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mardi 31 mai 2016

Moyen d'inquisition.

Moyen d'inquisition.

Furent prises pour le roi (Louis XI), en la ville de Paris, toutes les pies, geais et chouettes étant en cage ou autrement, et étant privées, pour toutes les porter devers le roi; et était écrit et enregistré le lieu où avaient été pris lesdits oiseaux, et aussi tout ce qu'ils savaient dire, comme: larron, paillard, fils de p... etc.

                                                                                                                                Jean de Troyes.
                                                                                 Livre des faits advenus au temps de louis XI.

Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guérard, librairie de Firmin-Didot, 1876.

Le divorcé.

Le divorcé.

Un type nouveau, créé par Alfred Naquet. Le divorcé est un être hybride; une espèce d'amphibie qui n'a plus d'élément.
Le divorcé n'est ni marié, ni veuf, ni célibataire. Il n'a ni la tranquillité du premier, ni la poésie du deuxième, ni l'indépendance du dernier.
Il n'a plus de femme, tout en ayant une femme qui n'est plus sa femme. Il est peut-être trompé, sans avoir l'air d'être trompé, tout en paraissant trompé, quoiqu'il n'ait pas le droit de se fâcher d'être trompé.
Le divorcé est embarrassé dans sa contenance. Il ne peut pas avoir l'air d'un homme marié, puisqu'il ne l'est plus; et il n'a pas le droit d'agir en célibataire, puisque sa femme existe.




Cette confusion s'étend même jusqu'aux amis du divorcé. ceux-ci ne peuvent pas lui demander des nouvelles de sa femme, parce qu'il ne la voit plus, et ils ne peuvent pas lui en donner, parce qu'ils auraient l'air de la connaître mieux que lui.
Le divorcé est exposé à rencontrer à chaque instant le mari de sa femme. ce qui lui crée une situation embarrassante et à son successeur aussi.
Il arrive au divorcé d'entendre l'éloge de sa femme par un autre homme, et d'apprendre d'elle des traits, des qualités, des talents qu'il n'avait pas devinés et qu'il regrette.
Le divorcé s'ennuie et se sent malheureux. Il envie le sort du simple séparé.
Le séparé, en effet, vit loin de sa femme tout en gardant sa situation, son autorité et son prestige. Si sa femme le trompe, il peut se montrer et sévir. Il demeure majestueux et redoutable.
Le divorcé, lui, a tout abdiqué. Il est sans puissance et sans droit.
Le séparé est encore assez mari pour sentir le prix de sa liberté et en jouir. Le divorcé, devenu libre, n'a plus que la nostalgie du ménage.




Aussi le séparé vit-il en célibataire. Le divorcé se remarie toujours.

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, 1887, à la Librairie illustrée, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick.

Le professeur qui fait le discours.

Le professeur qui fait le discours.


Il a été désigné par le recteur pour prononcer le discours à la Sorbonne ou au Lycée. C'est donc lui qui, après l'ouverture des Diamants de la couronne, jouée par un orchestre selected, se lèvera solennellement et pendant trente-cinq minutes, tiendra l'auditoire sous le charme d'une improvisation écrite avec réflexion.
Autrefois, c'était un thème latin, pour lequel le professeur élu mettait en réserve tous les solécismes que les élèves lui avaient collectionnés. Aujourd'hui, c'est une dissertation française. Autrefois, il cousait les uns aux autres des lambeaux de Cicéron, de Salluste, de Sénèque et de Tacite. Aujourd'hui il pastiche Bossuet et Fénelon en les saupoudrant d'un zeste de Vauvenargues et d'un peu de poudre à la Voltaire.




Ce qu'il dit est peu important. Dans une distribution de prix, la forme du discours l'emporte sur le fond. La pensée (mens) doit céder le pas à la matière (moles). De belles périodes criblées d'incidentes, et présentant tour à tour à l'attention d'un public déjà fatigué le panorama coloré de litotes s'accrochant aux catachrèses, des prétéritions poursuivies de près par les hyperboles, des métaphores écrasées sous le poids des antimétaboles, le tout nageant dans un océan d'épanaphores, hypallages, myctérismes, paliulogie, paralipses, prosopopées, syllepses, synecdoches, litotes et homoïophotons.
C'est un beau jour pour le professeur. Il a pour public, d'abord lui-même qui s'écoute. C'est le meilleur. Ensuite, les autres professeurs qui se disent: "Je serai comme ça l'année prochaine", et enfin les élèves de la classe qu'il a si savamment dirigée pendant l'année scolaire.




Ceux-ci, quoique délivrés de sa tutelle, se souviennent encore des pensums reçus et de mauvaises notes libellées sur le cahier de correspondance. Ils n'écoutent pas, mais, chaque fois que le professeur s'arrête, ils ont le sentiment qu'il faut taper des mains.
Après son discours, le professeur se rassied. Il est immédiatement complimenté par le proviseur et les collègues, qui, rentrés chez eux, diront à leur femme: "Ce pauvre X!... Il y avait cinquante-trois fautes de français dans son discours. Quelle drôle d'idée de l'avoir choisi, quand j'étais là!".


Physiologies parisiennes, Albert Millaud, 1887, à la librairie illustrée, illustrations par Caran d'Ache, Job et Frick.

lundi 30 mai 2016

M. Chevreul.

M. Chevreul.


L'une des plus pures gloires de France, l'un de nos plus grands savants, vient de disparaître.
M. Chevreul s'est éteint le 9 avril dans sa 103e année...
Si le temps ne s'est pas montré avare à son égard, lui de son côté a su faire des années qui lui étaient si généreusement concédées l'emploi le plus profitable à la science et le plus utile à l'humanité. Sa longue et magnifique carrière a été tout entière remplie par le travail. Le monde entier vénérera la mémoire de ce patriarche plus que centenaire qui se donnait si volontiers le titre de doyen des étudiants de France.
Michel-Eugène Chevreul est né à Angers, le 32 août 1786, dans la rue des Deux-Haies, n° 11.
Il était fils de Michel Chevreul qui fut un médecin distingué et d'Etiennette-Madeleine Bachelier, qui moururent l'in à 91 ans, l'autre à 93. Il grandit en pleine révolution et le souvenir de cette époque a laissé dans son esprit une impression profonde qui ne s'est jamais effacée.




