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mardi 8 décembre 2020

Croquis d'après nature. 


Maître Rativeau, notaire, rue Joquelet, s'appelle Armand de son petit nom: c'est un notaire à l'eau de rose, un notaire jeune encore et très bichonné. Lorsque quelqu'un, le relançant au fond de son étude où il lit les journaux des boulevards, lui demande un instant d'audience, il répond presque toujours:
- Adressez-vous à mon second clerc;
- Permettez, monsieur Rativeau, c'est que l'affaire est importante; j'aurais préféré que vous-même...
- Alors, c'est bien différent. Parlez à mon premier clerc.
Le premier clerc, M. Guignard, est l'âme de la maison. Il a toute la confiance de M. Armand, pardon, de maître Rativeau, et la mérite absolument, comme il a eu et mérité celle des patrons qui ont précédé celui-ci. C'est dans son cabinet à lui que s'élaborent les travaux de conséquence. Il y a vu passer plusieurs générations de clients. Il les connait ou les a connus par leurs noms, et, quoique presque sexagénaire, il se rappelle par le menu l'histoire de leurs intérêts, c'est à dire en somme leur propre histoire.
La sienne, à lui, dame! elle tient ou paraît tenir dans ces deux mots: travail et prosaïsme.
Un matin de l'été dernier, il était dans son fauteuil de maroquin vert, devant un large bureau où s'amoncelait le papier timbré. Bien seul et bien tranquille, il réfléchissait mollement à une donation entre vifs dont il s'était chargé de rédiger l'acte. Ses regards, éteints par une vague somnolence, se promenaient machinalement sur les cartons verts qui cachaient les murs. Il ne se sentait pas en train. Son déjeuner lui pesait un peu. Le temps lourd le faisait souffler. Les petites misères du célibataire qui ne "se fait pas tout jeune" et qui s'alourdit le préoccupaient au moins autant que la donation entre vifs. En sorte que, pour le moment, la formule: travail et prosaïsme ne se réalisait qu'à moitié; le travail languissait; mais, en revanche, le prosaïsme, plus florissant que jamais, s'étalait avec magnificence sur la personne du maître clerc, depuis l'opulent abdomen jusqu'aux bouffissures des joues.
On frappa discrètement à la porte.
- Entrez! dit M. Guignard en réprimant au bâillement.
Une dame parut, une bonne dame d'une cinquantaine d'années, mise avec goût mais sans recherche.
- Madame Cardy! s'écria le gros homme un peu réveillé.
Il fit un effort, se leva, avança au fauteuil.
- Je vous dérange?... demanda Mme Cardy en s'asseyant.
- Oh! nullement, chère madame. J'ai toujours du plaisir à vous voir. Très sincèrement. Cela me rajeunit. Et ce plaisir n'est que trop rare...
- C'est votre faute, monsieur Guignard. Vous m'avez si bien conseillée, si bien dirigée dans le débrouillement de mes affaires depuis la mort de mon mari, que maintenant je commence à voir clair dans cette affreuse bouteille à l'encre, et n'ai plus besoin de vous importuner aussi souvent.
M. Guignard fut sur le point de répondre une galanterie. Il se retint:
- J'ai fait, dit-il simplement, comme j'aurais fait pour ma sœur.
- Je ne sais comment vous remercier.
- Tout entier à votre service. Dire que je vous ai vue à quinze ans!... Voyons, parlons affaire. Qu'y a-t-il de nouveau?
Il s'enfonça dans le dossier de son siège, joignit les mains sur la proéminence de son vaste gilet, fit tourner lentement ses pouces et, la tête un peu renversée, ferma les paupières à demi. C'était son attitude officielle, celle d'un homme prêt à écouter et à se recueillir. Le simple mortel faisait place au maître clerc, et le maître clerc devenait machine à consultations.
- Voici la chose, dit Mme Cordy. mon fils aîné sera majeur dans trois semaines. Je suis sa tutrice. J'ai des comptes de tutelle à rendre, n'est-ce pas? Quelles formalités me faut-il remplir.
- Article 469, dit aussitôt M. Guignard en nasillant un peu: tout tuteur est comptable de sa gestion lorsqu'elle finit... Article 471: le compte définitif de tutelle sera rendu aux dépens du mineur lorsqu'il aura atteint... Ah! çà! mais, s'écria-t-il tout à coup en changeant de ton, votre fils a donc ses vingt et un ans?
- Mais certainement, cher monsieur.
- C'est inouï: comme les années passent! comme elles passent!...
- Hélas! vous ne savez donc pas que je pourrais avoir une fille de vingt-six ans si la mort?...
- Oui, je me rappelle, chère madame. Mon Dieu! mon Dieu!... Tout cela ne nous fait pas jeunes!...
Il songea de nouveau durant quelques secondes. Puis reprenant son nasillement:
- Il faut convoquer le conseil de famille. Ce conseil, article 407, sera composé, non compris le juge de paix, de six parents ou alliés... Moitié du côté paternel, moitié du côté maternel.
- Ah! voilà la difficulté, monsieur Guignard. De mon côté, je ne vois plus de parents ni d'alliés. Je n'ai plus personne.
- C'est comme moi. Seul au monde, chère madame. Vous, du moins, vous avez des enfants. Ils vous font un passé et un avenir. Et puis... et puis... vous êtes encore une jeune femme!
Il dit cela comme se parlant à lui-même. Il le dit sans la moindre intention de galanterie. Ces mots "jeune femme" partaient d'un sentiment sincère. Il voyait Mme Cardy à travers ses souvenirs. Ses souvenirs, ce jour-là lui revenaient à l'improviste et il s'y laissait aller bonnement.
Non, certes, elle n'était plus jeune, la bonne dame. Elle paraissait son âge, ni plus ni moins: cinquante ans ou bien près. Mais, il faut le dire, son visage était resté agréable. Ses yeux d'un bleu très clair et sans fadeur, donnait un je ne sais quoi de limpide et de bien vivant à sa physionomie. on y lisait comme à livre ouvert un cœur droit, un esprit sans visées extraordinaires, mais sain et cultivé, une existence qui pouvait avoir des ombres, mais nulle tache. Sur cette figure de petite bourgeoise, souriait une finesse tempérée de bonté, une pointe de cet enjouement naturel dont l'âge ne détruit point la grâce. Dans la bonne femme, il y avait de la parisienne, et dans la Parisienne il y avait de l'honnête femme.
Au reste, il n'est pas impossible qu'elle eût été très jolie.
Elle fut un peu décontenancée par les derniers mots de M. Guignard, qu'elle prit pour un compliment. Elle se tut, et laissa le maître clerc continuer;
- Le conseil de famille, reprit-il, se tiendra au domicile du mineur: Neuilly, n'est-ce pas?... Neuilly!... C'est là aussi que j'ai été mineur (et il souriait tristement), et vous également, chère madame. A défaut d'alliés, on prendra des amis de la famille. Vous avez bien des amis, j'espère?... moi, par exemple, me voulez-vous?...
- Certes, monsieur Guignard! Je ne sais comment...
- Me remercier, c'est convenu. Vous me désignerez les autres, et je leur écrirai sans préjudice de la démarche de politesse que vous leur devrez. Neuilly, cela leur fera faire une promenade; et à moi, cela me fera un pèlerinage. C'est là-bas que nous nous sommes connus gamins, tout gamins, vous rappelez-vous? Oh! Dieu, quand je pense que je vous ai tutoyée! Je faisais déjà mon droit que vous étiez encore en pension. Mais il y avait les vacances, il y avait le grand jardin, où nos deux familles se réunissaient en été, le soir, pour voisiner... j'étais un grand fou, un grand sot... j'ai manqué ma vie...
Ici, sa voix se mit à trembler légèrement.
- Que voulez-vous? continua-t-il. Les bévues de la jeunesse!... Je suis resté seul avec mes belles idées d'indépendance. Vous vous êtes mariée. Chacun est allé de son côté... Comme tout cela est loin! Et comme je me le rappelle! et comme vous étiez jolie!...
- Oh! monsieur Guignard, interrompit Mme Cardy un peu troublée, quelle illusion voulez-vous me donner là? des illusions à notre âge!...
- A mon âge, voulez-vous dire. Vous avez raison, ce serait ridicule, si c'était illusion de ma part. Je ne sais pas ce que j'ai, aujourd'hui, de remuer tous ces souvenirs. c'est plus fort que moi...
Alors, d'un mouvement qui ressemblait à un élan contenu, il prit la main de sa visiteuse:
- Madame, chère madame... il y a un détail que vous ne connaissez pas: c'est que je vous ai aimée, bien aimée, longuement aimée... lorsqu'il n'était plus temps! Est-ce drôle, hein?... un clerc de notaire!
Et, tout à coup, Mme Cardy qui, de ses yeux limpides, le regardait avec une surprise profonde, vit briller quelque chose au coin de ses paupières: c'était une larme.
Et cette larme lui parut si touchante, si bonne, si cordiale, et il mit tant de choses dans l'émotion discrète de cet aveu si tardif, qu'elle aussi, à son tour, elle aperçut le bonhomme à travers ses souvenirs: plus de rides, plus d'embonpoint, plus de difformités vulgaires... Dans l'atmosphère lourde du cabinet, entre ces deux vieilles personnes, passe comme un souffle de renouveau, venu du jardin de Neuilly!
Cela ne dura que deux secondes, deux secondes d'attendrissement très pur et très doux, pendant lesquelles la visiteuse laissa sa main gantée dans celle du vieil ami.
- Je ne croyais pas vous conter jamais jamais cet enfantillage, reprit-il un peu confus. Je vous l'ai caché même lorsqu'arriva votre veuvage; j'étais déjà un vieillard. Ma vie est finie maintenant...
- La mienne aussi, dit la veuve.
- Chère madame, chère amie... tachez de ne pas rire de moi... et revenons à votre affaire.
Ils y revinrent en effet, et, d'un ton franchement reposé, convinrent des dispositions à prendre. M. Guignard se chargea, bon gré mal gré, de toutes les démarches nécessaires. Il n'était plus très ingambe ni très actif, mais il ferait pourtant diligence. Elle le remercia de son mieux.
Quand ce fut fini, il y eut un serrement de main tout amical et sans embarras. Il la reconduisit jusqu'à la porte de l'étude. Comme elle s'éloignait déjà, il lui dit:
- Ah! j'oubliais, chère madame... mes amitiés à vos enfants.
Et, bientôt après, le vieux monsieur et la vieille dame, repris par le train de la vie, se remettaient chacun de son côté à la tâche quotidienne, un peu rajeunis au fond du cœur par cette fugitive étincelle de poésie qu'un souvenir avait fait briller sur la prose de leur existence.

