

La plupart des moyens par lesquels on croyait échapper à cette incantation étaient plus absurdes les uns que les autres.
Une méthode recommandée par des personnes habiles consistait à réciter à rebours un des versets du psaume Miserere, et à prononcer trois fois le nom et le surnom des deux nouveaux mariés, en formant un nœud la première fois, en le serrant un peu la seconde et en le nouant tout à fais la troisième. On pouvait aussi faire trois nœuds à une corde en disant: Ribal, Nobal, Zanarbi, lorsque le prêtre donne la bénédiction nuptiale.
Certains maris avaient imaginé, contre un si désagréable accident, de mettre du sel dans leur poche ou dans leur chaussure, en allant se marier; de passer sous le crucifix sans le saluer, au moment de la bénédiction nuptiale; ou d'uriner trois fois dans l'anneau conjugal en disant: In nomine Patris; ou encore de faire acte de mari avant la célébration du mariage. (1)
Tous les moyens semblaient bons pour se soustraire à cette fâcheuse position conjugale. C'est pour cela qu'on frappait avec des bâtons la tête et la plante des pieds des mariés, pendant qu'ils étaient agenouillés sous le poêle: le remède pouvait être plus violent que le mal.
D'autres maris se contentaient de faire bénir deux ou trois anneaux et même jusqu'à cinq, destinés tous ensemble au doigt annulaire de l'épousée; ou bien, ils recommandaient à celle-ci de laisser tomber l'anneau, quand on le lui présenterait; ou encore, ils faisaient célébrer les épousailles en cachette, la nuit, dans quelque chapelle basse et fermée, de sorte qu'il n'y avait à la bénédiction nuptiale que des assistants exempts de tout soupçon.
Ce qui paraîtra incroyable, c'est que des hommes tels que Paracelse et Ambroise Paré aient ajouté foi à de pareilles billevesées. Passe pour Paracelse, mais Paré (2), ce chirurgien illustre entre tous! Il est vrai qu'il n'en fut pas de plus crédule.
" Il n'en faut pas douter, écrit l'excellent Ambroise, qu'il n'y ait des sorciers qui nouent l'aiguillette à l'heure des épousailles, pour empêcher l'habitation des mariés, desquels ils se veulent venger meschamment pour semer discorde, qui est le vray métier et office du diable."
Delrio (3) dans ses Disquisitions magiques observe que ce maléfice tombe plus souvent sur les hommes; qu'y ayant plus de sorcières que de sorciers, les hommes se ressentent, plutôt que les femmes, de la malice de ces magiciennes.
On peut, en effet, citer nombre de personnages historiques qui ont été maléficiés, et tous appartiennent au sexe laid.
Pierre le Cruel, roi de Castille et de Léon, est empêché, par les charmes de sa concubine, Maria Padilla, d'accomplir son mariage avec Blanche sa femme.
Ludovic Sforza empêche, par des sortilèges, son neveu, Louis Galeas, duc de Milan, de cohabiter conjugalement avec la duchesse Isabelle.
Jean, comte de Bohème, est frappé d'impuissance la nuit de ses noces, etc.
Au seizième siècle, le siècle de Rabelais et de Montaigne, les juges eux-mêmes croyaient ferme comme roc à toutes ces inepties, témoin l'histoire rapportée par Bodin, et qui se passait en 1560.
Le juge criminel de Niort, sur la déclaration d'une nouvelle épousée, qui accusait sa voisine d'avoir lié son mari, avait fait mettre en prison cette enchanteresse, la menaçant de ne l'en faire sortir que si elle déliait ceux qu'elles avait noués. "Deux jours après, la prisonnière manda aux mariez qu'ils couchassent ensemble. Aussitôt, le juge, estant averty qu'ils estoient déliés, lascha la prisonnière." (4)
Cent ans plus tard, on parlait encore du nœud de l'aiguillette. "J'ai vu, écrit le docteur Dumont,  en lisant l'un des nombreux mémoires qui racontent la vie privée du dix-septième siècle, que le fameux comte de Guiche, n'ayant pu faire honneur au rendez-vous que lui avait assigné la comtesse d'Olonne, en écrivait en ces termes à son ami M. de Vineuil:
" Je ne comprends pas une si extraordinaire faiblesse chez une partie par laquelle j'ai été jusqu'ici une espèce de chancelier."
Le mot est piquant. Combien se vantent d'être des "chanceliers", qui ne sont que de "pauvres hères en amour"! comme disait je ne sais plus qui, Rabelais peut-être.
René de la Bigotière, sieur de Parchambault, auteur des Commentaires sur la coutume de Bretagne et président aux enquêtes du parlement de cette province, dit en son livre, imprimé à Paris en 1702, qu'il a vu plusieurs fois se développer des accusations de magie par-devant la Cour, mais sans y avoir trouvé de fondement, "fors (excepté) qu'on a vu des misérables se vanter d'avoir l'art d'empescher la consommation du mariage pour s'attirer des présens et qui l'empeschoient en effet par l'impression qu'ils faisoient sur l'imagination des personnes mariées." Le magistrat ajoute qu'il n'a puni ces sortes de gens qu'en les exposant publiquement, avec l'inscription sur le front d'affronteur public. (5)
Dulaure, qui écrivait au commencement du siècle dernier, assure qu'il existait encore, peu de temps avant la Révolution, dans le département de l'Allier, un fascinier, nommé Gabriel Roux, dit Damiens. Il était métayer au lieu du Petit-Clos, canton de Chambon, commune de Châtelet. Il fut tué, le 11 fructidor an X, par un meunier qui, marié depuis trois ans et ne pouvant avoir d'enfant, accusait Roux de l'avoir ensorcelé. (6)
Il n'y a pas encore bien longtemps, écrivait le professeur Brissaud (7) il y a quelques années à peine que le phimosis était attribué aux maléfices des noueurs d'aiguillettes. ces sorciers "qui empeschent que l'homme n'a rendu son urine, ce qu'ils appellent cheviller", ont joué un grand rôle dans l'histoire des superstitions.
Il va sans dire que, dans beaucoup de cas d'impuissance génitale, le phimosis n'est pour rien; mais il n'en est pas moins vrai que l'étymologie du mot phimosis (8) explique en grande partie la signification moderne d'aiguillettes nouées.