Aussi est-ce avec émotion que, 99 ans après la prise de la Bastille, il put voir au Champ de Mars la reconstitution de cette forteresse qui était tombée pendant son enfance.
Chevreul fit ses premières études à l'Ecole centrale d'Angers, et vint à Paris en 1803. Il entra comme manipulateur dans la fabrique de produits chimiques de Vauquelin qui le chargea promptement de la direction de son laboratoire, et, dès 1810, il était préparateur de chimie de Vanquelin au Muséum d'histoire naturelle; en somme qu'il resta au Muséum pendant 79 ans. En 1813, il fut nommé professeur au Lycée Charlemagne, et, en 1824, directeur des teintures et professeur de chimie spéciale à la manufacture de tapis des Gobelins. Là, il put se livrer à des recherches et à des analyses dont les résultats furent considérables.
En 1826, l'Académie de Sciences recevait Chevreul dans son sein et en 1830 il succédait à son ancien maître Vauquelin dans la chaire de chimie appliquée du Muséum; en 1884, il professait encore. Il fut nommé aussi directeur du Muséum, fonction qu'il conserva jusqu'en 1879.
C'est en cette qualité de directeur du Muséum que, pendant le siège de Paris, Chevreul protesta énergiquement contre les dégradations causées par le bombardement dans les serres et galeries du Jardin des Plantes et qu'il fit consigner au procès-verbal de l'Académie, le 9 janvier 1871, la déclaration suivante:


                            Bombardement du Muséum d'Histoire naturelle.

                                                                   DÉCLARATION

"Le Jardin des Plantes médicinales, fondé à Paris, par édit du roi louis XIII, à la date du mois de janvier 1626,
Devenu le Muséum d'Histoire naturelle par décret de la Convention du 10 juin 1793,
                                               Fut bombardé
Sous le règne de Guillaume 1er, roi de Prusse, comte de Bismarck, chancelier,
Par l'armée prussienne, dans la nuit du 8 au 9 janvier 1871.
Jusque là, il avait été respecté de tous les partis et de tous les pouvoirs nationaux et étrangers.
                                                                                                                E. Chevreul, directeur."





Les travaux publiés par Chevreul sont très nombreux. Les premiers paraissent en 1806 et, à la fin du même siècle, il faisait encore des communications à l'Académie des sciences. Des théories entièrement neuves ont été le fruit de ses recherches et la plupart de ses découvertes ont eu pour résultat de créer des industries ou des arts nouveaux, ou de perfectionner des procédés industriels. A ce titre, Chevreul n'a pas été seulement un grand chimiste, il a été un bienfaiteur de l'humanité. Les plus mémorables travaux de Chevreul sont ses recherches sur les corps gras, sur les couleurs et sur les teintures.
Avant Chevreul, on avait une connaissance peu précise des corps gras. il a donné le premier une théorie exacte de la saponification, c'est à dire de la formation d'un savon, comme résultat du contact d'une matière grasse avec un alcali. C'est cette décomposition des corps gras par les alcalis caustiques qui l'amena à isoler et à étudier la stéarine, l'oléïne, la margarine, la glycérine. Il fut conduit par là à la découverte des bougies stéariques et à beaucoup d'autres applications industrielles. Ces découvertes lui ont valu, en 1852, un prix de 12.000 francs de la Société d'encouragement pour l'industrie nationale.
En ce qui concerne les couleurs, Chevreul a montré ce qu'on devait entendre par les nuances et les tons; il a établi que la nuance est le résultat du mélange de plusieurs couleurs, et le ton le résultat du mélange d'une nuance avec le blanc ou le noir. Il a pu ainsi classer les couleurs au moyen d'une sorte de gamme et arriver à reconnaître les règles auxquelles sont soumises les harmonies d'analogie ou de contraste des couleurs. Il en a fait l'application aux teintures en recherchant le mode d'emploi des couleurs et de leurs variétés dans les arts décoratifs.
Nous ne saurions indiquer ici toutes les œuvres de Chevreul. Il faudrait tout au moins parler de ses travaux sur la méthode expérimentale, sur la classification des sciences, sur la notion d'espèce en histoire naturelle, sur la baguette divinatoire, sur les tables tournantes, et sur bien d'autres sujets. Mais il faut nous limiter. Nous terminons en rappelant les paroles suivantes qu'adressait M. Louis Passy à Chevreul lors de son centenaire, et qui résument la vie admirable du grand savant que la France vient de perdre:
"Vous avez traversé le siècle d'un pas toujours ferme et mesuré, par la grande route du travail désintéressé, laissant dans vos écrits, d'étape en étape, la marque de votre fidélité à vous-même de votre passion pour la vérité et de votre foi inaltérable de la science."

                                                                                                             Georges Regelsperger.

La Petite Revue, premier semestre 1889.

dimanche 29 mai 2016

Meilhac.

Meilhac.

Henri Meilhac, l'auteur de tant de pièces charmantes, devenues populaires, est né en 1832.
Après de bonnes études faites au lycée Louis-le-Grand, le futur académicien entra dans une librairie. Très jeune, il écrivit dans plusieurs revues; sa collaboration ne se bornait pas à des articles; Meilhac dessinait, et fort bien, même; il donnait des illustrations et des chroniques au Journal pour rire, toujours dans la note gaie, indiquant ainsi la voie dans laquelle il devait s'illustrer.




Les débuts au théâtre d'Henri Meilhac remontent à 1855; à cette époque, le Palais Royal joua deux pièces de lui: Satania et Garde-toi, je me garde. Quoique décelant de grandes qualités, ces premiers essais n'eurent que peu de succès. Mais, bientôt après, commença avec Ludovic Halévy cette collaboration d'où devaient sortir tant de pièces qui resteront comme les modèles du genre et dont quelques-unes eurent un succès éclatant.
Citons entre autres: L'Etincelle, La Vertu de Célimène, Le train de minuit, puis La Belle Hélène, Barbe-Bleue, La Grande-duchesse de Gerolstein, dont Offenbach écrivit la musique. Notons encore La vie parisienne, Fanny Lear que l'Odéon jouait il y a quelques jours encore; La boule, Le Réveillon, Tricoche et Cacolet, la Petite Marquise, la Cigale, Mams'elle Nitouche, Manon; plus récemment Décoré,  et dernièrement, Papa, en collaboration avec M. Gandrax.
Il y a quatre ans, Ludovic Halévy entrait à l'Académie française; il était bien juste que son collaborateur Henri Meilhac vint l'y rejoindre et prendre place à ses côtés.

La Petite Revue, premier semestre 1889.

Les bourriquiers d'Egypte.

Les bourriquiers d'Egypte.


Tandis que l'Occident est sillonné de voitures, et que le chiffres de ces ingénieux moyens de transport augmente rapidement dans toutes les grandes villes d'Europe, l'Orient en est encore réduit au chameau, au cheval et au baudet. Au Caire, dans la capitale de l'Egypte, on compte à peine deux ou trois carrosses appartenant au grand-pacha, et les cabriolets de Clot-bey, Gaetant et Soliman-pacha. A Alexandrie, ville à moitié européenne, on ne voit guère qu'une trentaine d'équipages; il est vrai qu'il n'y a pas de route dans la campagne, et que dans les villes la plupart des rues sont trop étroites pour permettre le passage d'une voiture. 
Le moyen de transport le plus général, ce sont les baudets. Ceux du Caire sont renommés surtout pour leur beauté, leur force et leur patience. Dans tous les carrefours stationnent des baudets sellés, sanglés, bridés; ils sont conduits par de jeunes garçons arabes qu'on appelle bourriquiers.