                                                                                                                     Gabriel Liquier.

La Vie populaire, jeudi 29 octobre 1885.

Nota de Célestin Mira:




Le clerc de notaire.


dimanche 6 décembre 2020

 Un fait-divers.


- Des choux, des por-reaux, des ca-a-a-rotes!... Navé-é-éts, navets!... Du-u bel ognon-on-on! Du bel ognon!...
Traînante, grelottante, mélancolique, la mélopée chantée par une voix de femme, égrenait ses notes lamentables dans l'air glacial.
Mais il avait beau être glacial, cet air de dix degrés au-dessous de zéro, il n'arrivait pas à geler les grosses gouttes de sueur, âcres, brûlantes, qui perlaient au front et dégoulinaient sur les joues de la pauvre femme, pendant qu'elle poussait d'ahan sa petite voiture chargée de légumes et chevrotait son refrain sur un ton de plus en plus navrant*.
Oh! la misérable créature! Maigre, les yeux cernés, les pommettes bleuies, les narines froncées de souffrance, elle allait, sous un tartan rapiécé et une marmotte en torchon. Elle avait une grande tâche jaune sur le haut de la figure: le masque de grossesse, hélas! Et son ventre ballonné se cognait à l'éventaire roulant. Elle était enceinte.
- Des choux, des por-reaux, des ca-a...
Et elle s'affaissa dans les brancards.
Malgré le froid, il se fit un rassemblement; en un clin d'œil, la rue fut encombrée. Les derniers venus poussaient par derrière, demandant ce qu'il y avait. D'autres jouaient des coudes pour sortir de la presse et, n'ayant rien vu, répondaient:
- Peuh! une femme saoule!
Un sergent de ville arrive, fend la cohue, fait écarter le monde et s'approche, en tenant à la main son carnet et son crayon pour verbaliser.
- Votre plaque? Votre numéro? Votre livret? Et relevez-vous plus vite que ça.
La femme se tord par terre, sanglote, étouffe. Elle cherche, d'un geste convulsif, à dégrafer son corsage. Elle s'enfonce les poings dans le ventre, pousse ses reins en avant, allonge le cou, hurle.
- Oh! mon Dieu! mon Dieu! Vous voyez bien que je vais accoucher.
On la porte chez le pharmacien. Les badauds la suivent et font un tas qui s'écrase à la devanture. Chacun dit son mot.
- En v'là une idée, de faire des enfants dans la rue!
- Ben! faut qu'elle ait un vrai courage, par un temps pareil!
- Est-ce que ça lui a prit comme ça, tout d'un coup?
- Aussi, on ne travaille pas quand on est dans cet état-là...
Et toutes ces réflexions banales et prévues se croisent. Ceux qui parlent prennent un air entendu. Leurs voisins les approuvent.
Dans la boutique, la malheureuse,  couchée par terre, au fond, où il y avait assez de place, est en proie aux affres de l'enfantement. Le garçon potard lui tient la tête et la fait renifler au goulot d'un flacon. Le patron, sa calotte en arrière, se donne l'importance d'un médecin. Il a relevé la manche droite de sa redingote. De temps à autre, le sergent de ville vient à la porte, dont le bouton de cuivre est secoué par les impatients.
- Allons, allons, débarrassez le trottoir. Circulez, messieurs, circulez!
Je t'en fiche, qu'on va circuler! voilà la femme qui accouche. Des gamins curieux, faufilés au premier rang, s'aplatissent le nez sur la glace de la montre et soufflent pout tâcher de fondre les glaçons qui les empêchent de distinguer ce qui se passe.
- Dis donc, Léon, qué qu'tu vois? Moi j'vois rien.
- Moi, j'vois l'pharmacope qu'est à genoux. Mais il y a l'larbin devant. Il bouche le plus chouette. Ah! zut! v'là encore l'sergot qui vient nous faire décaniller... Oh! mince! j'ai vu. C'est rien rigolo!
La femme a mis au monde un enfant. Et elle songe avec amertume que cela lui en fait cinq. Oui, avec amertume! Elle les aime pourtant bien, ces pauvres petits. C'est pour eux, pour les quatre demeurés à la maison, qu'elle est sortie ce matin, sans écouter les voisins qui disaient que ce n'était pas prudent. C'est pour eux qu'elle a travaillé quand même, espérant qu'elle pourrait encore aller aujourd'hui. Dame, le mari est à l'hospice. Elle a rudement du mal à les nourrir, les quatre mioches! Et, maintenant, comment va-t-elle faire?
Demain, elle ne pourra plus vendre. Pas le sou pour manger! Ah! malheur!...
Elle veut se lever et retourner pousser sa voiture.
- Non, non, c'est défendu, dit le pharmacien. Que diable! Il ne faut pas aller plus vite que les violons. Un bel accouchement, c'est vrai et joliment mené, je m'en flatte! Mais, enfin, ce n'est pas une raison pour forcer la nature. On va envoyer chercher une civière et on vous transportera, ma brave femme.
On attend. La foule a fini par se disperser un peu. La civière arrive. On met la femme dessus avec le nouveau-né dans une couverture. On recouvre le front de la serge noirâtre qui ressemble à une serpillère. Le cortège sort de la boutique. En route, la femme s'évanouit. Elle a une perte. On change de direction et on va vers l'hôpital.
Eh bien! Et les quatre mômes qui sont à la maison?
Quant à la petite voiture, le sergent de ville l'a fait conduire à la fourrière.
Dans la rue, on stationne encore aux alentours. Les boutiquiers de quartier viennent demander des détails au pharmacien. Il raconte, et par le menu, avec des termes techniques. Puis il conclut invariablement par ces mots:
- Et j'ai compris, dans ses jérémiades, que cela lui en faisait cinq. Ces gens-là ne sont vraiment pas raisonnable.
On trouve à l'unanimité que le pharmacien a raison.

                                                                                                                Jean Richepin.

La Vie populaire, jeudi  10 septembre 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* Marchande des quatre saisons:




samedi 5 décembre 2020

 Noctambule.