(1) P. Lacroix (Bibliophile Jacob), Croyances populaires au moyen âge.
(2) A. Paré, Chirurgie, l. XVIII, c. XLIII.
(3) "Il n'y a point aujourd'hui de maléfice plus commun ou plus fréquent que cestuy-cy, s'écrit Delrio, qui écrivait, en 1598, de sorte qu'à peine oseroit-on en quelques endroits se marier en plein jour, de peur que quelques sorciers ne charment les mariez, ce qu'ils font en prononçant quelques mots... et nouant cependant quelque aiguillette avec lesquelles ils pensent nouer les conjoints pour tel temps qui leur plaist.
Qu'ils ayent ceste puissance... il se prouve tant par l'authorité des canons et commune opinion des théologiens que par les pratiques de l'Eglise, laquelle a coustume, après l'expérience vaine de trois ans et le serment de sept tesmoins, signé de leur main, , de séparer ceux qui sont ainsi maléficiez." Les Controverses et recherches magiques de Martin del Rio, p. 414.
(4) Desmazes, les Pénalités anciennes, p. 132.
(5) Documents de criminologie rétrospective, par les docteurs Corre et Aubry; Lyon et Paris, 1895, p. 522.
(6) Dulaure, Des Divinités régénératrices relatives à l'anatomie, etc. édition Lisieux, p. 252.
(7) Hist. des expressions populaires relatives à l"anatomie, etc. Paris, Chamerot, 1888.
(8) φιμωσιζ, état d'une chose liée.


V

Vous avez vu qu'on s'était, de bonne heure, préoccupé de forger des armes contre l'esprit malin, contre ces suppôts de Satan, qui semblaient prendre plaisir à se jouer de toutes les menaces dirigés contre eux; mais on n'aurait pas un instant songé à une maladie, à un trouble de l'imagination: le diable seul était capable de pareils artifices.
L'Eglise, après avoir recherché et décrit avec soin tous les sortilèges analogues sous le titre de la décrétale De frigidis et maleficiatis, anathématisait les auteurs, agents et instigateurs de ces superstitions détestables, non seulement les sorciers et magiciens, mais encore quiconque oserait, dans une perverse intention, "tourner les mains en dehors et enlacer les doigts les uns dans les autres, quand l'époux présente l'anneau à l'épouse; lier la queue d'un loup, en nommant les mariés; attacher certains billets, certains morceaux d'étoffe, aux habits des époux; toucher ces époux avec certains bâtons faits dans certain bois; leur donner certains coups dans certaines parties du corps; prononcer certaines paroles en les regardant; faire certains signes avec les mains, les doigts, la bouche, les pieds, etc."
Quant aux superstitions qui avaient pour but de dénouer l'aiguillette, elles étaient aussi nombreuses et aussi singulières que celles qui servaient à nouer. L'Eglise ne les autorisait pas davantage. Voici les plus communes:
1° mettre deux chemises à l'envers le jour des noces.
2° placer une bague sous les pieds de l'époux pendant la cérémonie.
3° dire trois fois en se signant: Ribald, Nobal et Varnobi.
4° faire dire, avant la messe de mariage, l"évangile de saint Jean, In principio.
5° frotter de graisse de loup les montants de la porte du logis nuptial.
6° percer un tonneau de vin blanc et faire couler le premier jet dans l'anneau de mariage.
7° uriner dans le trou de la serrure de l'église où le mariage a été célébré.
8° prononcer trois fois Yemon avant le lever du soleil.
9° écrire sur un parchemin neuf, dès l'aube: A igazirtvor etc.
D'autres professaient gravement (1) que l'oiseau appelé picvert était un souverain remède contre le sortilège de l'aiguillette nouée, pourvu qu'on le mangeât rôti, à jeun, et avec du sel béni.
Que si l'on respirait la fumée de la dent brûlée d'un homme mort depuis peu, on était pareillement délivré du charme; le même effet se produisait, si l'on introduisait du vif-argent dans un chalumeau d'avoine ou de froment, et qu'on le mit sous le chevet du lit où devait coucher le maléficié.
Si l'homme et la femme sont tous deux sous l'influence du charme, il fallait, pour en être guéri, que l'homme rendit ses urines à travers l'anneau nuptial, que la femme devait tenir pendant l'opération.
Combien de seings, d'anneaux, d'amulettes, de sachets, de talismans, de caractères, de phylactères, de remèdes particuliers mis en oeuvre autrefois, soit pour empêcher la conjonction charnelle (2), au temps des noces, soit pour se défendre de ces diableries (3)!
Paracelse (4) recommandait d'écrire, avant le lever du soleil, des mots qui n'appartenait à aucune langue, sur du parchemin vierge; ou de se faire forger une fourche, un jour de dimanche, avec un fer à cheval trouvé par hasard et prononcer en même temps quelques paroles cabalistiques.
Mais quelques-uns de ces moyens de conjuration, bizarres en apparence, s'expliquent trop naturellement par des croyances que l'antiquité avait professées, pour n'avoir pas une valeur traditionnelle. Ainsi, il fallait porter sur soi du sel, l'ancien préservatif de toutes les corruptions (5); manger soit un foie de poisson, sans doute en souvenir de l'histoire du jeune Tobie (6), soit de la joubarbe (7), plante consacrée à Jupiter, qui devait, à ce titre, neutraliser les mauvais vouloirs des esprits moins puissants ou suivre à la lettre la recette de Pline et frotter la porte de la chambre nuptiale avec de la graisse de loup. (8)
Le sorcier avait-il quelque teinte d'astrologie, il savait que, pour dénouer infailliblement l'aiguillette, il lui suffisait de préparer des talismans, lorsque la lune est "dans le Capricorne, favorisée d'un regard bienveillant de Vénus et de Jupiter." (9)
Le peuple avait, dans le but de combattre le nœud de l'aiguillette, adopté une coutume qui règne encore par toute l'Europe: c'était le chaudeau, bouillon, soupe, pâtée, ou fricassée de la mariée, qu'on lui apportait processionnellement, au son des instruments et au bruit des chansons, pendant la première nuit de noce. Cette pâtée était destinée à réchauffer l'ardeur des époux et à les empêcher de s'endormir, tandis que le démon veillait pour leur jouer un de ses tours habituels.
On comprend que le nœud de l'aiguillette, eût-il été serré par tous les diables, n'était pas capable de résister à de si puissants remèdes. On comprend aussi que les mauvais plaisants ne se lassaient pas d'inventer des recettes analogues à celle-ci: on faisait déshabiller les époux et on les couchait, tout nus, par terre; le mari baisait l'orteil du pied gauche de sa femme et la femme l'orteil du pied gauche de son mari; puis l'un et l'autre faisaient un signe de croix avec les talons, en marmottant une prière.
Il y avait encore d'autres cérémonies "sales, vilaines et impures, à l'endroit de l'anneau", entremêlées d'oraisons spéciales, dont la plus célèbre commençait par ceci: "Bénite aiguillette, je te délie!"
L'Eglise n'avait guère d'autres remèdes à sa disposition que des oraisons, qu'elle offrait aux pauvres maléficiés; des exorcismes, des messes, des jeûnes, des aumônes; en dernière ressource, elle recourait à l'excommunication.

