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mercredi 29 décembre 2021

Les surprises de l'arithmétique.


 Il ne s'agit point ici de la puissance occulte des nombres ou des superstitions attachées à quelques-uns d'entre eux. Comme chacun sait, à table ou au loto, certains nombres ont le don d'exciter toujours les mêmes réparties: 3, en Champagne; 7, la potence; 8, trier!... 10, putez-vous; 11, ou les jambes de mon cousin; 12, ceurs de l'hyménée; 13, ah! 13 a une mauvaise presse, 13 à table est un présage funeste, et quand je me trouve en face d'une douzaine d'huîtres, je frémis toujours... pour elles; de même, quand le jour de l'an tombe un vendredi et un 13, cela annonce une fichue année; 20, bon vin, sans eau; 33, les deux bossus, etc., etc.
Nous allons examiner quelque chose de bien plus sérieux, de vrai, de mathématique, et de bien plus... espatroullant!...
On dit souvent: Brutal comme un chiffre!... il serait encore plus vrai de dire: Puissant comme un chiffre!... A titre de curiosité, voici quelques exemples de cette toute puissance.

Le mathématicien roublard.

A tout seigneur, tout honneur; commençons par la légende de l'échiquier dont on parle souvent, mais sans en connaître les termes précis.
Un historien arabe, Al-Sephadi, raconte assez curieusement l'origine de ce problème: un roi de Perse ayant imaginé le jeu de Tric-trac, en était tout glorieux. Mais il y avait dans les Etats du roi un mathématicien, nommé Seffa, qui, ayant inventé le jeu d'Echecs, le présenta au souverain; celui-ci en fut si satisfait qu'il voulut l'en récompenser magnifiquement et ordonna de demander ce qu'il voulait. Le malin Seffa se borna à demander un grain de blé pour la première case, deux grains pour la seconde, quatre pour la troisième, huit pour la quatrième, seize pour la cinquième, etc., et ainsi de suite, jusqu'à la dernière ou soixante-quatrième case.
Le roi s'indigna de cette demande modeste, qu'il jugeait répondre mal à sa libéralité, mais donna toutefois l'ordre à son grand vizir de satisfaire Seffa. Le vizir fit donc calculer la quantité de blé nécessaire pour exécuter l'ordre du roi, mais quel ne fut pas son étonnement lorsqu'il constata que non seulement il n'y avait pas assez de grains dans ses greniers, mais même dans tous ceux de ses sujets et dans toute l'Asie. Il en rendit compte au roi, qui fit appeler Seffa auquel il dut avouer son impuissance à le récompenser, lui disant que sa subtilité l'étonnait encore plus que l'invention du jeu qu'il lui avait présenté; il le garda à la cour et le combla d'honneurs.
Qu'avait donc demandé Seffa?
On trouve, en faisant le calcul, que le 64e terme de la progression double, en commençant par l'unité, est le nombre 9 223 372 036 854 775 808 ou 9 quintillions, etc. Or, dans cette progression, la somme de tous les termes se trouve en doublant le dernier et en retranchant l'unité. Ainsi le nombre de grains de blé nécessaires à récompenser Seffa était le suivant:

18 446 744 073 709 551 615  !

Considérant qu'un kilo de blé, médiocrement sec et de moyenne grosseur, contient environ 25 000 grains; le quintal de blé (100 kilogs) en contient donc 2 500 000 grains, et la quantité de blé nécessaire était donc de :

7 trillons 378 billions 697 millions de quintaux de blé!...

En supposant encore qu'un hectare ensemencé rende 18 quintaux de blé, il faudrait, pour produire en une année la quantité demandée par Seffa, une surface de 409 927 611 111 hectares, soit plus de 8 fois la surface entière de la terre, compris les mers et océans, car cette surface totale n'est que de  509 294 653 kilomètres carrés.
Dieux!... que la terre est donc petite!... A moins que ce ne soit l'échiquier qui soit grand!
Cette même quantité de blé répandue également sur la surface de la France la couvrirait entièrement d'une couche de 1 mètre de hauteur!... nous comprenons que le grand vizir du roi de Perse n'ait pu trouver pareille réserve dans ses greniers; et, entre nous, le mathématicien Seffa me semble un joyeux farceur!...

Un maquignon désintéressé.

Un jour, à une grande foire de Normandie, un paysan examinait et palpait un cheval de labour, mais ne pouvait se décider à sortir de sa bourse le nombre d'écu demandés. Le maquignon madré lui proposa ce marché avantageux:
- Je vous donne mon cheval quasi pour rien; il a quatre fers aux pieds, chacun d'eux a six clous, vous mettez un centime pour le premier clou, deux centimes pour le second, quatre pour le troisième et ainsi de suite en doublant. je ne garderai pour moi que le prix du vingt-quatrième clou, vous reprendrez tout l'argent mis sur les vingt-trois premiers clous, et je vous donne mon cheval par dessus le marché!...
Le paysan, ravi de l'aubaine, scella le marché par une tournée de cidre, et ensuite on compta...
Le prix du cheval, c'est à dire le nombre de centimes mis seulement sur le vingt-quatrième clou, s'élevait à la somme coquette de 83 886 fr.08! Vous pensez si le paysan court encore!...

M. Adam, Mme Eve et leurs enfants.

Transportons-nous au Paradis Terrestre... après la pomme. En supposant que la race du premier homme, déduction faite des morts, eût doublé tous les vingt ans, ce qui n'est assurément pas contraire aux forces de la nature, le nombre des humains, après cinq siècles, a pu monter à 1 048 576. Ainsi Adam ayant vécu plus de 900 ans, a pu voir au milieu de sa vie une postérité de plus d'un million de filles, fils, petits et arrière-petits-enfants... Quand, le jour de sa fête, cette petite famille venait s'asseoir à table, Eve devait dire à la bonne de mettre les rallonges!...

Hareng qui glace, qui glace...