Un fichu temps!
Toute la nuit, il a plu. Il y a même eu des variétés dans l'averse. tantôt l'eau est tombée en petites pointes très froides mais très ténues qui, à la longue, percent le drap des habits comme autant d'aiguilles et vous gèlent la peau. Tantôt il y a eu une véritable ondée. Des grosses gouttes comme des décimes se transformaient vite en filets d'eau. Des toits lavés par l'orage coulaient des flots sales dans le ruisseau élargi. Un fichu temps.
C'est juste un moment comme celui-là qu'on a choisi pour flanquer Lecournin à la porte de la chambre d'hôtel qu'il occupait depuis trois mois et dont il devait la location depuis huit semaines. Il n'y a qu'à lui que ces choses-là arrivent. A coup sûr, il n'est pas né veinard. Venu d'Angers à Paris, l'année dernière, pour y faire valoir sa brillante éducation et cultiver ses lauriers de prix d'honneur provincial, il a tout essayé, rien ne lui a réussi. Employé de compagnie d'assurances, il a été congédié parce qu'il n'avait pas une calligraphie suffisante. Secrétaire d'un aspirant grand homme, il n'a pas été payé. Maître d'études dans un bahut des Batignolles, il avait, un jour, allongé une claque à Mahmoud ben Asly, l'élève égyptien qui mettait du beurre dans la soupe maigre du Petdeloup. C'avait été un scandale dont le petit mamelouck avait recueilli tout le bénéfice.
Maintenant, Lecournin est dans la dèche la plus noire. Il a songé à devenir gâcheur de plâtre. Volontiers il aurait endossé la cotte bleue et la blouse blanche du maçon. Plus volontiers encore, il aurait mangé avec les ouvriers dans les cabarets qui s'emplissent de monde à midi et où fume l'ordinaire à quarante centimes dans les bols en grosse faïence. Il a voulu s'embaucher. Mais on lui a fait observer qu'on ne prenait pas tout le monde, qu'il fallait un apprentissage et bien d'autres conditions encore.
Hier, quand son maître d'hôtel lui a signifié de déguerpir, Lecournin avait encore vingt-huit sous dans sa poche. Ce n'est pas avec cela qu'on paie un garni. A-t-il assez couru cependant pour trouver de quoi attendre des jours moins mauvais! Il est allé voir le député de sa circonscription qu'il n'a pas rencontré. Il l'a relancé jusqu'à la Chambre où l'homme politique, qui remplit si bien les rôles muets, a joué l'invisible. Des camarades de lycée, Lecournin en compte bien cinq à Paris. Mais l'un fait la fête dans le monde élégant, et vraiment Lecournin n'a pas le courage se se présenter chez lui. Les autres, de véritables fesse-mathieu, sont des jeunes gens bien rangés qui vivent dans les pensions cléricales de la rue Saint-Sulpice, recommandées à leurs familles par Monseigneur d'Angers. Un seul pourrait avoir bon cœur. Il est collé rue Vavin avec une grue. C'est justement ce collage qui empêche Lecournin d'aller chez l'ami de la rue Vavin. Les femmes sont si drôles et parfois si égoïstes!
Toute la journée, le pauvre bougre à vagué. Il est allé rue des Jeûneurs, où un ami de la famille tient un magasin de gros. Arrivé à la porte du négociant, il n'a pas osé monter l'escalier et, traînant ses grègues, il est revenu, harassé, affamé au quartier latin.
Vers sept heures, il a avalé pour trois sous de chocolat et un petit pain à la crémerie, chez Polydore*. Ensuite, longtemps, il a flâné sous les galeries de l'Odéon, sur le boulevard Saint-Michel, tout rutilant de l'éclat des becs de gaz allumés dans les cafés. Il a battu le pavé des rues plus tranquilles où les boutiquiers mettent de bonne heure les volets à leur devanture.
La pluie, l'atroce pluie est venue, rendant le pavé plus gras, mouillant le noctambule jusqu'aux os. Quoique très las, il s'est hâté. Il était alors dans la rue de Rennes, qui s'allongeait morne et toute droite avec la gare Montparnasse, là-bas, tout là-bas, grosse tâche noire entrevue dans la brume de la pluie.
Oh! arriver là et vite: c'est tout ce que demande Lecournin. Il sait très bien: il y a à l'angle de la rue de Rennes et du boulevard Montparnasse un mastroquet qui doit rester ouvert toute la nuit. Quand il est venu d'Angers, l'année dernière, il a vu la boutique éclairée. C'est une sensation qui lui est restée.
Maintenant, Lecournin est presque au but. Vrai, il est temps, la pluie tombe plus fort que jamais. Pas de veine! Le mastroquet n'est pas ouvert? Sur les volets sales et tout mouillés par l'averse, une petite affiche écrite à la main se décolle. Elle porte ces mots que Lecournin devine plutôt qu'il ne lit:

FERME POUR CAUSE DE DECES

Pauvre Lecournin! c'est le cas de le dire, qu'il ne pleut que sur les mouillés. Las, désespéré, il court s'étaler sur un banc du hall de la gare de l'Ouest. Il s'y endort à côté d'un dragon un peu ivre qui pue le cuir.
Ce matin, il recommencera cette vie-là, qu'il reprendra demain et les jours suivant jusqu'au moment où, devenu un bourgeois solennel, il fulminera contre les déclassés.

                                                                                                                  Robert Caze.

La Vie populaire, dimanche 23 août 1885.

Nota de célestin Mira:

* Le Polydore:


Le Restaurant-Crémerie Polidor est situé rue Monsieur-le-Prince, dans le VIème arrondissement. Il est célèbre pour sa cuisine et pour avoir abrité les assemblées du collège de Pataphysique, Société de recherches savantes et inutiles. Il a été fréquenté, entre autres, par Ionesco, René Clair, Paul Valéry, Boris Vian...


mercredi 2 décembre 2020

Repris de justice.

 Repris de justice.


J'avais entendu dire grand mal d'un de mes vieux camarades, peintre de réelle valeur (appelons-le Raoul, si vous voulez bien): il avait été en prison! Oui, "en prison"! - C'est gros, ces deux mots-là dans le monde, les caquets allant et venant, j'ai fini par savoir quand même la vérité. J'ai rencontré Raoul qui m'a fait sa confession, et j'en suis fort aise; Raoul a été en prison, mais c'est un honnête homme.
- Oui, mon vieux, je puis bien te le dire, je sors de la Santé.
C'est ainsi qu'il m'aborda; puis reprenant:
- Et c'est une faveur pour moi, cette prison cellulaire; je viens d'y tirer un mois.
- Par faveur? fis-je étonné.
- Certes, j'étais seul, dans une cellule où l'on crevait d'ennui, mais où je n'avais pas à côté de moi des voleurs et des gerministes*, comme à Sainte Pélagie*, car c'est là que j'eusse dû strictement faire mon temps.
-Quel crime avais-tu donc commis? allons, dépêche-toi de me tout avouer.
Nous nous assîmes au café Riche et, entre deux grogs américains, il me conta son affaire.

