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samedi 30 août 2014

Estampes curieuses.

Estampes curieuses.

Lorsque les poëtes eurent imaginé de représenter la Fortune sous la forme d'une femme aveugle et debout avec des ailes, un pied sur un globe en mouvement et l'autre en l'air, dès ce jour, l'allégorie fut parfaite: la mobilité, le caprice, l'inconstance, tout était exprimé. Mais il s'est rencontré des esprits ingénieux auxquels la simplicité antique a paru insuffisante; on ferait un recueil volumineux de toutes les allégories compliquées sur la Fortune gravées seulement aux seizième et dix-septième siècles.
L'estampe allemande, fort jolie du reste, dont nous donnons une réduction, est un curieux exemple de cette dérivation de l'idée première, toute compliquée par une recherche et un raffinement d'un goût fort douteux.


Ce peut être un amusement de faire effort d'imagination pour s'expliquer ce que signifient tous les détails de cette composition satirique; le lecteur en prendra ce qui pourra lui plaire.
Tout cet esprit ne vaut pas la simple et belle figure antique.
"La Fortune, toujours volage, n'est jamais fixe ni permanente en aucun lieu; elle n'est constante que dans sa seule légèreté." (Ovide, élég. VIII)

Magasin pittoresque, 1851.


Des curiosités de l'Exposition Universelle de Londres en 1851.

Pipe Allemande.


On se figure difficilement un Allemand sans sa pipe; on ne se figure pas davantage un marin, un pêcheur sans cet appendice suspendu aux lèvres! Pourquoi l'habitant des mers qui mène une vie si différente de celle du citoyen de la Germanie professe-t-il, pour l'appareil mal-odorant de la pipe, le même enthousiasme que des hommes vivant loin de l'Océan dans la portion la plus terrestre de l'Univers? Pourquoi le Hollandais, dans ses marais et sous l'enveloppe de ses épais brouillards, est-il aussi passionné pour la pipe que le Turc dans ses jardins parfumés sous un soleil brûlant? En un mot, pourquoi le tabac est-il d'un usage aussi universel?
Ces questions sont plus faciles à poser qu'à résoudre; la science médicale n'a point encore prononcé; elle n'a point montré les effets utiles, sur l'estomac ou sur le cerveau humain, de ce narcotique âcre, à l'odeur pénétrante, à la saveur amère; elle n'a pas dit pourquoi, si le tabac est nécessaire à l'homme autant que semble l'indiquer son usage si répandu, il ne serait point également utile à la femme; Quant aux raisons de l'intérêt que prennent à cette substance tous les gouvernants et les administrateurs, elles se conçoivent sans peine. Dès que la majorité de l'espèce humaine adopte avec fureur le tabac, la question n'est plus, administrativement parlant, qu'une question de fait, et la pompe fiscale lui est énergiquement appliquée afin d'en tirer tout l'argent possible. On a cherché de tout temps à imposer le luxe; le désir est louable, mais dans l'exécution il survient des milliers de difficultés, sans compter les foudres lancés par telle ou telle école d'économistes: avec le tabac tout s'aplanit; le gouvernement s'adjuge le monopole; les plus gourmets et les plus riches payent la meilleure feuille fort cher avec ostentation; les caisses de l'état se remplissent; personne n'est contraint, et le produit net de cet admirable bénéfice sur la manipulation du tabac profite, par dégrèvement indirect, au cultivateur chargé de famille.
Nous connaissons tous les pipes d'un sou; il y en a qui coûtent moins cher encore; en revanche d'autres atteignent des prix incroyables; mais jusqu'ici rien ne prouve que le tabac soit meilleur dans la pipe richement décorée que dans la pipe d'un sou. L'exposition de Londres renferme une énorme quantité de ces tuyaux somptueusement ciselés, ornés, montés en argent et en or, enrichis de pierres précieuses; on en trouve dans presque tous les quartiers des nations étrangères aussi bien que dans celui de l'Angleterre; mais l'Autriche semble avoir voulu renchérir sur tout le monde: elle a consacré un salon entier à cette branche d'industrie qui est d'une grande importance en Allemagne et qui donne lieu à un commerce fort considérable. Ce salon est assez curieux; il est entièrement tapissé de pipes du haut jusqu'en bas; il est plein de casiers vitrés posés sur des tables dans tout le pourtour ainsi que dans le centre, et renfermant également des pipes. Un gardien particulier est attaché à ce musée original, qui fait suite au salon de sculpture de Milan et contraste singulièrement avec lui par sa solitude presque continuelle.
Dans les premiers jours de l'Exposition, on apercevait encore, affichée sur un des murs, l'inscription en anglais, français, allemand, italien et espagnol, qui défendait de fumer dans l'enceinte de l'édifice; rien n'était plus plaisant à voir que ce gardien, Allemand pur sang, et par conséquent fumeur déterminé, promener mélancoliquement sa tristesse et ses privations au milieu des innombrable pipes dont il était le suzerain impuissant, sans avoir d'autre distraction que la lecture d'une affiche prohibitive et cruelle. Plus tard, cependant, quelques amateurs sont venus admirer le génie des fabricants viennois et se délecter dans la contemplation de ce précieux instrument de jouissances ineffables.
Ils ont eu sous les yeux les chefs-d'oeuvre de Samuel Alba ou de Gerhard Floge. L'ivoire, l'ébène, l'ambre, le poirier, le cuir, l'écaille, l'écume de mer et la terre à pipe, voilà les principaux matériaux. On remarque entre autres une pipe d'ivoire dont le fourneau seul coûte 500 florins à cause des sculptures qui la décorent; celle dont nous donnons le dessin est due à M. Held de Nuremberg; 



elle est montée en argent et représente saint Georges et le dragon. Le fabricant qui l'expose est l'un de ceux qui ont le mieux réussi à plaire au public.
Ajoutons que l'exposition renferme aussi une innombrable quantité de cigares de tout tabac et de toutes dimensions, depuis le cigare moins gros qu'un cure-dent jusqu'à celui qui dépasse la grandeur et la grosseur d'une flûte. Quant au tabac, en poudre ou râpé, c'est au Portugal que revient la palme. Il a voulu mener les curieux par le nez et il a envoyé deux ou trois douzaines de jolis barils en chêne, hermétiquement fermés et soigneusement cerclé en fer poli, qui ne sont autres que de gigantesques tabatières dignes du nez d'un habitant de Brobdingnac, et pleines d'un excellent tabac dont chacun peut prendre une prise, sauf à éternuer si bon lui semble.

Magasin Pittoresque, 1851.

vendredi 29 août 2014

Expérience faite à Paris sur la Seine en 1785.

Expérience faite à Paris sur la Seine en 1785.

