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vendredi 26 août 2022

Les mémoires du dernier cheval de fiacre.

Fantaisie humoristique.


Depuis que voitures à vapeur, tramways électriques, automobiles se multiplient, menaçant de remplacer définitivement les anciens modes de locomotion, peut-il être permis de prévoir ou du moins d'imaginer le temps où le cheval de fiacre ne sera plus qu'une espèce disparue, un souvenir lointain. Telle est l'origine de l'amusante fantaisie qu'on va lire. Nous avons donc une raison de plus de tenir à nos chevaux de fiacre, puisque ce sont des vrais Parisiens, pleins d'esprit, de gaieté et de railleuse bonhomie!

Devenu très vieux et sentant sa fin prochaine, le dernier cheval de fiacre résolut d'écrire son testament. Voici quelques fragments de ces curieuses confidences.
"... Par ce beau jour printanier, qui ne sera pas suivi pour moi de beaucoup d'autres, le désir m'a pris de laisser quelques souvenirs du pauvre animal que je fus. Ne suis-je pas un des derniers représentants d'une race qui va disparaître? Le temps est proche où l'on parlera du cheval de fiacre comme on traite à présent les espèces tertiaires et quaternaires dans les ouvrages spéciaux. Alors on racontera comme une bizarrerie qu'il y eut une époque très primitive où les hommes adaptaient à leurs véhicules des quadrupèdes vivants qu'ils dirigeaient au moyen de lanière de cuir et qu'ils excitaient au moyen de fouets. Et des savants rédigerons des mémoires sur ces vestiges singuliers d'un passé fabuleux... Car nous aurons été supplantés ici-bas par une espèce nouvelle et fort encombrante, celle des automobiles!
"Comme nous ne serons plus utiles à l'humanité, l'humanité nous laissera dépérir. Et tu ne seras, sans doute, ô toi, le dernier de mes petits-fils, qu'une pauvre bête un peu sotte et fort dégénérée qui passera dans un pâturage les dolentes journées de l'agonie d'une race!
"Certes, elle fut pourtant glorieuse, la race des chevaux de fiacre! Elle remonte au plus lointain passé. Nous comptons, parmi nos ancêtres, Pégase, le cheval ailé qu'enfourchaient les poètes, et aussi les coursiers prodigieux qui jadis traînaient le char embrasé du soleil... Sur terre, ensuite, nous traînâmes le char de Gordius, qui fut roi de Phrygie. Puis, nous emportâmes au combat les rois Assyriens, nous promenâmes Sémiramis à travers les provinces de son immense empire... A Rome, à Byzance, notre métier devint un sport. Dans les cirques très vastes, nous courûmes avec frénésie, heurtant contre les bornes dangereuses les roues de nos chars, nous écrasant et nous broyant aux acclamations délirantes des peuples émerveillés.
" Quand nous étions fourbus pour avoir fourni de trop furieuses courses, on nous vendait à des pauvres gens, et bon nombre de nos magnifiques aïeux, sur leurs vieux jours, ne dédaignèrent pas de traîner doucement la charrette de quelque humble marchand de légumes latins qui, dès l'aube, apportait de la campagne romaine au marché de la ville le produit savoureux de ses vergers et de ses potagers.
" Mais je me laisse aller à l'évocation de ces époques lointaines. Ah! qui jamais écrira notre histoire? Depuis un siècle seulement, combien notre sort fut varié, notre rôle divers!... Te dirai-je, ô mon petit fils, les drôles de voitures que nous traînâmes dans cette courte période de notre passage sur terre? Il y en eut de lamentables, il y en eut de très belles. De très belles surtout après la Révolution. On vendit alors à bas prix les biens des émigrés, et leurs carrosses dorés devinrent des fiacres. Ah! quels fiacres! Ils étaient laqués et peints de sujets gracieux où de petits amours roses voltigeaient malicieusement autour des nobles armoiries. Mais ils se disloquèrent. Les vitres se brisèrent et durent être raccommodées tant bien que mal avec du papier collé. Les ressorts se fatiguèrent, les essieux se cassèrent, les marchepieds prirent des airs penchés. 


Quels fiacres tiraient alors nos ancêtres?
C'étaient de vieux carrosses, jadis peints et armoriés,
mais dont les carreaux cassés et les éraflures racontaient la déchéance.



Quand il fallu enfin mettre au rencart ces riches voitures, tu ne saurais imaginer les extraordinaires véhicules qu'on inventa, des gros et des petits, de forme bizarre et très lourds. Mon arrière-grand père, après dix ans de service, en avait les épaules malades... c'est ainsi que nous traversâmes la restauration, la Monarchie de juillet et l'Empire. On avait l'habitude assez naturelle de transformer en fiacres les "voitures de maîtres" qui cessaient de plaire à leurs fortunés possesseurs. Aussi le fiacre fut-il, pendant le cours de ce siècle, un étrange véhicule, toujours en retard d'une vingtaine d'années sur la mode élégante.
" Ce qu'il y a de tout à fait amusant, c'est que la mode des voitures et la mode des costumes ne suivaient pas les mêmes variations.
"Le costume féminin change fréquemment, et quand les belles dames se sont plu pendant quelques années à porter des robes très amples, elles prennent tout à coup le goût plus vif pour des ajustements très collants. L'humeur capricieuse des élégantes passe alternativement de l'emphatique crinoline à la jupe serrée en fourreau de parapluie. Or il faut des voitures diverses pour l'emphatique crinoline et pour la jupe étroite. Qu'arriva-t-il donc?
" Il arriva que nous dûmes transporter dans de très petits coupés les volants infinis que de larges cerceaux tendaient et boursouflaient; il fallut serrer, tasser, réduire à sa plus simple expression ces ornements excessifs. 


Comment, dans les fiacres que nous traînions allégrement,
car ils étaient très petits, les dames pouvaient-elles placer
leurs crinolines monumentales?
C'est ce que je me suis toujours demandé.



Les pauvres femmes ne savaient comment faire; elles poussaient des petits cris et pensaient se trouver mal quand l'automédon travailler à "charger" ce splendide attirail, et résolvait par la violence l'impérieux problème d'introduire dans un contenant étriqué le plus disproportionné des contenus.
" Quelques années plus tard, les dames eurent à leur disposition d'immenses berlines où se perdaient ridiculement leurs robes collantes et leurs toilettes menues... C'était plus commode, et si comique!



La mode, hélas! exigea des voitures plus lourdes.
Mais, alors les dames se mirent à porter des robes courtes et collantes.

" Ah! quelles sortes de voitures n'imagina-t-on pas? A quelles inventions fantastiques n'eut-on pas recours? Parfois les roues étaient immenses, d'un diamètre exorbitant, avec de massifs rayons; ensuite elles devenaient minuscules, microscopiques, comme les roulettes d'un fauteuil. Pendant quelques années, la capote affectait, elle aussi, des dimensions extravagantes, comme pour garantir des peuplades entières contre des catastrophes atmosphériques; et puis elle se réduisait pour n'être plus qu'une pauvre ombrelle comme pour abriter un léger papillon.
" Ne s'ingénia-t-on pas à varier encore  le place des chevaux dans l'attelage! On les mettait de front, ou bien en flèche, suivant une mode importée par nos voisins d'outre-Manche et qui eut quelque succès à un moment.
"On modifia successivement la situation du cocher: le voilà sur le dos d'un cheval, en postillon, et puis tout bonnement sur son siège à l'avant de la voiture, et puis le siège se voit percher en l'air derrière la voiture, au point qu'il faut à l'automédon une manière d'escalier pour regagner sa place, et qu'il doit s'attacher de crainte de tomber. On appelle ces véhicules des cabs... L'imagination des hommes, quand elle se travaille pour trouver du nouveau, produit de bien étonnants résultats!
" Il n'y a qu'une combinaison à laquelle, pour notre malheur, on ne pensa pas: c'eût été de mettre le cheval dans la voiture, le voyageur et le cocher aux brancards; nous aurions certes passé des jours heureux ainsi! Mais l'homme est naturellement égoïste; il ne songe qu'à son intérêt propre...
" Je ne veux pourtant pas récriminer. La dernière pensée du dernier des chevaux de fiacre ne sera pas un imprécation farouche. Non, je garde un bon souvenir de mon passage sur la terre, et, s'il m'était loisible de recommencer ma vie, je bénirais ma destinée.
" Car, il faut que tu le saches, il y avait des heures douces dans l'existence d'un cheval de fiacre. Les promenades à travers Paris ne sont jamais ennuyeuses. Que de fois ne l'ai-je pas exploré dans tous les sens! Chaque quartier a sa physionomie spéciale, ses habitants particuliers, ses coutumes à lui. Certains coins de la capitale ressemblent à de très lointaines villes de province; il y a des rues très distinguées et très noble, d'autres sont familières et parfois un peu vulgaires. Ce qui me plaisait beaucoup, c'était la variété des clients que je transportais. Je ne les voyais pas, mais je les devinais à leur poids, à une manière d'entrer en pourparlers avec le cocher, à la manière aussi dont le cocher les traitait.