Elle est instructive et point sinistre.
C'est bien simple. Mon ami Raoul était criblé de dettes, parce qu'il n'avait pas d'ordre. Est-ce le seul homme qui n'a pas d'ordre? En outre, il avait la mauvaise habitude de faire la cour aux femmes qu'on rencontre, c'était un suiveur. Est-il le seul de son espèce? "Suivez, mais discernez" est un proverbe qu'on ne met jamais en pratique. Or, il paraît que Raoul n'avait pas discerné, le jour où il se sentit mettre le grappin par une nommée Emma, la plus charmante petite Parisienne étourdie qu'il ait jamais rencontrée dans le train qui ramène les Parisiens de Bois-Colombes et d'Asnières à la gare Saint-Lazare.
Ils s'étaient aimés dès le troisième voyage, et Raoul avait réussi, un beau matin, à l'entraîner jusqu'à son atelier du boulevard de Clichy, où la ruine se faisait sentir de jour en jour.
Les bahuts moyen âge s'emplissaient de protêts; depuis un mois, les brûle-parfums hindous étaient comblés de cartes d'huissier et de papiers de la Banque sur lesquels on lit: brigade.
Peu lui importait, Emma, dont il était devenu fou, le consolait par son amour et sa gaieté. Elle lui avait avoué un jour, en pouffant de rire, qu'elle était mariée - un excitant de plus.
Mariée! Raoul fut longtemps discret, mais la curiosité le chatouillait:
-Voyons, ma petite Emma, veux-tu me faire plaisir? Qu'est-ce qu'il fait ton mari?
Emma se mettait à rire, puis, avec une moue exquise, refusait en rougissant de dire le métier de ce cocu.
- En quoi cela peut-il t'intéresser? Non, je te demande le secret sur ce point. Mon mari est un honnête homme, que cela te suffise... j'ai peut-être tort de ne pas le respecter; mais c'est toi qui es cause de tout cela, coquin!
Elle se mettait à pleurer, puis l'amour effaçait les larmes et on ne soufflait mot de cet homme dont l'état restait un mystère.
Petite, frêle, rousse, avec des yeux noirs, mince de nez comme de taille, elle avait toujours l'air de bonne humeur et ne rêvait que petites parties en cachette dans des quartiers éloignés, de l'autre côté de l'eau de préférence, toujours à cause du mari, elle aimait surtout la compagnie des bons vivants, sans souci des gros ennuis de la vie bourgeoise; elle se moquait des papiers timbrés qui arrivaient chez la concierge et en faisait des chapeaux pointus qu'elle se collait au bout du nez comme une gamine de dix ans.
Raoul ne s'était jamais senti plus heureux.
Peu à peu l'atelier se vida; les objets d'art, les bouts d'esquisses, les armures, les bronzes disparurent; on vendait chaque semaine de quoi acheter des huîtres, de quoi aller à Robinson ou à Châtenay; les amis riches avaient la bourse ouverte, indulgents pour les folies de Raoul et comprenaient aisément les ravages que peut faire, dans la tête d'un artiste, une petite écervelée, surtout quand elle est mariée. Il y eut saisies sur saisies... proutt!... proutt...
Emma pourtant se montrait impitoyable quand sonnait l'heure du retour au nid conjugal. Elle pleurnichait, mais vite, en fiacre et au galop... pourvu qu'il ne s'aperçoive de rien, le vilain singe; c'était l'essentiel!
Raoul avait beau être pressant, désespéré.
- Tu ne m'aimes donc pas assez, disait Emma, pour respecter ma position! Je suis sérieuse hors d'ici, songe donc à moi, méchant!
Ah! oui, elle aimait les noces, les gaietés, les folies d'atelier, la bohème qu'elle avait cherché après avoir lu Murger, Champfleury et la Manette Salomon, des Goncourt. Son Raoul était l'impresario chéri de toute cette vie de toquée; et les amis du peintre la trouvaient exquise, la petite adultère. On l'avait ainsi baptisée à l'atelier du boulevard Clichy.
Un matin, Raoul reçoit une affiche de vente; il paie le prix convenu pour qu'on ne la colle pas à la porte de la maison, mais il se fait une joie de profiter de cette occasion pour organiser une manifestation bruyante, et inviter Emma à une vraie fête de bohème cette fois*.
Aussitôt, il convoque les amis, fait prévenir sa "petite adultère" qu'on déjeunera et ne l'avertit pas du spectacle auquel elle doit assister: le pillage de l'atelier fait en règle par les Auverpins et par les gens de loi.
Emma arrive toute effarée exactement à l'heure; elle croise dans l'escalier une dizaine d'êtres râpés, coiffés de casquettes crasseuses ou de chapeaux mous et qui ont l'air de faire la queue comme au Mont-de-Piété.
- Qu'est-ce que c'est que ces gaillards-là? dit-elle en entrant; ils m'ont fait une peur!
- Ah! je sais, dit Raoul négligemment, ce sont des modèles qui viennent se présenter chez le peintre d'à côté pour poser; il est en train de faire une grande toile naturaliste représentant des affamés à la porte d'une caserne; une riche idée, hein?
Rassurée, elle se met à table joyeusement et l'on commence à trinquer et à chanter en buvant du champagne frappé.
On était au dessert et au café, quand soudain un grand bruit se produit dans le corridor; des pas lourds retentissent sur l'escalier, et l'on entend des voix:
- On va commencer la vente! attention! Otez-vous donc de là qu'on laisse avancer monsieur!
- Qu'est-ce qui se passe donc? s'écrie Emma.
Tout le monde se met à ricaner.
- N'aie pas peur, ma petite, fait Raoul, et tendant son verre:
- A ta santé! s'écrie-t-il, et à la santé des huissiers.
En ce moment on cogne à la porte.
- Entrez! hurlent tous les amis de Raoul.
La porte s'ouvre.
- Ah! aïe! cria la jeune femme en tombant dans les bras de Raoul; je suis perdue! c'est fini; tenez, là-bas, le gros qui a un nez rouge et une barbe grise... c'est lui...aïe!... aïe!...
Elle n'en peut dire davantage, elle s'étale de tout son long sur le parquet, et les convives se précipitent autour d'elle pour lui faire respirer du vinaigre.
Raoul reste hébété en présence de l'huissier qui remue son nez trognonnant, roule des yeux cramoisis et le menace du poing.
- Si j'avais un pistolet, vous seriez mort, misérable!... Madame est ma femme.
- Est-ce que je le savais? s'écria Raoul furieux en s'avançant sous le nez de l'officier ministériel écarlate;
- Tant pis pour vous! riposte l'huissier. Je fait constater le flagrant délit et j'userai de mes droits: à bon chat, bon rat.
- Ah, je comprends maintenant, hurla Raoul tragiquement, pourquoi elle n'avait jamais voulu me dire l'état de son mari; pauvre petite, elle avait bien raison... on n'avoue pas ces choses-là

-Eh bien! lui demandai-je, quand il m'eut raconté tout ce qu'on vient de lire, après, que s'est-il passé?
- Tout s'est déroulé régulièrement et judiciairement, parbleu! J'ai été condamné en police correctionnelle à un mois pour adultère, et je l'ai fait, ce qui n'a pas empêché qu'on vende ce qui restait chez moi.
- Et tu as des nouvelles de la femme de l'huissier?
- Oui, elle a quitté Saint-Lazare un mois après ma sortie, car elle avait été condamnée à deux mois, elle.
- Tu l'as revu sans doute?
- Ah non! par exemple, mais, devine avec qui elle vit?
Je fis signe que je ne chercherais pas à deviner.
- Avec son mari, avec l'huissier à trogne rouge; c'est à dégoûter de l'adultère!

                                                                                                                 Francis Enne.

La vie populaire, dimanche 16 août 1885.


Nota de Célestin Mira:

* germinisme: homosexualité masculine.

*  Prison de Sainte-Pélagie:





Sainte pélagie: Cellule d'un philosophe.


* La vie de bohème.


La vie de bohème: Sébastien Dulac, 1831.


dimanche 29 novembre 2020

La vénus pestilentielle.

La vénus pestilentielle.

Avez-vous pris, un jour d'été, la diligence qui va de Perpignan à Figuère, et vous rappelez-vous, après la traversée brûlante et bleue des Pyrénées, l'entrée dans la ville espagnole? Vous rappelez-vous cette petite ville qui cuit dans le cri des cigales comme une tomate dans la friture, cette rue aveuglante, aux murs troués de fenêtres sans symétrie et tous ces petits balcons, de fer et de bois, et toutes ces vertes claies qui retombent comme des vignes-vierges? Figuère vous sourit tout de suite. Ah! le soleil, les femmes et les lauriers d'Espagne ne sont pas des légendes! Qui n'a pas vu, dans une rue de Figuère, un laurier gros comme un saule et fleuri comme une rose, jailli d'entre deux pavés contre un mur de maison, comme une ortie chez nous, contre un mur de chaumière, celui-là n'a pas vu grand chose, et qui n'a pas vu, sous la fleur miraculeuse, une fille de Catalogne vous tendre en riant un verre d'aguardiente, celui-là n'a rien vu du tout.
Pourtant, il faut bien le dire, à peine est-on dans la ville, qu'une angoisse insensible, une nausée particulière, vous saisit. Une odeur sourde vous suffoque. Vous pensez d'abord que c'est une émanation passagère, mais l'odeur est dans toute la rue. Vous arrivez? Elle est dans la cour de l'auberge. Vous montez l'escalier? Elle est dans l'escalier. Vous pénétrez chez vous? Elle est dans votre chambre. L'eau de votre toilette la sent et votre commode l'exhale.
Quand vous ressortez, il fait un délicieux soir, le soleil se couche, on prend des glaces dans les cafés, le ciel s'orange derrière les toits, mais l'odeur est insupportable, elle descend sur vous avec la nuit qui vient, elle tombe des platanes et des sycomores; elle sort des maisons, des portes, des jardins, elle semble arriver du ciel, elle semble arriver des roses. Vous revenez dîner, mais elle empoisonne les plats, elle est dans le vin, dans les fruits, dans tout!... Enfin, vous remontez chez vous, et vous vous approchez de votre jalousie. La lune, dans les rues glisse sur les claies baissées des balcons, des musiques jouent, des chants résonnent, des jeunes filles passent en courant par bandes en se tenant les mains. Vous écoutez, on entend des rythmes de danse, vous regardez la nuit sublime. Mais l'odeur fétide et chaude s'exhale toujours de la ville, elle flotte par bouffées, elle vient par brises lentes, et c'est comme une odeur de mort, où passe par moment comme une odeur de fleurs;