Le bourriquier est ordinairement âgé de douze à quatorze ans; il y en a pourtant qui ont à peine sept à huit ans; quelques-uns sont des hommes faits. Ils forment une corporation qui a son rang parmi les cent soixante-quatre corporations du Caire. Les chefs de la corporation sont ordinairement propriétaires des baudets, et ceux à qui ils les donnent à conduire doivent chaque jour leur en rapporter le revenu. Les bourriquiers conducteurs reçoivent une paie proportionnelle au produit qu'ils rapportent. En les associant ainsi, on a trouvé un moyen infaillible pour les rendre exigeants, et les pousser à se bien faire payer; aussi sont-ils d'une avidité insatiable; ils crient, pleurent, se roulent à terre, pour obtenir quelques paras de plus; ils vous poursuivent, vous jettent la monnaie que vous leur avez donné, et vous tourmentent tellement, que vous êtes obligé quelquefois d'avoir recours au kourbatch: c'est pour eux un argument irrésistible; ils mettent leur pièce de monnaie et leur langue dans leur poche, essuient leurs larmes, et s'en vont. L'Arabe, même enfant, ne semble croire à la justice que lorsqu'elle est accompagnée de la force.
Si l'on peut reprocher au bourriquier le défaut d'être intéressé, il a en revanche des qualités incontestables. Il est actif, intelligent, fidèle, vif, enjoué, obligeant. Si vous confiez à un bourriquier quelque objet, il le place dans la poche de sa chemise, et vous êtes assuré qu'il vous le rendra fidèlement. Il y a, dans la corporation, une police très sévère à cet égard, et si l'on porte plainte contre un bourriquier, il est de suite mis sous le bâton. Cette crainte salutaire les retient; car, pauvres qu'ils sont, et désirant jouir, ils seraient naturellement portés à dérober. Mais l'Arabe est comme le Spartiate, il ne dérobe pas ce qu'on lui confie; il soustrait ce qu'on néglige, ce qu'il trouve, ce qu'on ne surveille pas. Au reste, le long de la route, le bourriquier causera avec vous, vous fera des contes, chantera, passera son bras  sur la croupe du baudet pour vous retenir dans les pas scabreux, et aura pour vous toutes sortes d'égards et de prévenances.
Le bourriquier est vêtu d'une chemise de toile bleue qu'il relève jusqu'au genou au moyen d'une ceinture en laine rouge; il porte ordinairement à la tête un tarbouch usé, et quelquefois un simple taki de toile. Ses jambes sont nues, et ses pieds, qui trottent autant que ceux de son baudet, n'ont aucune chaussure: aussi les bourriquiers acquièrent-ils une agilité et une force surprenante. J'en ai vu un, à peine âgé de 6 à 7 ans, qui nous conduisit du Kaire à Zakkara (il y a environ 5 lieues), et qui le lendemain fit de nouveau cette course au retour. Les bourriquiers d'Alexandrie font le trajet de cette ville à Rosette ( 15 lieues environ) sans se reposer. Le bourriquier, comme le fellah, ne mange presque rien; quelque peu de dourah grillé au four, quelques fèves cuites à l'eau, quelques pastèques, quelques légumes verts, voilà sa nourriture. Il prend souvent son repas en trottant derrière son baudet. Quand il n'est pas en course, il stationne auprès de sa bête, joue, dort ou fume; à l'heure de la chaleur, après avoir dessanglé son baudet, qui se roule librement dans le sable, il fait sa méridienne à l'ombre.
Dans les courses à baudet, le principal office du bourriquier est de courir derrière l'animal, de le stimuler quand il ralentit son trot, et de crier dans les rues populeuses: A droite! à gauche! prenez garde! Aussi, le bourriquier porte-t-il toujours à la main une baguette de palmier, signe et instrument de sa fonction. Quand le baudet est rétif, le bourriquier frappe à coups redoublés; il crie, il se fâche; mais en s'adressant à son quadrupède, jamais il ne prononce le nom de Dieu. Au reste, le bourriquier a le plus grand soin de son baudet; l'habitude de trotter avec lui et de partager ses fatigues lui inspire une sorte d'attachement; après une longue course, il dessangle son quadrupède, le mène boire, lui donne à manger avant de songer à allumer son chybouk et à faire kirf. Et puis, le maître des baudets a l’œil ouvert, et s'il savait que l'on n'a pas eu soin de ses bêtes, il pourrait bien à son tour battre le bourriquier négligent. Ces bonnes gens tiennent naturellement à ce que leurs baudets leur rapportent beaucoup et durent le plus long-temps possible. Aussi trouve-t-on, au Kaire de ces baudets de louage tellement vieux et usés, qu'ils ne cheminent qu'à force de coups, et qu'il leur arrive souvent de faire des chutes. Heureusement la ville n'est pas pavée, et une chute sur une terre humide et sablonneuse offre peu de danger.
Quand les bourriquiers conduisent des femmes, et surtout des dames européennes, ils ont pour elles les attentions les plus délicates: l'Arabe tient cette galanterie des beaux temps de la civilisation musulmane, et elle se montre chez ces jeunes garçons comme un instinct naturel. Le bourriquier est d'ailleurs plus sérieux par caractère et moins porté à faire des espiègleries que le gamin de Paris

On compte,
dans la ville du Kaire........ 6.000 bourriquiers
                à Boulak.............    500
                au Vieux-Kaire..   400
                à Alexandrie.......   600
                à Rosette............   200
                à Damiette.........   300

Total..................................  8.000

On voit peu de bourriquiers exercer cette industrie pendant toute leur vie: c'est ordinairement le lot des jeunes garçons, qui, par cet exercice, se développent, se fortifient et deviennent capables des travaux les plus pénibles. Bien qu'attaché à sa corporation, le bourriquier n'est pas tellement à demeure, qu'il ne vous transporte sur son baudet d'une ville à une autre, par exemple d'Alexandrie au Kaire, si vous le payez bien. En général, les corporations de bourriquiers, chameliers, mariniers, saïs, coureurs, n'obligent pas les individus qui en font partie à séjourner dans le même lieu. Ainsi, un bourriquier de Damiette peut très bien aller se faire bourriquier à Alexandrie, au Kaire; seulement, en passant d'une ville à l'autre, il n'aura pas affaire à la même corporation, aux mêmes propriétaires de baudets. Comme cette profession n'exige pas un long apprentissage, et qu'il suffit d'avoir des bonnes jambes, de savoir prendre soin d'un baudet, et de connaître la ville et ses environs, les corporations de bourriquiers se recrutent ordinairement d'enfants de fellahs, qui viennent dans les villes chercher à gagner quelque argent. C'est quelquefois pour eux un moyen de parvenir à une haute position sociale. En effet, si un bourriquier plaît à quelque bey, à quelque pacha, il le prend dans sa maison, en fait son domestique, son homme d'affaires. Sous ce rapport, les musulmans n'ont aucune espèce de préjugé. Quand Mohamed-Ali voulut peupler ses écoles, c'est parmi les bourriquiers qu'il fit la presse; on les prit à leurs baudets, au milieu des rues et des carrefours, pour les placer d'abord dans des écoles élémentaires, puis dans les écoles de mathématiques ou de médecine: plusieurs deviendront peut-être des hommes distingués.