L'invasion des harengs!... Un hareng femelle contient plusieurs milliers d'œufs; supposons que 2 000 œufs seulement donnent naissance à 1 000 harengs femelles; la deuxième année, les filles de Mme Hareng mère suivant ce bon exemple, cela ferait 2 000 000 de harengs nouveaux, et dans la huitième année leur nombre surpasserai  un 2 suivi de 24 zéros!... Cela ferait un cube plus gros que la sphère terrestre elle-même, tout se serait transformé en harengs!... Il y a là un danger auquel les gouvernements ne songent pas assez; on devrait édicter des lois pour forcer chaque citoyen à manger quotidiennement un hareng, afin d'enrayer les dégâts que le hareng ferait si, un jour ou l'autre, de son apathie le hareng sort!... mais voilà, les gouvernements s'en moquent:
      " Hareng-gez-vous comme vous voudrez!..."

Qui n'a pas son p'tit cochon.

"Tout homme a dans son cœur un cochon qui sommeille!" a dit Monselet. Heureusement qu'il n'en a qu'un, oyez plutôt:
Une truie ayant six petits, dont deux mâles et quatre femelles; et, l'année suivante, ces quatre dernières en ont autant, et ainsi de suite...; il s'ensuivrait, au bout de douze ans, une famille de 33 554 231 cochons!
Soit 67 millions de jambons, autant de jambonneaux; 134 millions de pieds à la Sainte-Menehould. On obtiendrait, de plus, 838 855 hectolitres de sang, avec lequel on pourrait fabriquer 251 657 kilomètres de boudin, juste de quoi faire 6 fois 1/4 le tour de la terre!... Quelle ceinture!...

L'apéritif kilométrique.

En temps de canicule vous habitez les environs de la grande ville, et vous avez bien raison!... Des amis, le dimanche, en profitent pour venir sans façon déjeuner avec vous. Voici une petite combinaison pour les récréer le tantôt:
Devant la porte de votre villa, vous placez un panier; sur la route, et de mètre cinquante en mètre cinquante, vous posez un caillou; et ainsi jusqu'à cent cailloux.
il s'ensuit donc que le dernier caillou est à cent cinquante mètres de votre porte, ce qui n'est pas loin.
Le tout étant disposé, vous priez après déjeuner, l'un des amis présents, le plus bedonnant!, d'aller prendre le premier caillou et de le rapporter dans le panier; puis de retourner chercher le deuxième caillou et de l'y apporter également; puis le troisième, puis le quatrième, etc, successivement et jusqu'au centième caillou inclus, en ne rapportant toujours qu'un caillou à la fois. Si vous avez eu soin de lui parier l'apéritif qu'il n'ira pas jusqu'au centième caillou, vous gagnerez sûrement et boirez frais, sans frais, car le débonnaire ami devrait faire: 1m50 + 1m50= 3 mètres, 3m x100m= 300 mètres. Or 3mx300m= 303 mètres divisé par 2 et multiplié par 100 cailloux= 15 kilomètres et 150 mètres!...
S'il revient déjeuner chez vous après celle-là, c'est qu'il est doué d'un solide appétit!...

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 11 juin 1905.

samedi 11 septembre 2021

 Pour comprendre la langue verte.


Azor. (Appeler).- Siffler un acteur sans plus de façon qu'un chien. "Dites donc, madame Saint-Phar, il me semble qu'on appelle Azor." (Canaihac)

Bachotter.- Escroquer au jeu de billard.

Bachotteur.- Filou chargé du rôle de compère dans une partie de billard à quatre.

Badouille.- Mari qui se laisse mener par sa femme. (J. Choux)

Bagatelle de la porte.- Parade destinée à faire entrer le public dans une baraque de saltimbanque.

Bain de pieds (prendre son).- Etre déporté à Cayenne.

Balancer son chiffon rouge.- Parler. Mot à mot: remuer la langue

Balancer sa canne.- Voler, se mettre à voler. Mot à mot: rompre son ban.

Bande (coller sous).- Acculé dans une situation difficile. Terme de billard. "Oui, nous voilà collés sous bande. Ah! nous nous somme bien blousés." (L. de Neuville)

Baquet de science.- Baquet de cordonnier. "Elle a été débarbouillée dans le baquet de science où trempent le cuir et la poix." (H. Lierre)

Barbe (Prendre la, Avoir son extrait de).- S'énivrer. "L'un d'entre eux, qui avait déjà son extrait de barbe, chancelle." (Moissand, 1841) - Signifie également, dans une acceptation d'origine récente: Quel ennui! "Assez discuté sur ce sujet, la barbe!"

                                                                                                           (A suivre)

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 11 juin 1905.

Ceux dont on parle.

 Le roi de l'Acier.


M. Carnegie, roi de l'Acier, est, après M. Rockfeller, l'homme le plus riche du monde. Sa fortune est évaluée à 1 milliard et quart, c'est à dire que, s'il la réalisait pour la partager avec tous les habitants de Paris, chacun d'eux pourrait recevoir 500 francs. Placée en rentes 3% sur l'Etat français, cette fortune produirait un intérêt annuel de 37 millions et demi. Comme il est à croire que les usines de M. Carnegie lui procurent des dividendes deux à trois fois plus considérables, il n'y a pas d'exagération à dire que, pour employer intégralement ses revenus, le "roi de l'Acier" doit dépenser 250 000 francs par jour.