Sous le soleil du matin, un marché d'Espagne est une joie des yeux. Les tas de piments, de figues, de pastèques, d'aubergines, coulent et s'étalent, à même le pavé de la rue, en ruisseau d'écarlate, en profusions violacées et vertes. La cohue, où les tailles des femmes se cambrent dans les zébrures des corsages, monte des ruelles tortueuses, piquées des bonnets rouges des paysans et circule en gesticulant autour des monceaux croulants des grenades et des poivres-longs. D'autres effluves pourtant, des effluves de viande et de poisson pourris, empestent pesamment la sérénité matinale; mais, sous le bel azur, personne ne paraît les sentir. Les hommes rient, les femmes rient, les fruits, les pavés, les bonnets, les fichus, les visages, les maisons, les balcons, les auvents rient! Les yeux et les narines boivent l'été et le jour!
Dans cette atmosphère nauséabonde qui met à ce pays de danse et d'amour comme un nimbe morbide de typhus et de choléra, c'est, en effet, pour le voyageur, et peut être pour le profane, une surprise étrange, que le calme rayonnant de ceux qu'il y voit aimer et vivre. L'odeur troublante, l'odeur indéfinissable et mauvaise, il la retrouvera toujours, partout, même à l'Alhambra, même au Généralie, même dans les chaumières des montagnes, et il ne verra jamais pourtant, dans cette peste, que la voluptueuse beauté des filles et la contente tranquillité des hommes.

Par un soleil atroce, j'entre, une après-midi, chez un alcade de village...
Ah! je me sens pâlir! l'odeur de la maison m'a saisi à la gorge.
Je dois, cependant, faire viser mon passe-port, et je suis, en ce moment, dans une chambre en sous-sol, une cave claire aux murs de chaux, blancs comme des chemises fraîchement amidonnées. Une cruche d'eau, un verre, un flacon d'aguardiente, sont sur une table, auprès du soupirail. Au fond, une espèce de niche plus large que haute, fermée par des rideaux rouges, et ressemblant exactement à un guignol, est creusée dans la muraille.
Je regarde et je ne vois personne, quand les rideaux de la niche s'entr'ouvrent, et quand un homme en sort, ridiculement grand et maigre, avec de petites moustaches tracées comme au pinceau.
Il est souriant, il roule une cigarette, et d'un geste de seigneur, avec une voix qui a des harmonies de violoncelle, il m'invite à me rafraîchir.
Il me semble, pourtant que je suis d'une pâleur de mort, et c'est avec un écœurement horrible que je tempe mes lèvres dans au verre...
Mais, lui, respirant d'aise, m'engage à me reposer, et m'offre la seule chaise de la chambre.
Ah! je crois que je vais mourir! Je donne mon papier, je fuis!
Alors, toujours souriant, avec mille mots tranquilles d'une hospitalité sonore, pendant que la tête me tourne et que je vais chanceler, l'alcade, plein de grâce, m'accompagne jusqu'à la porte...
Pourquoi craindre, en effet, ces odeurs de charniers, sucrées d'odeur de rose? A voir, sous ces brises pourries, les fleurs si fraîches et si drues, la chair des femmes si belle, l'œil des tourtereaux si flamboyant, on se demande si l'air corrompu des vieilles cités d'Espagne ne contient pas des voluptés qu'on ignore, et que ne peuvent vous apprendre les mantilles, le soleil, les nuits chaudes, et l'ombre des palais maures? C'est un engrais de beauté que respirent les jeunes filles, et dont elles jouissent, et où elles s'épanouissent, et où elles se colorent, éclatantes, énamourées, célestes et fétides comme des tubéreuses poussées dans un vase de fièvre, et dont le parfum sentirait encore le fumier bu par leur tige.
En Catalogne comme en Navarre, en Andalousie comme en Castille, dans les villages comme dans les villes, dans les cuisines des auberges comme aux tribunes des arènes, allez, et cherchez des maîtresses! Nulle part dans le monde, vous les trouverez aussi belles! Toute leur chair ne sera que lumière, toute leur âme ne sera qu'amour et, quand elles baisseront les yeux pour vous entendre, tout leur visage s'ombragera des grands cils de leurs paupières! il ne faudra donc pas pâlir, quand elles vous ouvriront leur chambre, et quand vous posséderez dans leurs bras le paradis pestilentiel!

... Le soir, à la nuit close, dans ces pays qui brûlent, le peuple danse dans les rues. Il danse, il rit, il aime dans la peste, et la peste monte, en effet, pendant la danse, vers les baisers qui se donnent sous les claies baissées des balcons où l'on voit glisser la lune. Les corps s'enlacent dans les ombres, les étoiles frissonnent au ciel, les cigales chantent dans les champs, et la sardane, dans les villes, remue l'odeur de la mort.

                                                                                                                         Maurice Talmeyr.

La vie populaire, jeudi 13 août 1885.

mardi 1 septembre 2020

Le légende du bon saint Gengoux.

La légende du bon saint Gengoux.

Je vois encore la voiture, et je vois toujours mon voisin de voyage.
Je la vois avec sa belle couleur jaune, son énorme bâche noire*, toujours gonflée de bagages, ses petites fenêtres carrées et son coupé fantastiquement perché sur roues, où les femmes ne montaient jamais qu'avec des simagrées, riant de montrer leurs jambes, et poussant des petits cris d'effroi.
Quant à lui, c'était un gros marchand de vins du Charollais, de haute taille, coiffé d'un grand manille à haut de forme, remuant des louis dans ses goussets avec ses grosses mains poilues, bavard, et portant une blouse bleue toute neuve brodée dans le dos.
L'été, la diligence partait le matin, à quatre heures, de Mâcon, allant de Cluny et à Saint-Gengoux. En route, on s'arrêtait invariablement à Saint-Serlin, sur les six heures, quand le soleil commençait à chauffer, et là pour "tuer le ver", on buvait d'un certain petit vin du pays renommé pour son goût de pierre à fusil.
Nous venions de repartir après nous être rafraîchis, et la voiture, ballotante, roulait sur la route grise, au bruit du trot des chevaux et au son des grelots.
C'était par un de ces beaux matins de septembre brumeux et purs où le soleil est si bon et l'horizon si rose! De longs pans de brume blanches traînent au fond des vallées, de loin en loin, sur les rivières.
Les voyageurs dormaient, nous arrivions au bas d'une longue côte, et le voiturier avant enroulé les guides autour du fouet pour laisser tranquillement tirer les chevaux, quand l'homme au manille et à la blouse nous demanda si nous savions, par hasard, comment ce goût de pierre à fusil était venu au vin du pays, et nous raconta cette histoire du cru.