Là où les théologiens voyaient l'intervention diabolique, nous reconnaissons aujourd'hui l'influence de l'imagination, de la suggestion, pour employer un langage moderne.
Moderne, encore entendons-nous: si le mot est de date récente, la chose est moult ancienne, et il y a tel récit de Montaigne (10) qui viendrait à notre aide, pour prouver que l'auteur des Essais avait eu l'idée, il y a déjà quatre siècles, de recourir à des moyens que le docteur Bérillon lui-même ne désavouerait pas.

                                                                                                              
(1) Alberti parvi Lucil libellus de mirabilibus naturæ arcanis (Cf. Curiosités des Sciences occultes, par P. L. Jacob; Paris 1862, pp. 381 et suiv.)
(2) Pour nouer l'aiguillette, dit le Petit Albert, il faut avoir la verge d'un loup nouvellement tué, et, étant proche de la porte de celui qu'on veut lier, il faut l'appeler par son propre nom, et, aussitôt qu'il a répondu, on lie ladite verge avec un bout de fil blanc et dès ce moment il demeure impuissant.
(3) On peut en voir le détail dans Delrio, Disq. mag., part. I quæst 4; dans Hucherus; dans varius, De fascino; dans Arnauld de villeneuve, De sterili., tract; II, cap 3; dans Pierre d'Apone, Cardan, Sanchez, De matrim., l. VII Disp. 94, n. 6; Hartmann en parlait encore en 1731.
On pourra encore consulter: P. Macé, De l'imposture et tromperie des diables, enchanteurs, noueurs d'aiguillettes et autres qui par art magique abusent le peuple; paris, 1579, in-8°; Traité de l'enchantement qu'on appelle vulgairement le nouement de l'aiguillette en la célébration des mariages, La Rochelle, Haultin, 1591, in-8°.
(4) Dans son livre De cœlesti medicina et de characteribus.
(5) Omnia enim ignis salitur et omnis victima sale satitur (Saint Marc, ch. IV, v. 48); voy. aussi: Arnobius, Adversas gentes, t.II, par 67 et Tacite, Annalium, L. XIII, ch. LVII.
(6) Tobias, ch. VIII, v. 3 et 4.
(7) On l'appelle encore vulgairement en Normandie: barbe de Jupiter. (Voy. Flagellum dæmonum, exorcismos terribiles potentissimos et efficaces, remadiaque probatissima, ac doctrinam singularem in malignos spiritus expellendos, etc. Venetris 1597, 1 vol., in 16.
(8) Pline, l. XXVIII, ch. IX, p. 37, Proserpine, la reine des mauvais esprits, était quelquefois assimilée à un loup: Nocturnis ululalibus horrenda Proserpina, Triformis Jani larvales impélus continens, disait Apulée, Metamorphoseon, l. IX.
On croit encore, en Normandie, que c'est en se frottant avec de la graisse de loup que les sorciers acquièrent la puissance de traverser les airs (voy. aussi Pline, l. XXVIII, ch. VIII, par. 25 et Thiers, Superstitions anciennes et modernes, p. 81, col. 1, éd. de 1733.)
(9) Paul Lacroix, op. cit.
(10) Essais, liv. 1, ch. XX.

                                                                                                                       Docteur Cabanès.


Les Indiscrétions de l'histoire, troisième série, 1903-1907.


Nota de Célestin Mira:

* Mme du Châtelet:




Gabrielle Emilie du Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet est une physicienne, mathématicienne aussi femme de lettres. Elle a traduit les Principia Mathematica de Newton,  diffusé les théories de Leibniz et démontré que l'énergie cinétique d'un corps est proportionnelle à sa masse et au carré de sa vitesse. Elle eut une longue liaison avec Voltaire.

* Pied-de-lion:

Alchémille commune, de la famille des Rosacées,
dit manteau de Notre-dame ou Pied-de-lion.

* Aristoloche:

L'aristoloche était réputée pour faciliter les accouchements.








lundi 25 mai 2020

Première infidélité.

Première infidélité.


