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dimanche 29 juillet 2018

Les hommes cornus.

Les hommes cornus.


Les journaux ont signalé dernièrement la naissance d'un enfant dont la colonne vertébrale est ornée, qu'on me passe cette expression, d'un prolongement de deux pouces. Ce phénomène appartient à une brave famille de cultivateurs de l'Etat d'Indiana (U.S.A.) L'appendice caudal du nouveau-né semble, paraît-il, être de nature cartilagineuse.
Si l'apparition du bébé dont la grande Amérique a le droit de s'enorgueillir apporte un argument aux théories évolutionnistes qui font descendre l'homme du singe, ne peut-on pas prétendre que chacun d'entre nous doit avoir un bœuf ou un bélier dans ses ascendants, puisque quelques-uns de nos confrères en humanité ont possédé des cornes?
Oui, de véritables cornes. Des cornes assez menaçantes et assez solides pour donner tablature à Guerrita, Fuentes, Lagartigillo et autres "matadores de primo cartello"! Des cornes assez aiguës et d'aspect assez inquiétant pour légitimer l'affirmation des vieux théologiens, qu'il y a, dans la nature humaine, autant du démon que de l'ange.
Hâtons-nous toutefois de dire que la plupart des cornes humaines qui ont été observées au cours des siècles ne furent le plus souvent que des excroissances irrégulières, sans grâce, résultant d'une maladie de peau. on en voit encore occasionnellement, dit-on, dans les hôpitaux.
Parmi les hommes et les femmes cornus dont l'histoire nous a conservés les noms, et le dessin les traits, les lecteurs de Mon Dimanche connaîtront avec plaisir:
- Un porteur mexicain, Pablo Rodriguez, dont le côté gauche de la tête était agrémenté d'une corne unique, mesurant 13 pouces et trois quarts de circonférence, et se divisant en trois branches, une corne que lui eussent enviée bien des jeunes cerfs.




- Une Anglaise, Mme Allen, qui avait sur le côté droit de la tête une corne de 4 pouces environ de longueur, contournée sur elle-même. Cette corne eut au moins son utilité, car elle permit à sa propriétaire de gagner de l'argent en s'exhibant dans les foires!
Une autre Anglaise, Mme Lonsdale de Horncastel (château de la Corne), qui vivait au XVIIIe siècle, avait, elle aussi, sa petite corne. Mme Marie Davis (XVIIIe siècle) était fière de ses deux belles cornes (une de chaque côté de la tête) qui tombèrent quatre fois pour repousser avec vigueur.



- Un Français (saluez!), François Trovillon, avait au milieu du front une corne qui s'inclinait en arrière vers le crâne, et qu'il fallut rogner plusieurs fois pour l'empêcher de percer le haut de la tête.
Un explorateur Anglais a rencontré en Afrique, en 1877, un nègre qui portait deux cornes pointues sur le nez. Après le Mexicain-cerf et le Parisien-licorne, le nègre-rhinocéros!

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 17 septembre 1905.

samedi 28 juillet 2018

Ceux dont on parle.

Le spéculateur Jaluzot.