Il y avait, en ce temps-là, un saint qui était le bon saint Gengoux. Il avait à lui les meilleures vignes, et récoltait tous les ans le plus beau vin blanc de la vallée. Et non seulement, il avait des vignes, mais encore des champs qui rapportaient bon, et des près qu'on ne voyait pas souvent roussir. Il était enfin, comme on dit, dans le rognon de veau. Et il le méritait, car il n'était pas de ces gens qui se font du cuir avec la peau des autres. Au contraire, il avait cave ouverte, et disait d'ordinaire aux pauvres diables:
- Tant que le bon Dieu me donnera du vin, vous n'aurez pas besoin de boire de l'eau.
Cependant, tout n'était pas roses dans l'existence du saint homme... Le bon saint Gengoux avait une femme, mais une femme qui parlait tant, et tant, qu'il aurait mieux valu pour lui avoir un cent de pies et de moineaux près des oreilles. Il en souffrait; mais patient comme un bon jus de saint qu'il était, jamais il ne s'en plaignait, et l'on sait pourtant si les hommes médisent volontiers entre eux des femelles: elles sont ci, elle sont ça, elles n'en veulent, elles en veulent trop... Lui, le bon saint Gengoux, il étais résigné comme un saint de bois. Seulement, une fois par an, il s'en allait en pèlerinage, et demandait, à ce qu'on racontait, au bon Dieu qu'il le rendît sourd.
Mais le bon Dieu, c'est le grand rengôniou*, et les rengônioux ne vous soulagent pas tous les jours. Le bon saint Gengoux n'avait jamais les oreilles plus ouvertes que lors de ses retours; la femme de son côté, ne bavardait jamais plus fort qu'en le revoyant après ces absences, et elle menait si bien la conversation bride abattue, elle dépêchait tant d'histoires, elle faisait tant de questions, elle poussait tant de cris, elle lâchait tellement sa langue à fond de train toute la journée, elle débitait tant de bredineries, que le saint, un jour, lui souhaita, par manière de dire, d'aller voir au fond du puits si l'eau était bonne à boire.

C'était le seul péché qu'il eût commis depuis sa naissance et le seul, notez-le bien, qu'il dût jamais commettre, mais ce péché-là devait avoir d'épouvantables suites.
Sa femme, jusque-là, n'avait jamais été que bavarde. Elle fut, dès lors, affligé d'une infirmité singulière. Elle ne pouvait plus dire un mot, et elle en disait des mille et des cents, qu'elle ne prît en même temps la parole du côté qui intéresse les apothicaires. Et ne croyez pas qu'elle n'en causait que plus, jaspinant par-ci, jaspinant par-là, lançant des interjections toutes crues, et se plaisant d'autres fois en des pensées subtiles qui avaient l'air d'être suivies de points d'interrogation; Elle ouvrait jusqu'à cent vingt fois la bouche par minute, sept mille deux cents fois par heure, et quatre-vingt six mille quatre cents fois par jour, sans compter les décimales.
Elle en était venue à parler toujours sans s'arrêter jamais, le matin, au petit jour, à peine éveillée, et la nuit même, en rêvant. Elle parlait seule rognonnant contre son malheur et se prenait alors elle-même entre deux feux. Elle parlait dans son lit, en regardant voler les mouches; dans sa cuisine, en remettant de la braise sous la marmite; dans les salles, dans les chambres, au grenier où séchaient les petits oignons, et jusque dans la cave en tirant du vin.
Mais le bon saint Gengoux ne semblait jamais entendre et, résigné, souriait affablement.

Or, le temps des vendanges venait et le bon saint Gengoux apprit que son frère arrivait, comme chaque année pour goûter son vin blanc. Alors, sans dureté et même bien tendrement, il prit sa femme à part, et, cherchant le joint pour l'éloigner, la pria d'aller trois jours en pèlerinage, pendant le séjour de leur parent dans leur maison.
La pauvre femme était une parfaite épouse, et pleinement sympathique, sauf qu'elle avait le verbe un peu prolongé, et pétillait d'ailleurs comme un vieux sarment (la fumée y était aussi). Elle s'en alla donc, et l'aîné débarqua dès qu'elle fut partie.
Il arrivait content, et pressé d'embrasser son cadet; mais il s'arrêta court en entrant dans la maison et le bon saint Gengoux lui dit, en lui voyant remuer significativement les narines:
- Frère, mais qu'as-tu donc?
- Est-ce que tu ne sens rien? demanda l'aîné;
- Tu sens quelque chose? fit saint Gengoux.
- Il paraît, reprit l'aîné, qu'on a bien de la peine à allumer le feu chez toi.
- Le feu? Pourquoi?
- C'est que, vois-tu cadet, ta femme a dû joliment battre le briquet ici, car il sent rudement la pierre à fusil.
- Ça ne t'incommode pas?
- Si, un peu... Si nous montions là-haut, dans la chambre.
- Dieu ne le défend pas, dit le saint, et si tu le veux... montons.
- Heuh!... fit l'aîné, une fois dans la chambre, c'est encore plus fort qu'en bas, bon Dieu!... Descendons.
- A tes souhaits... Viens dans la cave.
- Tonnerre!... cria le frère, arrivé dans la cave, mais de quelle pierre se sert donc ta femme, cadet? ... Buvons, vite...
- Tiens, fit saint Gengoux
- Seigneur! s'exclama l'aîné, qui n'avait pas l'air d'être près de finir de boire, et se donnait, tout en gémissant, des grands coups de gobelet dans le bas de la figure, Seigneur: Ah! Seigneur Dieu! je crois que le goût est passé dans le vin!...
Le bon saint Gengoux ne poussa aucune exclamation. Cependant il se versa un grand trait de son beau vin doré du bon Dieu, le but d'un coup, le goûta, et dit avec tranquillité:
- C'est vrai, Dieu soit béni!

Le soir même, il tomba malade, et l'aîné qui le surveillait lui dit:
- Où est ta femme?
- En pèlerinage, frère. Elle revient; va, n'attends pas son retour.
Le bon saint Gengoux, le lendemain, ne remuait plus qu'à peine; de temps à autre, seulement, il tournait encore la tête, et de son lit, par les fenêtres ouvertes, regardait vendanger les vignes. Puis, quand il fit nuit, il ferma les yeux, comme s'il allait dormir.
- Mon frère est bien malade, gémit l'aîné, c'est la douleur d'avoir trouvé ce goût-là dans son vin qui l'aura frappé.
Le troisième jour, la femme reparut, et, trouvant son homme couché, tout pâle et sans mouvement, elle tomba dans une série de lamentations si extraordinaires que l'aîné dit tout bas à l'oreille de son cadet, avec épouvante:
- Ah! frère, le diable est dans ta femme.
- Il en sort, murmura le bon saint Gengoux.
La femme, en effet, peignit bien horriblement sa douleur toute la journée, et vers minuit, récita la prière des morts d'une façon bien étrange.
Le matin venu, ils s'approchèrent de lui, et lui trouvèrent sur le visage une béatitude si céleste qu'ils devinèrent qu'il avait trépassé.
Le bon saint Gengoux n'entendait plus, mais le vin blanc, depuis cette époque, a senti la pierre à fusil.

... On était en haut de la côte, et l'homme au manille et à la blouse avait à peine fini, que le voiturier reprit les guides et se mit à exécuter en l'air, avec son fouet, au dessus des chevaux qui partirent au grand galop, une étincelante et magnifique pétarade.
La soleil avait monté, le ciel était d'un bleu plus chaud, les voyageurs se réveillaient dans la voiture, de joyeux rires partaient de la banquette du devant et, les raisins commençaient à mûrir, on voyait de loin, le long de la route, au bruits des grelots et des roues, les grives s'envoler des vignes.

                                                                                                                        Maurice Talmeyr.

La Vie populaire, dimanche 26 juillet 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* Diligence au XIXe siècle:



* Rengôgnou: Le rengôgnou est le nom que l'on donne en Bourgogne aux rebouteurs ou rebouteux

Le côtier.

Le côtier.