- Moi, conclut Célénie Rozans, j'aimerais être aimée d'un poète...
Constant d'Aspres la regardait, surpris d'entendre à cette heure d'après minuit, sous les flambeaux pâlis d'une fin de souper, des paroles si naïvement bucoliques.
Mais Célénie était sérieuse. Pour affirmer son vœu, elle ajouta:
- ... d'un poète que j'aimerais!
Alors Constant considéra quelques secondes, derrière Célénie, dans la glace, ces fermes épaules d'une blancheur ambrée, cette croulante chevelure et cette nuque où, luisants et drus, les frisons semblaient, entre l'ivoire de la chair et les opulences rousses du chignon, de minces copeaux d'or échappés au burin d'un Phidias épris de sculpture chryséléphantine*, puis, la main à sa barbe fleurie çà et là de blanches marguerites, d'un ton affectueusement attristé comme s'il eût parlé à une enfant:
- Ma belle Célénie, fit-il, voulez-vous que je vous conte une histoire.
On fit silence pour l'écouter, Constant d'Aspres étant célèbre non seulement à cause de ses vers que les femmes admirent malgré leur impeccable perfection, mais aussi à cause de ses romanesques aventures.
Lui, d'ailleurs, avait commencé déjà, sûr de l'effet de sa voix vibrante, et n'était pas de ceux dont l'éloquence s'effarouche au plus léger bruit.
- Donc, j'étais amoureux, ne riez pas! amoureux comme on l'est aux lendemains troublés de l'initiation, quand tout votre être vibre encore de souvenirs instinctivement prolongés et qu'à cette ivresse physique se mêle, comparable à celui du navigateur abordant un continent inconnu, je ne sais quel farouche orgueil de découverte et de triomphe.
Et, circonstance singulièrement aggravante, j'étais amoureux encore comme on l'est en province, car si à Paris, avec ses salons, ses théâtres, ses églises, les mille inconscientes complicités de la vie mondaine, a fini par vous faire des amours fades, sans imprévu et sans danger, là-bas, grâce à l'austérité des mœurs, à la difficulté des rencontres, à la nécessité de toujours craindre et se cacher, la plus juvénile passion, celle de Juliette et de Roméo, a quelque chose des périlleux attraits de l'adultère.
Les périls ne nous manquaient pas.
Chaque soir, à l'heure classique des rendez-vous, il me fallait, pour échapper aux importunes camaraderies d'amis de province, inventer une excuse nouvelle. La chose, au surplus, était relativement facile, ayant réussi à me créer auprès de ces gentilshommes d'arrondissement tout à la poursuite du lièvre ou bien au pourchas des chambrières, un solide renom de garçon bizarre, poétique, ridicule et sournois.
Puis c'étaient des marches à travers champs, par des sentiers détournés; chaque feuille remuée au vent me faisait trembler, chaque ver luisant allumé dans le buisson me donnant la sensation poignante d'un regard jaloux qui épie.
Puis, une haie à traverser, et gare aux épines! Un fossé à franchir, heureux que je le trouvais à sec! Enfin, un mur à escalader.
Oh! les vieux murs brodés de lichens, capitonnés de mousses, sur la crête desquels frissonne la fine dentelle des capillaires, et que les raisins du diable* couronnent de leurs grappes vertes étoilées d'argent! Oh! les bons vieux murs crevassés de trous propices, et revêtus de grands lierres qui servent d'échelle!
C'est derrière un de ces murs-là que se trouvait mon paradis, coin de parc fort embroussaillé, avec un pavillon sans toit envahi par les ronces, une source cachée éternellement sanglotante, et, plus bas, une pièce d'eau encadrée de touffe d'iris parfois reluisants sous la lune.
Comme l'attente me durait.
Sur la silhouette du château médiocrement féodal en dépit de ses deux tourelles, une lumière brillait. Dans les ormeaux de la terrasse, obstinément, une chouette poussait son cri monotone et doux. Près de la pièce d'eau, des grenouilles chantaient; Et, là-bas, vers la ville, par intervalles plus longs que des siècles, l'horloge du beffroi communal comptait les heures.
Onze heures sonnent! La lampe s'éteint. La porte du perron s'ouvre et crie, ce qui d'abord effraye la chouette. Les grenouilles chantent encore, mais elles se taisaient à leur tour. Un bruit de pas dans l'herbe humide, un parfum de menthes froissées... Tel est le prologue de l'idylle qui se jouait là tous les soirs.
Un soir... le temps était suave et bleu: assez de lune pour argenter le ciel sans faire pâlir les étoiles, pour mettre un éclair sur l'eau de l'étang et aviver de reflets la noire découpure des feuillages sans leur enlever leur mystère... Un soir, en écoutant la source et la chouette, et les grenouilles, l'avouerai-je?, je m'endormis.
La voix de l'horloge me réveilla, vague, diminuée par la brise contraire, le murmure des arbres, le grondement lointain d'une rivière, comme si vraiment le vieux bronze avait eu regret d'interrompre ainsi mon sommeil.
L'horloge achevait de sonner une heure quelconque, mais quelle heure?
Ce ne pouvait être onze heures, car la chouette chantait toujours, les grenouilles chantaient toujours, et toujours un point d'or brillait au château.
Dix heures alors?... J'allumai un cigare, acceptant, ma foi! sans trop d'ennui et même avec un sentiment d'égoïste joie cette heure d'attente qui, en plein champ, dans les parfums, sous le ciel clair, s'annonçait pour moi délicieuse.
A la réplique, pourtant, je comptai: "Dong, dong, dong, dong, huit, neuf, dix... onze.
Onze heures! la bien-aimée allait venir.
La lampe vacilla, puis s'éteignit. Après quoi, successivement, la chouette et les grenouilles se turent.
Je me précipite, le cœur palpitant.
Ce n'était pas elle!
C'était Tonin, un petit pâtre, d'innocence déjà fort rouée, qui servait de confident à nos amours.
-Tout est en l'air dans le château; monsieur a une attaque de goutte, et la demoiselle ne viendra pas.
Je l'aurais embrassé, cet affreux Tonin, pour son message. Mais il était reparti déjà, au grand galop, pieds nus dans l'allée, ses souliers cloutés à la main.
Après un hypocrite "hélas!" destiné à tromper ma conscience, je repris philosophiquement un cigare, heureux presque du contretemps, et m'oubliant à écouter, non sans une sorte de satisfaction coupable, les grenouilles et la chouette que désormais personne n'interrompait plus.



Je restai ainsi jusqu'au jour, avec un peu de regret, certes! heureux cependant d'être seul pour mieux rêver d'Elle, et l'âme pleine de pensers amers et doux, plutôt doux qu'amers, comme le parfum de l'aubépine, dont les fleurs neigeaient sur ma tête.
- Mais la morale de ceci?
- C'est que les femmes, avec des galants qui font des vers, ont toujours à craindre deux rivales.
- Et ces rivales s'appellent?
- La Nature et la Solitude.
- N'importe! dit Célénie, et qui visiblement n'avait pas compris un traître mot du discours de Constant d'Aspres, n'importe, j'aimerais être aimée par un poète, tout de même!

                                                                                                                         Paul Arène.

La vie populaire, dimanche 20 décembre 1885.

Nota de Célestin Mira:

* Sculpture chryséléphantine:
Sculpture  comportant des incrustations d'or et d'ivoire.

Bronze chryséléphantine.


* Raisins du diable:



Le "Raisin du diable" est le Tamier commun (Dioscorea communis). On l'appelle aussi "l'herbe aux femmes battues" ou "Vigne noire". C'est une plante grimpante de la famille des Dioscoreaceae.

samedi 23 mai 2020

La fable de la papesse.

La fable de la papesse.