En 1783, le Journal de Paris annonça qu'un horloger avait inventé des sabots élastiques, "à l'aide desquels il traversait la rivière, comme un ricochet, cinquante fois par heure". Il demandait, pour faire son expérience, qu'on lui assurât par souscription une somme de 200 louis, s'engageant à ne toucher cet argent que lorsqu'il aurait traversé la Seine aux yeux du public. Le journal, en publiant la lettre de cet inventeur, se portait garant de la réalité de la découverte. 
Monsieur, frère du roi, ouvrit la souscription, et envoya 45 louis au bureau du journal. Beaucoup de gens imitèrent cet exemple: le prévôt des marchands donna 10 louis, et fit préparer une enceinte pour les souscripteurs. Bientôt le Journal de Paris annonça que l'on avait atteint la somme de 200 louis; ses rédacteurs en informèrent un habitant de Lyon, né de Combles, qui leur avait communiqué les promesses de l'horloger; mais une lettre de l'intendant de Lyon, M. de Flesselles, révéla bientôt que la prétendue expérience n'était qu'une plaisanterie.
Les journalistes, les souscripteurs, la cour, la ville, se trouvèrent étrangement mystifiés et mécontents. Cependant on était encore sous l'impression de la surprise et de l'admiration que venaient de produire les premières expériences de l'aérostation: tout paraissait possible; jamais il n'avait été plus permis de s'abandonner un peu à la crédulité.
Deux ans après, l'opinion publique eut sa revanche. Voici ce que nous lisons dans la correspondance de Grimm, à la date du mois de septembre 1785 (1)
"Vers la fin de 1783, nous étions bien honteux, je ne sais pourquoi, d'avoir été mystifiés par un mauvais plaisant de Lyon, qui, pour éprouver notre crédulité, avait fait annoncer avec beaucoup de pompe la découverte prétendue de sabots élastiques, avec lesquels on pouvait marcher sur l'eau sans crainte même d'avoir les pieds mouillés. Nous avons vu ce miracle il y a plus de deux mois, et le prodige a fait si peu de sensation, que nous sommes presque excusables de n'en avoir pas encore parlé.
Un mécanicien espagnol a fait cette expérience le lundi 5 septembre dans l'enceinte de la Râpée, où se font les joutes (2)


Il s'est placé sur l'eau sans autre secours que ses sabots; on l'a vu avancer sur la rivière, tantôt suivant le courant, tantôt contre le courant; il s'est arrêté plusieurs fois, s'est baissé pour prendre de l'eau dans le creux de sa main, et dans ces deux situations il n'a pas paru dériver. Sa marche, lourde et lente, avait l'air d'être pénible par la difficulté qu'il paraissait avoir pour garder son équilibre; il glissait plutôt qu'il ne marchait... Il resta sur l'eau de quinze à vingt minutes; et, avant de gagner le bord, il a quitté ses sabots, qu'il a laissés dans une espèce de boite qui était à flot, afin d'en cacher la forme aux spectateurs. L'administration avait eu soin de faire tenir à quelque distance de lui un bateau qui fût à portée de le secourir en cas d'accident.
On conçoit que, pour assurer le succès de ce nouveau prodige, il suffit de déplacer une masse d'eau égale au poids du marcheur. Le pied cube d'eau pèse 70 livres; en sorte que le déplacement de 2 pieds doit nécessairement soutenir à la surface de l'eau un homme du poids de 140 livres. Ces sabots ne sont donc réellement qu'un bateau divisé en deux parties; ainsi, en supposant que le hasard eût fait faire la découverte de ces sabots espagnols avant celle d'un esquif ou d'un canot quelconque, un trait de génie plus heureux eût été de les réunir, et, sous ce rapport, on peut dire que la découverte en question est plutôt un pas en arrière qu'un pas en avant. Quant à la difficulté très-réelle de conserver l'équilibre dans cette position, c'est sans doute un talent qui demande autant d'adresse et d'exercice que la danse de corde et tous les autres tours de ce genre. Nous n'avons pu savoir ni le nom du mécanicien espagnol, ni celui de son élève, car ce n'est pas l'inventeur de la machine lui-même qui en a fait publiquement l'essai; nous savons seulement qu'il s'est donné le titre d'académicien de Barcelone et de pensionnaire de Sa Majesté catholique, et que ces deux titres lui ont été disputés d'une manière assez humiliante par M. l'abbé Ximènes, dans une lettre envoyée au Journal de Paris."


(1) Tome III de la troisième partie, p. 370.
(2) La gravure représente un autre endroit de la Seine. Peut-être une autre expérience eut-elle lieu postérieurement au récit de Grimm.

Magasin pittoresque, 1851

Prise de la Grenade par d'Estaing.

Prise de la Grenade par d'Estaing.

Le comte d'Estaing, élevé au grade de contre-amiral en 1778, avait reçu la mission d'agir en faveur de l'indépendance américaine. Après une année de mer, et plusieurs engagement plus ou moins sérieux sur diverses côtes, avec les amiraux anglais Howe et Hotham, d'Estaing, suivant les instructions qu'il avait reçues, se dirigea tout à coup sur l'île de la Grenade pour s'en emparer. Sa flotte, composée de vingt cinq vaisseaux de ligne, dont trois seulement de 50 canons, n'avait à bord que 1.500 hommes de troupes de débarquement. 



Appareillé, le 30 juin 1779, du fort royal de la Martinique, il arriva devant la Grenade le 2 juillet à cinq heures du soir, et n'en débarqua pas moins, sur-le-champ. les forces françaises, divisées en trois colonnes, marchèrent toute la nuit à travers les mornes. Le lendemain, d'Estaing, après avoir reconnu la situation du morne de l'Hôpital, qui domine le fort à demi-portée de canon, fit aussitôt ses dispositions et ordonna l'attaque. Lui-même, à la tête d'une des trois colonnes de sa petite armée, marcha sur la batterie du fort Saint-Lucas. Trois retranchements furent ainsi pris à la baïonnette et au pas de course; en moins d'une heure l'ennemi était chassé, et ce morne, que le gouverneur anglais pensait imprenable, tombait tout entier au pouvoir des Français. Les Anglais avaient en batterie quatre pièces de 24; dès qu'il s'en fut emparé, le comte d'Estaing les employa à l'attaque du fort.
Lord Macartney, le gouverneur, stupéfait, étourdi de l'audace et des succès obtenus par d'Estaing, ne pouvant, du reste, tenir contre la vive canonnade dirigée contre lui, se hâta d'envoyer un parlementaire. Mais comme, quelques heures auparavant, il avait accueilli par des paroles injurieuses pour l'armée française l'offre de capitulation honorable qui lui avait été faite, d'Estaing pour toute réponse tendit sa montre à l'officier de lord Macartney et lui déclara qu'il n'accordait qu'une heure au noble lord; qu'il était trois heures moins quelques minutes et qu'il fallait qu'avant quatre heures il se fût rendu à discrétion. La menace était sérieuse: le gouverneur se soumit sans mot dire. D'Estaing le fit conduire en France.
Mais à peine le pavillon français était-il arboré, à peine l'île de la Grenade était-elle en possession de nos troupes, que celles-ci eurent à défendre leur conquête contre l'attaque d'une flotte anglaise. L'amiral Byron se présenta tout à coup avec vingt-et-un vaisseaux de ligne et un convoi chargé de troupes de terre. L'ennemi approchait à toutes voiles; d'Estaing, convaincu que ses vaisseaux n'auraient pas le temps de prendre leur poste accoutumé, fit signe de conserver les rangs. Les lignes n'étaient pas encore formées qu'il fallut combattre. 


Les forces étaient égales, mais les Anglais avaient l'avantage d'un ordre de combat combiné; cependant ils furent complètement battus. Byron, contraint à la fuite, perdit plus de 1?500 hommes à cette action, qui confirma la prise de la Grenade. Ce fait d'armes est resté comme un des plus beaux de notre histoire maritime.




Magasin Pittoresque, 1851.

jeudi 28 août 2014

Le carnet de Madame Elise.

Secrètes fiançailles.