" Il y a cocher et cocher. Celui-ci n'est qu'une brute renfrognée qui fouette et crie; mais celui-là est un brave homme avec lequel on peut s'entendre. J'en ai connu plusieurs, et tous, je te l'avoue, ne m'ont pas laissé le même bon souvenir. Mais j'eus la chance d'en avoir un, pendant la plus grande partie de ma carrière, qui me fut un véritable ami. Jamais de gros mots ni d'injures. Il avait l'habitude excellente de faire passer toute sa mauvaise humeur sur le client. Ah! le client en recevait de toutes les couleurs. Mais moi j'étais son associé, j'étais même son complice! Il y avait entre nous deux une sorte de petite convention secrète. Nous nous comprenions.
" A la façon dont il tenait les guides je devinais toutes ses intentions. L'un de ces gestes voulait dire: "C'est à l'heure mon bon, pas besoin de te presser! Plus tu traîneras, plus je toucherai d'argent." Un autre signifiait: "ça mon enfant, c'est à la course: un petit effort!" Et je conformais mon allure, soigneusement, aux circonstances...




" La première chose pour le cocher de fiacre, c'est d'éviter le mauvais client, celui qui vous prend à Passy, par exemple, pour se faire conduire au faubourg Saint-Antoine et finalement vous lâche avec trois sous de pourboire.
" Or, il n'est pas toujours facile d'échapper à ce fâcheux homme. Avec un peu d'exercice, on arrive à le deviner de loin; alors on se sauve rapidement, sans prêter la moindre attention à son appel. Mais les plus expérimentés se trompent à des dehors avantageux: mise distinguée, allure fringante, des bijoux, du linge frais. On croit qu'un si parfait gentleman se dirige vers les Champs-Elysées ou le parc Monceau; Pas du tout, il est en partance pour des faubourgs interlopes. On l'a fort imprudemment laissé  s'approcher, on s'arrête. Et voilà notre bourgeois enchanté qui vous saisit la poignée de la portière, pose une bottine sur le marchepied, s'installe presque et vous lance enfin l'adresse détestable! Que faire alors? On est pincé. Si le voyageur est un être doux et timide, le cocher n'a pas trop de mal à lui faire peur. Mais le voyageur n'est pas nécessairement timide; il peut avoir une conscience très nette de ses droits, et regimber. Alors?...
" Eh bien, alors, au bout de cinquante mètres, je faisais un accident; j'accrochais deux ou trois camions (le fiacre est assuré contre ces mésaventures), ou bien, je prenais le mors-aux-dents, un petit mors-aux-dents pour rire.



Quand nous tombions sur un mauvais client, je le sentais à la manière
dont le cocher prenait les guides; je faisais un léger accident:
j'accrochais un camion, je prenais un petit mors-aux-dents.


 Mon ami n'était pas dupe de ma comédie; mais il faisait semblant. Et nous avons ainsi, tous les deux, débarqué pas mal de clients désagréables L'union fait la force; et nous avions ensemble un pareil intérêt à travailler le moins possible et dans les conditions les plus avantageuses.
" Mon pauvre vieil ami! je le vois encore. il était gros comme un tonneau; c'est tout ce que j'avais à lui reprocher, mais il était un peu plus lourd que je ne l'eusse souhaité.


Pour moi, je n'ai pas eu à me plaindre.
Mon cocher, brave homme, n'avait qu'un défaut: c'était d'être lourd.


Quand il grimpait sur son siège, les ressorts de la voiture, bien que résistants, s'écrasaient, et le coup d'épaule, pour démarrer, n'était pas facile. Sauf ce défaut, dont il n'était pas responsable, je ne lui connu que des qualités, ou du moins s'il eut quelques travers, je n'avais pas personnellement à en souffrir: c'était tout ce qu'il me fallait et j'aurais été ridicule en me posant à son égard en moraliste intransigeant.
" Il aimait boire: c'était son goût. Je l'ai tiré plus d'une fois d'aventures fâcheuses. Il lui arrivait de temps en temps, de ne pas être extrêmement solide sur son siège; alors j'avais soin de ne pas trop le secouer, j'évitais les chocs et je prenais une allure modérée. Il croyait me conduire, parce qu'il tenait ses guides dans ses mains; mais ses mains étaient molles et la faculté de la direction s'obscurcissait dans son esprit: c'était moi qui le conduisais. Je savais mon chemin, et, si je me trompais un peu, j'avais en tout cas la consolante certitude de moins me tromper qu'il n'aurait fait lui-même si je m'étais abandonné paresseusement à ses troubles inspirations.
"Il nous arrivait de marauder. On fait ce qu'on peut dans ce bas monde pour gagner sa vie de son mieux. Nous avions alors, très souvent, maille à partir avec les sergents de ville. Ceux-ci voulaient nous envoyer à la station. Mais on s'ennuie à la station; on perd son temps à prendre la file, et nous n'avions de patience ni l'un ni l'autre. mon ami répliquait hardiment: " Je vais relayer! un cheval malade..." 



"Je rentre au dépôt, mon cheval est malade..."
disait mon cocher quand un agent nous surprenait en maraude.
Alors je boitais, je soufflais, je faisais semblant d'être très las.



J'affectait alors une effrayante lassitude; je penchais la tête, je boitais, je soufflais, si bien que le représentant de l'autorité nous laissait aller. A peine avait-il le dos tourné, je me remettais à marcher d'une allure engageante afin de tenter le client sérieux.
" Il faut savoir le dénicher, le client sérieux. Il se dissimule souvent, entre cinq et sept heures du soir, dans la foule des pauvres diables qui attendent l'omnibus au bureau. Il a le numéro 360, par exemple, et tous les omnibus passent complets. Il en a déjà vainement guetté huit ou dix. Mais il s'acharne; il s'est solennellement promis à lui-même d'entrer à partir d'aujourd'hui dans la voie des économies. Deux ou trois omnibus passent encore, également bondés depuis la tête de ligne. Alors son courage faiblit; il réfléchit qu'il va rentrer en retard, que sa femme lui fera sans doute une scène, que son rôti sera brûlé. Un fiacre allègre longe le trottoir. O tentation!... Le client sérieux tâte son gousset. Il a juste la monnaie qu'il faudrait pour payer sa course, de cette futile petite monnaie qui ne compte pas, de l'argent de poche. Et allez donc! Le fiacre est pris...
" Ces manèges divers transforment en un art délicat et charmant le métier de cocher de fiacre, et le cocher de fiacre ingénieux sait associer son cheval à ses manigances. Ah! j'ai passé des heures subtiles avec mon ami!  Le souvenir m'en est encore présent. Nous avons spéculé tous deux avec une habileté remarquable sur les passions humaines. Nous avions l'air tout simplement d'un cheval et de son cocher; mais nous fûmes des psychologues.
" Et c'est nous que vont tenter de remplacer désormais de stupides machines, plus résistantes que ne peut l'être un animal, sans doute, mais dénuées de savoir-faire, brutales et sottes.. Et laides encore, par dessus le marché!
" Ah! cette heure est mélancolique. Le soleil se couche dans la brume. Le pâturage où je rêvasse est triste à cette fin de jour. Je me sens vieux extrêmement, vieux de toute ma vieillesse et de toute la vieillesse d'une race dont je suis l'un des derniers représentants. Je ne tarderai guère à mourir; Et ma race est condamnée. Il me semble que je meurs plus complètement, avec cette pensée amère de mon espèce qui s'en va. Et mes rêveries se dirigent vers toi, qui sera tout à fait le dernier des chevaux, misérable petit-fils dont j'évoque avec désespoir la falote silhouette.