I

C'est à l'incitation de plusieurs de nos correspondants, hâtons-nous de le dire pour justifier le choix du sujet, que nous abordons ce problème d'histoire.
Une femme, du nom de Jeanne, s'est-elle assise sur le trône de Saint-Pierre?
Comment la légende, si légende il y a, a-t-elle pu jouir d'un si durable crédit?
Cette légende qui ne la connait? la voici, en tout cas, dans ses lignes essentielles.
Le pape Léon IV étant mort en 855, après avoir occupé le siège pontifical pendant huit années, il fut procédé, selon les usages du temps, à son remplacement.
Il y avait alors, dans la Ville Éternelle, un étranger, qu'on disait natif de Mayence, bien qu'issu d'une famille anglaise, et dont tout le monde vantait l'éloquence et le savoir en théologie.
Cet étranger était, en réalité, une femme qui, dès l'âge de 12 ans, avait adopté le vêtement masculin et était allée, disait-on, faire ses premières études à Athènes, d'où elle était partie pour Rome.
Sa réputation y avait rapidement grandi et quand les cardinaux eurent à faire choix d'un souverain pontife, c'est sur l'étrangère qu'il se porta.
Élevée à la dignité papale, sous le nom de Jean VIII, cette femme gouverna l'Eglise pendant treize mois environ, sans soulever de protestation.
Mais Satan veillait dans l'ombre (1); prise de ... sympathie pour "un sien valet de chambre", elle devint " enceinte de son faict"; et, ajoute le chroniqueur (2), "ainsi qu'elle alloit à l'Eglise sainct Jehan de Latran, entre le théâtre du Collosse (Colisée) et l'Eglise sainct Clément, elle fut pressée de la douleur naturelle des femmes grosses, et en enfantant, trépassa."
La mère avait succombé à l'effroi et à la honte; le nouveau-né subit le contre-coup de son infortune.

Accouchement de la papesse Jeanne.

(1) Almaric d'Augier, prieur de l'ordre des Augustins, écrivait en 1362, que "Jeanne" avait enseigné à Rome pendant trois ans, et qu'élevée au pontificat, elle vécut quelque temps honnêtement; enfin, "cédant à l'influence d'une nourriture trop délicate, elle se laissa aller aux tentation du diable (sic) et tomba, ayant pour complice un des gens de sa maison."
(2) Annales d'Aquitaine, par Bouchet.

II

D'aucuns disent que la papesse survécut à sa mésaventure et qu'elle finit ses jours dans la prison où on, l'avait enfermée.
Boccace, pour sa part, ne semble pas en douter un instant et, à son ordinaire, il exprime son opinion en termes qui ne laisse point de place à l'équivoque.
Après avoir répété, après beaucoup d'autres, que la future papesse était Allemande, il ajoute qu'elle avait étudié en Angleterre, "avec un jeune escollier son mignon", puis qu'elle était partie pour Rome, "où elle se rendit admirable, tant par son sçavoir qu'à raison de sa bonne vie, de sorte qu'après la mort de Léon IV, elle fut créée pape.
Mais Dieu ayant pris en pitié son peuple, ne devait pas souffrir plus longtemps qu'il fût trompé, et il enjoignit à l'esprit malin de la pousser à "paillarder".
"Elle n'eut pas faute de commodité, poursuit le spirituel narrateur, de sorte qu'après elle devint enceinte... Mais celle qui avoit enchanté les yeux de tout le monde perdit le sens et ne sceut cacher son accouchement, car n'ayant loisir d'appeler une sage-femme, elle eut son enfant, célébrant son divin service."*
Cette variante apparaît, croyons-nous, pour la première fois; nous la relevons simplement au passage.
Le récit de l'auteur du Décaméron se termine ainsi; " Et parce qu'elle avoit ainsi trompé le monde, la misérable, fondant en larmes, fut envoyée en une prison obscure par le commandement des pères."
La fable n'est déjà plus réduite aux proportions modestes du début: elle s'est enrichie de quelques particularités; d'âge en âge, elle grossira, au point de devenir presque méconnaissable.
Nul n'avait parlé jusqu'alors de celui qui aurait été l'"initiateur" de la jeune vierge tudesque. Boccace affirme, avec une assurance sans réplique, que c'était un étudiant.
Tandis que d'autres la font voyager en Grèce, l'auteur du Décaméron imagine qu'elle file, dans le même moment, le parfait amour, sous le ciel brumeux de Londres.
Mais si renseigné qu'on veuille paraître, il se trouve toujours quelqu'un pour renchérir sur sur le produit de votre imagination.
Un Allemand, qui écrivait au XIVe, avance une circonstance nouvelle: l'amant de Jeanne, celui avec qui elle a "fauté", n'est plus un valet de chambre, une papesse se commettre avec gens de cette sorte! mais avec un cardinal (1): cela devenait plus acceptable.
Comment une femme avait-elle pu réussir à donner si longtemps le change sur son véritable sexe? Les exemples (2) ne sont point rares d'hommes qui se sont déguisés en femmes, sans que leur entourage même l'ait pu soupçonner; mais, dans le cas qui nous occupe, on a donné un plaisant argument pour expliquer cette supercherie: c'est, a-t-on dit, que les Italiens se faisant communément raser, il devenait facile de passer pour une femme.

(1) Du Haillan, dans son Histoire de France, dédiée à Henri III (Paris, 1577), dit que la papesse s'appelait Gilberte, que son amant  était "moyne en l'abbaye de Fulden"; que "l'empereur Louis, deuxième de ce nom, prit le sceptre et la couronne de sa main, avec quoy la bénédiction du sainct père..."; qu'elle devint enceinte du fait du sieur chapelain cardinal..."
(2) Nous n'en citerons que deux, se rapportant à des personnages historiques connus: celui de l'abbé de Choisy*, qui a fait lui-même le récit des étranges aventures qui lui arrivèrent sous son travestissement, et celui de la chevalière ou plutôt du chevalier d’Éon*, dont le sexe ne fut reconnu qu'à la mort.

III

A mesure qu'on s'éloigne de l'événement, les détails s'en précisent davantage: ce phénomène d'optique historique nous est familier.
Le récit devient d'autant plus circonstancié que, la passion religieuse aidant, les adversaires de l'Eglise s'en font une arme contre elle.
Sous la Réforme, les pamphlets se multiplient, et les polémistes, du camps protestant, ne se font pas faute d'exploiter une légende qui sert si bien leurs desseins. La papesse n'est désignée qu'avec les qualificatifs obligés de "la grande paillarde romaine", "la prostituée de Babylone", et autres aménités.
Les poètes, se mettant de la partie, composent force épigrammes et pasquils. Mais chose plus incroyable, certains auteurs catholiques ajoutent foi à l'existence de "Jeanne la papesse", qui fit un si "grand esclandre à la papalité" (1). Un évêque la nomme Agnès, peu importe le nom, puisqu'il s'agit bien du même personnage, "qui fut pape plus de deux ans et, s'étant laissée engrossir, accoucha en public." (2)
Au XVIIe siècle, la lutte se poursuit entre Genève et Rome: partisans et adversaires désarment moins que jamais. Les écrivains catholiques sont à peu près unanimes à s'élever avec indignation contre ce qu'ils estiment être une fable imaginaire.
Un ministre de la religion réformée leur prête un secours inattendu: Daniel Blondel (3) développe les motifs de sa conviction, dans un volume compendieux, au grand scandale de ses coreligionnaires.
Un autre protestant (4) entre en lice et entasse arguments sur arguments, qu'il oppose aux arguments de ses adversaires.