Je ne sais pas s'il y parvient, mais ses proches et ses domestiques l'y aident de leur mieux. Lui-même a fait à maintes reprises de magnifiques cadeaux, représentant ses revenus d'une semaine ou deux, aux Universités et Bibliothèques de l'Amérique et de l'Ecosse, son pays natal.
Il méprise autant les richesses qu'il estime le travail, et répète souvent qu'on ne trouve réuni nulle part autant de courage, de dévouement et d'affection que dans un humble ménage d'ouvriers.
Aussi n'a-t-il pas trouvé mauvais que sa nièce épousât un cocher: "Herver n'est pas riche, mais il est sobre et honnête. Les époux ont fait un mariage d'amour; ils seront heureux." C'est égal, nos jeunes descendants de croisés ont manqué là une belle occasion de payer leurs dettes. Espérons qu'il se rattraperont avec la fille de Carnegie, qui est, paraît-il, une charmante héritière.
Les parents de Carnegie ne possédaient que de modestes ressources, ils se décidèrent à chercher fortune en Amérique. Là, le jeune Carnegie fut successivement apprenti dans une manufacture de coton, où il recevait 6 fr.25 par semaine, conducteur de machines dans une fabrique de bobines, petit télégraphiste à Pittsburg, puis opérateur au télégraphe. Les appointements étaient de 125 francs par mois: il avait alors quinze ans. (Il est né en1837).
Son activité le fit bientôt remarquer par le directeur de chemin de fer de Pensylvanie, qui lui offrit cinquante francs de plus pour entrer au service de la compagnie. Alors qu'il n'était encore qu'employé, Carnegie donna une preuve d'initiative et de présence d'esprit qui mérite d'être contée.
Un matin, un accident retarda un train express, pour le passage duquel plusieurs trains de marchandises était garés. Justement le directeur n'était pas arrivé à son bureau (il n'y a pas qu'en France que les chefs de bureau se mettent en retard). Carnegie prit sur lui de faire passer les trains de marchandises avant le train express, et expédia en conséquence des ordres télégraphiques signés du nom de son patron.
Quand celui-ci arriva et apprit la chose, il regarda fixement le "petit diable écossais", comme il appelait Carnegie, et ne prononça pas une parole; mais Carnegie ne tarda pas à devenir son bras droit. Sa situation était faite. La fortune lui vint grâce à son habileté à deviner les entreprises d'avenir, et à son audace à y participer; il acheta ses premières actions sans avoir un sou en poche, avec des sommes empruntées d'abord sur le petit bien de ses parents, puis à un banquier de la ville.
M. Carnegie quitta la direction du chemin de fer de Pittsburg pour se consacrer à la fabrication des ponts de fer qui commençaient à remplacer les ponts de bois. C'est l'industrie qui a couronné sa carrière; il est devenu milliardaire "par le le fer et par... l'acier".

                                                                                                                            Jean-Louis


Pour devenir milliardaire.

Un ex-ami de M. Carnegie, pauvre diable que le milliardaire avait connu alors qu'il était lui-même "sans le sou", écrivit un jour au roi de l'Acier pour lui demander quelques subsides.
Carnegie lui répondit: "Vous me demandez un secours, je fais mieux; je vous donne gratuitement le moyen de devenir milliardaire comme moi. Voici ma recette:

1.- Naître sans le sou.
2.- Remplir strictement ses engagements.
3.- Ne rien faire à la hâte et sans soin.
4.- Ne pas faire faire par d'autres ce que l'on peut faire soi-même.
5.- Ranger toutes choses à sa place.
6.- Accomplir tout ce qui doit être accompli si les circonstances permettent de la faire.
7.- Agir promptement et avec décision vis-à-vis de ses clients.
8.- Préférer le comptant au crédit, et les petits bénéfices en risquant peu, aux gains plus considérables mais plus hasardeux.
9.- S'expliquer clairement dans tous ses marchés.
10.- Ne pas se fier à sa mémoire et noter par écrit tous les faits importants.
11.- Garder copie de toutes les lettres envoyées, conserver toutes celles reçues et les classer.
12.- Avoir soin que son bureau ne soit jamais encombré de papiers de toutes espèces.
13.- Garder toujours le gouvernement de ses affaires; car si on l'abandonne, on ne le retrouvera pas.
14.- Ne pas se fier à celui dont le crédit est suspect.
15.- Examiner constamment ses livres.
16.- Faire régulièrement sa balance et transmettre ses comptes courants à ses clients.
17.- Eviter autant que possible toute transaction en matière d'argent et les procès, dès qu'ils sont un peu risqués.
18.- Economiser et toujours dépenser moins que son revenu.
19.- Avoir sans sa poche un carnet pour noter les rendez-vous, les adresses et les menues dépenses journalières.
20.- Se montrer généreux chaque fois que l'humanité l'exige.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 11 juin 1905.

jeudi 9 septembre 2021

 Dans le grand monde et le petit.




- Pourquoi donc, cher papa, tousses-tu si fort quand il y a du monde au salon?
- Ma fille, c'est pour te marier plus facilement, il faut donner des espérances
 aux jeunes gens!



Le marquis de Vieille Souche tombé dans la plus noire des purées:
- Tiens! mon ancien chapelier!



- Parce qu'il a bu quelques demi-septiers, il a du coton dans les jambes,
et ça nous a promis aide et protection devant le maire et le curé!


Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 11 juin 1905.

mercredi 8 septembre 2021

 Derrière les grilles du cloître.


Les romanciers ont contribué à répandre l'opinion que les monastères  ne sont autre chose que des retraites pour des personnes que la vie a durement malmenées et qui, désabusées des joies de ce monde, espèrent trouver l'oubli dans la solitude.
En réalité, ce n'est que très exceptionnellement que les mondains vont demander le calme à la claustration monacale: il faut une vocation réelle en raison même de la sévérité de la règle qu'il faut suivre immuablement, comme un cadavre, disent les livres saints;

Un examen sévère. cruelles épreuves.

Au reste, les ordres ne confèrent le "capuchon" symbolique de novice qu'après un examen des plus rigoureux. Tout d'abord le candidat doit subir devant le Provincial, chef de l'ordre dans lequel il désire entrer, un long interrogatoire, fouillant l'âme, pour prouver l'entière sincérité de sa vocation. Si ses réponses sont satisfaisantes, il est admis comme postulant, et pendant de longs mois il est astreint aux travaux domestiques de la maison, sans cesser d'être sous la surveillance d'un Frère de la communauté, qui signalerait la moindre indécision dans le caractère du candidat.
S'il est, après ces épreuves, reconnu prêt à tous les sacrifices, on lui confère le capuchon, et il devient novice. Mais il n'est point au bout de ses peines. C'est alors au contraire que commencent à être essayées la souplesse de son caractère et la passivité de son obéissance, par une série de petites épreuves que le père gardien varie à sa fantaisie.
Le novice a-t-il balayé des appartements, épousseté des meubles, lavé du linge avec le plus grand soin? Sous le moindre prétexte, il est accusé de malpropreté et condamné à recommencer un ouvrage répugnant. A-t-il un mouvement de révolte? il subira une dure pénitence. Et s'il résiste ouvertement, il sera chassé.
Parfois même le novice peut être soudainement appelé, au milieu de la nuit, à accomplir quelque besogne fantastique; et pas un murmure ne doit sortir de ses lèvres, pas plus qu'il ne doit chercher à connaître le motif d'un ordre qui lui est donné, sans quoi il démontrerait irréfutablement qu'il n'est pas mûr pour la dure vie monastique.
A la fin du noviciat, qui dure généralement un an et un jour, le frère renouvelle ses vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, et il est enfin admis comme membre de l'ordre. A ce moment, au contraire, si ses idées se sont modifiées, il peut renoncer à la vie monastique.
Mais il est rare que ces défaillances se produisent. Pendant l'année du noviciat, le corps et l'esprit se sont habitués à cette existence si bien réglée qu'elle ne laisse pas de place aux surprises et tue toute émotion personnelle.
Toutefois la vie au cloître ne manque pas de variété, malgré sa routine inflexible. Voici, par exemple, la journée d'un Franciscain.