                                                                                                    André Beaunier.




Lectures pour tous, 1900-1901.

lundi 22 août 2022

Barbarie.


De nos jours, Mulei Abdalla, le père de Sidi Mahomet, roi du Maroc, a renouvelé ces scènes d'horreur. 
Il pensa se noyer un jour en traversant une rivière. Un de ses nègres le secourut, et se félicitait d'avoir eu le bonheur de sauver son maître. Mulei l'entendit et, tirant son sabre: "Voyez, cet infidèle qui croit que Dieu avait besoin de lui pour conserver les jours d'un chérif!" En disant ces mots, il lui fendit la tête.
Ce même Mulei avait un domestique de confiance qui le servait depuis longtemps, et que ce roi barbare semblait aimer. Dans un moment de franchise, il pria ce vieux serviteur d'accepter deux mille ducats et de s'en aller, de peur qu'il ne lui prit l'envie de le tuer comme tant d'autres. Le vieillard embrassa ses genoux, refusa les deux mille ducats, et lui dit, avec des sanglots, qu'il aimait mieux périr de sa main que d'abandonner ce cher maître. Mulei y consentit sans peine. Quelques jours après, sans aucun motif, pressé de cette soif de sang dont les accès redoublaient quelquefois, Mulei tua d'un coup de fusil ce malheureux domestique, en lui disant qu'il avait mal fait de ne pas accepter son congé.

                                                              Chénier, Recherches historiques sur les Maures.

Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guérard, Librairie Firmin-Didot, 1876.

Le jour de l'an.


Le voilà revenu, ce jour ancien et toujours nouveau, le jour de l'an comme le disent emphatiquement tous ceux à qui il apporte quelque surprise, surprise attendue et qui n'en est pas moins la bienvenue, le beau jour des étrennes!
- Beau jour, pour ceux qui les reçoivent, dira quelque esprit chagrin en comptant sur sa table les écus qui sont sortis de sa bourse et qui vont entrer dans la bourse de ceux qui les entourent.
Beau jour pour tout le monde, répondrai-je; beau jour pour ceux qui reçoivent les étrennes comme pour ceux qui les donnent, j'allais dire meilleur pour ceux qui les donnent que pour ceux qui les reçoivent, car il est moins doux de recevoir que de donner. D'ailleurs, si vous les donnez aujourd'hui, jadis vous les avez reçues, et c'est ainsi que chaque génération rend à la génération qui la suit les présents que lui a fait la génération qui l'a précédée. Soyons francs, tout le monde aime les étrennes. Les fonctionnaires les attendent sous le nom plus grave et plus sonore de gratifications. Les commis les regardent comme un supplément de leur traitement. Dans une sphère plus humble, les domestiques les font figurer dans leur budget, comme une espérance qui, une fois réalisée, devient un précédent. Les concierges les apprécient, et les plus farouches cerbères ont, comme on dit, leur figure du jour de l'an, la physionomie du jour des étrennes; si tard que vous rentriez le 31 décembre, vous êtes sûr de ne pas attendre, car le concierge attend, le lendemain, ses étrennes, et Mme Gibou elle-même adoucit sa voix quand vous lui demandez le cordon pour vous dire: "Je vous la souhaite bonne et heureuse!"
Les étrennes! les enfants en raffolent, et les mères de famille les plus raisonnables n'y sont pas insensibles. Il y en a peu qui ne se disent deux ou trois fois dans le courant de décembre: " Je suis curieuse de savoir ce que mon mari me donnera le premier de l'an pour mes étrennes." C'est une sensation si agréable que celle d'une curiosité sûre d'être satisfaite à un jour marqué! Les étrennes de l'année où l'on va entrer font songer à celles de l'année qui s'achève, et l'on fait ainsi la revue de ses plus gracieux souvenirs dont l'écrin va s'enrichir d'une perle nouvelle. On a quelquefois modestement commencé, car l'on n'est pas toujours riche en entrant en ménage; puis peu à peu le bien-être est venu, et les étrennes s'en sont ressenties; mais les dernières n'ont pas fait oublier les premières, offertes de si bon cœur et de si bonne grâce. Que recevra-t-on cette année? un bijou? un objet de toilette plus ou moins magnifique selon la fortune de celui qui donne? Ce qu'il y a de beau en effet dans les étrennes, c'est qu'il y en a pour tous les rangs et toutes les fortunes; elles commencent à l'orange pour ne finir qu'au cachemire et à l'écrin de diamants.
Un jour de l'an est la fête des petits et des faibles, et en tête des bénéficiaires de cette journée laissez-moi placer ces charmants petits qu'on appelle les enfants. Qu'ils sont heureux, ce jour-là, ces chers petits bonhommes, la joie de notre foyer, la lumière de notre vie, chérubins qui, par moment, deviennent des diablotins, mais qu'on aime toujours! La veille, leur maman ou leur bonne a eu de la peine à les endormir.
-Ah! maman, ah! ma bonne, je voudrais bien savoir ce qu'on me donnera demain pour étrennes!
- Dors, mon enfant, je vais ce soir te donner un bon baiser, quand tu auras fait ta prière et remercié Dieu de t'avoir conservé à tes parents, et de te les avoir conservés. Demain, mon mignon,  tu auras le plaisir de la surprise.
- Dormez, monsieur Jules, car si vous ne dormez pas, vous aurez demain les yeux rouges, et vous aurez l'air d'avoir pleuré, le jour de l'an, comme les enfants méchants à qui l'on ne donne pas d'étrennes.
Ne pas recevoir d'étrennes, quelle parole néfaste et à éviter un pareil jour! Le Favete linguis d'Horace trouve ici sa place. La privation des étrennes, c'est l'interdiction du feu et de l'eau des anciens Romains; c'est la position de l'outlaw du moyen âge; c'est la mise hors la loi, l'excommunication civile et domestique! Mais quel est le père assez barbare pour priver ses enfants d'étrennes? J'en connais un, un seul, le farouche Brutus, et vous savez comment il traita les siens quand ils furent parvenus à l'âge d'homme.
Dormez donc, bien chers enfants, demain le jour des étrennes luira pour tout le monde, et vous aurez les vôtres. Les grosses bourses ont pris d'avance leurs précautions et sont allés, dès la veille, parcourir les magasins; les petites bourses ont la ressource d'aller de bon matin visiter les boulevards qui s'empressent de dresser avec l'année à son début un bazar en plein vent, et d'ouvrir un champ de foire. Vous plait-il d'y faire un tour avec nous? Le coup d'œil est pittoresque, il n'est pas indigne de votre attention. 


Les boulevards.