(1) Jean Le Maire, Traité de la différence des schismes et des conciles (Lyon, 1511 et Paris 1513.)
(2) Onus ecclesiœ, par l'évêque de Chiamsée (cité par Brunet, La papesse Jeanne.)
(3) Familier esclaircissement; Amsterdam, 1649.
(4) Lenfant, Histoire de la papesse Jeanne, tirée de la dissertation de M. Spanheim; La Haye, 1726, 2v. in-12.


IV

De tous ces témoignages contradictoires, qu'il serait aisé de multiplier, quelle conclusion dégager?
Il est notoire que la légende de la papesse Jeanne a été regardée, à une certaine époque, comme parfaitement authentique (1); il est remarquable de rencontrer, dans une publication ayant un caractère officiel, et remontant, il est vrai, à la fin du XIVe siècle, mention du fait lui-même, qu'on ne semblait pas, à Rome, mettre en doute.
Doit-on induire que l'existence de la papesse est hors de contexte? Nous ne le croyons pas et nous ne sommes pas davantage convaincu par les nombreuses images qu'on a donné de l'héroïne et les gravures, toutes apocryphe qui n'ont d'autre intérêt que celui de la curiosité.
Ce qui nous convaincrait, plus encore, de la non existence du fait, c'est que plus de deux siècles s'écoulent entre le moment où il se serait passé et celui où il est pour la première fois signalé. Comment expliquer un silence aussi prolongé?
En 1267, en apparaît la mention initiale; puis l'anecdote prend corps, s'embellit et se déforme: c'est un tissu de contradictions et d'invraisemblances.
On épilogue sur la durée des pontificats; on remanie la chronologie des papes, pour donner à la fiction une apparence de réalité; au moment où l'on veut qu'une femme se soit assise sur le trône, on le trouve déjà occupé.
La durée de son règne est également des plus variables, dans les divers écrits qui lui sont consacrés: raison de plus de nous tenir en défiance.
On a observé, en outre,  qu'il est pour le moins singulier qu'aucune bulle, aucun acte, portant le nom du prétendu Jean VIII, ne nous soit parvenu.
Cette objection ne nous arrêtera pas, car il est par trop commode de la réfuter: on n'en est plus à compter les documents que la raison d'Etat a fait anéantir; les archives du Vatican sont des oubliettes qui recèlent sans doute bien d'autres mystères!

(1) V. Brunet, op cit., p.188.

V

Nous avons d'autres moyens de démontrer l'impossibilité matérielle de la légende.
Comment admettre qu'une femme, jeune encore et pourvue d'attraits, puisqu'elle a été séduite et qu'il en est résulté une grossesse, n'aient éveillé aucun soupçon dans une cour où ne pénétraient que des hommes? Par quel prodige serait-elle parvenue à dissimuler son sexe aux yeux de tout son entourage?
Au IXe siècle, "quelle femme hardie aurait été séduite par une papauté toute barbare, par une cour de cardinaux en armes et d'évêques, qui ne songeaient guère à remplacer par des mitres brodées leur casque d'acier? " (1).
Les papes avaient, dès cette époque, introduit à leur cour la rigoureuse étiquette de la cour de Byzance; ils étaient entourés d'officiers qui ne les quittaient pas un instant, qui assistaient à leur lever et à leur coucher, qui étaient témoins des actes les plus intimes de leur vie.
Encore la papesse pouvait-elle avoir un complice dans le serviteur qui l'approchait de plus près. Mais, une fois la faute commise, n'aurait-elle pas tout fait pour en prévenir les suites, plutôt que de s'exposer coram populo, avec les marques indéniables de sa défaillance?
Enfin il est sans exemple qu'on ait élevé au pontificat, avant l'avènement  de la fabuleuse Jeanne, un inconnu, un intrus, venant on ne savait d'où: on a toujours choisi le successeur de saint Pierre parmi les cardinaux ou les hauts dignitaires de l'Eglise.

(1) Jean de Bonnefon (article du Journal.)

VI

Si les écrivains ne sont pas d'accord sur l'existence de la papesse, les artistes ont bien peu différé sur la façon dont elle a révélé ce qu'elle avait réussi jusqu'alors à dérober à tous les yeux.

La papesse Jeanne accouchant, détail.
(Gravure ajoutée au texte original)

Une gravure nous montre Jeanne accouchant, entourée de seulement quelques personnages, dont l'un, qui peut être un homme de l'art, semble lui prendre le pouls.
Une autre, non moins fantaisiste, représente la papesse qu'on vient d'asseoir à terre, après l'avoir descendue de cheval, que tient par la bride l'un de ses valets. Ce cheval, au dire des commentateurs qui ont voulu paraître mieux informés que leurs prédécesseurs, n'était qu'un mule, dont les secousses avaient hâté l'expulsion du produit de la conception. Cet animal, entre tous pacifique, n'est pas coutumier de pareils exploits.
Rien qu'à considérer les costumes dont sont revêtus ceux qui figurent dans ces effigies, issues d'une même conception, et qui diffèrent seulement par l'exécution, on se rend rapidement compte qu'ils n'ont aucun caractère d'authenticité.
Mais, a-t-on prétendu, un monument a été élevé à l'endroit même où expira la papesse, et ce monument nous a légué les traits de l'infortunée jeune femme, tenant son enfant dans ses bras?
Les monuments ont consacré bien d'autres erreurs: la fameuse chapelle de Guillaume Tell, sur le lac de Lucerne, n'a jamais été, que nous sachions, une preuve décisive de l'existence du héros cher aux Suisses.