M. Jaluzot père était un modeste notaire du Nivernais, établi à Corvol-l'Orgueilleux. Le jeune jules commença ses études à Clamecy et les continua à Auxerre, puis à Paris. A vingt ans, il fut admissible à l'école de Saint-Cyr. Ne pouvant plus se représenter à cause de son âge, il se résigna à débuter comme commis dans une maison de la rue Vivienne: "Aux Villes de France". Le saint-cyrien raté devait se révéler calicot génial. 
Des "Villes de France", M. Jaluzot passa au "Bon Marché"* et il ne quittera cet établissement que pour fonder, rue de Buci, un magasin à l'enseigne des "Deux Magots". Cette maison ne dura pas longtemps: elle brûla. M. Jaluzot n'a pas de chance avec le feu: ses propriétés comme celles de l'amadou sont éminemment combustibles. Les "Deux Magots" furent remplacés par les magasins du Printemps* créés en 1866.
On se demandera peut-être comment cet employé de trente-deux ans, sans aucune fortune, put fonder d'emblée un magasin de nouveautés d'un importance déjà considérable pour l'époque. Que s'était-il passé? Peu de chose. M. Jaluzot s'était marié. Une de ses clientes, Mlle Figeac*, artiste du Gymnase, puis du Théâtre-Français, lui avait plu, et, peu à peu, il en avait fait sa femme. Comme il arrive dans tous les ménages, les amis de chaque époux devinrent ceux de l'autre; Mlle Figeac fit connaissance avec les bonnes gens de Corvol et M. Jaluzot se lia intimement avec M. de Soubeyran, directeur du Crédit Foncier. Malgré la différence des situations, ces deux hommes se comprirent, et M. de Soubeyran s'employa sans compter à la prospérité du jeune ménage.
En 1881, le Printemps fut à son tour dévoré par un incendie*, qui causa la mort de quatre personnes. Le feu avait heureusement pris à une heure très matinale, et ceux des employés qui, avec le patron, logeaient au Printemps même, purent s'échapper à temps. La douleur de M. Jaluzot fut navrante: il fit, pour s'étourdir, un excellent déjeuner au "Carnaval de Venise", puis réunit ses employés et, dans un discours pathétique, leur avoua qu'il ne possédait plus rien, qu'il n'avait pas même pu sauver sa montre des flammes, qu'il avait du s'acheter un complet à la Belle Jardinière et prendre des bottines à crédit.
"Ce parapluie même, ajoutait-il en sanglotant, je l'ai acheté avec vingt francs que m'a prêtés M. M..." Les pauvres gens qui l'écoutaient tout en pleurant sur leur propre misère, se demandait si le malheur n'avait pas troublé la raison de cet homme ruiné qui s'achetait un parapluie de vingt francs un jour où il ne pleuvait pas.
Mais lorsqu'ils se virent retenir sur leurs appointements la journée du sinistre et toutes les amendes encourues pour retards, ils se tranquillisèrent: les facultés de M. Jaluzot étaient intactes. Ses richesses ne l'étaient pas moins: une assurance de sept millions couvrait les dégâts.



Depuis lors, sa fortune ne fit que croître... sans embellir. Mme Jaluzot et M. de Soubeyran moururent. M. Jaluzot fut élu député et se remaria. Il acheta deux journaux: la Patrie et la Presse, bien connus pour la sûreté de leurs informations; il spécula sur les sucres et prit des engagements qu'il ne pouvait tenir, jetant à deux doigts de la misère les courtiers qui avaient eu confiance en sa parole. Il y a deux ans, ce digne représentant du peuple avouait à un journaliste l'anxiété qui l'étreignait chaque fois qu'il entrait à la Chambre, en se demandant s'il allait faire quelque chose d'utile pour le pays; M. Jaluzot doit être aujourd'hui fixé à cet égard.

                                                                                                                                      Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 17 septembre 1905.

Nota de célestin Mira:


* Au bon Marché:













* Magasins du Printemps:








* Mlle Figeac:



Mlle Figeac, entrée au Théâtre-Français en 1855.
(Source: Comédie-française.)

* Incendie du Printemps en 1881.



jeudi 26 juillet 2018

La vérité sur les drames en Russie.

La vérité sur les drames en Russie.


Nous savons, malgré les rigueurs de la censure, malgré le silence imposé à la presse, ce qui se passe en Russie. Le pope Gapone* et les socialistes ont dit quel but ils poursuivaient. Kalaïef, le meurtrier du grand duc Serge, a exposé devant ses juges, tout le plan de bataille de son parti.
Cela, c'est ce que l'on dit officiellement et publiquement. Mais dans l'intimité, entre soi, que dit-on, en Russie?
Cela encore, nous le savons! Des Russes nous l'ont appris et aussi les étrangers, avec la plus grande impartialité. Parmi ces derniers, il faut citer, particulièrement, un journaliste viennois, M. Hugo Gauz, qui est allé à Pétersbourg, à Moscou, à Varsovie, et qui a demandé aux hommes les mieux à même de lui répondre, princes, professeurs d'université, magistrats, médecins, gens du peuple, etc., ce qu'ils pensaient de leur pays.