Quel mouvement! Que de promeneurs affairés! de visiteur qui vont déposer leurs cartes! de tambours qui vont donner des aubades! de conscrits de l'année arrêtés, l'œil ébahi, devant des marchands qui vendent quinze centimes (trois sols) la montre et la chaîne de sûreté, et, dont la physionomie n'a rien de très-sûr! de bébés dans les bras de leurs bonnes ou à la main de leur mère! que de petits fabricants! que d'ouvriers, devenus marchands pour quelques jours, étalent les merveilles de leur industrie! Arrêtez-vous, croyez-moi, devant ces boutiques improvisées qui sollicitent le regard et la bourse de l'acheteur; en dépensant votre superflu vous avez la chance de procurer à ces petits marchands le nécessaire, et là où vous ne cherchiez que le plaisir de ceux qui vous sont chers, vous rencontrez une bonne action, ce qui ne gâte jamais rien. Ce sont souvent en effet des ouvriers, je vous l'ai dit, qui viennent vendre eux-mêmes les objets qu'ils ont fabriqués, en supprimant ainsi l'intermédiaire qui prend ordinairement la grosse part. Je paierais que ces trois marchands à casquette dont la boutique est étalée par terre appartiennent à cette catégorie; un brave officier, que je reconnais grâce à sa tenue correcte et à ses moustaches selon l'ordonnance malgré son costume bourgeois, est arrêté devant la boutique. Voyez avec quelle gravité il porte sur son bras droit maître Polichinelle les pieds en l'air et la tête en bas, et sous le bras gauche un ballon.
- Allons, mon colonel, achetez-nous encore cette poupée! Mon général, nous avons là un beau ménage!
L'officier sourit sous sa moustache, car il a à la maison, outre monsieur Jules et monsieur Gaston, deux garnements qui feront leur affaire du ballon et du polichinelle, une charmante espiègle qui espère bien ne pas voir rentrer son père au logis, les mains vides. Je crois que les trois marchands ont gagné leur cause. M. l'officier, chargé de toutes ses acquisitions, aura bien un peu l'air d'une boutique ambulante. Mais qu'importe? Il trouvera à la maison de si jolis baisers et de si frais sourires! Henri IV, qui portait assez bravement l'épée, ce qui me semble, portait aussi ses enfants sur son dos quand l'ambassadeur d'Espagne entra dans son cabinet; oui, il portait ce petit prince qui devint Louis XIII, pâle héritier de ce roi plein de chaleur et de vie, de ce vaillant et aimable Béarnais, et madame Henriette de France destinée à devenir la reine si grande et si malheureuse dont Bossuet nous a raconté l'histoire*. Donc, Henri IV se contenta de demander à l'Espagnol, en se soulevant à demi sur une de ses mains, car,  je dois vous l'avouer, notre grand Henri, qui vainquit la ligue par sa conversion et Mayenne par les armes, était à quatre pattes: " Monsieur l'ambassadeur, avez-vous des enfants? - Oui, sire. - Eh bien, j'achève mon tour." Portez donc sans vergogne votre polichinelle, votre ballon, et votre poupée, mon brave, et moquez-vous du qu'en-dira-t-on comme s'en moquait Henri IV: vous trouverez votre récompense au logis.
Qui donc a dit que les parents seuls donnaient les étrennes? Est-ce qu'en donnant ils n'en reçoivent pas? Est-ce que cette joie qu'ils causent n'est pas leur joie? Est-ce que ces beaux et doux yeux attachés sur leurs yeux, et un peu sur leurs poches, ne leur mettent pas du bonheur dans le cœur pour toute la journée? Est-ce que ces jolies petites mains tendues et frémissantes de plaisir quand on les remplit de bonbons et de jouets ne sont pas gentilles à croquer? Est-ce que ces bons baisers donnés par ces bouches de velours ne mettent pas un baume sur toutes les plaies de l'âme? Et tout cela pour un polichinelle, pour un ménage, pour une ménagerie, pour un singe jouant de l'orgue, pour un ballon, pour une boîte de dragées, pour une poupée, pour un tambour! Vraiment c'est à faire naître des scrupules, et l'on est tenté de se demander si, comme la fortune, on ne vend pas ce que ces beaux enfants s'imaginent qu'on leur donne.
J'aperçois là-bas un grand jeune homme, qui, en fumant magistralement un cigare, rit entre ses dents de mon enthousiasme. Voilà qui est bien, mon très-honoré maître; vous êtes maintenant un homme, deux fois bachelier, ou bi-bach, comme on dit dans l'argot de la jeunesse savante, et vous dédaigniez ces puérilités, du sein du nuage olympien dont la fumée du tabac vous environne. Mais ne vous souvient-il plus, mon grand monsieur, de votre premier tambour? Et vous une belle demoiselle, qui, les mains dans votre manchon me regardez du haut de vos dix-huit ans, vous ne vous occupez plus maintenant que de votre piano; Beethoven, Mozart, Rossini, Bellini, Boieldieu, se disputent tous vos instants; mais, dites-moi avez-vous perdu le souvenir de votre première poupée?
Soyons donc indulgents pour les plaisirs que nous avons eus, pour les joies que nous avons goûtées, et surtout n'oublions pas ceux qui ne reçoivent pas d'étrennes. J'aperçois là-bas un pauvre joueur de clarinette qui vous salue d'une mélodie peu harmonieuse peut-être, mais qui veut, à sa manière, vous souhaiter la bonne année. Faites-lui, en passant, votre offrande, et faites dégonfler dans la sébile de l'enfant debout à côté du vieil aveugle ce sac de bonbons trop rempli que vous rapportez chez vous. La dime payée à l'enfant du pauvre porte bonheur à l'enfant du riche.
Cette époque des étrennes me remet en mémoire un trait charmant de la vie de la sœur de Louis XVI, Madame Elisabeth; j'emprunte ce souvenir à l'Eloge de cette princesse, écrit par M. Ferrand; les nobles filles de ce digne serviteur de la monarchie, Mme la comtesse de Ligueville et Mme la comtesse Ferrand, ont récemment publié une nouvelle édition de cet ouvrage. Peu de jours avant le 1er janvier 1784, Madame Elisabeth se rendit chez la reine et lui dit avec son aimable gaïeté: "Promettez-moi de m'accorder ce que je vais vous demander." La reine, avant de promettre, veut connaître la demande. Il s'engage entre les deux princesses un combat de plaisanteries. Enfin, Madame Elisabeth lui expose ce dont il s'agit, et ajoute:" Je veux donner à Causans cinquante mille écus pour sa dot; obtenez du roi qu'il m'avance pour cinq ans les trente mille francs d'étrennes qu'il me donne annuellement." Mlle de Causans était une fille de noble maison, chanoinesse de Metz, et qui devait, en cette qualité, passer huit mois de l'année en son chapitre. Le terme de son départ approchait, et Madame Elisabeth, qui aimait tendrement sa jeune amie, était secrètement occupée à la fixer auprès d'elle; c'était dans cette intention qu'elle faisait une démarche auprès de la reine. Dès que Marie-Antoinette eut fait connaître au roi le désir de sa sœur, celui-ci s'empressa d'y déférer, et Madame Elisabeth eut la jouissance d'annoncer à Mlle de Causans qu'elle la marierait à M. de Raigecourt et la garderait auprès d'elle en qualité d'une de ses dames. Pendant les cinq ans qu'elle ne reçut rien au jour de l'an, lorsqu'on parlait devant elle des étrennes, elle s'écriait: "Moi, je n'en ai pas encore, mais j'ai ma Raigecourt!" Elle ne devait plus en avoir, car la cinquième année conduisit en 1789, et, à partir de cette année, l'usage des étrennes dut disparaître, en attendant la disparition de la monarchie elle-même.

                                                                                                               René.

La Semaine des familles, samedi 2 janvier 1864.


Nota de Célestin Mira:

* Henri IV et ses enfants:


Henri IV jouant avec son fils et l'ambassadeur d'Espagne. Château de Pau.


vendredi 19 août 2022

 La Crimée.