VII

Les contes les plus étranges, les fables les plus absurdes reposent cependant sur un fond de vérité. Celle que nous discutons viendrait-elle, comme on (1) l'a très gratuitement supposé, "de la vie immonde de Jean XII qui, élevé au pontificat, quoique fort jeune encore, grâce à la puissance de son père, eut un grand nombre de concubines?..." Une de ces concubines, nommée Jeanne, qui exerçait sur le pontife une très grande autorité, aurait été surnommée, en raison de cette influence, la "papesse"; et ce mot, recueilli par des écrivains ignorants, amplifié avec le temps, aurait donné l'histoire qui circule encore.
Un autre auteur, pour donner plus de couleur au récit que nous venons d'exposer dans toute sa sécheresse, conte que l'amour du pontife Jean pour une de ses favorites était tel, qu'il lui donna des villes entières; qu'il dépouilla l'église de Saint-Pierre de croix et de calices d'or pour lui en faire cadeau; et que, devenue enceinte, elle mourut en couches.
Avec le temps, les modifications seront survenues, qui auront peu à peu altéré la tradition première, et, à la longue, l'auront complètement dénaturée.


(1) Onuphrius Pannonius, dans ses notes sur Platine (Brunet, op. cit.)



VIII

Nous avons réservé, pour l'étudier à part, avec les développements que comporte cette discussion, l'argument capital, aux yeux de ceux qui tiennent pour la réalité de l'histoire que nous mettons au rang des légendes. C'est, a-t-on écrit, depuis le scandale de l'accouchement sur la place publique, qu'on a décrété que le sexe du nouveau pontife serait l'objet d'une minutieuse vérification.
A la fin du XVe siècle, on disait, sous forme proverbiale:


Nul ne pouvait jouir des saintes clefs de Rome,
Sans montrer qu'il avait les marques de vray homme.

Le latin nous permettra d'être plus explicite:
"Pontificem pronunciatam insidere jubent sedili foramen habenti, ut testes ex eo pendentes aliquis, cui hoc numeris injunctum est, tangat,  qui appareat, pontificem virum esse... Quapropter ne decipiatur iterum sed remcogoscant, neque ambigans, pontificis creati virilia tangunt. Et is qui tangit acclamat: Tuos nobis dominus est."(1)
Un prêtre vénitien, qui a écrit une Vie des Papes (2), s'exprime plus clairement encore:
"Et ad evitendos similes errores, statum fuit nequis de cætero in beati Petri collocaretur sede, priusquam per perforatum sedem futuri pontificis genitalia ab ultimo diacono cardinale attrectarentur."
On prête à Benoit XIII ce propos, qu'il aurait tenu devant les membres du conclave où il fut élu: Se volete un buon coglione, pigliate mi... mais ce n'est là qu'une plaisanterie graveleuse (3), et rien de plus.
Les textes qui précèdent ont-ils un fondement plus sérieux? Est-il vrai, en un mot, qu'on fit asseoir, sans haut-de-chausses, sur un fauteuil sans fond, le Pontife frais sorti du Conclave, et qu'un prélat, se glissant à quatre pattes, fut chargé de s'assurer de la virilité de l'élu?
Pour se renseigner sur ce qui se passait lors de l'élection d'un pape, consultons le Cérémonial romain (4) et nous y lirons ce qui suit:
Lorsque l'élection avait été proclamée au Vatican, le pape se rendait à l'église de Latran.
Il était suivi d'un cortège nombreux et monté sur un cheval blanc.
Sur sa route, il rencontrait les Juifs, établis à Rome, qui lui présentait un exemplaire en hébreu de la loi de Moïse, en le priant de le reconnaître.
Le pape répondait que les Chrétiens respectaient la loi de Moïse, mais qu'elle avait été remplacée par l'Evangile, et qu'il ne fallait pas s'obstiner à attendre le Messie qui était déjà venu. Il leur permettait d'ailleurs de séjourner à Rome et d'y vivre sous l'empire de leurs lois.
A son arrivée à l'église, le nouveau pontife était reçu par les chanoines. On l'introduisait sous le portique, et il s'asseyait sur une chaise de marbre, dite sella stercoraria*, qui était à gauche de la porte principale.
Les cardinaux chantaient alors le verset: Suscitat de pulvere egenum et de stercore erigit pauperem, ut sedent cum principibus et solum gloriæ teneat.
Le camerlingue présentait au pape une bourse de pièces de monnaie; le pape en prenait une poignée et la jetait au peuple, en répétant les paroles de Saint-Pierre:" Je n'ai ni or, ni argent, mais ce que j'ai, je te le donne."
Précédé des chanoines et suivi des cardinaux qui chantaient le Te Deum, il entrait dans le chœur de l'église et il admettait les chanoines au baisement des pieds.
Il passait ensuite dans la chapelle de Saint-Sylvestre.
Devant la porte était deux chaises percées en porphyre. le pape s'asseyait sur l'une d'elles, et le prieur de Latran, mettant un genou en terre, lui présentait une férule, symbole du pouvoir de corriger et de gouverner,



Présentation de la férule.

et les clefs de la basilique et du palais, emblème de la puissance de fermer et d'ouvrir, de lier et de délier.
Le pontife se levait, en tenant la férule et les clefs, allait s'asseoir sur l'autre siège, rendait au prieur ce qu'il avait reçu, et jetait derechef de l'argent au peuple.
Passant alors sans le Sanctum sanctorum, il y faisait une prière à genou et tête nue; il retournait ensuite dans la chapelle Saint-Sylvestre, où il faisait des cadeaux à tout le clergé. Il donnait aux cardinaux deux ducats d'or et deux gros d'argent; ceux-ci les recevaient dans leur barette, en baisant la main du pontife. Il donnait aux évêques un ducat et un gros, que les prélats recevaient leur mitre.
Les ecclésiastiques d'un rang moins élevé recevaient un cadeau égal à celui des évêques, mais c'était dans leur main qu'il était déposé; et ils baisaient les pieds de sa Sainteté.
Après ces cérémonies, le Pape se retirait dans ses appartements, et d'ordinaire il y donnait un grand festin (5).
Il a donc bien existé une chaise dite "stercoraire", sur laquelle s'asseyait le nouveau pape: le fait paraît hors de conteste. De l'interprétation du texte liturgique, il ressort que, lors des cérémonies de l'intronisation, on faisait asseoir le pontife sur une chaise sans fond, afin qu'il sût et se souvint que, quelque fût la dignité à laquelle il était élevé, il n'était point  un dieu, mais qu'il restait un homme, soumis à toutes les nécessités de la nature humaine; pour ce motif, le siège sur lequel il s'asseyait était, très justement, appelé une chaise stercoraire.