" Y a-t-il vraiment des fiançailles secrètes?" me demandent quelques uns de mes lecteurs; mais certainement, il en existe et beaucoup plus qu'on ne l'imagine en général; mainte mère de famille qui croit son enfant libre de tout lien serait bien étonnée, bien contrariée aussi, sans doute, d'apprendre qu'elle a déjà échangé de graves promesses sans avoir pris ses conseils.
La chose se produit simplement, par l'entraînement de la jeunesse et la généreuse étourderie des cœurs naïfs.
Deux jeunes gens se rencontrent souvent: au bal, au tennis, dans des réceptions diverses; ils se plaisent, les occasions de se parler sont fréquentes; dans ces moments d'intimité, un incident insignifiant peut faire naître un aveu: que des mains se frôlent simplement et la jeune fille rougit, le jeune homme se trouble, cette gêne délicieuse leur semble l'indice d'un profond amour; et, sans prendre le temps de réfléchir, de consulter quelqu'un, sans se laisser le loisir de s'étudier sincèrement, tous les deux, avec une spontanéité d'enfants, se lient!
Ce mystère même donne à leurs fiançailles un charme étrange; il leur plaît d'être enchaînés déjà pour toute leur existence quand tout le monde autour d'eux les considère encore comme des enfants sans secret et sans arrière-pensée.
Il n'y a eu dans leur conduite aucune préméditation; une boucle de cheveux, la courbe conquérante d'une moustache, un rien délicieux a subitement déterminé l'explosion. Les bons conseils de leurs parents et ceux de Mme Elise les avaient trop bien avertis des précautions à prendre dans le choix d'un époux, pour qu'ils aient pu se dire délibérément: "Cet après-midi, ce soir, entre deux danses, je me lierai à jamais avec une personne que je connais à peine." Du tout.
Ils ont subi un entraînement et, mirage merveilleux, dès qu'ils se sont plu, ils ont cru, de la meilleure foi du monde, qu'ils se connaissaient véritablement l'un et l'autre.
Le temps passe; pour le jeune homme il s'agit de choisir une carrière; pour la jeune fille de s'établir; des circonstances indifférentes se coalisent pour les séparer. Ils se voient moins, ils s'écrivent; leur désespoir se traduit en phrases passionnées et imprudentes. Quand les parents sont mis au courant de ces fiançailles secrètes, cette tendresse soudain révélée leur paraît souvent trop profonde, trop avancée pour qu'ils osent s'y opposer.
Le mariage s'accomplit et songez que de part et d'autre le choix a été fait sans réflexion, dans un éclair d'émotion; les parents sont obligés d'accepter ce que les enfants ont étourdiment conclu.
Cette union sera-t-elle heureuse? C'est peu probable, car la belle fidélité des deux jeunes gens engagés en secret peut fort bien être qu'un entêtement sentimental et romanesque n'assurant en rien leur constance future.
Quel remède préventif doit-on indiquer pour ce genre de mal? La meilleure précaution à prendre, c'est d'inspirer aux enfants une confiance aveugle dans leurs parents.
Au lieu de les traiter en bébés qui ne peuvent encore songer à s'établir, la mère leur parlera souvent de leur futur mariage et les mettra surtout en garde contre cet entraînement juvénile qui néglige le contrôle de l'expérience maternelle.
Qu'elle se rassure, cette conversation ne sèmera pas dans le cerveau des rêveries prématurées; toutes ses pensées romanesques y sont écloses déjà; il faut qu'elle s'en empare, qu'elle les remette au point, et, surtout, il faut que par son indulgence éclairée elle provoque toutes les confidences.
Les parents pourront rompre ou encourager à leur gré ces fiançailles secrètes révélées au début; au bout d'un ou deux ans, il faut les accepter sans examen;

                                                                                                                Mme Elise.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 2 août 1903.

La vie humaine.

La vie humaine.

L'ange gardien vient d'apporter sur la terre une forme humaine; l'enfant est dans les bras de la matrone, qui veille aux premiers soins qui doivent lui être donnés, tandis que la mère, les mains jointes, remercie silencieusement Dieu d'avoir accordé une sœur à son fils.






































Les deux enfants grandiront quelques années l'un près de l'autre; ils échangeront leurs premiers sourires et leurs premières paroles; ils s'initieront à la vie, en partageant les peines et les plaisirs de leur âge, jusqu'au jour où l'austère génie des sociétés humaines viendra les prendre par une main, et montrera à chacun d'eux une voie différente;
A toi d'abord, jeune homme, les sérieuses études et les rudes apprentissages! Appelé quelque jour à juger les autres hommes, à prendre part aux affaires de la patrie, à porter le poids des responsabilités publiques et privées, il faut que ton esprit s'éclaire. Va donc recevoir les leçons d'un maître instruit par le travail et l'expérience; écoute avec docilité, médite avec persévérance; ne cherche ni à inventer la vie, ni à recommencer le monde; accepte ce qu'enseigne la sagesse des autres, et laisse ouvrir lentement devant toi les portes du temple au lieu de vouloir l'escalader.
Mais en même temps que tu fortifies ton intelligence par l'étude, fortifie ton corps par l'exercice et ton âme par le courage. La vie est une mêlée où il faut se percer une route. Apprends à te soumettre toutes les forces dont l'homme s'est fait des auxiliaires: que le coursier de guerre t'obéisse, que le fer ne tremble pas dans ta main; qu'on puisse te compter parmi les vaillants, non pour conquérir une gloire inutile, mais pour conserver l'indépendance de ton peuple, pour protéger le faible, pour pouvoir toujours marcher le front haut dans ta voie, armé de ton droit et éclairé de ton devoir!
Tandis que tu te prépares  ainsi à prendre ta place parmi tes semblables, l'enfant qui courait naguère avec toi dans les blés, et qui te tressait des couronnes de bluets, reçoit aussi les leçons de ses aînées.






































Là vois-tu, dans la prairie, occupée à arroser la toile qui blanchit; puis, sous les tilleuls qui ombragent le seuil, filant la laine ou portant au moissonneur le repas qu'elle-même a préparé, tandis que la jeune épouse lit en allaitant son nouveau-né, et lui montre à la fois les devoirs et les douceurs de la maternité?
Mais l'heure du travail est passée. Voici la jeune fille qui, avec sa compagne, traverse la prairie. Elle est pensive; elle effeuille une fleur de myosotis. Derrière elle passe le jeune homme dont lui parle souvent sa mère; il revient de la chasse avec le chien et le faucon, et se retourne pour voir la belle promeneuse. Bientôt les souhaits des parents seront accomplis: réunis sur le même siège et sous la couronne nuptiale, tous deux commenceront la vie que les pères finissent. Déjà les instruments retentissent, les danseurs se croisent joyeusement; car dans cette chaîne de la société humaine, un anneau ne peut tomber sans qu'un autre le remplace: tout se perpétue, se renouvelle, et à côté de chaque tombe se balance un berceau.
Triste spectacle pour l'homme qui retourne à lui et ne cherche que lui-même dans le plan de Dieu! mais consolante assurance pour celui qui se regarde comme une étincelle au foyer commun, et qui ne se croit pas disparu du monde tant qu'il survit dans l'humanité!
Les gravures qui nous ont suggéré ces réflexions reproduisent quelques unes des peintures dont le peintre allemand Bendemann a orné la salle du Trône, au palais royal de Dresde. Elles sont là comme un philosophique avertissement de ce qu'est la vie humaine pour tous. Nous n'avons donné que quelques-unes des compositions du peintre étranger, qui parcourent tous les degrés et tous les incidents du sujet qu'il voulait développer. Les ornements, de style allemand, qui encadrent nos gravures n'existent point autour des peintures originales; elles sont de la composition du dessinateur.
Le palais de Dresde (Schloss) est d'une architecture peu remarquable. Partiellement reconstruit en 1833 et en 1834, il a été menacé d'une nouvelle destruction par les troubles civils de 1849. C'est au rez-de-chaussée de sa cour principale que l'on voit la Voûte-Verte. La salle du Trône est une vaste pièce du premier étage, d'assez triste aspect; mais ses peintures, d'un grand style, et qui respirent de hautes pensées, suffisent pour lui assurer une célébrité durable.

Magasin Pittoresque, 1851.

mercredi 27 août 2014

Fête des nègres dite AID EL FOUR.