Le tzar.

Il y a presque unanimité pour reconnaître que, dans aucun Etat constitutionnel le souverain n'est aussi peu de chose, au point de vue de la direction gouvernementale, que le tzar dans son empire.
Personnellement, Nicolas II est d'intelligence et de volonté très faibles. Il est à la merci de son entourage, de l'impératrice-mère, des grands-ducs et des fonctionnaires. La vérité a peine à pénétrer jusqu'à lui. Elle y arrive quelquefois. Quelques personnes osent parler, en tête à tête avec Sa Majesté. Mais il n'en ai jamais rien résulté.
Ceux qui ont intérêt à paralyser les velléités d'indépendance de l'empereur n'hésitent pas à le traiter de la façon la plus indigne. Il trouve des lettres de menace jusque dans ses poches et dans son lit. Il tremble, au lieu de prendre une bonne fois son valet de chambre par la peau du cou et de le faire jeter en prison avec l'auteur des lettres.


Ce qu'avouent les conservateurs.

La noblesse elle-même ne peut s'aveugler sur la situation. L'un de ses représentants les plus autorisés, le comte Uchtomski, ami personnel du tzar, a dit à M. Hugo Gauz: "Notre pays a une population trop clairsemée pour se mettre en révolution. Supposez que dix mille, cinquante mille, cent mille intellectuels soient disposés à se sacrifier, que de cosaques et de gendarmes on leur opposerait!... Une seule terrible révolution est possible, qui pourrait éclater, si la guerre actuelle a une issus malheureuse, c'est la révolution des paysans. Mais elle ne serait pas dirigée contre le régime proprement dit; elle viserait plutôt les classes possédantes et instruites. Les riches et les intellectuels seraient d'abord assommés et jetés à l'eau. Je parie cent contre un que, secrètement, la police ne serait pas contre cette révolution; elle l'encouragerait, au contraire, pour se débarrasser de l'hostilité redoutable des classes cultivées. Tous les jours, ici, on peut organiser un Kischinew*, non seulement contre les juifs, mais contre tous ceux dont la police a envie de se défaire."


Une manifestation populaire en Russie
repoussée par le fouet, le sabre et la carabine
.

Et le comte Uchtomski ne garde qu'un espoir: la banqueroute, qui ouvrira les yeux du monde entier sur un pays où le seul gouvernement est celui de la police.

Les fonctionnaires- La police.

La Russie vit sous la dictature des fonctionnaires et des policiers, sous un régime de despotisme un peu tempéré par le rouble. Leurs traitements sont pitoyables; ils se paient autrement. La principale raison pour laquelle on n'améliore pas la situation légale des juifs, c'est que cela priverait de revenus énormes les fonctionnaires auxquels les juifs donnent de l'argent pour ne pas avoir trop à souffrir des lois actuelles. Et ainsi en va-t-il en toutes choses.
Ces fonctionnaires et ces policiers, dont rien n'entrave l'arbitraire, ont le délire du pouvoir. Tout russe, quel qu'il soit, a sa vie et sa liberté entre leurs mains. Ils arrêtent, ils emprisonnent, ils envoient en Sibérie, ils suppriment tous ceux qui leur déplaisent.

Les universités. - Les étudiants.

C'est dans les universités que le mouvement révolutionnaire a commencé; il y est toujours intense. Des étudiants, au début de la guerre, n'ont pas craint de manifester en faveur des Japonais, au risque des plus durs châtiments. Cela faisait partie de leur programme de lutte; "Ils recherchent le martyre, a déclaré un de leurs professeurs, depuis que s'impose la conviction que de simples protestations n'aboutiront à aucun résultat... Le martyre est aussi une forme d'ambition. C'est ainsi que se produisent les faits les plus incroyables, tel l'histoire de cet étudiant emprisonné qui a répandu sur lui-même sa lampe à pétrole et s'est brûlé vif, rien que pour protester contre l'absolutisme." Les universités sont le foyer d'où rayonne, sur toute la Russie, l'idée libérale.

D'où viendra le salut?