(1) Laonicus Chalcocondylas, De rebus Turcicis; Parisiis, 1650, in f° p. 160.
(2) T.XVII de la collection Rerum Italicarum scriptores.
(3) La cérémonie de la chaise, tournée déjà en ridicule par Panonius, l'est plus vivement, cent ans plus tard, par l'historien Jean Crespin dans son Estat de l'Eglise dès le temps des apôtres jusqu'à 1560 (Paris, 1564, in-8°, p. 242.)
(4) Cf Nova collectio scriptorum ac monumentorure, de Hoffmann; Leipzig, 1722, in-4°, et Lectionum memorambilium et reconditarum centenariæ XVI, par J. Wolfius; francofurti, 1671, 2 v. in f°.
(5) Brunet, op.cit.


IX

Mabillon, le célèbre bénédictin, rapporte qu'il vit, en 1686, dans le cloître de l'église de Latran, la fameuse chaise stercoraire, reléguée là, avec d'autres vieux meubles.
Le président de Brosses, visitant l'Italie, ne pouvait manquer de faire allusion à la chaise papale, et il rappelle l'opinion de Mabillon, qu'il partage sans réserves.
"On a dit, écrit-il de Milan, que l'usage où l'on était autrefois de faire asseoir le pape nouvellement élu sur la chaise percée de porphyre, qui est au cloître de Latran, avait été introduit à dessein de s'assurer que l'on n'était pas tombé dans l'inconvénient de choisir pour pape une femme. 



Mais ce ne peut en avoir été la cause, puisque, selon la remarque de Mabillon, cette cérémonie se pratiquait plus d'un siècle avant que Martin Polonus ne commençât à faire mention de la papesse.
On y faisait asseoir le nouveau pape pour faire allusion à ces paroles du Psaume: De stercore erigens pauperem.
On la prenait alors pour une chaise stercoraire, quoiqu'elle ne soit qu'une chaise de bains, ouverte par devant pour la commodité de ceux qui se lavent."
Lorsque de Brosses écrira de Rome même et parlera de Saint-Jean-de-Latran (lettre 49), il ne manquera pas de revenir sur le sujet:
"... Et dans le cloître voisin, les chaises de porphyre, ouverte par devant à l'usage du bain, sorte de bidets à l'antique, où l'on faisait ci-devant asseoir le pape élu, pour faire allusion au passage du psaume: De stercore erigens pauperem, et non pas pour aller indiscrètement manier sa sainte virilité."*
De toute la légende, il n'y aurait donc de véritable que la chaise stercoraire, chaise assez analogue aux chaises balnéaires dont faisaient usage les anciens Romains.
On connait deux de ces sièges, enlevés probablement aux thermes de Caracalla, où ils avaient servi aux baigneurs, usage en vue duquel ils étaient perforés, en leur milieu, d'un orifice, par lequel s'écoulait l'eau.
Ces sièges avaient été placés, en 1191 (postérieurement, par conséquent, à l'existence supposée de la papesse Jeanne), à l'intronisation de Célestin III, devant l'entrée de la chapelle Saint-Sylvestre. Au XVIe siècle, ils ne servaient déjà plus à cet usage, et à la fin du XVIIIe , ils furent relégués au musée du Vatican.
A la suite du traité de Valentino, les sièges balnéaires furent transportés au musée du Louvre, et, en 1815, un seul revint à Rome (1). 

(1) Revue médicale de Normandie, 1903, p. 395.

****

L'hypothèse que nous tenons pour la plus soutenable, n'a pas été admise, tant s'en faut, par tous ceux qu'a préoccupés cette question.
On s'est appuyé notamment sur ce passage d'un historien (1), lors de l'avènement au pontificat d'Alexandre VI:
" L'église de Saint-Jean était fermée, et les gens d'armes placés à la porte ne laissaient entrer que le pape et les prélats, et le seigneur Virgile Orsini était à la garde de la porte. Finalement, les cérémonies habituelles étant terminées dans le Sancto Sanctorum, e domisticamente toccatogli li testicoli (2), et la bénédiction étant donnée, le pape s'en retourna au palais."
En disant qu'il était interdit à quiconque, sauf aux prélats qui assistaient le pontife, de pénétrer dans le sanctuaire, le prétendu témoin oculaire avoue implicitement qu'il n'a rien vu, de ses propres yeux vu; son imagination aura suppléé à son défaut d'information.
Connaissant la forme du siège où le Pape était assis, et soupçonnant, d'autre part, que l'interdiction faite au peuple de s'approcher trop près devait cacher quelque mystère plus ou moins obscène, il eut tôt fait d'imaginer à quel genre de vérification devaient procéder les officiants, vérification rendue nécessaire par quelque erreur commise dans un lointain passé.
Cette erreur, c'était l'élection de la papesse, et voilà comment a pu s'édifier, de toutes pièces, une légende tout au plus digne de figurer dans un recueil de conteurs florentins.
                                                                                       

(1)  Corio, Patria historia; Milano, 1503, in-f° (réimpression de Milan, 1853-57, 3 v. in-8).
(2) De nos jours, nous fait connaître le Dr F. Bremond, parmi les empêchements canoniques qui rendent un homme inhabile à être promu aux ordres sacrés, on note l'absence de testicules. On peut s'en assurer en lisant la Théologie morale de l'abbé Martin, publiée en 1857.
Bonaventure des Périers a mis en scène une bonne femme qui parle ainsi à son évêque: "Monsieur, quand mon fils étoit petit, il cheut du hault d'une eschelle tant qu'il a fallu le chastrer, et sans cela, je l'eussions marié."
A quoi le prélat répond:
"Par foy! m'amie, il ne laissera pas d'estre prestre pour cela, avec dispense cela s'entend. Que pleust à Dieu que tous les prestres de mon diocèse n'en eussent non plus que luy!"


                                                                                                            Docteur Cabanès.
                                                                                     
 Les indiscrétions de l'histoire. Deuxième série, Albin Michel, Editeur 1903-1907  



* Nota de célestin Mira:
* Illustration des "Dames de renom" de Boccace.

Accouchement de Jeanne la papesse.

* L'abbé de Choisy:

François Timoléon de Choisy.

L'abbé de Choisy habillé en femme.

* Le chevalier d’Éon:

Le chevalier d’Éon, habillé en femme.

sella stercoraria:




* Vérification de la virilité d'Innocent X:



* Cérémonie de la chaise stercoraire, vu par Manara:

Après vérification  de la présence de la virilité papale, l'officiant s'écriait:
Duos habet et bene pendentes. (Elles sont deux et bien pendantes.)
L'assemblée répondait alors: Deo gratias! (Rendons grâce à Dieu.)