Le jour où sa femme mourut, commença la série noire pour le père Louis, le vieux cordonnier de Montmartre*. Il avait eu sa part de bonheur jusque-là; le travail avait été rude, et maigre le salaire; mais on avait de quoi manger; la femme était ménagère, l'homme ne buvait jamais, et, sous des loques cachées au fond de la grande armoire en noyer, on avait empilé quelques écus. Ne fallait-il pas songer à établir un jour une fillette qui grandissait?
La mort de la femme changea tout cela. Le vieux devint sombre. Il restait des heures entières assis dans son échoppe, sans parler, l’œil fixe, la lèvre pendante, comme abruti. Seulement, quand sa fille revenait de l'atelier, il semblait se réveiller. Il embrassait l'enfant au front, lui souriait tristement, semblait écouter son caquetage d'oiseau lâché, les gros potins et les petites querelles, toutes les nouveautés du jour; puis il retombait dans sa torpeur douloureuse, pendant que sa fille se plongeait avec délices dans le feuilleton du Petit Journal*.
Un soir, elle ne revint pas. La chambre lui avait paru sans doute trop froide et trop nue. Un calicot frisé, qui la reconduisait chaque jour, depuis plusieurs semaines, fit miroiter à ses yeux un avenir couleur de rose, avec encadrement de palissandre, et elle le suivit.
Toute la nuit, le père l'attendit en silence, comptant les heures qui tintaient lugubrement dans la nuit et torturé d'une angoisse atroce où se confondaient ces deux départs. Aucun reproche ne lui montait au cœur contre cet abandon; mais la conscience de sa solitude le troublait profondément.
Dès que le jour vint, il se leva de sa chaise, alla droit à l'armoire, y prit une des pièces de cent sous si péniblement amassées et sortit.
Quand il rentra, il était nuit close. Il avait couru tous les marchands de vin du quartier, buvant des petits verres, cherchant l'ivresse. Sa tête lui semblait lourde, et ses jambes se refusaient à le porter. Il recommença le lendemain, puis les jours suivants, augmentant la dose de sa lente intoxication, toujours ivre, battant les murs et suivi d'une foule de galopins en gaîté.
Son vieux paletot noir portait des traces de boue, les traces de tous les ruisseaux où il avait roulé. Son feutre bossué n'était plus qu'une loque informe. L’œil morne, la lèvre baveuse, il marmonnait en titubant le nom de la femme morte et celui de l'enfant disparue. Mais toujours, il rentrait au logis, avec on ne sait quel espoir confus que le passé n'était qu'un mauvais rêve, éclos dans les brouillards de l'alcool, et que, tout à l'heure, il allait retrouver les êtres chers dans la vieille chambre, toute sonore d'éclats de rire et de chansons.
Mais les réveils du lendemain étaient plus horribles encore. La perception plus nette du malheur le rendait plus insupportable; il cherchait alors dans les écus de l'armoire l'anéantissement et l'oubli. Un matin, le vieux s'aperçut que cette armoire était vide: la dernière pièce de cent sous était envolée! Il sortit alors, sans regarder derrière lui, et quitta sa chambre pour ne plus y revenir. 
Il lui fallut gagner sa vie, pourtant, de quoi retrouver dans l'alcool consolateur l'allègement aux maux soufferts. On lui parla d'un emploi de côtier à la Compagnie des Omnibus*. La besogne était dure, mais n'exigeait pas un long apprentissage; il se présenta et fut embauché.
Il couchait au dépôt de la Compagnie, le plus souvent dans l'écurie même, avec les chevaux, enfoui jusqu'aux yeux dans la paille chaude. Avant l'aube, il se levait. La cour était déserte encore, et les grandes voitures multicolores, rangées par ordre de départ, composaient une masse plus sombre, d'allure fantastique. Les harnachements et les colliers étaient pendus le long des murailles. Les timons dételés laissaient traîner des courroies et des chaînes.
Le vieux côtier saisissait son balai et commençait sa besogne, automatiquement, sans penser; puis, peu à peu, la cour s'animait, les chevaux sortaient des écuries, les cochers et les conducteurs arrivaient, les premiers le fouet à la main, les autres serrant autour de leurs reins la sacoche de cuir. Les voitures sortaient enfin, l'une après l'autre, et se rangeaient à la tête de ligne. Alors, les côtiers habillaient les chevaux de renfort, et gagnaient lentement leurs postes.
Entre ses deux rangées de hautes maisons noires, le faubourg dressait en pente rapide ses pavés rendus glissant par le brouillard. Dans un renfoncement, en bas de la côte, contre un mur couvert d'affiches de toutes couleurs, des manteaux de toile cirée pendaient à des clous; et le long du trottoir, les chevaux de renfort, la tête pendante, l’œil éteint, une jambe repliée, songeaient mélancoliquement, de cet air navré des bêtes malheureuses.
Assis sur son escabeau de bois et vêtu d'une mauvaise blouse bleue, le côtier sommeille, sous son lourd chapeau de cuir bouilli; quand l'omnibus apparaît au tournant de la rue, il prend le cheval de renfort par la bride, l'accroche au timon et marche silencieusement à côté de lui; son fouet à manche court est passé au travers de ses épaules voûtées; et ses deux mains s'y suspendent, comme si elles étaient trop lourdes pour ses bras débiles, et qu'il ne pût pas les porter.
Le cocher lui parle; mais il ne répond guère. Les pieds, chaussés de vieux souliers éculés, dont les fentes laissent apercevoir sa peau gercée, glissent sur le pavé gras, trébuchant, pourtant à faux dans les interstices des pavés. Jamais il ne frappe le pauvre cheval, usé comme lui même, et comme lui résigné. Il gravit péniblement la montée, et redescend vers son poste d'attente, non sans s'arrêter au cabaret, où il laisse presque entièrement son maigre salaire journalier.
A peine mange-t-il. Pourquoi faire? L'alcool le soutient, et le pain lui semble amer. Jamais une larme, pourtant. A de rares intervalles, quand il est assis sur son escabeau, la tête entre ses mains, l’œil fixe, un profond et silencieux soupir s'échappe de sa poitrine lasse. Il tâte alors ses poches, d'un geste brusque, et, s'il y trouve encore quelque menue monnaie, il retourne chez le marchand de vin. Mais si forte que soit son ivresse, il ne le fait plus trébucher comme aux premiers jours. Il marche plus droit, au contraire; une chaleur inconnue lui brûle la poitrine et lui fait monter le sang aux joues; il ne pense plus et ne se souvient pas.
La nuit, il rentre au dépôt, remet son cheval à l'écurie, et s'endort d'un sommeil de plomb sans rêver, pour recommencer le lendemain. Il ne souhaite même plus de mourir, tant la bête a tué l'homme en lui.
Mais un matin, sans doute, on le retrouvera mort, raide et glacé, dans son linceul de paille, ou bien quelque cheval en gaîté fracassera d'un coup de sabot ce pauvre crâne, où dansent parfois encore, dans le brouillard de l'ivresse, les fantômes indécis des êtres aimés.

                                                                                                           Georges Lefèvre.

La Vie populaire, jeudi 23 juillet 1885.

* Nota de Célestin Mira

* Cordonniers de village:



* Le Petit journal:



* Les côtiers étaient chargés d'amener un cheval supplémentaire pour soulager l'attelage afin de franchir les côtes.



dimanche 30 août 2020

La morale.

La morale.


- Non! jamais! ma fille au théâtre, chantant devant toutes les lorgnettes braquées sur elle! jamais je n'y consentirai... Et la religion? et la morale? Ce serait une indignité! nous n'avons pas de fortune, c'est vrai; elle pourrait gagner des mille et des cent, je le sais, mais je ne veux pas de cette honte... Ma fille au théâtre! elle est folle!... Ils sont fous, les cousins de Paris!... Je les connais bien là, ces habitants de la Babylone moderne! rien n'est sacré pour eux, pourvu qu'ils vivent largement... Adieu les principes! point de morale... Ce sont tous des farceurs, des cabotins, des monstres d'athéisme et d'irréligion; point de tout cela, n'est-ce pas ma femme? Tu vas écrire; je veux qu'on la renvoie ici, dès demain... Je me charge de la rappeler à la raison et à la pudeur... Ah! j'écume de rage... Je serai obligé de me confesser demain... Je viens de pêcher gravement... Aurai-je l'absolution?
C'est ainsi que s'exclamait, un matin, M. Danicourt, maître clerc depuis vingt ans chez le plus gros notaire de la ville d'A... Il froissait en même temps une lettre qu'il venait de lire et regardait sa femme avec fureur.
- Calme-toi, mon ami, répondit celle-ci, avec douceur. En effet, tu viens de faire un gros péché... Je suis de ton avis, complètement; il faut rappeler Emma et l'enlever à ce monde perverti... Et puis, tu n'y songes pas, toi mais j'ai une idée vague qu'il y a quelque amourette à côté de tous ces projets scandaleux... de théâtres et de débuts à l'Opéra...
Ici, M. Danicourt fronça le sourcil et, d'un geste, arrêta sa femme avec sévérité.
- Madame Danicourt, prenez garde de médire... Rien n'indique, dans la lettre de mon cousin, qu'il y ait quoi que se soit qui puisse vous permettre de parler ainsi.
- Soit, mon ami! mais ne perdons pas un instant; arrachons-la à cette horreur qu'on appelle Paris... et marions-la au plus vite, ici, près de chez nous; parbleu! elle est grande musicienne, elle donnera des leçons; je lui assurerai les Dames de la Rédemption, qui n'ont pas de maîtresse de chant, et ensuite, elle se fera une clientèle...
- Bien raisonné, cela, fit M. Danicourt avec satisfaction; mais la marier? à qui?... voilà l'affaire...
- Eh mon Dieu! n'avons-nous pas le grand Ferdinand Bonnard, qui est employé à la préfecture, le neveu de l'archiprêtre, qui lui laissera toute sa fortune... il n'a pas le sou maintenant, Ferdinand, puisqu'il sort du régiment... mais la place est excellente; il a besoin aussi de se ranger, il cherche une bonne petite femme... C'est donc tout trouvé... Par ses connaissances, Emma le fera avancer dans l'administration, et l'archiprêtre ne manquera pas de les aider.
- Allons, tu penses à tout, ma femme, voilà qui est combiné comme par enchantement, embrasse-moi. Il faut que cela se fasse, je le veux; n'oublions pas l'heure du courrier.