Fête des nègres dite AID EL FOUL.


La fête célébrée chaque année par les nègres d'Alger, et connue sous le nom d'Aïd el Foul, a toujours lieu un mercredi, à l'époque appelée Nissam par les indigènes, et qui est celle où commence à noircir la plante qui porte les fèves. Jusque-là les nègres s'abstiennent de manger de ce légume. L'endroit où les nègres se réunissent pour la célébration est le bord de la mer, à côté de l'Oued-kins. Là se trouvent deux petites constructions fort simples: l'une est une étroite enceinte de murailles à hauteur d'appui et crénelées à la mauresque, du milieu de laquelle s'élèvent quelques aloès. C'est le lieu consacré à Sidi Belal, dont les nègres se sont fait un patron.
Un peu plus loin, on remarque un bassin carré rempli d'eau, consacré à Lella Hoana, sainte femme qui est également en grande vénération parmi les enfants du Soudan.
Quant au Sidi Belal, si fort en honneur parmi les nègres, les traditions ne sont nullement d'accord; quelques unes croient pouvoir le rattacher au Bélal, esclave noir de Mohammed qui fut un des premiers à embrasser l'islamisme. Cette version ne paraît guère admissible, malgré l'identité du nom de Belal, qui fut effectivement le premier noir musulman. Affranchi par Mohammed, il avait été chargé par lui de la surveillance des fontaines. Mais les sacrifices et les cérémonies de la fête s'accordent peu avec l'honneur que l'on veut lui faire.
Les nègres, dans leur pays natal, sont encore tous adonnés à l'idolâtrie; ils ne reconnaissent en rien la religion de Mohammed, à laquelle ils ne sont initiés qu'après être tombés au pouvoir des Musulmans. En reproduisant donc à Alger une fête qui leur rappelle le pays natal, il est peu probable qu'ils aient en vue de glorifier un souvenir des  premiers jours de l'islamisme. Si l'on considère en outre que, sous le gouvernement turc, alors que toutes les fêtes musulmanes étaient célébrées avec une rigoureuse observation, jamais les nègres n'avaient évoqué la mémoire de leur patron, et qu'ils n'ont commencé à le faire qu'à l'abri de la tolérance que nous accordons à tous les cultes, on sera conduit à en chercher une autre origine. Le nom de Belal semble rappeler Belus, ou Baal, ou Bel, ce dieu importé en Afrique par les Phéniciens, et à qui l'on offrait des sacrifices d'animaux de toute espèce; et l'Aïd el Foul pourrait n'être autre chose qu'une trace persistante, à travers les siècles, du culte rendu à ce faux dieu.
Du reste, le sacré est mêlé au profane dans le cérémonial de cette fête, qui consiste d'abord à célébrer le Fatcha, ou prière initiale du Coran, et à égorger ensuite un bœuf, des moutons et des poulets au milieu de danses et de chants.
Le bœuf destiné au sacrifice est préliminairement couvert de fleurs; sa tête est ornée de foulards, et ce n'est qu'après que les sacrificateurs ont exécuté des danses dans lesquelles ils tournent sept fois dans un sens, et sept fois dans un autre, que la victime reçoit le coup mortel.
La manière dont l'animal subit la mort, soit qu'il tombe subitement sous le couteau qui l'a frappé, soit qu'il s'agite dans une lente et pénible agonie est le sujet de pronostics heureux ou malheureux qu’interprètent aussitôt les noirs aruspices.
Après le sacrifice, commence la danse nègre. 



La troupe des enfants du Soudan se dirige vers le bassin de Lella Haona; dans ce moment, on voit des individus, que le trémoussement (appelé djedeb) a violemment impressionnés, se précipiter, ruisselants de sueur, dans les flots de la mer, d'où leurs compagnons ont souvent grand'peine à les retirer.
D'une autre côté, et sous des tentes improvisées, les négresses s'occupent à faire cuire des fèves, les premières que les nègres doivent manger de l'année, et qui servent d'assaisonnement au mouton et au couscoussou, base du festin. Tout le reste de la journée e passe en danses ou  chants, auxquels la musique appelée dhordeba, c'est à dire l'horrible tapage si aimé des nègres, sert d'accompagnement.
Les autres Musulmans, habitants d'Alger, s'abstiennent en général d'assister à ce spectacle. Il n'en est pas de même des femmes qui, probablement excitées par les récits de leurs négresses, y viennent en foule, et s'y livrent à une gaieté folâtre, en diminuant un peu la longueur du voile qui cache leurs traits. Il est juste de dire cependant que les femmes qui appartiennent aux principales familles ne figurent pas dans ces réunions. (1)

(1) Nous devons la communication de cette note à MM.E. de Rouzé, capitaine du bureau arabe.

Magasin Pittoresque, 1851.

Le carême.

Le carême.

Nous devons déjà de nombreuses communications à l'obligeance de M. Hennin, qui a bien voulut mettre à notre disposition les pièces les plus rares et les plus curieuses de sa magnifique collection. Celle que nous publions aujourd'hui n'est ni moins curieuse ni moins rare; nous ne l'avons vue dans aucun cabinet d'amateur.
En haut de l'estampe, on lit de chaque côté une légende qui en explique l'usage, et dont nous reproduisons scrupuleusement l'orthographe et la ponctuation.
Légende à gauche:
"Cette feuille sera collée sur bois ou sur carton, et trouée aux endroits qui sont marquez au-dessus de chaque lettre de ces mots: Mors imperat regibus; odiosam lingvam judicat dominvus, où sont autant de lettres et de mots qu'il y a de jours et de semaines au carême, pour y mettre une cheville qui sera changée d'une lettre à l'autre par chaq: jour de carême, commençant le 1er jour de carême à la 1ere lettre d'en bas."
Légende à droite:
"Autremt, un des petits quarez qui sont à droit ou à gauche de cette feuille sera noircy d'encre par chaq. jour de carême, commençant le mercredy des cendres au quaré d'en bas, du mesme costé et de suite en continuant jusques en haut."
En bas, au milieu, dans un cartouche: "Carême"
A gauche: "cPc jnu. et fecit. A Paris, chez P. Landry."
A droite: "Rue St.-Jacques, à St.-Franç. de Sales. Auec Priuilège du Roy."






































Un large escalier en zigzag coupe par le milieu cette estampe dans toute sa hauteur. Sur le côté droit est une balustrade sur laquelle sont inscrits les sept mots latins rappelés dans la légende ci-dessus.
De chaque côté de l'escalier, sont figurés sept sujets dans l'ordre suivant, en commençant par le haut.
A gauche:
1er sujet. - Procession se dirigeant vers une église, dont le porte-croix ouvre la porte avec la hampe de sa croix.
2e sujet. - Porte d'une église, sur laquelle est une banderole portant: "Indulgence plénière," avec plusieurs personnages et deux quêteuses recevant les aumônes.
3e sujet. - Intérieur d'une église, avec un prédicateur en chaire.
4e sujet. - Statue de femme, en bois, que deux ouvriers scient en deux; au-dessous, on lit gravé: "My-carème."
5e sujet.- Un confessionnal et quelques fidèles.
6e sujet. - Intérieur d'église, avec un prédicateur en chaire.
7e sujet. - Intérieur d'église avec un prêtre administrant la communion à ses fidèles.
A droite:
1e sujet. - Marché à la viande.
2e sujet. - Marché aux poissons.
3e sujet.- Autre marché aux poissons.
4e sujet. - Six femmes: trois exécutent une ronde; quatre portent des bouteilles et des verres; l'une est couronnée et tient un bouquet à la main. Devant elles, marchent trois musiciens (deux joueurs de violon et un de viole) Au-dessous est écrit à la main, en écriture ancienne: "Harangères faisant la My-carème."
5e sujet. - Marché aux fruits.
6e sujet. - Marché aux poissons.
7e sujet.- Plusieurs rues avec des boutiques et des acheteurs.