Une journée bien remplie.

A cinq heure et demie, le "frère portier" frappe à la porte de la cellule en disant Benedicamus Dominum (Bénissons le seigneur); le frère doit répondre: Deo gratias, et se lever. 



A cinq heures et demie, le frère portier frappe à la porte
de la cellule en disant: "Benedicamus Dominum".
Le novice doit immédiatement quitter sa couchette.


En quelques minutes, il a revêtu sa robe et gagné la chapelle où on chante des psaumes en chœur. S'il arrivait en retard au service, il risquerait d'être condamné à rester agenouillé au milieu du chœur, les bras étendus. Deux par deux, les frères entrent dans la chapelle, se saluant réciproquement, et vont se placer à droite et à gauche, sur leurs bancs coutumiers.
Le chant des psaumes est suivi d'une heure de méditation, puis de la messe.



Un moine en méditation, les bras levés vers le ciel.


A sept heures et demi, le déjeuner est servi, composé d'un bol de café et de pain sec. Ce repas est pris debout et dans le silence le plus absolu.
Après déjeuner, les frères vont à leur besogne déterminée: les uns s'occupent du jardinage, les autres de cuisine ou de travaux de ménage, nul n'est jamais oisif.
A onze heures et quart a lieu le second service à la chapelle, suivi à onze heures et demie du dîner qui consiste en une soupe, un plat de viande et un fromage.
Après dîner, une heure et demie de récréation. Les frères jouent comme des écoliers pleins de gaieté, et à des sports tout aussi enfantins.
Cette récréation est suivie d'une demi-heure de sieste dans les cellules, puis d'un troisième service qui dure jusqu'à trois heures, et le travail ordinaire est repris, coupé à quatre heures et demie par la collation, composée de pain et d'une tasse de thé.
A six heures et demie, méditation d'une demi-heure à la chapelle, puis un dîner substantiel, de la viande, du poisson  ou des œufs, de la bière brassée au monastère.
Pendant les repas, des lectures sont faites à haute voix dans le réfectoire.
Puis jusqu'à neuf heures un quart, les moines sont de nouveau en récréation. A ce moment ils sont parfois admis à la bibliothèque, où ils peuvent lire des journaux, car ils ne sont pas rigoureusement tenus dans l'ignorance des choses du monde extérieur. Cependant c'est la plupart du temps par l'intermédiaire du frère gardien qu'ils sont informés des événements importants.
A neuf heures un quart, la cloche sonne le "grand silence". Dès lors plus un mot ne doit être prononcé jusqu'après la méditation du matin suivant. Les frères se retirent dans leur cellule, d'où ils seront obligés de sortir à une heure et demie du matin pour aller à la chapelle chanter mâtines pendant une heure.
Somme toute, ce genre de vie demande quelque endurance et physique et morale. Et il est peu probable que les gens du monde, écœurés de leur existence de convention, soient capables de supporter longtemps la monotonie de cette règle inflexible.
Il convient d'ajouter que les frères, ayant fait vœu de pauvreté, n'ont jamais d'argent à leur disposition. Quand les ressources de la communauté baissent, un frère va quêter chez les riches du voisinage, et très rarement l'aide lui est refusée pour reconstituer les provisions des moines.



Un moine revenant de la quête dans le village.


Chez les capucins, quand il n'y a plus de pain dans la huche, on sonne une cloche spéciale qui avertit les fidèles que le couvent n'a plus rien à boire ni à manger.
Le capucin ne possède rien, même pas la robe de bure qu'il a sur lui. Elle appartient à la communauté qui la reprend à sa mort et la donne à un autre frère. Souvent un capucin porte pendant vingt ans la même robe qui n'est plus composée que de pièces et de morceaux. On en cite un dont la robe était faite de plus de cinquante pièces différentes.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 11 juin 1905.

 Combien coûterait un voyage à la lune?


Un Américain, qui doit avoir beaucoup de temps de reste, a calculé le prix d'un billet de chemin de fer, en troisième classe, de la terre à la lune. D'après les tarifs des chemins de fer américains, ce ticket reviendrait à 930 000 dollars, ou 4 650 000 francs.
En prenant pour base les tarifs allemands, il coûterait cinq millions de marks, soit 6 250 000 francs.
A raison de 60 kilomètres à l'heure, le voyage durerait 2 500 000 heures, ce qui représente 104116 jours, ou 285 ans. Voilà un petit tarif que n'avait pas prévu Cyrano de Bergerac.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 11 juin 1905.

jeudi 12 août 2021

 Ce que portent les fantassins.


En temps de campagne:

1° Le soldat russe porte 32 kil. 950.
2° Le soldat italien 30 kil.
3° Le soldat français 28 kil. 700.
4° Le soldat anglais 28 kil 683.
5° Le soldat austro-hongrois 25 kil 907.
6° Le soldat suisse 22 kil.
7° Le soldat allemand 21 kil 720.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 4 juin 1905.


 Les princes ouvriers.


L'histoire nous fournit de nombreux exemples de princes ayant honoré le travail. On en cite même beaucoup qui n'ont pas dédaigné de mettre la main à la pâte, comme on dit.
Il est inutile de remonter très loin et de citer Dioclétien qui arrachait dans son potager la barbe de capucin qu'il avait lui-même plantée. Laissons également de côté Charles-Quint et ses connaissances en horlogerie dont il aimait à faire... montre.

Le roi... repasseuse.