Ainsi avait été résolu l'avenir d'Emma, là-bas dans la ville d'A... tandis qu'elle, à Paris, assise devant son piano, répétait avec passion le rôle de Valentine des Huguenots*.

Comme on lui avait "trouvé des dispositions musicales exceptionnelles" dans la petite pension où elle avait été élevée à A... et que l'organiste de la paroisse s'était enthousiasmé pour sa voix, les Danicourt avaient consenti à l'envoyer à Paris chez un parent commissionnaire. Il habitait le quartier Poissonnière, et elle prenait des leçons particulières avec le fameux Vigaert, professeur au Conservatoire, et qui jadis avait fait la gloire de l'Opéra. Ses parents s'étaient décidés à cette grosse dépense, uniquement dans le but de compléter les études de leur fille, qu'ils destinaient à enseigner la musique et le chant dans la ville.
Mais, grande révolution; Vigaert se sentait en possession d'un sujet rare qu'il voulait produire. Aussi avait-il aisément endoctriné les cousins de Paris, lesquels voyaient tout un avenir éclatant pour Emma et des places gratis tant qu'on voudrait à l'Opéra. D'où cette lettre qui venait de faire commettre le péché de colère au père Danicourt et celui de médisance à la mère.
Vigaert avait, en effet, découvert un sujet rare.
La tête d'Emma faisait sensation dans les concerts intimes où son professeur la produisait avec coquetterie.
Des cheveux noirs bouclés encadraient la figure irrégulière; un nez légèrement relevé, mais dont les ailes palpitaient; les yeux ardents, tantôt rêveurs, tantôt resplendissant d'un éclat passionné, reflétaient toutes les ardeurs de cette jeune fille de vingt ans, qui, fanatisée par la grandeur des chefs-d’œuvres musicaux qu'elle étudiait, apparaissait transfigurée comme autrefois Pauline Viardot* ou la Penco*. La voix, grave et douce à la fois, avait cette puissance magnétique que les Meyerbeer, les Berlioz et les Verdi se désespéraient de ne pas rencontrer même chez les grands artistes à la mode.
Aussi Vigaert était-il heureux à la pensée qu'il pouvait jeter cette merveille aux pieds de musiciens de génie de son époque.
Emma, douce et docile, se laissait conduire par son professeur, pour lequel elle avait une sorte d'amour admiratif et respectueux.
Quand Vigaert lui avait parlé de débuts au théâtre, elle s'était mise à pleurer et avait tout d'abord refusé, prétendant qu'on ne peut pas être honnête dans ce monde-là.
Vigaert avait souri et, en haussant les épaules, s'était entendu répondre:
- Allons! ma petite, ne disons pas de bêtises, n'est-ce pas. Vous avez un million dans le gosier, c'est une garantie.
La maman Danicourt n'avait pas médit en insinuant la possibilité qu'il y eût un amour sous jeu.
Emma, depuis six mois, pâtissait et maigrissait; elle travaillait avec rage, vocalisant deux heures le matin, deux heures le soir; elle se hâtait pour être prête le jour où elle aurait une audition officielle à l'Opéra; mais en même temps, elle échangeait une correspondance platonique, mais très suivie avec un jeune amateur rencontré chez Vigaert et qui lui donnait la réplique dans les duos aux heures de leçons.
Sous l’œil paternel de Vigaert, la passion couvait dans le cœur des deux élèves, et les serrements de mains nécessités par l'interprétation musicale, les gestes suppliants étaient effectués avec d'autant plus d'art qu'ils étaient sincères.- Qu'est-ce que cela pouvait lui faire, à lui Vigaert; il avait un sujet rare, c'est tout ce qu'il lui fallait.
Et, en somme, Emma avait consenti à se faire demander en mariage régulièrement par le jeune homme, fils d'un gros négociant du quartier, et qui se proposait, lui aussi, d'empêcher Emma de débuter s'il l'épousait.
Et voilà où en étaient les choses quand M. et Mme Denicourt ordonnèrent le retour de leur fille à A...

Un an s'est écoulé.
Tout est rentré dans l'ordre, et dans la religion, comme le voulaient M. et Mme Denicourt.
Adieu la gloire de Vigaert! Adieu le million du gosier! Adieu l'amoureux riche, qui avait cependant promis d'écrire aux parents, en vue du mariage projeté; lui aussi s'était trouvé arrêté dans ses desseins par une famille sévère, pleine d'expérience, et qui n'entendait pas que l'on s’amourachât ainsi d'une vulgaire chanteuse.
Emma est mariée avec le neveu de l'archiprêtre, employé à la préfecture, et elle donne des leçons toute la journée.
Elle va depuis le matin jusqu'au soir, de couvent en couvent; on la voit aussi chez le procureur général, chez le trésorier, chez le colonel, chez le préfet; elle court le cachet partout; et M. et Mme Danicourt sont glorieux, ils se pavanent avec orgueil le dimanche, sur le cours, et accompagne leur fille à la grand'messe. Les voisins leur jettent un œil d'envie.
Quelquefois, Emma correspond avec Vigaert, en cachette; elle lui confie ses peines: "Je me rouille" lui écrit-elle avec tristesse.
Ferdinand Bonnard est superbe; il est gros, porte la double chaîne d'or sur son ventre enserré dans un gilet crème; une cravate large s'étale sous son menton gras; il marche d'aplomb dans la rue et fait rebondir ses mollets sous la jambe de son pantalon collant gris clair. Il va la tête haute, en se frisant la moustache d'un air crâne; à la sortie de son bureau, il entre au Grand Café et joue gros au piquet avec les négociants huppés de la ville, avale ses cinq absinthes et rentre pour dîner vers les sept heures.
Aussitôt le dessert englouti, il se rend au Cercle et ne vient que tard dans la nuit.
Emma, fatiguée des longues courses de la journée dort, la tête enfouie dans l'oreiller, et d'un sommeil entrecoupé de sanglots.
Quelquefois, elle risque une observation.
- Allons! bon, encore des manières, hurle Bonnard, en donnant des grands coups de canne sur le lit... Est-ce qu'on n'a pas le droit de voir des amis, des gens comme il faut?... Madame voudrait sans doute que je sois là toujours comme un caniche à ses pieds; on est un homme, nom de Dieu!... Ça me plait, moi, de faire un tour au Cercle...
- Je t'en prie, mon ami, pas de violences... Je ne te fais aucun reproche; couche-toi... Tu vois, je suis raisonnable; est-ce ma faute, si j'ai de la peine?
Ferdinand réplique avec fureur, en hoquetant et en titubant:
- Tu mériterais une roulée... Les femmes d'ailleurs, ça cherche toujours les coups.

*****

Pourtant, au bout d'une année de mariage, Emma mit au monde une petite fille.
- Tu vois, mon enfant, s'est écrié M. Denicourt, Dieu a béni votre union.
- Oh oui! a soupiré Emma avec tristesse et résignation.
Quant à Ferdinand Bonnard, il ne peut parvenir à monter en grade, ce qui n'étonne ni les gens du Grand Café, ni ceux du Cercle.

                                                                                                                    Francis Enne.

La Vie populaire, jeudi 16 juillet 1885.


* Nota de Célestin Mira:


* Les Huguenots: opéra en cinq acte de Giacomo Meyerbeer






* Pauline Viardot: la cantatrice oubliée du XIXe siècle.

Pauline Viardot.

* La Penco:

Rosina Penco.