Magasin Pittoresque, 1851.

mardi 26 août 2014

Bulle de 1536.

Bulle de 1536.


Peu d'années après la découverte de l'Amérique, l'opinion que les indigènes de ces contrées lointaines n'étaient point des hommes s'était accréditée avec une facilité et une rapidité surprenantes: on prétendait les classer au-dessous des noirs et un peu au-dessus des orangs-outangs. Les conséquences d'un pareil système pouvaient être affreuses: c'était le moyen d'ôter tout scrupule à ceux que gênait la vie des malheureux Américains.
Deux moines, fray Domingo de Minaya et fray Domingo de Betamos, allèrent, en 1536, exposer au pape Paul III leurs craintes et leur sentiment à ce sujet. Le 9 juin de cette année même, fut promulguée une bulle commençant par ces mots: "veritas ipsa quæ nec falli nec fallere potest", et dans laquelle le pape déclarait qu'il était non-seulement à son gré, mais surtout au gré de l'Esprit saint, " qu'on reconnût les Américains pour hommes véritables." On se soumit à cette bulle, mais, à ce qu'il paraît, sans une conviction bien complète; car, en 1583, au concile de Lima, on discuta sur la question de savoir si les Indiens étaient des êtres doués d'une intelligence suffisante pour participer aux sacrements de l'Eglise.

Magasin Pittoresque, 1851.

Le chat de mademoiselle Dupuy.


Le chat de mademoiselle Dupuy.

Bayle, dans son article sur Rosen, rappelle, à l'occasion de la reconnaissance qu'on doit aux animaux pour les services qu'ils nous rendent, le testament d'une demoiselle Dupuy en faveur de son chat.
Cette demoiselle jouait de la harpe d'une manière très-remarquable, et elle était persuadée qu'elle devait son talent à son chat. En effet, chaque fois qu'elle préludait sur cet instrument, ce chat venait s'asseoir devant elle, écoutait avec une attention soutenue, et donnait des marques d'intérêt et d'attendrissement très-vifs aux passages qui étaient les mieux exécutés. C'était sur les impressions qu'elle épiait en lui que mademoiselle Dupuy jugeait du plus ou moins de précision et de sensibilité de son jeu; en un mot, à tort ou à raison, elle ne doutait point qu'elle ne fût redevable de sa réputation à son chat.
Lorsqu'elle sentit sa mort approcher, elle fit venir un notaire et lui dicta son testament. 


Elle légua à son chat une jolie maison à la ville et une autre à la campagne, avec un revenu suffisant pour lui rendre la vie heureuse et agréable; puis, afin d'être assurée que l'on respecterait sa volonté dernière, elle fit d'autres legs considérables à plusieurs personnes de mérite, sous la condition expresse qu'elles veilleraient à ce que la clause principale de son testament fût fidèlement exécutée. Elle imposa même à ces personnes l'obligation d'aller tenir compagnie à son chat plusieurs fois chaque semaine.
Moncrif, qui cite cette anecdote dans son livre sur les Chats, dit que le testament fut attaqué, les avocats les plus célèbres écrivirent des Mémoires pour ou contre sa validité. Il paraît certain, qu'en définitive, on considéra l'excentricité de cet acte comme très-voisin de la folie, et que le testament fut annulé.

Magasin Pittoresque, 1851.

Pourquoi l'on divorce en Amérique.

Pourquoi l'on divorce en Amérique.

Dans un précédent article nous avons conté quels singuliers motifs invoquent les Américains des deux sexes pour rompre la chaîne matrimoniale. Chaque courrier venu de là-bas nous apporte, par l'entremise des revues d'outre-Océan, de nouveaux exemples de la mansuétude des tribunaux rendant la liberté à qui sait se plaindre de sa moitié d'une façon ingénieuse ou comique. Divorcer est un jeu très américain. Esquissons encore quelques types de joueurs particulièrement drôles.

L'Homme ventilateur.

A Baltimore, c'est une dame qui accuse son mari de... ronfler. Le cas ne passe pas pour pendable en Europe! Mais il est des ronfleurs de puissances différentes. L'incriminé, au dire de sa femme, surpasse tous ceux que l'on a pu entendre jusqu'à ce jour. Son souffle soulève les rideaux du lit. Et les co-locataires du pauvre homme prétendent qu'il se livre à des expériences sur les moteurs, la nuit, tant il gronde avec ampleur.



- Mon existence, dit la dame est un supplice incessant. Dans toutes les maisons où nous fixons notre domicile le propriétaire nous accable de papier timbré!
Les magistrats délivrent la plaignante de son "orgue".
Dans l'Ohio, à Colombus, un mari demande à se séparer de son épouse parce qu'elle est trop propre. Ecoutez son réquisitoire:
- Sans doute, messieurs les juges, les motifs que j'invoque pour obtenir la rupture d'une union devenue odieuse vous semblent, à premier vue, fantaisistes. Oui, j'ose reprocher à ma femme les soins ridiculement méticuleux qu'elle donne à notre intérieur! Je vais brièvement vous peindre mon martyre:
" Je ne puis entrer chez moi sans piétiner, dix minutes durant, les trois paillassons que ma femme a disposés, l'un sur le palier, les deux autres dans le vestibule.
Et à peine ai-je mis le pied sur le parquet ciré et frotté par ma chère épouse, qu'il m'est impossible d'éviter la glissade. C'est un vrai skating! Et les amis qui viennent me rendre visite doivent, dès l'entrée, plonger leurs chaussures dans de grosses pantoufles de feutre pour ne pas se rompre le cou!
L'an dernier, l'excessive propreté de ma femme me valut deux entorses et un conflit dangereux avec l'angle d'une table. Je suppliai madame de frotter moins vigoureusement. Elle se mit en devoir d'user son parquet avec une énergie endiablée.
A table, autres chansons! Tout d'abord, il m'est interdit de m'asseoir deux jours de suite sur la même chaise, pour ne pas dépailler l'ameublement de notre salle à manger. Puis, je dois rompre mon pain sans faire de miettes. Pour une nappe tachée, je... je suis privé de dessert huit jours durant.
Ah, messieurs les juges, ma femme est si propre qu'elle essuie à l'aide d'un plumeau une aquarelle toute fraîche ou un pastel non encadré! Ma femme est si propre, messieurs du tribunal, qu'il me faut mettre, par son ordre, un bonnet de nuit pour ne pas salir la toile vierge de ses oreillers. Depuis cinq ans je subis semblable tyrannie!
Par Dieu, j'en ai assez de cette propreté. Rendez-moi la vie libre et insouciante des vieux garçons. J'aime mieux dormir sous un ciel de lit en toile d'araignée que dans la chambre préparée par ma chère épouse. C'est un dortoir pour les anges et je ne sais jamais où déposer ma culotte ainsi que mes chaussettes!"
Le tribunal remis son jugement à huitaine, un peu embarrassé par ce cas tout nouveau.

Les plaignantes.