La passion que le tzar Pierre avait pour le métier de charpentier, l'affection particulière de Louis XVI pour la serrurerie et le tracé des cartes géographiques, sont trop connus pour que nous insistions longtemps.
Mais, par exemple, voici Henri III, qui, appuyé au balcon d'un des fenêtres du Louvre, découpait fort habilement, ma foi, des images qu'on fabriquait uniquement pour lui.
N'avons-nous pas appris que Louis XIII repassait lui-même ses collerettes à l'aide d'un fer en vermeil.

Les talents multiples.

Quittons, si vous le voulez bien, les monarques; mais restons en compagnie des rois des lettres et des arts.
Voltaire voulait devenir physicien, et il prenait des leçons auprès d'une femme aussi forte en science que d'aucuns académiciens en renom. Son antagoniste, Jean-Jacques, avait une affection particulière pour la musique, et longtemps il se demanda s'il devait être musicien ou écrivain.
On sait, du reste, que Jean-Jacques développa, dans son Emile, cette idée que tout enfant, même de très haute condition, devait recevoir un métier manuel. Nombre de grands seigneurs furent très heureux que leurs parents leur eussent donné des états quand, à la Révolution, ils émigrèrent et durent gagner eux-mêmes leur vie à l'étranger.
Chateaubriand, lui, ne laissait à personne le soin de fendre son bois. Alexandre Dumas ne déjeunait jamais aussi bien que lorsqu'il avait cuisiné lui-même. Quand on allait rendre à Alphonse Karr, il aimait mieux vous faire admirer le jardin qu'il entretenait que vous lire la dernière page qu'il venait d'écrire.
M. Gladstone tenait beaucoup à passer pour un bûcheron émérite. C'est sous les hautes futaies de son immense forêt qu'il prépara son bill agraire et qu'il composa ses plus beaux discours.

Une réplique inattendue.

Enfin, c'est l'éternelle question du violon d'Ingres, de la diversité des talents. Un soir, Victor Hugo se trouvait dans une maison en même temps qu'un grand peintre dont le nom m'échappe. La maîtresse demanda un souvenir à chacun des deux grands hommes. Le poète fit un dessin et le peintre composa des vers!
Mais revenons aux métiers manuels. Alfred de Vigny avait installé à côté de son cabinet de travail un superbe établi de tourneur. Depuis quelque temps, il recevait la visite d'une fort jolie femme à laquelle il faisait une cour assidue. Mais la belle n'accueillait que très froidement les avances du poète. Un jour, il montra son établi.
- Que voulez-vous que je vous tourne: un bracelet, une bague? lui demanda-t-il après lui avoir "tourné" un chaleureux compliment.
- Mais tournez moi donc les talons, répondit la coquette en lui éclatant de rire au nez.

                                                                                                                                Pierre Dorian.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 4 juin 1905.

Ce que dit le docteur.


 Conseils à suivre pour n'être jamais malade.


Aujourd'hui, je n'indiquerai pas le traitement particulier d'une maladie bien déterminée. Je m'attaquerai aux petits malaises et aux indispositions fréquentes, sans gravité, mais fort importunes, qui nous assaillent et qu'avec un peu de prudence et d'ingéniosité, il est si facile d'éviter.

Pour n'avoir pas mal à la tête.

Quand on vient d'accomplir une besogne très absorbante, le meilleur moyen pour diminuer sa fatigue est de se laver la tête, et surtout la nuque, avec de l'eau aussi chaude que possible. Pour cela, prenez une éponge, et après l'avoir plongée dans l'eau chaude appliquez-la derrière le cou, en baissant la tête, et laissez couler l'eau. Répétez cette opération pendant quatre ou cinq minutes et, pour finir, remplacez l'eau chaude par de l'eau froide. Essuyez-vous, couche-vous un quart d'heure, et en vous relevant vous ne sentirez plus la moindre fatigue.

Pour n'avoir pas d'insomnie.

Pour bien dormir il faut que le lit soit élastique, un peu dur, sans draperies ni rideaux, que les oreillers soient de crin, les couvertures légères, la chambre fraîche et obscure. Il faut être couché sur le côté droit ou le dos, les membres étendus sans raideur ou légèrement fléchis, et la bouche fermée pour respirer par le nez. Pour les gens nerveux et excitables, il y a parfois avantage à avoir un oreiller bourré de houblon. Certaines personnes prétendent même mieux dormir en orientant leur lit de façon à ce que la tête soit tournée au nord, à cause des courants magnétiques qui ont la direction N.-S. Les anémiques coucheront la tête un peu basse. Les sanguins devront conserver la tête plus élevée.

Pour soigner l'épiderme des bébés.

Quand les petits enfants ont la peau facilement irritée par l'humidité et qu'on ne peut changer leurs langes assez fréquemment, on se trouve très bien de les coucher sur 30 à 40 litres de son à moitié fin, stérilisé au four du boulanger. L'enfant n'a que le haut du corps habillé, sa tête repose sur un oreiller de crin et il est couvert d'une peau de mouton doublée d'un petit drap de toile. Toutes ses déjections forment avec le son des boules qu'on enlève facilement. De temps en temps on ajoute un peu de son nouveau, et toutes les trois semaines on change le tout. Ce mode d'élevage n'est praticable que la première année.

Pour préserver ses yeux.

L'éclairage artificiel doit autant que possible se rapprocher de l'éclairage naturel solaire, c'est à dire présenter un dégagement petit ou nul de rayons jaunes et de calorique; fixité, intensité, diffusion. Celui qui s'en approche le plus est la lumière électrique des lampes à incandescence pourvu qu'elle ne frappe pas directement la vue et soit rendue diffuse par des verres dépolis ou des écrans. Puis vient le pétrole, s'il est absolument raffiné, c'est à dire inodore et ininflammable, puis l'huile, puis la bougie, enfin le gaz, le plus antihygiénique des éclairages s'il est l'un des plus commodes.

Pour boire de l'eau pure.

Les filtres les meilleurs, au bout d'un certain temps, laissent passer des microbes et leur débit diminue. On peut y remédier:
1° En faisant tous les jours un nettoyage superficiel par frottement des bougies;
2° Toutes les semaines une stérilisation à froid au moyen d'une solution de permanganate de potasse à 1 pour 1000;
3° trois ou quatre fois par an un nettoyage à fond en faisant usage successivement d'une solution de permanganate de potasse à 5 pour 1000 et d'une solution de bisulfite de soude à 1 pour 20.