Le Magasin pittoresque, février 1838.

vendredi 27 mai 2016

Deux villages français en Allemagne.


Deux villages français en Allemagne.


Le touriste qui, de Francfort-sur-le-Mein, va passer quelques jours dans la jolie station thermale de Hombourg-ès-Monts, à 19 kilomètres de là, peut éprouver, s'il le désire, une bien curieuse impression de surprise, qui ne va point sans quelque émotion. 
Il suffit de prendre très simplement le tramway électrique, qui, pour la modeste somme de vingt pfennings vous conduit à deux kilomètres plus loin, au petit village de Dornholzhausen.
Le nom est allemand, mais le village est français. pourquoi et comment, c'est ce que nous allons voir.
Sous le règne de Louis XIV, en 1687, deux ans après la révocation de l'Edit de Nantes, une centaine de protestants français arrivèrent dans la région.
On les prit pour des Égyptiens et on voulait leur faire un mauvais parti, mais le landgrave de Hesse, s'y opposa, et, très habilement leur concéda des terres.
A ces protestants se joignirent, paraît-il, quelques autres Français, des "Vaudois", c'est à dire des sectateurs de la religion de Pierre Valdo: de ce petit noyau naquirent les quelques centaines d'habitants de Dornholzhausen et d'un village voisin, qui, depuis deux siècles passés, continuent à porter des noms français et à parler français.




De Hambourg à Dornholzhausen le tramway file dans une plaine assez quelconque plantée de blé, quand, soudain, l'on aperçoit dans le lointain la tache sombre et dentelée du Taunus, tandis que l'on pénètre dans un délicieux petit coin tout fleuri, tout verdoyant.
C'est là, et, brusquement, les oreilles habituées au dur langage germanique sont tout étonnées d'entendre les gamins qui jouent près de la station de tramway, parler le français le plus pur et le moins teinté d'accent!
Ces jeunes gavroches n'ignorent même aucune des finesses de notre langue, et quelques-uns semblent venir en droite ligne de Montmartre ou de Belleville.
Nous entrons tout près, dans un hôtel dont le patron parle français immédiatement et nous fait servir par un brave homme de garçon à favoris blancs et à bonne figure réjouie.
Nous lui demandons, bien entendu, de nombreux renseignements, et il a l'air tout étonné quand il apprend que ce petit coin de terre est presque inconnu chez nous.
Lui aussi parle français sans le moindre accent. Jusqu'en 1866, l'école du pays était une école française. D'ailleurs, presque tous les noms des cinq cents habitants du village sont des noms français.
Pendant près de deux siècles, nos compatriotes de là-bas se mariaient exclusivement entre eux; mais, depuis une cinquantaine d'années, cette tradition se perd et le petit village français tend à se germaniser.
Détail curieux: à l'origine, le landgrave de Hesse avait défendu les mariages mixtes.
Quant aux privilèges qu'il avait accordé aux réfugiés français, ils étaient plutôt larges.
Des terres leur étaient données en pleine propriété, avec exemption de tout espèce d'impôts pendant dix ans.
Les réfugiés élisaient parmi eux un maire et des échevins, et il était dit, bien entendu, que personne ne pouvait venir s'établir dans le village sans l'autorisation de la municipalité. Pendant la Révolution, Dornholzhausen, et son voisin Friedrichsdorf, dont nous parlerons tout à l'heure, furent exemptés de toute réquisition, et le général Hoche, à qui l'on apprit qu'il y avait là un nid de Français, s'empressa de déclarer que si quelque contribution avait déjà été versée par ceux-ci, elle leur serait immédiatement remboursée.
A propos de Hoche, notons en passant que deux villes, qui ne sont pas très éloignées, rappellent le souvenir du grand général français.
L'une est Neuwied près de laquelle Hoche passa le Rhin, en 1797. Lorsqu'on effectue l'admirable descente du Rhin de Coblentz à Cologne, on aperçoit sur la gauche l'obélisque érigé par l'armée de Sambre-et-Meuse au général.
C'est même une minute impressionnante, et l'on ne peut s'empêcher de penser, aux beaux vers de Musset:

Nous l'avons eu, votre Rhin allemand.

L'autre est Wetslar, où Hoche est mort. Cette pittoresque petite ville est célèbre à un autre titre, car c'est le cadre du fameux Werther de Gœthe, qui y résida.
De  Dornholzhausen, on peut monter à pied, en quelques heures, au Saalbourg sur la crête de Taunus, et là, on se trouve en présence d'un camp romain, reconstitué il y a une quinzaine d'années d'une façon très intéressante, et permettant de se rendrez un compte très exact de ces sortes de constructions.
On y voit une installation de bains pour les soldats, qui est encore conservée, le "prætorium", qui servait de lieu d'exercice en hiver, le sanctuaire du camp, etc.
Le Saalbourg faisait d'ailleurs partie de l'ensemble des fortifications, appelé Mur du Diable, et que les Romains avaient élevées sur une longueur de près de six cents kilomètres (la distance de Paris à Brest!) pour protéger les frontières septentrionales de l'empire contre l'invasion des Barbares.
Et, en redescendant doucement vers le village français l'on se demande machinalement quel pouvait bien être l'état d'âme du soldat romain, transplanté brusquement dans ce massif montagneux du Taunus, à des centaines de lieues de Rome, loin du Tibre aux flots chantants!
Plusieurs fois, des visiteurs de marque sont venus à Dornholzhausen, comme pour demander à ce petit coin perdu de terre allemande les raisons de son attachement touchant à la langue de ses fondateurs.