Le nom de la Crimée évoque dans notre esprit des souvenirs de guerre et de gloire; pour nous c'est un champ de bataille où notre armée, après des fatigues, des privations et des dangers sans nombre, maîtresse enfin du fort de Malakoff* par une attaque hardie, triompha de la ténacité russe et de l'art de Totleben*, cet Archimède contemporain.
Les faits d'armes qui se rattachent à la campagne de 1854 ont rendus populaires parmi nous plusieurs points de cette contrée lointaine: l'Alma*, ce petit fleuve qui se jette dans la mer Noire, et dont les bords furent arrosés d'un sang généreux; Inkermann*, bourg à demi ruiné, qui fut jadis une cité florissante; l'antique Doros, bâti par Diophante, l'un des généraux de Mithridate Eupator; Balaklava*, cette ville grecque située dans le district de Simphéropol; Eupatoria*, dont le nom indique l'origine, que les Russes nommèrent longtemps Coslow, les Turcs Quizlevé, et qui est située sur un golfe de la mer Noire; c'était là que les vaisseaux d'Anatolie, de Roumélie et de Constantinople venaient échanger le riz, le café, les fruits secs, les étoffes de soie et d'autres marchandises contre du blé et des esclaves que les Tatars-Nogais y amenaient. A tous ces noms se rattachent des souvenirs de guerre, de combats terribles, de souffrances inouïes, de flots de sang versés. Les sombres bulletins du triste hiver de 1854 à 1855, que notre armée passa devant Sébastopol*, ont laissé une profonde impression dans notre âme, et nous voyons généralement la Crimée à travers un nuage de deuil et de mort.
Cependant la Crimée est, dans la partie sud-est de son territoire, un des pays les plus riants du monde. Cette presqu'île fertile, que les habitants appellent tantôt Crim, tantôt Guérim-ad'assi, c'est à dire île de Guérim, et qui porte actuellement son ancien nom de Tauride, ainsi que le gouvernement dont elle fait partie, est fermée par la mer Noire, et la mer d'Azof qui la borne à l'orient, avec le détroit de Sivache, immense marais aussi appelé mer Putride, et dont les exhalations produisent des maladies mortelles*;elle ne tient au continent que par la langue de terre assez étroite de l'isthme de Pérékop. Sa position est entre les 45° et 47° de latitude septentrionale et le 55° de longitude orientale.
Outre les avantages de sa situation, la Crimée a été traitée en enfant gâté par la nature, et l'on peut dire que sa région sud-est est à la Tauride et à la Russie ce que Nice, Hyères et la vallée de Cannes sont à la France, l'Arabie-Heureuse aux contrées qui l'avoisinent. C'est sur cette côte de Crimée que les grands seigneurs russes ont leur maison de plaisance; elle est comme le jardin de cet immense empire. Cette presqu'île s'avance vers le sud dans une mer presque sans écueils; elle est entourée des meilleurs ports de l'Europe et de l'Asie. Un de ces ports, Sébastopol, dont le nom a si souvent retenti dans nos journaux et restera inscrit dans nos annales de guerre, est assez grand pour contenir tous les vaisseaux de l'Angleterre. Son territoire, plus fertile encore que celui de l'Ukraine, suffirait à l'alimentation d'une armée. On y envoie paître les troupeaux en toutes saisons. Les forêts contiennent une immense quantité de gibiers; les montagnes boisées sont peuplées de chevreuils et de lièvres gris qui sont extrêmement nombreux dans la contrée. Les bestiaux abondent et sont une richesse du pays. On y trouve le chameau à deux bosses, trois espèces de moutons, parmi lesquels le mouton gris; c'est de Crimée que viennent ces peaux d'agneaux grises, dont la renommée est faite dans toute l'Allemagne. Les chèvres, dont la peau fourni un excellent maroquin, s'y trouvent en quantité dans les montagnes. Il n'existe pas, dans l'empire russe, de province plus favorisée par la nature pour l'élève des brebis: on y voit des troupeaux de moutons errants qui trouvent en été, dans le nord de la Crimée, des vallons aussi frais et des pâturages aussi verts que les pacages alpestres, et qui, pendant l'hiver, conduits dans les vallons méridionaux de la presqu'île qui sont toujours sans neige, ou sur les plateaux situés près de la mer, passent cette saison tout entière à l'air à cause de la douceur de la température hivernale dans cette contrée privilégiée. Une des richesses du pays, enfin, est le sel que l'on charge sur les côtes de la mer, et dont on exporte une grande quantité tous les ans.
C'est dans la partie méridionale, en tirant vers l'est de la Crimée, que sont situés les jardins délicieux et les riantes villas habitées par les membres de la haute aristocratie. Ce sont des espèces d'Eden où rien ne manque: beaux ombrages, vertes pelouses, fruits excellents, orangers et grenadiers, plantés en pleine terre, vignes dignes de la terre promise, ravissants paysages avec cet agréable mélange des coteaux et des vallons, des bois et des eaux dont le charme est incomparable. La fertilité du pays est due à la fois à la nature du sol et à l'heureuse température du climat, qui permet de cultiver en plein champ plusieurs productions particulières aux pays chauds. La belle saison dure en Crimée pendant neuf mois de l'année. Le printemps y commence de bonne heure; les chaleurs de l'été se font sentir ordinairement avec le mois de mai pour se prolonger jusqu'à la fin du mois d'août; elles sont tempérées par des pluies fréquentes et par les vents du nord alizés qui soufflent depuis dix heures du matin jusqu'à six heures du soir. Les mois de septembre et d'octobre sont ordinairement beaux; le déclin de novembre amène la neige, qui tombe dans toute la presqu'île, en exceptant la partie méridionale. En un mot, la pureté de l'air, la fraicheur des eaux, l'heureuse distribution des plateaux et des vallées, les hautes montagnes qui abritent la partie sud-est de la contrée, le voisinage de la mer, dont la brise rafraîchit la côte, la fertilité du sol, font de cette contrée un des séjours les plus enchanteurs du monde.
Les hommes, par leurs luttes sanglantes, ont souvent désolé cette terre que la nature avait faite si belle, et, si nous pouvions présenter ici son histoire, on ne verrait qu'un long récit des scènes de carnage et de deuil. En interrogeant du regard l'antiquité la plus lointaine, nous voyons la Crimée habitée par les Tauriens, peuple cruel et inhospitalier, qui, selon les traditions antiques, immolait les étrangers à Diane. C'est là, dit la Fable,  qu'Iphigénie, enlevée en Aulide par une intervention surnaturelle au couteau de Calchas, fut transportée par la déesse, et qu'elle faillit sacrifier, sur des autels homicides, Oreste, son frère, que la tempête avait jeté sur cette côte redoutable. On veut que les Argonautes aient abordé sur ce rivage quatorze cents ans avant Jésus-Christ. Les Tauriens furent refoulés dans les montagnes par les Kimériens, qui demeurèrent maîtres des plaines. Dans la première moitié du sixième siècle avant Jésus-Christ, on trouve les Grecs dans la Crimée. Les Milésiens y bâtissent Panticapée ou Bosporus, aujourd'hui Kertche; ils y construisirent aussi Théodosie, qui, pendant longtemps, perdit ce nom pour celui de Caffa. Les Héracléens y bâtirent Kherson avec les Déliens. La beauté et la fertilité du pays était évidemment une amorce qui attirait tous les peuples: Grecs, Scythes, Sarmates se ruent successivement en Crimée et s'exterminent les uns les autres. Les Tauriens reprennent un moment l'avantage et dominent toute la presqu'île; l'ennemi des Romains, le grand Mithridate, étend à son tour sa domination sur la presqu'île entière, et c'est dans une de ces villes qu'il se perce de son épée, pour échapper à l'ennemi vainqueur et à l'humiliation de suivre un triomphateur au Capitole. Sans entrer dans les détails qui demanderaient un volume, nommons les peuples qui passèrent sur ce sanglant théâtre, en commençant seulement depuis l'ère chrétienne: les Alains, les Goths, pendant la domination desquels le christianisme fut prêché en Crimée; les Hongrois, les Bulgares; dans le sixième siècle, les Grecs de l'empereur Justinien; en 679, les Kozares, qui donnèrent quelque temps à la Crimée le nom de Kozarie; en 882 les Petchénègues; enfin les Russes, les Polowtris, les Tatars, conduit par Batou-Khan, petit-fils de Gengis-Khan.
Plus tard, en 1261, les Génois, après un traité de commerce qu'ils firent avec l'empereur Michel Paléologue, traité qui les affranchissait de tout droit et de toute redevance, obtinrent la libre circulation sur la mer Noire. Puis, commerçants et habiles politiques, ils se firent donner par les Tatars la permission de bâtir des magasins pour leurs marchandises, et, sous ce prétexte, ils construisirent la ville de Caffa, sur l'emplacement de l'ancienne Théodosie. Cette ville bâtie, ils la fortifièrent, et ils en firent à la fois une place de guerre et l'entrepôt d'un commerce considérable. Ce fut l'occasion d'une longue et sanglante guerre maritime entre Gênes et Venise, qui avait eu le privilège presque exclusif de la navigation de la mer Noire depuis que les Latins s'étaient emparés de Constantinople. Presque toujours vainqueurs des Vénitiens, les Génois, imitant l'ancienne politique des Carthaginois sur la côte d'Afrique, agrandirent leur domination d'année en année, et, soit par leur politique, soit par leurs armes, ils dictèrent des lois aux princes tatars qui étaient envoyés en Crimée du Kaptchak*, et, les faisant déposer et élire à volonté, ils demeurèrent maître de la Crimée. De Caffa, chef-lieu de leur domination, ils s'étaient étendus jusqu'au Soudac* actuel, qu'ils appelaient Soldaïa, et jusqu'à Balaklava  qu'ils nommaient Tzembala*. Tant que les Tatars, livrés à leurs dissensions intestines, se combattirent les uns les autres, la domination génoise se prolongea; mais les Tatars finirent par se coaliser avec les Turcs, et reprirent, dans le courant du quinzième siècle, Caffa, Soldaïa, et plusieurs autres villes, et réussirent enfin à chasser les Génois de cette contrée. Après leurs victoires, leurs dissensions ne tardèrent pas à renaître, et les Turcs, entrés en Crimée comme auxiliaires, s'enhardirent à convoiter la domination de ce beau pays. C'est ainsi que Mahomet II, profitant, en 1475, de l'anarchie qui régnait parmi les Tatars, dirigea vers cette presqu'île une flotte considérable et une armée expéditionnaire qui la rangea sous son obéissance.
La domination des Turcs sur la Crimée se prolongea pendant trois cents ans. Cela se comprend: la puissance ottomane, assise à Constantinople, était mieux placée pour dominer la Crimée que la puissance génoise. Le sultan laissait, il est vrai, le gouvernement aux mains des souverains tatars du pays, mais il confirmait leur élection et quelquefois les déposait. Il possédait plusieurs ports dans la presqu'île et y entretenait des garnisons; en outre, dans les guerres que faisait la Turquie, le khan était tenu de marcher dans les rangs de l'armée ottomane à la tête d'un corps auxiliaire des Tatars. La Turquie exerçait à proprement parler sur la Crimée un droit de suzeraineté, et le khan remplissait auprès du sultan les devoirs d'un vassal. Cette domination de la Turquie sur la Crimée, devint fatale au commerce de la presqu'île, parce que la Turquie, se trouvant maîtresse de toutes les rives de la mer Noire, fermait l'entrée de cette mer à toutes les puissances de l'Europe. Mais en 1783 la Russie, dans une guerre heureuse contre la Turquie, s'empara de la Crimée, et, comme on le sait, elle la possède encore aujourd'hui en vertu d'un traité signé en 1791 avec le Divan.
La population d'un pays conquis successivement par tant de races, et théâtre de tant d'invasions et de tant de guerres, est nécessairement très-bariolée et elle se trouve réduite à un petit nombre d'habitants par l'émigration de la population musulmane sous le gouvernement russe, et la translation des Grecs et des Arméniens, que Catherine II envoya peupler les colonies de Marioupol et de Nakitchveran. C'est à peine s'il reste cent vingt mille habitants dans ce pays qui fournissait naguère des armées. La majorité est tatare, le reste se compose de Grecs, de Juifs, d'Arméniens, de Russes et de quelques négociants européens. Les principales villes de la Crimée* sont Pérékop, situé sur l'isthme même et, en suivant la côte occidentale, Eupatoria; Symphéropol, l'ancien Akhmetched des Tatars; Back-Tchezaray, qui fut la capitale de la presqu'île; Inkermann, Sébastopol, près de l'ancienne Kherson, c'était sous la domination des Tatars, Aktiar; Balaklava, Carasou-Bazar, Staroy-Crim, Soudac, Théodosie, Kertche, Jenikal; Arabat, sur la langue d'Arabat, qui s'étend de là au nord-ouest dans la mer d'Azof. La chaîne de montagne qui s'élève à partir de Théodosie et qui aboutit à la Chersonèse-Trachée, que forment les ports de Sébastopol et Balaklava, est presque parallèle au rivage méridional de la mer Noire, et garantit des vents du nord une petite contrée qu'on pourrait appeler l'Italie russienne, tant le climat en est agréable et chaud. Cette chaîne de montagnes, dont les interstices sont fermés par d'autres montagnes plus septentrionales, qui élèvent leurs sommets comme une puissante arrière-garde, protège toute cette partie de la Crimée. En avançant dans la direction du sud, on trouve les ruines de Kherson, puis le promontoire de Saint-Georges, jadis Parthénion, Cosaphar, Tchifourât, Ourêt, célèbre dans l'antiquité par le temple de Diane. Là, se dressent de hautes montagnes, volcans éteints, dont les chaînons s'étendent jusqu'à Balaklava. Plus loin, les deux caps de Saint-Théodose et de Saint-Nikite, près de Yalta. C'est peut être l'endroit le plus délicieux de la Crimée. Les campagnes voisines de ce bourg sont entourées de montagnes semblables à celles qui protègent Hyères ou la côte qui s'étend de Nice jusqu'à Monaco; les vergers, abrités du nord, sont couverts d'orangers en pleine terre; sur les sommets verdoyants paissent de nombreux troupeaux, la pente est garnie d'arbres en amphithéâtre, et de frais ruisseaux, coulant des hauteurs, répandent dans la campagne la fraîcheur et la fertilité. C'est dans cette incomparable position qu'est située l'habitation du prince Woranzoff, dont nous donnons le dessin dans notre gravure.