Libéraux, radicaux et socialistes demandent une constitution. Les conservateurs se contentent de demander  des réformes. Tous attendent le salut d'un désastre, de la défaite des Russes par les Japonais.
Un banquier, la main tendue vers l'Est, a dit à M. Hugo Ganz: "Là-bas se décide notre avenir. Si les choses tournent mal par là, ici elles peuvent bien tourner plus rapidement qu'on ne croit."
Et voici les paroles d'un très haut personnage, qui résument l'opinion universelle:
"Tout dépend de la façon dont la guerre actuelle finira. Si dieu nous aide, si nous sommes vaincus, une amélioration est possible, parce qu'alors la banqueroute, et surtout la banqueroute financière chronique, ne pourra plus être voilée. Tout bon Russe fait cette prière: Mon Dieu, viens à notre secours, et fais que nous recevions des coups!"

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 10 septembre 1905.


Nota de Célestin Mira:

* Le dimanche 9 janvier 1905, à Saint Petersbourg, le pope Gueorgui Gapone conduit une manifestation de plus de 50.000 personnes, devant le Palais d'Hiver.


Gueorgui gapone.

Cette manifestation, dont le but était de remettre les revendications sociales et politiques des opposant au Tsar Nicolas II, est sévèrement réprimée par le grand duc Serge qui ordonne d'ouvrir le feu. Il y aura plus de 900 tués.





Ce massacre sera désigné par le vocable "Dimanche rouge".
 Le pope Gapone, après une période d'exil, sera pendu à son retour sur ordre du parti Socialiste révolutionnaire, pour trahison, le 28 mars 1906.






* Kischinew ou Kichinev ou encore Chisinau, fut anciennement la capitale de la Bessarabie russe et le théâtre de deux pogroms organisés contre les juifs les 6 et 7 avril 1903 et les 19 et 20 octobre 1905.






dimanche 22 juillet 2018

Ballade Léandre.

Ballade Léandre.

Un jeune poète de talent, M. Ernest Jaubert, dont le dernier livre, Lueurs, vient d'être couronné par l'Académie française, envoya récemment à Léandre la charmante ballade ci-dessous, demeurée jusqu'ici absolument inédite. Il nous a fallu beaucoup insister auprès du maître peintre pour que sa modestie lui permit d'en offrir la primeur aux lecteurs de Mon Dimanche.

I

Son oeuvre, huile, plume, crayon,
Une âme double s'y reflète,
Comme joue un double rayon
Rouge et bleu sur l'eau violette.
Du Sacré-Cœur à la Villette,
Plus loin même, il règne et florit;
Où mélancolise Willette
Charles Léandre rêve et rit.

II

Plus étincelant qu'un paillon
Et plus diapré que l'ailette
Palpitante du papillon,
Son humeur comme un gant souflète,
Pique, comme un trait d'arbalète,
Mais l'ironiste s'attendrit,
Un sentimental le complète
Charles Léandre rêve et rit.

III

Si sa plume est un aiguillon
A transpercer sur la sellette
La bêtise, hydre au million
De têtes, sa brosse simplette
Aime la grâce tendrelette
Des enfants en fleur et chérit
Un beau profil sous la voilette
Charles Léandre rêve et rit.

Envoi.

Prince, j'écris sur ma tablette:
Il a le charme, il a l'esprit;
Henri Heine de la Palette,
Charles Léandre rêve et rit.

                                      Ernest Jaubert.



Madame la mercière va-t-au musée,
dessin inédit de Charles Léandre.


Les imbéciles qui s'écrasent devant dix centimètres de toile,
moi qu'en ai dix mètres, tout brodés, dans ma vitrine!

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 10 septembre 1905.

Ceux dont on parle.

Léandre.


Ce serait faire une grave injure à M. Léandre que de le traiter de caricaturiste. M. Léandre est un peintre: il a reçu les leçons de Cabanel à l'Ecole des Beaux-Arts, il ne manque pas une fois d'exposer au Salon des pastels et même des peintures à l'huile qui lui ont valu la médaille de deuxième classe et le titre de hors concours.
Il est célèbre et décoré.