On nous a cité le général Trochu et Michelet.
Avant eux, Gérard de Nerval s'y était rendu également, et, dans d'amusantes circonstances qui valent d'être comptées.
Gérard de Nerval était parti de Paris en même temps qu'Alexandre Dumas père.
Le premier passait pas la Suisse, le second par la Belgique, et les deux écrivains devaient se rejoindre à Francfort, où une lettre chargée, par conséquent fort utile au voyage, leur devait être envoyée.
Nerval s'installa à Bade et pria Dumas de lui adresser là une part du "chargement" de la précieuse lettre.
En réponse, il reçoit une lettre de change payable à Strasbourg: notre voyageur se rend en cette dernière ville: la lettre n'est pas payée et Nerval n'a plus que vingt sous en poche.
Il écrit aussitôt à Dumas (il fait même une lettre en vers, ayant au moins conservé l'opulence de la rime!) et, stoïquement, repart à pied pour Bade, au soleil couchant.
Mais une promenade de soixante kilomètres est tout de même un peu dure, la nuit surtout.
Brisé de fatigue, notre touriste entre dans une auberge du quatrième ordre, y fait le moins de dépense possible, et se sent un pouce de rouge sur la figure quand, le lendemain, on lui présente une note de 2 fr. 50!
Il tire ses vingt sous, et obtient de l'aubergiste de se faire accompagner (à pied, naturellement) par le garçon jusqu'à Bade, où le patron de son hôtel consentit à payer les 2 fr. 50.
Et pendant huit jours, Nerval vécut à crédit à l'hôtel du Soleil!
Il commençait à sentir blanchir ses cheveux, quand il reçut du bon Dumas, par l'entremise affectueuse des Messageries, de beaux frédérics d'or d'aspect rassurant, qui lui permirent de sortir en triomphateur de l'hôtel du Soleil.
Le surlendemain, il était à Francfort, dont il dit: "c'est une de ces belles et complètes impressions dont le souvenir est éternel: une vieille ville, une magnifique contrée, une vaste étendue d'eau."
Mais il déclare, assez irrévérencieusement, que la fameuse Salle des Empereurs, à l'Hôtel de Ville, lui a produit l'effet d'un décor de l'Ambigu.
De Francfort, Gérard de Nerval se rendit à  Dornholzhausen, dont le nom, prononcé à l'allemande, évoqua tout de suite, chez lui, l'idée amusante de "tourne-sauce"!
Les petits enfants qu'il rencontra près de l'église lui parurent parler la langue de Saint-Simon, ce dont il leur témoigna sa satisfaction en leur faisant distribuer force gâteaux.
Après quoi la marchande lui dit en riant: "Vous leur avez fait tant de joie que les voilà qui courent présentement comme des harlequins."
Et l'écrivain de remarquer que le mot Arlequin, avec un h aspiré, se trouve dans la pièce de Scudéri, les Comédiens, et de conclure:
"N'est-ce pas une merveilleuse rencontre, et qui valait tout le voyage?"
Maintenant, il fut péniblement impressionné par le grand nombre de bossus qu'il aperçut dans le village; on l'avait d'ailleurs prévenu en lui disant: "Vous allez au pays des bossus."
Gérard de Nerval explique cette particularité par ce fait que les descendants de nos compatriotes ne se mariaient qu'entre eux depuis cent cinquante ans.
Quand nous avons visité cette région, nous n'avons pas rencontré un seul bossu.
Cela vient probablement de ce que, depuis un demi-siècle, les habitants du village ont commencé à se marier au dehors, en même temps qu'ils commençaient à perdre l'habitude exclusive de leur vieux et cher langage.
A quelques kilomètres de Dornholzhausen, on trouve Friedrichsdorf, petite colonie fondée dans les mêmes circonstances, et où s'est perpétué aussi l'usage de notre langue.
Il paraît que, cent ans après l'établissement des premiers Français, le petit village comptait déjà six cents habitants, tous de pure race française.
Il en compte aujourd'hui 1360, dit l'une de nos notes, 1440 dit l'autre, sur lesquels environ un tiers de Français.
Du reste, beaucoup de noms "de chez nous", par exemple: Pauly, Rousselet, Bernard, Privat, etc.
A l'école, les parents peuvent opter, soit pour l'enseignement en français, soit pour l'enseignement en allemand. 
Notons que, jusqu'en 1880, l'enseignement en français était obligatoire.
On nous dit, du reste, que, dans l'un des pensionnats de Friedrichsdorf, l'uniforme est celui des lycées français.
Quand on réfléchit à cette anomalie de deux coins français en pleine terre allemande, on est surpris, non point de ce que des réfugiés venant de notre pays se soient fixés là après la révocation de l'Edit de Nantes (Berlin en reçut pour sa part 6.000), mais bien de ce que, depuis plus de deux siècles, la langue française ait continué à être parlée sans accent.
C'est d'autant plus étonnant qu'à quelques kilomètres de là, à Hombourg par exemple, d'autres réfugiés s'installèrent qui perdirent rapidement l'usage de la langue natale.
Comment et pourquoi les deux villages que nous venons de visiter n'ont-ils point fait de même? Mystère.
Mais il faut bien reconnaître que l'originalité touchante de Dornholzhausen et de Friedrichsdorf tend de plus en plus à disparaître, et aussi que leurs habitants ne semblent nullement regretter la France.
On nous a courtoisement affirmé le contraire; ce n'était là qu'une politesse aimable à l'égard d'un touriste: d'ailleurs louis XIV, c'est si loin...!

                                                                                                                        Paul Peltier.

Le Magasin pittoresque, 1er mars 1913.


mercredi 25 mai 2016

Barèges.

Barèges.