Château du prince de Woronzoff, à Alampka (Crimée).

                                                                   
                                                                                                                   René.

La Semaine des familles, samedi 19 décembre 1863.



* Nota de Célestin Mira:

*Prise de Malakoff:


Prise de Malakoff, le 8 septembre 1855.
 
Cette victoire a donné son nom à l'avenue de Malakoff dans le seizième arrondissement de Paris.


* Totleben:


Edouard Ivanovitch Totleben est un général russe du génie
ayant participé à la bataille de Sébastopol.


* L'Alma:


La bataille de l'Alma, victoire franco-anglaise du 20 septembre 1854. 
Sur ce tableau d'Isidore, Alexandre, Auguste, Pils on peut voir les zouaves dans la rivière Alma. Le premier pont de l'Alma à Paris fut construit de 1854 à 1856 et inauguré par Napoléon III. Ce pont comportait deux piles, ornées de quatre statues: un grenadier, un chasseur, un artilleur et un zouave en souvenir de la bataille. Devenu trop étroit, le pont fut reconstruit dans les années 1970-1974, Ce pont ne comportant qu'une pile, seule la statue du zouave fut conservée, les autres statues étant transportées dans divers endroits.


La statue du zouave permet aux parisiens de connaître le niveau des eaux de la Seine.



* Bataille d'Inkerman:


Bataille d'Inkerman, prélude au siège de Sébastopol
.

Le boulevard Inkermann est situé à Neuilly.


* Bataille de Balaklava:


C'est au cours de la bataille de Balaklava que les Anglais lancèrent
la célèbre charge de la Brigade légère.

* Bataille d'Eupatoria:


Tableau de Richard, Caton-Woodville 1894

Cette bataille a donné son nom à une rue du vingtième arrondissement de Paris.


* Siège de Sébastopol:


Le boulevard de Sébastopol à Paris sépare les premiers et deuxième arrondissements , ainsi que les troisième et quatrième arrondissements.

*Mer Putride:


Le Syvach ou mer Putride est un ensemble de marais et de lagunes peu profondes sur la côte occidentale de la mer d'Azof.

* Kaptchak: orthographié Kiptchak de nos jours. Les tribus kiptchaks étaient probablement issues d'un mélange de Turcs et de Bulgares de la Volga.

* Soudac:


Forteresse Génoise au Soudac en Crimée.

* Balaklava:


Balaklava: ruines de la forteresse génoise de Cembalo.

* Crimée:



Carte de la Crimée en 1896.


lundi 15 août 2022

 Les aérostats.


I

M. Nadar vient, par deux ascensions successives, de remettre en vogue les aérostats accueillis avec tant d'enthousiasme à leur origine, et objet de tant d'études il y a un demi-siècle. Il croit avoir découvert une machine aéromotive qui, au moyen d'une hélice, remplacerait pour nous les ailes données par Dieu aux oiseaux. Un savant membre de l'Académie des sciences attend beaucoup, dit-on, de l'expérience que veulent tenter les inventeurs de l'aéromotive qui, si j'en crois quelques personnes se disant bien informées, ne seraient pas M. Nadar, mais bien deux jeunes hommes qui doivent les premiers en faire l'essai. On devra toujours à M. Nadar* l'impulsion qu'avec son caractère ardent et hardi il a donné à l'entreprise, et il faut applaudir au courage qu'il a montré, quoi qu'on en dise,  en s'élevant dans les airs avec le gigantesque ballon dont nous parlerons plus loin. Nous ne ferons donc pas chorus avec les chroniqueurs qui, mollement couchés sur un sofa, et tirant nonchalamment des bouffées enivrantes d'un londrès* doré, accablent de leurs épigrammes faciles un homme qui, dans ce moment même, risque sa vie, - sa dernière lettre, datée du Hanovre, en offre une preuve douloureuse,- dans l'espoir de faire faire un pas à la science, et de servir ainsi tous ses contemporains et même ceux qui s'endorment en y pensant.
Mais, avant de parler du Géant et de l'hélice, je crois répondre à la curiosité du public en prenant à son berceau la science de l'aérostation.