Les plaignantes ne manquent pas, comme on l'imagine, de l'emporter sur les hommes dans l'exposé des motifs qui les amènent à fuir un mari détesté.
En 1902, on a compté, à Chicago, plus de deux cents divorces pour cause de mauvaise cuisine; c'est à dire que deux cents messieurs ont obtenu le droit de quitter leurs femmes trop dédaigneuses de leur mission culinaire.
Dans cette même ville, une dame demandait aux juges de la délivrer d'un époux trop gourmet.
- Messieurs, disait la femme, mon mari n'a aucune conscience de ses devoirs de chef de famille. Nous sommes riches l'un et l'autre et pouvons engager un cuisinier français. Mais, par tyrannie, M. Dabson m'impose la préparation des aliments et tempête si je "rate" les plats qui lui sont chers. Semblable existence n'est pas digne d'une femme telle que moi. L'équité du tribunal voudra bien m'en affranchir.
- Non pas, riposte le mari, le tribunal vous renverra à vos fourneaux. Je vous épousai, madame, parce que vous aviez acquis une réputation méritée dans l'art de lier les sauces et de rôtir à point un filet de bœuf. Vous connaissez mes goûts. Je suis gourmet, cela est vrai. Mon estomac pâtirait d'une cuisine qui lui serait étrangère. Et j'entends que vous me continuiez vos bons soins! La loi est formelle, madame. Elle enjoint aux épouses de préparer les mets nécessaires à l'alimentation du mari.
Le tribunal consacre cette thèse un peu égoïste.
- Soit, fait la dame, je saurais bien me venger.
- Madame, réplique le gourmet, au premier plat brûlé je confisque tous les romans et tous les journaux de mode qui, depuis quelque temps, ont pris le pas, chez moi, sur les casseroles!



Et ils s'en vont... toujours unis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 2 août 1903.


lundi 25 août 2014

Les doctoresses se battent.

Les doctoresses se battent.

Miss Eleanor Lyons est une toute jeune doctoresse puisqu'il n'y a guère que quatre ans qu'elle a pris ses grades, mais chez elle, comme on va voir, l'originalité dans la doctrine et la renommée n'ont pas attendu le nombre des années.
En effet, après un passage plutôt malheureux dans la ville de Pittsburg, où la clientèle fut rebelle à ses théories médicales et ne lui ménagea pas les horions, nous la retrouvons en 1903 dans la grande cité de Philadelphie, remportant un enviable succès de gloire, d'excentricités et d'argent.



Selon les doctrines singulières de miss Lyons, la maladie n'existe pas; ou, pour mieux dire, miss Lyons prétend que ce sont les gens considérés comme bien portants qui sont malades, tandis que les personnes qui sont tenues pour malades sont des êtres que la nature favorise momentanément d'une crise bienfaisante pour tâcher  à les sortir de ce fâcheux état de maladie que tout le monde appelle santé, et de les faire entrer dans l'état de santé véritable, et goûté par de bien rares personnes.

Couchons par terre.

Malheureusement, fait remarquer miss Lyons, il y a fort peu d'élus pour cette terre promise de santé, et pour cela deux raisons. La première, c'est que, pendant toute la durée de la crise, vulgairement nommée maladie, on fait tout pour contrarier la marche de la nature en donnant des soins mal compris. La seconde c'est que ceux qui, par un hasard heureux, laissent agir la nature sans avoir recours à la médecine ni à la pharmacie, n'ont rien de plus pressé, aussitôt qu'ils sont sur pied, que de retomber dans les erreurs hygiéniques de tout le monde.
Et ces erreurs sont innombrables. Les trois plus graves, les voici (c'est miss Lyons qui parle):
La première consiste dans le fait de ne pas se coucher sur le sol ou dans les arbres, c'est à dire de ne pas communiquer avec la terre, qui, pendant les heures nocturnes du sommeil, fournit à l'organisme les forces vitales réparatrices et soutire les "fluides usés".
La seconde réside en ce que l'homme des villes ne passe pas sa journée dans les émotions physiques et morales qui remplissent salutairement la vie de l'animal à l'état sauvage, en excitant toutes les fonctions vitales, et qui sont: la poursuite de la proie, l'alerte constante contre le danger, la peur de l'ennemi, les courses, les meurtres (!), etc.
Enfin la troisième est de ne pas absorber toute une variétés de subtils poisons, nécessaires à la bonne qualité du sang et à l'antisepsie de l'organisme, et que les animaux consomment abondamment, sous la forme d'essences végétales lorsqu'ils sont herbivores et sous les espèces de certaines humeurs des animaux quand ils sont carnivores.
En conséquence la jeune doctoresse prétendait à une double clientèle. D'une part elle avait à soigner les gens prétendus bien portants, puisqu'elle affirme qu'ils sont malades. D'autre part ceux qui sont alités lui revenaient d'office, puisqu'il s'agit d'accélérer la crise salutaire qu'ils sont en train de traverser. Et les remèdes spécifiques qu'elle verse au patient pour seconder les efforts de la nature en intensifiant cette crise, consistent en des essences d'une haute concentration et d'une âcreté vraiment terrible qui brûlent furieusement la gorge et l'estomac quand elles sont extraites des plantes, et qui sont nauséeuses à l'excès lorsqu'elles proviennent des organes animaux, foie, glandes, muqueuses, etc.
Il n'y a guère d'idées excentriques qui ne soient appeler à faire fortune dans la fiévreuse Amérique; et c'est pourquoi la clientèle et les dollars affluaient chez miss Lyons. Rien ne semblait devoir troubler sa félicité. Mais il n'est pas de bonheur sans nuages.

Lyons la folle!

Une "confrère" de notre jeune et bizarre doctoresse, miss Elisabeth Kellet, qui végétait sans pratiques en suivant les bonnes traditions de la médecine officielle, fut prise d'une cuisante jalousie envers sa concurrente triomphale et lui déclara la guerre. 



Au nombre de ses plus graves hostilités figura la fondation d'un journal hebdomadaire, portant le titre de The Foolish Lyons (ce qui veut dire Lyons la Folle), dans lequel elle ne se contenta pas de discuter et de ridiculiser les théories thérapeutiques de miss Eleanor, mais où elle alla jusqu'à attaquer sa vie privée et à l'accuser d'une quantité de choses horribles, comme de distiller de la chair de cadavres pour composer ses médicaments!
Miss Lyons, après avoir ri, puis haussé les épaules, finit par perdre patience; et, en bonne Américaine pratique, voulant éviter des pertes de temps dans des disputes stériles, elle envoya ses témoins à miss Kellet, qu'elle appela en combat singulier. Et, de fait, singulier il fut.
Miss Lyons fit dire à son adversaire:
Il est bien entendu que, si nous allons sur le terrain, c'est que nous voulons notre mort réciproque, sans quoi ce serait du temps perdu. Il s'agit donc d'employer l'arme la plus homicide, afin que la victime n'en réchappe pas. Or, vous prétendez que mes remèdes tuent mes malades. Je vous propose donc que nous tirions au sort une grosse fiole de ces mortels élixirs, et que celle que désignera le hasard la boive en entier d'un seul trait.
La concurrente accepta cette rencontre..

Un duel bien Américain.

Des témoins ayant été choisis, le duel eut lieu sur le tard, dans un cimetière. Le sort ayant désigné miss Kellett, elle but crânement la terrible fiole, non sans avoir préalablement dit adieu à ses témoins et remis son testament à l'un d'eux. 



Il n'y avait pas une minute qu'elle avait absorbé le breuvage, quand les assistants la virent chanceler, puis se tordre dans des convulsions atroces en poussant des cris déchirants.
Tous les spécifiques furent vains pour arrêter cette effrayante crise, à laquelle succéda un état comateux, pareil à la mort, et qui dura deux jours et demi.
Le piquant de l'aventure et la surprise de beaucoup de monde furent que la patiente sortit de cette léthargie, non seulement saine et sauve, mais radicalement guérie d'une maladie intestinale qui la minait et lui aigrissait le caractère.
Miss Kellett, sur ce résultat, s'étant convertie aux doctrines de miss Lyons, dont elle devint la plus fervente adepte, celle-ci l'a prise comme associée, car elle ne peut plus suffire toute seule à la clientèle, qui, depuis cette aventure a triplé.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 13 septembre 1903.