Une des routes les plus agréables pour se rendre à Barèges, est celle de Bagnères, petite ville située à l'entrée de la vallée de Campan, au pied d'une colline, d'où jaillissent ces eaux fameuses qui attirent une si grande affluence d'étrangers en ces lieux.
A Campan, une grande partie des maisons sont bâties en marbre. On le retire d'une carrière qui se trouve aux environs du village. Toute cette contrée a beaucoup de charmes: c'est une nature gracieuse, paisible, idyllique. Le pays est bien cultivé, et riche en belles prairies; de riantes collines s'entrecoupent dans tous les sens. L'Adour, dont le cours est très-sinueux, reçoit un grand nombres de petits ruisseaux, qui coulent sur un lit de marbre, et forment ça et là des cascades sur un fond blanc et vert, des touffes de fleurs et des bouquets de buissons. Les maisons sont propres et d'un aspect agréable; devant la plupart des habitations s'élèvent des chênes majestueux et des châtaigniers, au milieu desquels paissent de nombreux troupeaux. Dans le fond se dresse le vaste rempart des Pyrénées, que domine le Pic du midi.
Près de Campan, se trouve la célèbre grotte de Montagne-Grise, habitée par des fées, des enchanteurs et des gnomes. Elle a donné naissance à une foule de contes et de traditions populaires qui s'étendent jusque dans la vallée de Roncevaux, et remontent au temps de Charlemagne. En sortant de la vallée de Campan, on entre dans la vallée d'Aure, où se trouve le joli village de Grip. C'est là que l'on voit le Pic du Midi en plein; longtemps il a passé pour le sommet le plus élevé des Pyrénées; les récentes observations barométriques ont prouvé que le Mont-Perdu et le Vignemale le surpassent de quelques centaines de toises.
La plupart des voyageurs, attirés dans les Pyrénées par l'espoir d'y recouvrer la santé plutôt que par le désir de contempler la grande et belle nature, n'entreprennent point des courses lointaines pour aller admirer les scènes imposantes qu'elle offre dans les hautes montagnes de la chaîne centrale. La renommée de quelques sites pittoresques excite toutefois leur curiosité; et il en est peu qui, avant de s'éloigner de la contrée, ne veuillent, au moins une fois, jouir de leur aspect; mais les murailles de rochers qui couronnent les bassins de Gavarnie sont pour eux ce qu'elles paraissent à première vue, la dernière limite du monde. Cependant des hauteurs même de ces gorges, dont l'enceinte semble inaccessible et ne laisser nulle part la moindre voie de communication avec le pays qui les entoure, quel champ immense ne s'ouvre pas aux yeux du voyageur curieux et observateur! quelle source féconde en émotions qu'une ascension de la Brèche de Roland!
Une fois arrivé au tiers de la montagne, on est émerveillé à la vue des vastes pâturages, qu'on ne s'attendait à trouver sur ces pentes si inclinées, au-dessus des escarpements d'où tombent les petites cascades, et dans le voisinage d'un immense vallon de neiges. Un nombre considérable de plantes et fleurs rares dans les climats tempérés croissent et étalent leurs brillantes couleurs auprès de ces frimas, qui rappellent les tristes solitudes des contrées polaires. De ce lieu on peut déjà contempler l'aspect des glaciers qui recouvrent les plates-formes et les excavations naturelles traces sur le flanc septentrional du Marboré! 
Quelle agréable surprise lorsqu'en tournant au sud, on aperçoit la fameuse Brèche que l'on a inutilement cherché à découvrir pendant trois heures de marche! Plein de joie, on voudrait arrêter ses pas, et admirer à loisir la singulière architecture de cet ouvrage, dans lequel la nature semble avoir travaillé sur un plan qui étonne par sa symétrie et sa régularité; mais bientôt un froid piquant vous saisit, et rappelle les dangers qu'on ne peut éviter que par le mouvement et l'activité d'une marche rapide. 
On arrive enfin à la Brèche de Roland, large creux qui n'a pas moins de 40 pieds de profondeurs, et où les neiges sont permanentes; on a beau savoir que la connexité des rochers au milieu desquels se trouve la Brèche n'a pas moins de 200 pas d'ouverture, que leur élévation varie de 60 à 100 toises; que les deux sommets du Taillon et du Cylindre, qui les dominent à une égale distance, s'élèvent, le premier de 90, le second de 169 toises, il est impossible, avant d'avoir atteint la base, d'imaginer l'effet que leur grandeur colossale produit sur les sens du spectateur étonné.
Quand on a franchi le pas escarpé de l'Escalette, on descend dans la vallée de Barèges. La ville, dont elle tire son nom, est située dans une gorge étroite et resserrée dans un petit espace. Sa position au milieu de ces roides et hautes montagnes est, du reste, d'un aspect fort pittoresque. 



Barèges.

Depuis une dizaine d'années, on a cherché à rendre le séjour de Barèges plus commode et plus agréable pour les étrangers; néanmoins il reste encore beaucoup à faire à cet égard. La vie y est fort chère; un seul homme ne peut pas dépenser moins de 12 francs par jour.
Ce qu'on peut faire de mieux pendant la belle saison, c'est de visiter le Pic du Midi. Chemin faisant, on jouit sur différents points d'une vue magnifique; mais ce qui rend surtout cette excursion intéressante, c'est qu'elle offre l'occasion d'étudier les mœurs et le caractère des montagnards. Pour cela il faut entrer dans les cabanes des bergers, chercher à leur inspirer de la confiance et à les faire causer. Ces gens ne connaissent que leurs montagnes et leurs vallées; ils ne se doutent pas qu'il y ait autre chose au monde. Ils ne possèdent que leurs troupeaux, et ne vivent qu'avec leurs pareils. Leur langue est riche, colorée, poétique; chaque expression porte l'empreinte d'une âme forte et d'une imagination vive. Les dispositions poétiques de ces bergers se manifestent avec le plus d'énergie au haut des montagnes; dans les régions inférieures, il y a des habitations fixes, où l'on rencontre de l'aisance, même du luxe; mais dans les contrées supérieures, c'est tout différent. Les pasteurs y mènent une vie nomade; ils construisent pour quelques temps d'étroites cabanes, qu'ils abattent lorsque le manque de pâturage les force à conduire leurs troupeaux plus loin. Beaucoup d'entre eux meurent dans un âge fort avancé sans être descendus une seule fois dans les vallées. Les villes les plus voisines, telles que Pau et Tarbes, leur sont entièrement inconnues; mais ils vous parleront fort au long de la grotte miraculeuse de Montagne-Grise et de la fronde de Roland. Les plus instruits raisonnent sur l'histoire de leur pays comme s'ils avaient lu l'Arioste ou la chronique de l'archevêque Turpin; fort peu savent lire; quant à l'écriture, ils peuvent à peine s'en faire une idée. Jamais ils n'ont entendu parler de Louis XIV ni d'aucun autre roi de France, ni de la révolution, ni de Napoléon, ni même des guerres entre la France et l'Espagne. Henri IV, à cause de la proximité du Béarn, leur est seulement connu par quelques contes populaires. Du reste, ils ont une foi entière à toutes les traditions: un vieillard vous parlera de la découverte qu'il a faite de la caverne d'un enchanteur; un autre connaît exactement l'emplacement du château d'acier qui servait de prison à Gradasse, et l'endroit où Roland s'est battu avec Ferragus. Lorsqu'on entend les récits de ces gens, on est tenté de croire que c'est d'après les vieilles romances des troubadours du Béarn que l'Arioste a composé son Orlando furiosa.
Ces heureux montagnards n'ont point de désirs qu'ils ne peuvent satisfaire. Ils vivent sans maîtres et sans valets, sans supérieurs et sans subordonnés; ils sont bien faits, leur visage expressif, frais et plein de vie; ils ont une démarche légère et dégagée. Leur costume fait ressortir les belles proportions de leur taille; ils portent ordinairement une veste courte et sans manches, et couvrent leur chevelure touffue d'un béret écarlate. Toute leur manière d'être a quelque chose d'antique, de pittoresque, qui frappe vivement l'imagination. Leurs chants contribuent beaucoup à donner du charme  à ces montagnes: ce sont des romances pastorales en dialecte béarnais, douces et simples comme leur vie, et qu'ils chantent en s'accompagnant d'une espèce de harpe à deux cordes.
Le chemin qui conduit en haut du pic n'offre ni difficultés ni dangers; toutefois, il ne laisse pas d'être fatigant pour ceux qui ne sont pas habitués à gravir de hautes montagnes. On parvient, sans beaucoup d'efforts, jusqu'à la vallée du Gouret; mais on a un peu plus de peine pour arriver au lac d'Oncet, d'où il y a encore 350 toises jusqu'au sommet du pic. Celui qui compterait jouir sur ce point d'une vue très-étendue se trouverait fort désappointé. Il est vrai que vers le nord on voit fuir vers le lointain les superbes campagnes du Béarn et du Languedoc, bordées de collines; mais du côté sud, l'horizon est rétréci par des pics fort hauts qui s'élèvent en amphithéâtre. Le désir d'étudier la structure des Pyrénées peut seul déterminer à franchir ces barrières posées par la nature; l'artiste, l’œil fixé sur le développement pittoresque des montagnes et sur la vallée de Gavarnie, cachée par des vapeurs blanchâtres, d'où une multitude de sommets semble sortir comme d'un océan sans bornes, cherche en vain autour de lui quelques sujets propres à ses travaux. Tout se heurte et se confond; pas un objet sur lequel on puisse reposer la vue, rien que les siècles n'aient ébranlé, pas une forme que le temps ait respectée.
Si, en atteignant les hauteurs, l'imagination nous élève pour un instant au-dessus de nous-mêmes, l'aspect des abîmes et des gouffres, la nudité, le désordre des monts entassés de toutes parts, font bientôt rentrer dans le néant de notre être; le cœur bat avec force, la vue se trouble, la disposition de l'âme émue se met bientôt en rapport avec la profonde mélancolie du tableau dont on voudrait secouer l'influence, les ingénieuses fictions de l'Arioste disparaissent devant les réalités, et l'on conserve à peine le pouvoir d'admirer.
Autrefois personne ne restait à Barèges pendant l'hiver; les habitants se retiraient à Luz ou dans les dix-sept villages qui sont disséminés dans la vallée. Depuis que les médecins envoient des malades à Barèges pour y passer l'hiver, les habitants restent, quelque rude que soit la mauvaise saison. Les loups descendent en hiver des Pyrénées en troupes innombrables, et pénètrent dans les habitations des hommes. On a un moyen fort simple de se garantir de leurs attaques. Les habitants ne sortent jamais sans se munir d'un petit bâton de bois résineux allumé, dont la flamme pétillante tient ces hôtes vigilants en respect. Quand il s'en rencontre pendant le jour dans les rues, on tire vaillamment des coups de fusil par les croisées. On fait bien pourtant de ne pas sortir pendant la nuit, car c'est alors qu'ils viennent en plus grande quantité. Le desservant d'Aha, petit village situé dans les montagnes, près d'Eaux-bonnes, qui revenait la nuit d'auprès d'un mourant auquel il avait administré le viatique, fut attaqué, il y a quelques années, par des loups affamés, qui le dévorèrent, ainsi que son cheval. Le lendemain on trouva sur la neige quelques lambeaux de sa soutane, des traces de sang et des os de cheval. Un pauvre ermite des environs fut également la proie de ces terribles animaux. Dans un battue générale qu'on fit, sur l'ordre du préfet des Hautes-Pyrénées, on n'en tua pas moins de cinq cents, et cependant, quelques jours après, on ne s'apercevait guère que le nombre en fût diminué.
Ce qui affecte d'une manière pénible aux approches de Barèges, c'est le spectacle de ce grand nombre de militaires ou d'autres individus, français et étrangers, qui, mutilés, boitant, éclopés ou les bras en écharpe, se promènent d'un air triste et valétudinaire sur la grand'route, en attendant l'heure d'être admis à prendre les bains qui doivent soulager leurs souffrances et amener leur guérison. L'eau thermale de ce lieu est surtout souveraine pour les blessures et les plaies d'armes à feu: aussi y a-t-on établi un hospice composé de la réunion de plusieurs bâtiments, où sont logés et traités, au frais du gouvernement, les militaires français. Au moyen de l'aménagement intérieur de la maison de bains et de l'extension qu'on lui donne tous les jours, plus de quinze cents malades peuvent chaque année profiter des bienfaits reconnus de cette source, une des plus salutaires de la contrée.