                                                                                                                              Dr Pierre.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 4 juin 1905.

mardi 10 août 2021

La rue de la pompe.


Piégelé, grimpé sur une borne et s'efforçant de déchiffrer le nom d'une rue à la lueur d'un bec de gaz. Rue... rue... rue des Troubadours. Pas encore ça, nom d'un tonneau! Ah! c'est égal, c'est un peu épatant que je ne puisse pas arriver à trouver la rue de la Pompe!... (Il redescend de la borne et allume une cigarette.) Ce qui m'arrive est fantastique! Venu à Paris pour huit jours... Je suis de Cancale... et descendu...(il n'y a pas de sotte patrie...) chez mon beau-frère Cougougniou, 344, rue de la Pompe, je commis l'imprudence de venir seul, tantôt, visiter la nouvelle église du Sacré-Coeur. Le tramway du Trocadéro m'avait amené place Pigalle; je pensais m'en retourner par le même chemin, mais le malheur voulut que je me trompasse de voiture et qu'au lieu du tramway La Villette- Trocadéro, je prisse l'omnibus Place Pigalle- Halle aux Vins. Vous savez ce que c'est, n'est-ce pas... J'arrivai au Jardin des Plantes. Là... -il doit être au moins dix heures!- j'abordai un gardien de la paix, auquel je contai ma méprise. "Vous n'avez qu'une chose à faire, me dit cet homme plein de bon sens. Voici la seine: prenez le bateau du Point-du-Jour; vous débarquerez au Louvre, où vous trouverez le tramway de Passy." Malheureusement je le pris à rebrousse-poil, c'est à dire qu'au lieu du bateau qui se rendait au Point-du-Jour, je pris celui qui en venait. Fatalité... j'arrivai... (Il tire sa montre.) Oh! nom d'un tonneau! Onze heures vingt!... -au pont de Charenton.- Et encore ma montre retarde... Arrivé au pont de Charenton, je fis... -Les Courgougniou doivent être dans une inquiétude!...- je fis, dis-je, ce que vous eussiez fait certainement à ma place: je sautai d'un bateau dans l'autre et refis, en sens inverse, le chemin déjà parcouru. Au Louvre, je pris place dans le tramway de Passy. Nous partîmes. Au bout de trois quarts d'heure, je demandai au conducteur: "Ne sommes-nous pas rue de la Pompe?" Il me répondit: "Non, monsieur, nous somme au boulevard Picpus." Je m'étai trompé une troisième fois; j'étais dans le tramway de Vincennes.
Fatalité!... Je mis pied à terre avec toute la précipitation que vous pouvez imaginer et m'ouvris de mes infortunes à un deuxième gardien de la paix qui me consola en ces termes: "C'est bien fait pour vous! Quand on ne sait pas on demande! Tâchez que ça ne vous arrive plus. En attendant voyez voir à écouter ce que je vais vous dire. Vous voyez bien cette maison là-bas? C'est la station du Bel-Air. Allez-y. Le chemin de fer de ceinture y passe. Vous le prendrez et vous serez à Passy dans une heure." Cinq minutes après, le conducteur hurlait la station de Passy, où je descendis comme de naturellement. Depuis ce temps, chose inexplicable, j'erre par la solitude de ce quartier endormi, sans arriver à trouver la rue de la Pompe. C'est épatant, hein? Si encore je rencontrai quelqu'un... (Tendant l'oreille.). J'entends du bruit. Oh! un passant! (Il se précipite, Mouvement d'effroi du passant.) Rassurez-vous, monsieur; je ne suis pas un malfaiteur, mais un pauvre provincial qui ne retrouve plus son chemin. Voudriez-vous m'indiquer la rue de la Pompe?
Le monsieur.- La rue de la Pompe? C'est à Passy!
Piégelé.- Sans doute.
Le monsieur, stupéfait de son sang-froid.- Ah çà! Mais où vous croyez-vous donc?
Piégelé.- A Passy, ne vous en déplaise.
Le monsieur.- Oui. Eh bien! vous êtes à Boissy.
Piégelé (sursautant).- A Boissy!!!
Le monsieur.- A Boissy-Saint-Léger, monsieur.
Piégelé.- Fatalité! (Il se laisse choir sur la borne).
Le monsieur.- Voyons, monsieur, il faut être un homme et ne pas vous frapper comme ça.
Piégelé.- Ne pas me frapper, dites-vous? Il ne faut pas que je me frappe? Dieu pardonne à votre ignorance, qui m'engage à ne pas me frapper...
Le monsieur.- En vérité, vous m'effrayez!... Oserais-je vous demander quelle catastrophe vous...
Piégelé.- Je vais vous le dire. (Seconde édition du récit ci-dessus).
Le monsieur.- Tout s'explique! A Bel-Air, c'est le croisement de la ligne de la ceinture et de la ligne de Vincennes; vous aurez pris l'une pour l'autre.
Piégelé.- Je commence à le craindre.
Le monsieur.- Vous pouvez même en être sûr. Enfin, ne vous désolez pas. La gare de Boissy est au bout de la rue et un train passe à minuit dix, qui vous ramènera à Paris. Seulement, hâtez-vous.
Piégelé.- Que d'obligations. (Il s'éloigne vivement, gagne la gare, et saute dans un train qui partait.) Il était temps! (A un voisin qui somnole dans l'angle du compartiment.) Je vous demande pardon, monsieur, à quelle heure serons-nous à Paris?
Le voisin.- A Paris: nous en venons, monsieur... Nous allons à Brie-Comte-Robert.
Piégelé, les yeux au ciel.- Fatalité!, fatalité!

                                                                                                                     Georges Courteline.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 4 juin 1905.

lundi 9 août 2021

Le doigt. 





Le rôle du doigt, dans la vie,
Est plus important qu'on le croit;
Il s'élève, malgré l'envie, 
A mesure que l'homme croît.
A quelques mois, le bébé rose
Fourre son doigt en plein dedans
Sa bouche fraîche à peine éclose, 
A la recherche de ses dents.