Pourquoi les Saint-Cyriens portent la capote.

Pourquoi les Saint-Cyriens portent la capote.

Napoléon III, chaque année, à ses Séries de Compiègne invitait les 2 majors de promotion de l'Ecole de Saint-Cyr.
Certain jour de grand froid, l'impératrice fut étonnée de voir un Saint-Cyrien se joindre aux promeneurs sans autre vêtement que sa tunique courte.
"Pourquoi n'avez-vous pas pris votre capote, Monsieur? demanda-t-elle aussitôt.
- Parce que nous n'en avons pas, Majesté.
- Comment cela? Mais toute l'infanterie française possède la capote!
- Les Saint-Cyriens n'en ont pas, Madame.
- Voilà qui est incroyable, par exemple!



Le soir même, l'Impératrice conta la chose à l'Empereur et, quelques jours après, la capote était réglementée pour l'Ecole Spéciale Militaire.
Le Saint-Cyrien, cause indirecte de cette bonne aubaine, avait nom Fernand de Langle de Cary et devint en 1870 un des aides de camp du général Trochu. A Buzenval, la balle d'un garde-national tirée par inadvertance lui traversa le corps de part en part. Le Saint-Cyrien d'autrefois ne s'en porte pas plus mal: il est aujourd'hui général de cavalerie, et commande la subdivision de Sétif, en Algérie.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 13 septembre 1903.

dimanche 24 août 2014

La course à la lettre.

La course à la lettre.


Quand je demandai au sous-secrétariat des postes la faveur d'accompagner une lettre de Paris en province, la plus "en avant" des administrations françaises se montra tout "éberluée".
Et je ne sollicitais pas seulement une furtive entrée dans quelque dépendance de ce domaine administratif. Pour suivre ma missive, il me fallait pénétrer partout. Tilburys, fourgons, courriers, wagon-poste, bureaux de tout ordre devaient m'accueillir comme un objet... affranchi. Les dimensions de mon individu limitant seules mon rôle d'escorteur de lettre, je voulais aller jusqu'au sac du facteur rural, exclusivement.
M. Bérard, informé de la prétention inédite d'un reporter, accorda l'autorisation demandée. Seulement, pour continuer à l'administration des postes la confiance du public qui voit en elle une confidente discrète, il fut entendu que le journaliste escortant la lettre aurait lui-même pour escorte un inspecteur.
Le jour même où je fus informé du bon vouloir ministériel, j'écrivis sur une enveloppe jaune, grande trois fois autant qu'une enveloppe ordinaire, la suscription suivante:

                                                              Monsieur X....
  
                                                                Aubergiste

                                                                      à Dainville
                                                                                                       par Crécy-en-Brie

                                                                   (Seine-et-Marne).

Aux quatre angles fut apposé le cachet de Mon Dimanche, un magnifique M. D. entrelacés. Les dimensions de l'enveloppe, sa décoration extérieure donnaient à la lettre que j'allais expédier une figure originale qui me permettrait de la reconnaître dans la foule des papiers postaux. Par le texte, je m'invitais à déjeuner le lendemain chez l'aubergiste X...

L'itinéraire.

Déposée dans la boite peu avant cinq heures du soir, ma lettre devait parvenir au bureau de Cléry, assez à temps pour gagner l'Hôtel des Postes à 6 h 40. L'Hôtel, après l'avoir transbordée de 6 h 50 à 7 h 10, la remettrait au wagon-poste, en gare de l'Est, à 7 h 20. Par le train de 8 h 25, elle arriverait à Meaux à 9 h 12.
Là confiée à la vigilance d'un entrepositaire, elle attendrait jusqu'à quatre heures du matin la venue du courrier de Crécy. Puis, lentement, par les soins de la poste principale, elle flânerait devant les portes, dans la vallée du Morin, pour grimper ensuite le coteau que domine la bonne auberge.
A cinq heures, je guettais la venue du facteur boitier, en compagnie d'un inspecteur délégué par la direction de la Seine pour m'aider à suivre la piste de ma lettre.
L'homme vint, plongea mon envoi postal dans sa longue poche de cuir, et s'achemina vers le bureau de la rue de Cléry.



Je pénétrai dans le bureau de poste grâce à mon guide, et arrivai juste à temps pour assister au timbrage de ma missive et son classement.
Les bureaux parisiens font un tri des papiers gagnant la province par les trains du soir et groupent toutes les lettres, tous les objets recommandés qui doivent être distribués au premier arrêt. Ce classement facilite fort le travail de leur confrères des wagons-poste. Et j'appris de la sorte que ma lettre, déjà réunie à d'autres lettres s'arrêtant à Meaux, serait contenu dans la "dépêche" 24, pour ne pas dire le sac 24, expédié par le bureau de la rue de Cléry au service ambulant "Paris-Verdun". L'administration voulut bien me remettre une étiquette verte semblable à celle qui serait fixée au col de la "dépêche" qu'un fourgon allait emporter dans quelques instants à l'Hôtel des Postes.

Le transbordement.

Ce fourgon pénètre à l'Hôtel à 6 h 48, au moment où le cœur postal de Paris bat le plus vite les plus chaudes de ses pulsations. Il lui faut, en vingt minutes, recevoir treize ou quatorze cents "dépêches" venues des différents bureaux et les distribuer aux voitures desservant les quartiers excentriques et les gares.
Par la rue Guttenberg arrivent les véhicules qui ont récolté la pesante moisson des lettres, chargements, journaux, prospectus que le Paris des affaires a confiés en dernière heure à la poste. Quarante, cinquante voitures chargées de sacs ficelés, cachetés, portant à leur cou des étiquettes multicolores, s'arrêtent devant le quai de transbordement, en un carillon clair de grelots.



Alors pénètrent dans la cour des messageries, en glissades coquettes, silencieuses et rondes, les voitures automobiles. L'une, un coffre haut sur de petites roues, vient de Passy. On l'a baptisée. Elle s'appelle pour avoir gentiment fait son devoir aux dernières fêtes franco-russes, la "pétrolette de Reims". L'autre, de formes plus lourdes, un fourgon électrique, apporte les élégants envois de la plaine Monceau. Elles savent se faufiler adroitement entre les véhicules à traction animale et aborder "en douceur" le quai de débarquement.
Cochers et agents convoyeurs, ouvrant bruyamment les portes des fourgons, soulevant les couvercles des tilburys, commencent le déversement continu, brutal, des sacs dans des corbeilles roulant sur des galets. La réception des dépêches par les agents de l'Hôtel se fait en un appel chantant de noms de villes. Là, comme dans toutes les opérations de transbordement postal, le livreur reçoit décharge de son fardeau, de sa mission. Les feuilles de pointage sont libellées avec tant de précision que l'Hôtel égare, à peine, une dépêche par an.
Ma lettre? que devient ma lettre, dans cet affairement d'hommes, de chevaux, dans le bondissement des sacs, dans la mêlée des corbeilles roulant sur le trottoir en circuits brefs, anguleux?
Des agents me poussent vers un fourgon matriculé 227. La dépêche 24, que je reconnais à son étiquette verte mentionnant son état civil, est jetée hors la voiture puis roulée jusqu'à la salle des corbeilles. Je l'accompagne, certain de suivre ma missive. Un homme saisit le sac, le lance dans une corbeille vide qui attend en un point déterminé. Après un court voyage derrière ma dépêche 24 jusqu'au quai d'embarquement, j'aperçois des tilburys, des fourgons rangés dans la cour des départs. Alors j'assiste à l'autre face du transbordement: cohue folle, mais réglée avec minutie, de gens, de bêtes, de choses, et je crois voir une bataille de bruits. Ma lettre monte dans le fourgon 129 qui part pour la gare de l'Est, à 7 h 10. Je la suis en voiture, un peu affolé par cette brutale et merveilleuse vision de l'Hôtel des Postes jonglant avec des milliers de sacs gonflés de millions de plis.