II


Dans tous les temps, l'homme a été séduit par le désir de s'élever, de se mouvoir et de se soutenir dans l'air. La mythologie elle-même nous a conservé la tradition d'entreprises de ce genre; mais, depuis l'invention du Dédale et de la chute d'Icare, tous les efforts humains n'avaient obtenus aucun succès. Il est vrai que la chute d'Icare, chantée par Ovide, n'était pas de nature à encourager, et personne n'aurait voulu donner son nom à une mer au même prix.

Decitit, atque cadens: Pater, o pater, auferor, inquit.
Clauserunt virides ora loquentis aquæ.
At pater infelix, jam non pater: Icare, clamart,
Icare! clamat, ubi es? quove sub axe volas?
Icare, clamabat; pennas aspexit in undis:
Ossa tegit tellus, æquora nomen habent.

"Il s'affaissent, et, tombant: mon père, ah! mon père! cria-t-il, je suis emporté." Les eaux vertes de la mer lui fermèrent la bouche, alors qu'il cherchait encore à parler. Mais le malheureux père, - hélas! il avait cessé d'être père,- s'écrie "Icare! Icare! où es-tu? sous quelle sphère t'emporte ton vol?" Il criait encore! "Icare!" lorsqu'il aperçoit les plumes surnageant sur l'onde. La terre couvre ses os, et une mer portera désormais son nom."

Après un long intervalle, à la renaissance des sciences en Occident, l'esprit des savants s'était tourné de ce côté. On avait théoriquement entrevu la manière d'arriver au but, mais les expériences n'avaient pas répondu à ce qu'on attendait, la pratique avait été en désaccord avec la théorie, ce qui n'arrive que trop fréquemment.
Malgré le concours et les travaux du moine Albert Saxony, du jésuite portugais Mendoza, plus tard du célèbre et illustre Bacon, de François Lana, Gusman, Joseph Gallien, rien ne réussit. Leurs idées théoriques étaient justes, mais restèrent stériles faute d'applications satisfaisantes.
Le savant abbé Moigno, dans son journal les Mondes a rappelé que c'est dans les premières années du dix-huitième siècle que se fit la première ascension. Un moine portugais (nommé Gusmao), - c'est le Gusman indiqué plus haut,- se trouvant un jour à sa fenêtre, avait vu un corps léger flotter dans l'air et aurait voulu imiter le phénomène. Le corps aperçu était sphérique et concave, et avec ces indices incertains, il aurait fait un ballon. Puis voulant donner plus d'extension à sa découverte, il partit pour Lisbonne, et, en présence de Jean V et de la famille royale, avait placé un brasier sous son aérostat, il s'éleva dans les airs. Il était déjà au niveau des corniches des maisons quand une fausse manœuvre des gens qui tenaient les cordes de l'aérostat captif le fit descendre plus vite qu'il n'aurait voulu. L'expérimentateur ne reçut aucune blessure, dit la chronique. Mais l'inquisition, trouvant sans doute qu'il y avait quelque chose de répréhensible à jouer sa vie avec cette légèreté, interdit toute nouvelle tentative. Le moine Gusmao, ayant dit, dans un moment d'impatience, qu'il offrait d'enlever dans les airs le grand inquisiteur lui-même, fut mis en prison à cause de cette phrase qui parut irrévérencieuse. Les jésuites, toujours amis de la science, s'entremirent et réussirent à faire sortir l'inventeur de prison. Il passa en Espagne, où il mourut en 1724. Le nom dérisoire d'homme volant fut la seule récompense qu'il recueillit de son audacieuse entreprise.
Ce ne fut que soixante-quatre ans après l'expérience de Gusmao qui date de 1719, et vers la fin du dix-huitième siècle, que ce grand problème, presque résolu dans les traités scientifiques, arriva au but recherché, et il y arriva par hasard. Les frères Montgolfier, qui eux aussi avaient étudié la question, en trouvèrent accidentellement la solution. Depuis leur découverte, que nous allons raconter, l'aérostation est restée dans un long statu quo.
Ils étaient employés tous deux dans une manufacture de papier appartenant à leur père. L'un d'eux, Etienne Montgolfier, faisait brûler des déchets de papier, quand il s'aperçut qu'un sac, dont l'embouchure était tournée du côté du foyer, s'enlevait en l'air*. Ce phénomène de la dilatation de l'air frappa son esprit observateur, et il voulut immédiatement faire un essai avec le concours de son jeune frère.
En 1782, se trouvant à Avignon, ils tentèrent de recommencer en public leurs expériences, et firent monter jusqu'à une hauteur de vingt mètres un ballon dont l'enveloppe était en taffetas de Lyon doublée intérieurement de papier. Ils avaient rempli l'appareil d'air chaud au moyen de papier brûlé.
Peu de mois après, ils renouvelèrent cette expérience sur un gros ballon d'environ onze mètres de diamètre, construit de toile, tapissé intérieurement de papier. Avec un lest de deux cents kilogrammes, le poids total de l'aérostat atteignait quatre cent vingt-cinq kilogrammes.
On gonfla l'appareil d'air chauffé par un feu alimenté de paille et de laine hachée, fournissant un dégagement de gaz considérable auquel les Montgolfier attribuaient la force d'ascension de leur aérostat.
Ainsi chauffé et lesté, l'appareil s'éleva à une hauteur dépassant trois cents quarante mètres, et alla tomber à trois mille huit cents mètres environ de son point de départ.
Ce résultat attira l'attention des savants. L'expérience faite le 5 juin 1782, à Annonay, fut répétée à Paris, où Montgolfier était venu exposer sa découverte en 1785.
Il trouva dans Pilâtre Desrosiers, directeur du Musée royal, un admirateur et un ardent zélé collaborateur. Ensemble, ils préparèrent une ascension dans un ballon captif. Elle eut lieu sans aucun incident, le 20 septembre de la même année, devant toute la cour de Versailles.
L'enthousiasme fut immense. On était dans le temps des grandes espérances, et l'époque enivrée des utopies du dix-huitième siècle ne mettait pas de bornes à la théorie de la perfectibilité.
Au mois d'octobre suivant, Pilâtre Desrosiers, enhardi par ce premier succès, s'exposa avec le marquis d'Arlande, major d'infanterie, aux hasards d'un aérostat complètement libre, et donna au monde émerveillé le premier spectacle d'un voyage aérien. Les deux aéronautes, partis du château de la Muette, allèrent descendre à plus de deux lieues de leur point d'embarquement. Cette hardie expérience fit le plus grand bruit en France. On se croyait maître de la navigation atmosphérique. On ne pensait qu'au succès aussi éclatant qu'imprévu, sans songer aux imperfections présentes et sans remettre les progrès à l'avenir. On peut en juger par ce passage des Veillées du Château, où Mme de Genlis parle de la découverte du moment, en y peignant les sentiments qu'elle excitait à la fin du dix-huitième siècle:
" O prodige inconcevable qui confond la raison, triomphe heureux de l'audace et du génie! Est-il possible que le ciel ait permis à l'homme d'oser mettre cet espace immense entre lui  et l'élément dont il fut formé, et dans le sein duquel la nature a placé son tombeau!... Thélismar parait encore lorsque le globe, qui planait sur sa tête, s'abaissa majestueusement; alors, dans le char éclatant suspendu au globe, on distingue des figures célestes; ce sont des femmes: l'une a la beauté imposante et noble de Junon ou de Minerve; l'autre, vêtue de blanc et couronnée de roses, ressemble à l'Aurore et à la déesse charmante des fleurs et du printemps. Alphonse s'élance vers le globe; une violente palpitation de cœur le force à s'arrêter... "Non, s'écrie-t-il, ces objets ravissants ne sont pas des créatures mortelles!..."
Vous entendez un écho de l'enthousiasme universel dans ce dithyrambe en prose où brille de tout son éclat le style de Mme de Genlis, entrecoupé de points d'exclamations.
On peut encore apprécier le sentiment public par les distinctions qui furent prodiguées aux frères Montgolfier. des médailles furent frappées en leur honneur. ils furent nommés correspondants de l'Académie des sciences; leur père fut anobli.
Les frères Montgolfier inventèrent aussi les béliers hydrauliques, et leur nom resta à la première invention, les ballons à air chaud, qu'on appelle encore les montgolfières. Le plus jeune devint directeur du Conservatoire des arts et métiers.
Presque en même temps qu'avait lieu l'ascension du 20 septembre 1783 à Paris, les savants découvraient que les frères Montgolfier se trompaient en attribuant l'ascension des aérostats aux gaz produits par la combustion. Ce phénomène était dû à la dilatation causée par la chaleur dans l'air intérieur du ballon. Charles, le célèbre physicien, qui a conquis un grand nom dans la science par les progrès qu'il fit faire à l'électricité, remplaça l'air chaud par l'hydrogène, qui venait d'être récemment étudié par Cavendish. Ce même physicien dut la conservation de sa vie à l'électricité, et voici comment. Passant pour peu patriote sous la République une et indivisible, il s'attendait tous les jours à être décrété d'accusation, c'est à dire conduit à l'échafaud. Un jour on vint l'arrêter, mais il avait mis toutes les ferrures de sa porte en communication avec une batterie électrique très-fortement chargée. Le premier qui toucha la porte tomba comme foudroyé par la décharge électrique. Et pendant le temps que ses compagnons mirent à recevoir d'autres décharges de la pile et à aller chercher, épouvantés qu'ils étaient, des agents de police, le savant eut le temps de s'échapper par un escalier dérobé, si bien que, quand on enfonça la porte, il n'y avait plus personne dans la maison. Charles avait donc remplacé, dans les aérostats, l'air chaud par le gaz hydrogène, qui ne pèse environ que les sept centièmes de l'air atmosphérique. La densité de l'air étant prise comme unité, celle de l'hydrogène est représentée par 0,0692. Il construisit un premier ballon de taffetas rendu imperméable par un enduit de gomme élastique, et le rempli d'hydrogène. Il avait ainsi un appareil aérostatique plus persistant et plus commode que les montgolfières. Ce premier ballon partit de Paris, s'éleva à une hauteur de mille mètres, et alla retomber à Gonesse, c'est à dire à quinze kilomètres N. E. de Paris.
Mais, peu satisfait du succès obtenu par les montgolfières, il voulut montrer la supériorité de ses ballons. Pour payer les frais de son entreprise, il ouvrit une souscription de dix mille francs, qui fut aussitôt couverte de signatures. Son appareil consistait en un ballon sphérique, de taffetas enduit d'un vernis au caoutchouc. Le diamètre était d'environ neuf mètres; sa partie supérieure était recouverte d'un filet terminé par des cordes soutenant la nacelle; une soupape, placée au sommet du ballon, s'ouvrant de dehors en dedans, et dont la corde était aux mains de l'aéronaute, complétait l'appareil. La soupape donnait jeu au gaz contenu dans le ballon, et par ce moyen, l'aéronaute pouvait à volonté faire descendre son appareil en le rendant plus lourd.
Le 1er décembre 1784, l'appareil, ainsi construit, fut rempli d'hydrogène, et le hardi navigateur partit des Tuileries en compagnie de son ami Robert, au milieu des applaudissements d'une foule immense accourue à ce spectacle, et alla débarquer près du village de Nesle, à onze lieues de Paris.
Charles et Robert eurent bien des imitateurs. En 1785, le 7 janvier, quelques semaines seulement après la première tentative de l'inventeur, Blanchard et Jefferie entreprirent le brillant mais dangereux projet de traverser le détroit de Calais dans un ballon, et y réussirent.
Dans la même année, le 14 juin, Pilâtre Desrosiers et Romain, espérant mieux diriger leur appareil en joignant une montgolfière au ballon à gaz hydrogène, tentèrent, à l'exemple de Blanchard, de traverser le détroit. Ils éprouvèrent un désastre. Arrivés dans un air trop raréfié, la flamme de la montgolfière s'élargit plus que les voyageurs ne s'y étaient attendus; l'appareil prit feu, et les nouveaux Icares tombèrent dans la Manche, payant de leur vie l'essai qu'ils avaient voulu faire, victimes d'une explosion qu'ils n'avaient pas su prévoir*.
Le malheur arrivé à ces deux expérimentateurs ne ralentit en rien l'ardeur des savants et leurs ascensions. Les expériences se multipliaient, mais elles n'étaient encore qu'un jeu pour la curiosité du public. Le gouvernement n'encourageait pas cette nouvelle science; il n'avait pas même songé à se l'approprier ou à s'en servir. Ce ne fut que sous la République que Guyton de Morveau ouvrit l'avis d'utiliser les aérostats comme moyen d'observation contre les armées ennemies. Ce savant était du nombre de ceux qui, comme Monge, Berthollet et tant d'autres, était de la commission attaché au ministère de Salut public. Son idée fut accueillie. On construisit un ballon; quelques expériences qui eurent lieu à Meudon satisfirent la commission. On nomma Coutelle capitaine des aérostiers, avec la charge d'organiser sa compagnie. Le 26 juin 1794, à la bataille de Fleurus, les aérostiers aidèrent Jourdan à remporter la victoire, car le capitaine Coutelle inquiéta pendant neuf heures les impériaux, et, malgré le vacillement continuel de sa nacelle, il put examiner tous les mouvements des armées ennemies*.
Coutelle lui-même le dit dans sa relation:
"Ce n'est pas certainement l'aérostat qui nous a fait gagner la bataille. Cependant je dois dire qu'il gênait beaucoup les Autrichiens, qui croyaient ne pouvoir faire un pas sans être aperçus, et que, de notre côté, l'armée voyait avec plaisir cette arme inconnue, qui lui donnait confiance et gaieté."
Pendant trois ans la compagnie resta attachée à l'armée; mais, au bout d'un certain temps, on se lassa de cette nouveauté, et peu à peu, la compagnie d'aérostation se trouva dissoute.
Je ne voudrais pas trop m'étendre sur les voyages entrepris en ballon; mais pourtant il me paraît difficile de passer sous silence l'excursion scientifique exécutée par M. Biot, le savant éminent, qui nous a raconté une anecdote de sa vie dans la Semaine des Familles, et M. Gay-Lussac, puis ensuite M. Gay-Lussac seul. La première ascension eut lieu le 15 septembre 1804, et les deux savants en recueillirent des observations importantes dont ils enrichirent la physique et la météorologie.
Dans la seconde ascension, Gay-Lussac atteignit une hauteur de plus de sept mille mètres. Le baromètre descendit de 76 à 32 centigrades; le thermomètre, qui, au moment du départ, marquait 30° centigrade, descendit jusqu'à 10° en dessous de zéro. Les substances hygrométriques, telles que le papier, le parchemin, se desséchaient et se tordaient comme si elles eussent été exposées à l'action du feu. Dans ces hautes régions, l'azur céleste se fonce de plus en plus et devient noirâtre. Autour du voyageur règne naturellement le silence le plus absolu.
Ici se termine le résumé de l'étude d'aérostation et des essais fait pour atteindre le but.   