Ce rapin arrivé a débuté à Montmartre; il a crayonné, dans son album des Nocturnes, l'ancienne troupe du Chat-Noir: Maurice Donnay, Willy, Emile Goudeau, Jean Goudeski, Henri Rivière, mais les Nocturnes ne sont pas des charges. En réalité, c'est la caricature qui a créé sa réputation, et c'est elle encore qui la soutient. Acteurs et actrices, artistes, hommes de lettres et homme d'Etat, souverains même ont été déshabillés par son regard impitoyable, et cruellement mis au pilori, enlaidis par le masque de ridicules ou de vices dont il couvre, mais toujours reconnaissables.
Sa manière est particulière et cependant difficile à définir. M. Caran d'Ache procède par des traits gros et précis, Abel Faivre par des traits fuyants, Forain par des lignes interrompues, Capiello aime les angles aigus et les pattes de mouche, mais tous s'arrêtent à la première esquisse et quittent le crayon sans l'avoir entamé. Au contraire, M. Léandre, dessine avec conscience et travaille sa pochade comme un portrait. La caricature était si réaliste qu'on serait tenté parfois de la croire véridique.
On s'imagine peut-être que ce dessinateur spirituel et mordant est un enfant de Paris et qu'il a commencé par essayer sa verve aux dépens des gavroches des faubourgs? Ce serait une grossière erreur. M. Léandre est né dans un hameau normand, habité par une soixantaine de paysans, qui savent compter pour la plupart, et dont quelques-uns savent lire. Ce pays, situé dans le département de l'Orne, est nommé à juste titre Champsecret, car les touristes le connaissent peu; aussi est-il à présumer que les ancêtres de M. Léandre sont d'honnêtes cultivateurs qui d'ici longtemps ne s'abonneront pas au Rire.

                                                                                                                           Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 10 septembre 1905.

Nota de célestin mira:


La femme au chien: Charles Léandre.


L'avorteuse: Charles Léandre.


Joffre: il ne dit rien mais chacun l'entend.
Le Rire, Charles Léandre.

samedi 21 juillet 2018

La mère du régiment.

La mère du régiment.


Le nom d'une cantinière, Mme Hofer, que le hasard rendit millionnaire voici bientôt un mois*, est devenue célèbre du jour au lendemain, et bien des gens ont prononcé ce nom qui ignorent celui du docteur Roux ou de Marconi, l'inventeur de la télégraphie sans fil. Puisque l'attention générale est ainsi fixée sur une cantinière, le moment pourrait-il être mieux choisi pour conter l'histoire, pittoresque et touchante, des cantinières de France?

La cantinière que les soldats, dans leur langue imagée, ont surnommée "la Mère du Régiment" est-elle appelée à disparaître définitivement?



La question a été posée en haut lieu et il faut bien avouer que la disparition des cantinières s'expliquerait aisément, étant donné leur rôle de plus en plus effacé dans les armées modernes.

Cantinières d'aujourd'hui et de jadis.

Et pourtant si les cantinières sont toujours à la peine, elles ne sont plus à l'honneur. Depuis longtemps déjà, elles ne figurent plus aux revues et voilà  tantôt dix ans que leur fut enlevé l'uniforme qui avait tant contribué à leur popularité.
Le temps n'est plus des armées à panache et de la guerre en dentelle, où le maréchal de Saxe, recommandait de ne recruter les cantinières que parmi les femmes les plus jolies et les mieux ajustées. En ce temps où marchaient de front la guerre et l'amour, le métier de vivandière des armées du roi se confondait un peu avec celui de marchande à la toilette*, et le souvenir est resté d'élégantes jeunes femmes revêtant elles-mêmes de riches étoffes du Levant, et allant à travers les camps parées ainsi que des reines.

Le livre d'or des cantinières.