A quelques ans, -une douzaine,
Mettons, si vous le voulez bien,-
On dirait que le nez nous gêne,
Cet âge ne respecte rien.
Aussi, sans cesse, sans relâche,
Tout enfant, fût-il des mieux nés, 
Au nez du papa qui se fâche , 
Enfonce son doigt dans son nez.

Quand on est grand: une autre gamme,
On ne sait trop ce que l'on fait;
Las d'être garçon, l'on prend femme; 
On n'en est pas plus satisfait.
"Toujours plus haut, dit le poète..."
En fin de compte, sans orgueil,
On s'aperçoit, malin ou bête
Que l'on s'est mis le doigt dans l'œil!

                                                  Henri Second.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 4 juin 1905.

Celles dont on parle.

 Mme Marthe Brandès.


Deux grands poètes ont donné leur appréciation sur Mme Brandès: ce sont MM. Edmond Rostand et Catulle Mendès. Convaincu que leur jugement serait d'un grand secours pour comprendre la nature et le talent de cette actrice, et pour en parler ici en connaissance de cause, j'ai fait appel à ces hommes éminents. La collection complète des articles de M. Catulle Mendès m'a appris que Mme Brandès était "une grande comédienne". Malgré toutes mes recherches, je n'ai rien pu trouver sous la plume du grand écrivain qui eût une signification moins vague que ces deux mots.
Piochons Rostand, me suis-je dit, mais, hélas! le résultat ne fut guère moins maigre. M. Rostand a consacré deux vers, dont l'un boiteux, à Mme Brandès. Les voici:

La taille même de Brandès
Elle est en souplesse d'S.

Mirlitons de mon enfance, qu'êtes-vous devenus! Et vous, chères papillotes renfermant, avec des pastilles au chocolat, ces devises versifiées dont l'auteur obscur excita toujours ma bien vive curiosité. Est-ce que M. Rostand...? Non, chassons loin cette mauvaise pensée et supposons seulement que l'auteur de l'Aiglon n'était pas en verve quand il composa ce poème à la gloire de Mme Brandès.
Or, n'est-ce pas une supposition qui a lieu de m'inquiéter? Si des littérateurs fameux sont restés à ce point cois, que vais-je donc, moi, trouver à dire de la "grande comédienne" dont la taille est "en souplesse d'S" ? Qu'elle est belle, élégante et plein de talent? Assurément, elle est belle, si la finesse et la pureté des traits sont de faibles appoints à la beauté d'une femme. Elle est élégante, si les compliments que motive un costume doivent aller au mannequin plutôt qu'au couturier. Elle a du talent, si vingt-deux ans de planches peuvent en donner.



Mme Brandès a débuté au Vaudeville, puis elle est entrée à la Comédie-Française, puis elle est retournée au Vaudeville, puis elle est retournée à la Comédie-Française, pour passer ensuite à la Renaissance dont elle est aujourd'hui l'étoile. Le terme de planète serait peut-être plus juste, car les planètes sont aussi errantes, et elles n'ont point d'éclat qui leur soit propre.
La vocation artistique de Mme Brandès s'est manifestée d'abord par un certain goût pour la peinture qui la conduisit dans l'atelier Julian. Bientôt le désir de faire du théâtre la prit. Grande perplexité. Que résoudrait Mme Brandès? De peindre sur des toiles ou de monter sur les planches? Ses maîtres furent consultés. Le professeur de peinture conseilla le théâtre. Le maître de diction penchait pour la peinture. Il n'eut pas le dernier mot et Mme Brandès a choisi le théâtre où ses premières études l'ont sans doute aidée dans l'art de se composer de belles attitudes, qui est la meilleure partie de son talent.

                                                                                                                                   Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 4 juin 1905.



Marthe Joséphine Brunschwig dite Marthe Brandès.



L'esprit de Marthe.

Quand Mme Brandès rentra au Français après sa fugue au Vaudeville, l'accueil des spectateurs fut moins chaud, moins enthousiaste que jadis.
L'artiste s'en aperçut et, très tranquillement:
-Oh! s'écria-t-elle, comme ce public parisien a vieilli!

dimanche 8 août 2021

 Le langage muet des criminels.





"Le cambrioleur a, de naissance, la bouche cousue et, en matière de secret professionnel, rendrait des points à une carpe", nous disait plaisamment, l'autre jour, un ancien chevalier du rossignol et de la pince-monseigneur, à qui nous demandions la faveur d'une interview.
Ce ne fut qu'après d'éloquentes supplications, appuyées de solennelles promesses, que ce vieil ouvreur de portes, devenu ouvreur de portières, consentit à nous révéler quelques pratiques de son premier métier, pratiques curieuses qui nous ont paru dignes d'être publiées. Disons d'abord que le gentleman en question compte à son actif un nombre imposant d'exploits qui ont fait de lui, en son jeune temps, le chef d'une bande célèbre devant laquelle aucune maison, ni aucun coffre-fort ne demeuraient fermés, au grand dommage des propriétaires.

Les cambrioleurs ont un langage très ingénieux.

C'est surtout pour ces praticiens de l'effraction qui doivent opérer sans bruit et rivaliser de prudence avec Conrart* que le silence est d'or; aussi, ont-ils imaginé, à l'instar de l'abbé de l'Epée* un langage muet des plus expressifs. Ils se communiquent ordres et conseils au moyen d'une combinaison de signes d'autant plus ingénieux qu'ils sont simples et peuvent ainsi passer aisément inaperçus de tous ceux auxquels ils doivent échapper.
Pour avertir, par exemple, un copain que le moment n'est pas propice ou qu'il y a du danger à risquer certain coup, un des membres de la bande passera devant lui, en faisant claquer le pouce et l'index.

L'autre, pour indiquer qu'il a compris, se contentera de retourner l'annulaire et personne n'aura l'idée de suspecter des gestes aussi familiers.

Un cambrioleur des plus dangereux est un aimable et souriant vieillard.

Un des cambrioleurs les plus émérites qu'ait connus celui que nous interviewons était, paraît-il, un vieillard à l'air respectable, au visage sympathique, d'une correction et d'une affabilité parfaite. Avec une dextérité que lui eussent enviée nos plus habiles prestidigitateurs, il savait enlever une bague en donnant une cordiale poignée de main ou subtiliser une épingle de cravate, en époussetant d'une main légère le gilet d'un ami sur lequel il avait fait voltiger, comme par mégarde, de la cendre de cigare.