                                                                                                                    Félix N.

La semaine des familles, samedi 31 octobre 1863.

Nota de Célestin Mira:

* Nadar:


Nadar, de son vrai nom Félix Tournachon, est surtout connu pour ses photographies et ses caricatures. Il fut aussi passionné de ballons captifs et d'aérostat. Il réalisa la première photo aérienne.

* Londrès:


Les londrès sont des cigares fabriqués à La havane et destiné à l'origine au marché de Londres.

* Découverte des Montgolfiers:

Plusieurs versions circulent quant à l'origine de la découverte, entre autres, la montée des fumées pas une cheminée, l'envol de papier dans une cheminée ou encore une chemise ou un jupon d'une de leurs femmes séchant dans une cheminée. Cette dernière version est donnée par Félix Dugonet dans son ouvrage paru en 1903: L'invention de l'aéronautique à Avignon en 1782« Il voulut en se lavant chauffer la chemise qu'il allait mettre. À cet effet, il alluma devant la cheminée une flambée de papier et, serrant l'ouverture du col de la main gauche, il évasait les pans de la chemise en forme de cloche pour y concentrer la chaleur. Il arriva que l'air chaud, étroitement emprisonné dans le ballonnement bien réussi de la toile, se mit à élever avec assez de force la chemise gonflée au-dessus du foyer improvisé »



* Mort de Pilâtre de Rozier:





* Bataille de Fleurus:


Utilisation d'un ballon captif pour la première fois à des fins militaires, 
 lors de la bataille de Fleuru
s