C'est à l'époque de la Révolution que commence leur véritable rôle de femmes héroïques et de sœurs de charité. Reconnues par la Convention, car jusque-là elles n'avaient été que tolérées, nous voyons les cantinières, en bonnet phrygien et baril tricolore au côté*, accompagner  les soldats imberbes de la République sur tous les champs de bataille de l'Europe. On conçoit aisément qu'au cours de si longues campagnes, la jupe se soit raccourcie et que la bottine ait fait place à la guêtre montante; ajoutez-y une pelisse bleue et vous aurez le portrait des cantinières d'alors.
C'était le temps où, saisies d'enthousiasme en attendant battre la charge; elles ramassaient un fusil et montaient à l'assaut; où Bonaparte, témoin de leur vaillance, en écrivant au Directoire, réclamait pour elles la couronne civique avec chaîne d'or. 


-Sire, dit un cantinier à Napoléon, c'est mes fils et mon épouse "dont elle a vu" les pyramides et le fleuve du Tage.

Et sait-on que c'est grâce au baril d'une vivandière dont le contenu servit à ranimer les soldats demi-morts de froid, que les hussards français purent prendre d'assaut la flotte hollandaise bloquée par les glaces?
Plus tard, avec Napoléon 1er, elles firent le tour de l'Europe, et plus d'une mérita par son courage de recevoir, de la main même de l'empereur, la croix de la légion d'honneur.

Catherine Rohmer.

Telle fut cette Catherine Rohmer qui, blessée à Wagram alors qu'elle accompagnait les soldats à la charge, fit le coup de feu contre les Cosaques pendant toute la retraite de Russie, suivit Napoléon en exil à l'île d'Elbe et vit en Algérie périr ses quatre fils sous les balles des Arabes.


Durant la retraite de Russie, Catherine Rohmer
prit le fusil d'un blessé et fit le coup de feu.


La "Belle Marie".

Souvent aussi, certaines d'entre elles avaient leur légende que les soldats se racontaient le soir au bivouac; telle fut celle connue sous le nom de la Belle-Marie et qui cachait, affirmait les troupiers, sous cette appellation, un des noms les plus connus de France.
Combien d'entre elles comptaient, telle un vieux grognard, sept ou huit campagnes et plusieurs blessures! Mais aussi n'étaient-elles pas à l'honneur?
Et combien encore plus au danger pourtant!
Ici, c'est une vivandière qui, voulant franchir un torrent, est emportée par le courant et se noie avec toute sa famille; là, un parti d'ennemis, survenant à l'improviste anéantit en quelques instants les épargnes de plusieurs années.

La mère Radis.

Et la mère Radis qui, trouvée sur la route, engourdie par le froid, fut considérée comme morte! Déjà les soldats la descendaient dans une fosse lorsque, heureusement, elle se réveilla.
Les histoires militaires sont pleines de leur bravoure et de leurs souffrances.
Un historien a raconté comment, pendant la retraite de Russie, il vit une cantinière qui, entrée dans le ventre d'un cheval mort, cherchait à enlever le foie de l'animal pour s'en nourrir.
Leur sexe même ne les a pas toujours garanties de la vengeance de leurs ennemis: en 1870, les Allemands ayant pris une cantinière les armes à la main lui coupèrent les poignets!...

Où le patriotisme le dispute à la charité.

Ce fut seulement sous Napoléon III qu'un costume spécial fut attribué aux cantinières: tunique, pantalon et jupe bleu de roi, le tout agrémenté de parements et de revers rouges.
La tenue variait avec le régiment*; c'est ainsi que les vivandières des zouaves avait un costume soutaché de jaune et que celles des guides portaient une jupe verte et un shako orné d'un haut plumé.
Ce fut la plus brillante époque de l'histoire de ces femmes courageuses, celle où se montra tout leur dévouement pour les soldats, en Crimée, en Italie, au Mexique. Mais arrive l'année terrible: alors leur courage et leur charité semble croître avec les malheurs de la patrie.
Mme Jarrethout, aussitôt la guerre déclarée, s'engage dans les francs-tireurs. Elle prend part à la défense de Châteaudun*. Puis elle assiste à la bataille du Mans et enfin à celle de Coulmiers où, surprise par un escadron de uhlans, elle est faite prisonnière. Pas pour longtemps, car deux jours après, profitant d'un moment d'inattention, elle leur fausse compagnie et rejoint l'armée française. 
Sa rivale en bravoure, c'est la mère Vialar, la première cantinière de France. En Crimée, devant Sébastopol, elle est constamment à la tranchée.
En 1870, elle suit son régiment à toutes les batailles livrées autour de Paris.