Le vieux wagon-poste.

Dans le wagon-poste de Paris à Verdun meurt la "dépêche 24" qui contient ma missive. Le contenu du sac doit être vidé sur la tablette de tri de ce bureau ambulant. A la gare de l'Est, je perds l'inspecteur-cicerone, pour retrouver un nouvel inspecteur et un nouveau guide. Je vais soumettre l'amabilité de ce dernier à une rude épreuve; il voudra bien escorter ma lettre jusqu'à Crécy. 
L'inspecteur des bureaux ambulants sur la ligne de l'Est m'introduit dans la voiture un peu avant le départ du train, à 8 h 20. Je suis dans un wagon postal, long de 7 mètres, entièrement "tapissé" de petits casiers surmontés d'étiquettes portant des noms de ville. Dans le sens de la largeur, deux portières se font vis-à-vis séparées par un poèle rond. Des papillons de gaz sont fixés aux parois. Au fond de la "boite" un chronomètre gros comme le poing s'obstine (disent les postiers) à ne pas suivre l'horaire de la Compagnie. Une banquette, table de travail longeant les parois, est lourde de milliers de lettres, de journaux, de paquets que les employés: un chef de brigade, un commis principal, des commis trieurs, éparpillent dans toutes les directions.
Sur le sol, jonché de sacs, de journaux, de prospectus, je foule des blocs de Mon Dimanche pour visiter l'antre postal, où quatre employés et deux garçons de bureau travaillent en un corps à corps continu, tant le papier les presse, les refoule loin des parois.
J'ai déjà dit que le bureau de la rue de Cléry avait réuni les envois postaux destinés à la station de Meaux. Tous les bureaux de poste de Paris ont agi de la sorte. Et le commis qui assure le service de la ville précitée se trouve devant un monceau de paquets dont il devra répartir le contenu entre vingt-cinq ou trente casiers. Dans la case de Crécy-en-Brie, j'aperçois déjà la livrée de ma lettre, son habit jaune illustré de bleu, au chiffre de Mon Dimanche.
Le postier, dans son oeuvre de triage, est un curieux exemple de ce que l'homme peut acquérir en éducation mécanique. Les lettres sautent de ses doigts aux cases en un mouvement régulier, précis, qui lui permet de distribuer deux mille cinq cents plis dans une heure. Le chef mi-couvert d'une calotte, le col nu, les manches un peu troussées, il puise sur la tablette remplie de paperasses, et, une liasse dans le poing gauche, éparpille de la main droite les missives sur tous les bureaux de poste de son domaine administratif.
Le train est en marche. Les postiers doivent s'appuyer à la tablette, au rebord rembourré de crin, pour collaborer à leur oeuvre commune. Il fait très chaud dans la "boite". Une odeur de vie monte du papier foulé, pressé. Des casiers, de tous les coins du wagon, lettres, journaux, paquets se réunissent, se groupent de nouveau pour disparaître dans des sacs que les gardiens de bureau nouent à la gorge, cachettent, marque du nom d'un bureau de poste. Et je vois ma lettre disparaître dans le fourreau de toile destiné à Crécy-en-Brie.
Arrêt à Meaux! Je ne suis pas ma missive dans le local de la gare où la brouette un agent entrepositaire. Je veux vivre la veillée des postiers jusqu'à Chalons. Là, je descendrai du train pour prendre place dans un wagon-poste "nouveau jeu" se dirigeant vers Paris, et je retrouverai ma lettre, à quatre heures du matin, au point même où je l'ai abandonnée.

La nouvelle voiture des postiers.

L'administration vient de jeter sur nos voies ferrées des bureaux ambulants, merveilles de confort si on les compare aux vieilles caisses postales. J'ai accompagné, deux heures durant, une équipe de postiers venant de la frontière de l'Est. Ils sont enchantés de la maison roulante que leur a offerte M. Bérard.
Là, plus de poèle, plus d'éclairage au gaz, plus de portières, fabricantes de pneumonie. La voiture, éclairée à l'électricité, longue de 14 mètres, est assez large pour permettre aux employés la manipulation normale des objets confiés à la poste. Entrées et vestibules aux deux extrémités du wagon. Hors le bureau, un poèle chauffe l'eau destinée à s'étendre en nappe bienfaisante sous le parquet. Près du plafond, des baies assurent la bonne aération du bureau sans exposer les travailleurs aux douches d'air froid. Water-closet, cabinet de toilette! Le logis possède même des tapis-brosse qui, durant les heures de repos, se transforment en matelas par l'ingéniosité des postiers. Et le public doit se réjouir autant que les "ambulants" de ces améliorations qui préparent l'avènement de la lettre affranchie... pour deux sous, de la lettre multipliée.

Petite vitesse.

Quatre heures du matin à Meaux. Le courrier de Crécy charge sur sa patache les dix ou douze sacs de dépêches qu'il déposera dans les bureaux assis sur son chemin. Ma lettre, qui a dormi sept heures, va se loger dans un grand coffre de bois boulonné sur l'avant-train de la voiture. L'inspecteur et moi prenons place dans le modeste véhicule postal. Aux bourgades, nous faisons halte devant des maisons plus blanches que leurs voisines. Ce sont des bureaux de poste, seuls logis éveillés dans la nuit provinciale. Et nous apercevons la silhouette de la receveuse, le chignon sur l'oreille, mal éveillée, tâtonnant pour tirer son verrou. Le courrier s'arrête un peu longuement.
A chaque arrêt, le courrier plonge son bras dans le coffre aux dépêches et en tire à l'aveuglette, deux ou trois sacs. Son chef s'étonne, fait flamber une allumette pour assurer la bonne distribution de la manne postale. Mais l'homme ne veut pas accepter d'aide, parce qu'il a l'habitude de plonger dans sa boite, qu'il ne commet jamais d'erreur!
Enfin, à six heures du matin, nous atteignons Crécy. Sur la table du bureau de poste glisse dans le tas des missives délivrées de leur sac ma grande enveloppe jaune. M. l'inspecteur me demande, satisfait, d'avoir mené à bon port lettre et reporter:
 - Vous la reconnaissez?
- Oui. Mais je n'ai pas douté un instant du fonctionnement régulier des services postaux!
Mon compagnon de voyage explique ensuite à la receveuse l'objet de mon incursion dans le petit domaine postal de Crécy. La brave dame écoute, calme, en vieille employée qui "sait" son métier et ne craint pas les enquêtes de ses chefs. Près d'elle travaillent au tri des dépêches quatre grands facteurs paysans, les bœufs de la poste. Ces fonctionnaires patients et lourds de la plus active des administrations rechignent un peu aux imprimés futiles, aux prospectus qui vantent les propriétés de la dernière eau capillaire, inventée par les Parisiens, mais ils sont inlassables, dévoués... pour un salaire de trois francs par jour.
L'un d'eux emporte dans son sac, lourd de vingt kilos, ma lettre à l'aubergiste de Dainville. 



Je le laisse accomplir les deux tiers de sa "tournée, parcourir vingt ou vingt cinq kilomètres, avant de grimper en sa compagnie la route montueuse qui mène à mon déjeuner.
Et à dix heures et demie, je rentre en possession de l'enveloppe jaune, du talisman qui m'a permis de pénétrer dans le monde merveilleux des postes.

                                                                                                           Léon Roux.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 13 septembre 1903.