Il semblait mener une existence fastueuse, fréquentant assidument les endroits où se réunissait la meilleure société: théâtres, bals, restaurants, salons officiels, etc. Chaque soir, il se mettait en habit et souvent, à l'Opéra, on eût pu le voir confortablement installé dans un fauteuil et paraissant se livrer aux douceurs d'un sommeil dont tous les cuivres déchaînés de l'orchestre ne parvenaient pas à le tirer.


Mais un observateur attentif et prévenu eût deviné que cet obstiné dormeur n'avait jamais été si bien éveillé, et que sous ses paupières à moitié baissées les yeux se tenaient à l'affût, en quête de quelque victime. Dès qu'il en avait choisi une, le placide vieillard se croisait les mains sur la poitrine. C'était le signal attendu par un jeune dandy, assis non loin de lui. A eux deux, pendant l'entr'acte, ils avaient vite fait de s'emparer des bijoux.

Les discours silencieux.

Nul ne savait plus adroitement que lui prévenir ses complices, en cas de danger. Qui eût pu supposer qu'il leur donnait l'alarme, en caressant discrètement sa longue barbe blanche, en croisant nonchalamment les jambes ou en se mouchant avec un peu trop d'éclat?



Comment se douter, en le voyant dessiner sur une feuille de calepin une tête de bouledogue, que c'était une façon d'avertir ses associés que l'individu qu'ils filaient avait dans sa poche un revolver? Aucun de ses compagnons ne pouvait aussi bien que lui évaluer à distance la valeur des bijoux, étudier le plan d'un appartement à cambrioler, flairer la présence d'agent de la Sûreté et les reconnaître, quels que fussent leurs déguisements.

Des regrets unanimes dans le monde des cambrioleurs s'élevèrent à la mort de ce charmant vieillard qui s'était également acquis de très vives sympathies dans la haute société parisienne et auquel la presse consacra des bulletins nécrologiques sous ce titre: "Un vieil habitué des premières qui s'en va."
Les héritiers eurent à payer des droits de succession fort élevés, ce qui laisse à penser que l'héritage du digne escarpe dut être des plus appréciables et que les bénéfices d'une longue et laborieuse carrière ne furent pas dilapidés du vivant de leur propriétaire. Fait vraiment digne de remarque: jamais au cours de sa vie de cambrioleur et de pickpocket, le vieillard en question, dont Paris conserva toujours les faveurs, ne fut inquiété une seule minute, n'eut le plus petit démêlé avec la justice de son pays!

Le langage muet des policiers.

Si les malfaiteurs savent parfaitement se comprendre sur un simple geste, sur une attitude familière, les policiers leur donnent la réplique avec une égale habileté. En effet, au cours de leurs filatures, pendant les opérations parfois longues et délicates qui aboutissent à l'arrestation des malfaiteurs, les agents de la Sûreté, dissimulés sous les plus invraisemblables déguisements, se trouvent dans la nécessité absolue de communiquer entre eux, d'échanger des observations, de se tenir au courant des changements qui peuvent se produire dans la situation de leur gibier. En s'abordant, en conversant ouvertement entre eux, les agents donneraient ainsi l'éveil à ceux-là mêmes dont à tout prix ils doivent éviter d'être reconnus. Ils ont donc convenu entre eux d'une sorte de code par signes qui leur permet d'échanger des phrases entières, de soutenir une véritable conversation à distance et cela sans même se regarder!



MM. Claude et Goron, anciens chefs de service de la Sûreté, dans les si intéressantes Mémoires (1), où ils ont relaté toutes les dramatiques aventures de leur carrière, nous révèlent quelques secrets de ce code des gestes.
Deux agents en bourgeois sont perdus dans la foule, attachés au pas de quelque malfaiteur. L'un des agents veut-il appeler son collègue sans se retourner ni le chercher des yeux? Tout naturellement, il soulève son chapeau, légèrement, puis un peu plus haut, comme s'il saluait. Il se recoiffe: quelques secondes plus tard, le second agent, qui a compris le signal, le frôle du coude.
La conversation par gestes est-elle terminée? Convient-il que les deux compères se séparent? L'un d'eux porte à nouveau la main à son chapeau, salue d'un geste large, tenant son couvre-chef très éloigné de son corps... Déjà son camarade a disparu.

Dans un de nos grands magasins de Paris où les vols sont si fréquents, si un agent de la Sûreté veut indiquer à son compère que telle cliente, à l'aspect respectable d'une bonne mère de famille, dissimule sous son ample manteau des coupons de dentelle adroitement subtilisés au comptoir. Il boutonne du haut en bas sa redingote.



Ce geste, insignifiant pour les non-initiés, indique à l'agent le gibier à filer et à arrêter. Un individu porteur d'une arme blanche (couteau, stylet, poignard) est signalé par un agent à un confrère en faisant rentrer sous les manches le liseré des manchettes. Un revolver est signalé en faisant changer de doigt une bague apparente.
Ainsi malfaiteurs et policiers luttent d'habileté pour se dépister et se tromper naturellement!

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 30 avril 1905

(1) Mémoires de M. Claude, en volumes à 3 fr 50;
Mémoires de M. Goron, en livraison illustrées à 0 fr 50 la série.
Publications Jules Rouff et Cie, 4 rue de la Vrillière, Paris.


* Nota de Célestin Mira:

* Conrart:

Conseiller et secrétaire de Louis XIII, Valentin Conrart fut l'initiateur de l'Académie française. Il fut le premier secrétaire perpétuel de cette Académie de 1634 à 1675. Il fut raillé par Boileau qui, dans une de ses épîtres, dit: "J'imite de Conrart le silence prudent"


Tableau de Valentin Conrart, musée des Beaux-Arts de Tours.


* L'abbé de l'Epée:

Il fut le créateur d'un langage par geste destiné aux élèves sourds. Sa méthode est désignée par le sigle LSF( Langue des Signes Française). Il donna des cours, grâce à cette méthode, dans un classe créée par ses soins pouvant recevoir 60 enfants.