La brave mère Vialar, première cantinière de France,
en son uniforme de gala

Après la guerre, elle fut décorée, ainsi que Mme Jarrethout sur une pétition envoyée au ministre, au bas de laquelle de nombreux officiers supérieurs tinrent à apposer leur signature.
Mais parmi tous ces noms glorieux, il importe d'en rappeler un qui est comme l'incarnation du patriotisme: c'est celui de Louise de Beaulieu*.
Issue d'une famille noble et riche, elle s'engagea dès nos premiers revers et fut présente à toutes les batailles, au Bourget, à Buzenval, à Champigny, sauvant la vie à des centaines de blessés et dépensant toute sa fortune en œuvres de charité.
Blessée et amputée d'un doigt, elle n'en continua pas moins son service jusqu'au jour où, faite prisonnière par la Commune, elle faillie être fusillée. Relâchée, elle put, grâce à son énergie, sauver de la destruction l'Hôtel des Ventes et la mairie du IXe arrondissement, encombrés de malades.
Plus tard, sur sa poitrine, on accrocha la croix de la Légion d'honneur et la médaille militaire. Elle mourut pauvre il y a quelques années.

La cantinière millionnaire.

Mais la cantinière qui a fait le plus parler d'elle en ces dernières semaines est bien Mme Hofer, cantinière du 28e dragon à Sedan, qui a gagné le joli denier d'un million à la Loterie de la Presse. Mme Hofer est lorraine: c'est à Clouange, près de Metz, qu'elle naquit, il y a trente cinq ans. Mais, Fribourg, en Suisse, se réclame aussi de Mme Hofer, dont le mari était Fribourgeois et dont le beau frère dirige encore un hôtel dans cette ville. Mme Hofer est une femme très calme que sa nouvelle et considérable fortune n'a nullement émue. L'un de nos confrères, M. Emile Berr, qui l'interviewa à Sedan, lui posa une question, un peu indiscrète, mais si piquante:
- Quelle sera, madame, votre attitude à l'égard des sous-officiers qui sont encore vos débiteurs?
Mme Hofer sourit et répliqua tranquillement:
- Ce qui est dû est dû, monsieur; mes débiteurs me paieront tous avant mon départ!
MM. les sous-officiers du 28e dragon sont prévenus: malgré le million, on ne fera pas crédit!
Mme Hofer s'honore d'ailleurs d'intentions charitables: elle a, dit-on, offert 10.000 francs à l'Oeuvre, si intéressante, des Colonies de vacances parisiennes; elle achètera une auto à l'un de ses neveux qui a grande envie de devenir chauffeur. Elle mènera à Villemomble la vie d'une brave rentière, fort riche et charitable. Mais il est un point sur lequel elle n'a fait de confidence à personne: Mme Hofer n'a que trente-cinq ans. "Elle est charmante", déclare M. Emile Berr, un Parisien qui s'y connait. Veuve depuis deux ans et sans enfants, que ne se remarie-t-elle? Un sultan océanien, je crois, offrit sa main à Mlle Roosevelt, fille du président des Etats-Unis, vous, madame, avec un million, vous avez droit à un pacha!

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 10 septembre 1905.

Nota de Célestin Mira:

* Mme Hofer fut la première gagnante du premier million, de la Loterie de la Presse.



Mme Hofer, cantinière au 28e dragon à Sedan, le lendemain du tirage.


* Marchande à la toilette:




* Les tonnelets:

Tonnelet du 100e régiment d'infanterie.


Tonnelet de Mme Thomazo, cantinière du 4ème régiment d'administration d'ouvriers militaires, 4ème section, second empire.

Tonnelet de Mme Aubry, cantinière à la section des bonnets rouges, 1792.
Tonnelet de Mme Aubry.

Adrien Moreau: Vivandière et soldats de l'Empire.


Hussard et vivandière.

* Uniformes de cantinières, 1856 1860.











* Mme Jarrethout:



* Louise de Beaulieu:



* 1914: la fin des vivandières.