Le magasin pittoresque, décembre 1836.

lundi 23 mai 2016

Un sergent de ville étudiant en droit.

Un sergent de ville étudiant en droit.

La chose est peu fréquente. C'est même le seul cas enregistré jusqu'ici d'un agent préposé par état à la constatation des litiges se vouant à l'étude du droit qui permet d'en juger.
Ce laborieux est M. J. M. Rault, né le 2 septembre 1869, à Saint-Guin (Côtes-du-Nord), et entré aux gardiens de la paix en 1892. Les habitants du quinzième arrondissement peuvent l'apercevoir chaque jour pédalant dans le quartier, car Rault est cycliste. Plus difficilement le reconnaîtrait-on ascensionnant le boulevard Saint-Michel en civil, serviette sous le bras, pour se rendre à la Faculté où il s'est inscrit le 24 décembre 1903.




A vrai dire, il n'y a plus lieu de s'étonner des succès de nos agents depuis l'étonnante impulsion donnée à leurs études professionnelles par l'inspecteur principal Albert Lesage, mais on doit noter l'effort et sans mesure applaudir à la ténacité d'un modeste agent abordant les études supérieures de droit.
Rault a déjà prouvé qu'il sait utiliser son savoir en publiant, en collaboration avec l'agent Pheilipot, un Manuel de Police à l'usage de la police municipale qui fit son apparition honoré de souscriptions nombreuses. Les villes de Paris, Marseille, Bordeaux, Nancy, Saint-Nazaire, le ministère de la justice, la préfecture de police, la gendarmerie de la Seine l'ont adopté, rendant hommage à la fois à l'utilité du livre et aux auteurs. Un Code des familles est en préparation. Rault y travaille. Après son service de jour et de nuit, c'est ainsi que se repose ce brave garçon qui sait trouver dans le labeur la consolation des fatigues endurées.
Pour le vaillant exemple qu'il donne à tous, il y avait lieu de vaincre sa modestie pour le faire connaître au public indifférent sur lequel il veille et pour lequel il étudie.

                                                                                                                             Louis Cros.

Le Petit Journal militaire, maritime, colonial, supplément illustré paraissant toutes les semaines, 14 février 1904.

Des sorciers chez les peuples soumis à la domination russe.

Des sorciers chez les peuples soumis à la domination russe.



Les sorciers en Russie ont un caractère commun qui consiste dans la singularité de leur costume et dans les fatigues qu'ils se donnent pour en imposer à la multitude.
Lorsqu'ils sont appelés à exercer leur ministère, ils revêtent une longur robe de cuir, parsemée d'idoles de tôle, de chaînes, d'anneaux, de sonnettes, de morceaux de fer, de queues d'oiseaux de proie et de bandes de fourrure; leur bonnet, couvert des mêmes ornements, est en outre surmonté de plumes de hibou.
Presque tous portent un instrument qui joue le principal rôle dans leurs prestiges; c'est un tambour ovale, long de trois pieds, recouvert d'un côté seulement par une peau sur laquelle sont dessinées des images d'idoles, d'astres et d'animaux; sous cette peau sont attachées de petites clochettes dont le bruit aigu se mêle au son grave et lugubre que rend le tambour sous les coups réitérés d'une baguette enveloppée de peau.
Le lieu que choisit ordinairement un sorcier pour se livrer à la pratique de son art mystérieux, est une hutte souterraine éclairée par la flamme d'un monceau de bois qui brûle au milieu. Là, il commence par aspirer avec force de la fumée de tabac; puis, lorsqu'il s'est ainsi procuré une ivresse qui le fait paraître aux yeux des assistants comme animé d'une sainte inspiration, il se livre à d'effroyables contorsions, grimaçant d'une manière horrible, et bondissant autour du brasier; sa bouche se tord, ses yeux sortent de leur orbite; il frappe ses mains l'une contre l'autre, et, poussant de grands cris, appelle tous les dieux par leur nom; bientôt un tremblement général s'empare de ses membres, et il paraît enfin tomber dans un profond évanouissement. Frappés alors de terreur et d'anxiété, les assistants attendent, dans un silence recueilli, le moment où reviendra l'âme du devin qu'ils croient s'être séparée de son corps pour aller converser avec les dieux malfaisants et obtenir d'eux la connaissance de l'avenir. En effet, après avoir plus ou moins prolongé cet état de prostration simulée, le sorcier se lève, répond aux demandes qui lui ont été adressées, et rend ses oracles.
Il arrive souvent que les mouvements imprimés à leurs yeux, dans les convulsions auxquelles ils se livrent, ont pour résultat de produire chez ces devins une cécité prématurée; mais cette infirmité est regardée comme une faveur céleste par le peuple qui, pour cette raison, les entoure encore de plus de soins et de respects.
Dans le Kamtchatka, c'est aux femmes qu'est réservé le don de lire dans l'avenir; remplissant à la fois les fonctions de prêtresse et de magicienne, elles n'ont ni le tambour ni le costume que nous avons décrits, et pour leurs sortilèges elles emploient des procédés plus simples et moins fatigants; c'est seulement à l'inspection des lignes de la main, et en prononçant à voix basse quelques paroles sur des ouïes ou des nageoires de poisson, qu'elles prétendent expliquer les songes et guérir les maladies.
Les sorciers Koriaks se contentent d'immoler un chien ou un renne, et de frapper sur un tambour pendant le sacrifice.
Les Tungouses regardent comme appelés au sacerdoce, par une vocation divine, ceux de leurs enfants qui sont sujets aux convulsions et aux saignements de nez.
Les Lapons idolâtres attribuent à leurs magiciens le pouvoir d'évoquer les esprits, d'appeler et de chasser les insectes, de vendre le vent et la pluie, de disposer enfin de toute la nature.
Les sorciers Kirguis jettent dans le feu l'os d'une épaule de mouton, et pour eux l'avenir se dévoile dans les fentes qui s'y sont formées; ils observent aussi, pour les guider dans leurs prédictions, les vibrations de la corde d'un arc qui se détend.
Chez les Bachkirs, il y a de ces imposteurs qui font métier de conjurer les malins esprits; ils prétendent les voir, les poursuivre, les combattre et les blesser. Une femme bachkir, raconte un voyageur, ayant été atteinte de tranchées spasmodiques vers la fin de sa grossesse, on fit venir un sorcier pour chasser le démon malfaisant dont la présence avait causé cette maladie. Une foule de jeunes gens des deux sexes furent réunie dans la hutte du malade, afin d'en imposer à l'esprit malin; après un léger repas, ils se mirent tous à danser en jetant des cris perçants; au milieu d'eux, le sorcier, armé d'un sabre et d'un mousquet, se faisait remarquer par une danse plus animée, par des cris plus aigus et par d'horribles contorsions; quand cette première cérémonie eut duré quelques temps, il ordonna aux trois homme les plus vigoureux de l'assemblée de saisir les pans de son habit et leur recommanda bien de ne pas les lâcher pendant qu'il combattait l'esprit. Ces préliminaires terminés et le tumulte ayant fait place à un profond silence, on vit les traits du sorcier s'altérer et la fureur se peindre sur son visage; tout à coup il s'approcha de la fenêtre, mit en joue l'esprit qu'il feignit d'apercevoir, tira, s'élança hors de la chambre, se mit à courir, à pousser des hurlements affreux, à frapper l'air de son sabre, et revint assurant qu'il avait blessé l'esprit malfaisant. La malade mourut quelques instants après: le bruit et la frayeur l'avait tuée.

Le Magasin pittoresque, avril 1838.

Le ministre dégommé.

Le ministre dégommé.


Cet infortuné est d'une actualité fréquente. On le rencontre partout, et il est devenu si banal, si nombreux qu'il pourrait aisément fonder un cercle pour se consoler avec ses congénères.
C'est un homme comme vous et moi, au premier abord; mais si vous le regarder de près, vous verrez une sorte de Rolla stigmatisé par la politique; une manière d'âme en peine, habillée  d'un pantalon et d'une redingote sans dignité; une façon de désespéré, de découragé, d'abandonné qui fait peine à voir.




Hier, il était tout. Il rayonnait, souriait, piaffait, caracolait, se dandinait, gesticulait, pérorait. Il avait six pieds, une barbe bien  faite, une cravate méthodiquement nouée et propre, des gants et des bottines irréprochables. Aujourd'hui, plus rien , le vide, le néant, l'obscur, la limonade. Il erre, il vague, il trébuche, il chancelle, il se tait. Il est petit, ratatiné, sa barbe est longue, sa cravate douteuse, ses gants absents et ses bottines consternées.
N'étant rien par lui-même, n'ayant ni un nom illustre ni une oeuvre accomplie, il ne valait que par le titre de ministre dont on l'avait affublé. Ayant perdu ce titre, il est retombé en lui-même, c'est à dire dans le nul.
Il ressemble à ces cochers qui sont descendus de leur siège. Perché à deux mètres du sol, le fouet à la main, le cocher a une apparence, il est quelqu'un, il domine, il conduit une voiture et des chevaux; il se laisse voir de loin, il plane au-dessus de la foule. Mettez-le par terre, à pied, dans la rue. Y a-t-il quelqu'un de plus triste, de plus mélancolique, de plus inutile? Ainsi le ministre dégommé.




Le ministre dégommé arrive à ce degré qu'il devient insupportable. Il a été ministre et il n'est plus capable d'être autre chose. Il n'ose se rabaisser à un emploi plus modeste. Il vous serait impossible d'offrir à un ancien ministre une place de caissier chez vous ou une loge de concierge, ou une bonne tenue de livres dans une maison de commerce. Ses amis même craignent de rencontrer son visage plaintif. Ils l'évitent parce qu'il n'est plus bon à rien et qu'il est devenu raseur.
Le ministre dégommé ne sert plus qu'à faire galerie dans les fêtes politiques et dans les banquets d'apparat. Il porte des toasts aux comédiens qui s'en vont en voyage. On l'invite comme ancien ministre; mais le nombre des ministres dégommés s'est tellement accru et leur prestige a tellement diminué, que les invitations se font de jour en jour plus rares. Ils finiront par se louer à raison de dix francs le cachet à des entrepreneurs d'hyménées pour servir de témoins dans des mariages riches.

Psychologies parisiennes, Albert Millaud, illustrations par Caran d'Ache, Job et Frick, à la Librairie parisienne, 1887.