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samedi 30 septembre 2017

La cocaïne.

La cocaïne.

La cocaïne, la néfaste "coco", a eu les honneurs de la dernière séance de l'Académie de Médecine, en compagnie de la morphine, de l'opium, du hachisch, et autre drogues du même genre.
Le gouvernement, ému, à juste titre, des accidents nombreux causés par ces stupéfiants, avait demandé à la savante compagnie le moyen d'en empêcher le commerce clandestin, tout en maintenant la vente licite de ces produits si utiles pour la médecine et la chirurgie.
Les mesures à prendre, à cet effet, sont nettement indiquées dans le rapport très documenté déposé par M. Lucet au nom de la Commission chargée de donner son avis sur le projet de décret soumis à son examen.
L'honorable rapporteur proposait de maintenir, en les renforçant, les dispositions du règlement actuel et les sanctions pénales qu'il comporte: vente de substances toxiques exclusivement par les pharmaciens et droguistes; délivrance de ces produits seulement sur ordonnance de médecins et de vétérinaires; tenue d'une comptabilité spéciale sur registres parafés par les autorités; interdiction absolue de vente à des mineurs, etc.
Une innovation, dont l'importance n'échappera pas, consiste dans la défense aux pharmaciens de délivrer deux ou plusieurs fois des toxiques sur le vu d'une même ordonnance, c'est-à-dire d'en consentir le renouvellement, à moins d'indication formelle de la part du médecin.
Tout cela n'empêchera peut être pas les vendeurs interlopes d'approvisionner de ces terribles drogues leur clientèle montmartroise; mais il est certain que leur commerce en sera rendu plus difficile.

                                                                                                                             Salagnac.

Les annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 14 décembre 1913.

Les crèmes mortelles.

Les crèmes mortelles.

La mystérieuse épidémie de Cholet, qui a causé la mort de presque toute une noce, n'est pas une chose nouvelle. Les crèmes mortelles ont déjà fait, à diverses reprises, de nombreuses victimes. Pour ne citer que les hécatombes dont elles sont responsables, en France seulement, depuis une douzaine d'années, il suffit de rappeler les empoisonnements de Valence, en 1901, de Bordeaux et d'Auteuil, en 1902, de la Porte Saint-Denis, en 1904, de Saint-Mandé, en 1905, etc. Et toujours, comme cette fois-ci encore à Cholet, les autorités judiciaires, les experts légistes et les savants, n'ont pu faire que des conjectures sur les causes réelles de la nocivité des préparations suspectes.
A Cholet, cependant, une constatation importante a été faite: il semble nettement établi par les enquêtes scientifiques, et notamment par les recherches du professeur Chantemesse, que le mal auquel les victimes ont succombé était d'origine microbienne. Ce fait paraît prouvé par la mort d'une personne qui n'avait pas mangé de la crème fatale et qui avait contracté la maladie en soignant un autre malade.
Mais d'où provenait le microbe et quelle était sa nature? Voilà, malheureusement, ce qu'il n'a pas été possible de reconnaître avec certitude.
L'hypothèse la plus plausible consiste à incriminer les œufs. En effet, puisqu'il s'agit d'une infection microbienne et non d'accidents toxiques, on ne saurait suspecter les récipients qui ont servi à la préparation des crèmes.
Pour la même raison, il faut écarter les divers ingrédients qui entrent dans leur composition, comme le sucre, la farine, le chocolat, le café ou la vanille. Quant au lait, qui est parfois, comme l'on sait, un redoutable porteur de germes nocifs, n'est-il pas stérilisé à la cuisson prolongée à laquelle il est soumis?
Restent les œufs, sujets, plus qu'on ne le croît généralement, à l'infection microbienne. Sans parler des contacts impurs qui peuvent les souiller après la ponte, on conçoit facilement que les microbes de l'intestin des poules puissent les polluer au cours de leur évolution. C'est surtout l'albumine du blanc d’œuf qui constitue un dangereux milieu de culture, avant la formation de la coquille.
Il ne faudrait pas inférer, néanmoins, de cette contamination possible des œufs, que cet excellent aliment soit condamné à perdre sa légitime réputation.
Quoi de plus sain et de moins suspect qu'un œuf à la coque? C'est certain, car d'un côté, les microbes intestinaux des oiseaux producteurs ne sont que très exceptionnellement pathogènes et, d'autre part, la contamination intérieure ou extérieure exige toujours un certain temps pour le développement des germes nuisibles.
On peut être assuré qu'un œuf réellement frais est toujours bon. Mais aujourd'hui que nous consommons des œufs qui viennent de très loin et qui sont conservés par la réfrigération ou par d'autres procédés, il est indispensable de s'assurer de leur degré de fraîcheur par le mirage. La moindre tache suspecte, le plus faible ballottement qui indique une introduction d'air ou la présence de gaz à l'intérieur de la coquille doit les faire absolument rejeter.
Nous pouvons donc conclure, avec l'un de nos savants confrères, que les crèmes ne tueraient sans doute personne s'il n'entrait que de bons œufs dans leur préparation.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 14 décembre 1913.

Lettres d'amour de soldats.

Lettres d'amour de soldats.


M. Frédéric Masson ajoute à sa grande oeuvre napoléonienne un nouveau volume. Celui-ci, en ses chapitres variés, nous apporte des révélations infiniment curieuses. La Cour, l'armée, les dignitaires, les maréchaux, la famille, autant de vivants portraits. Nous détachons de l'ouvrage une page émouvante, où l'historien cite et commente des lettres d'amour écrites par les soldats de Napoléon. Ces héros, entre deux combats, évoquaient de douces images, chères à leurs cœurs.


C'est là, évidemment, un choix fait par les Anglais, à seule fin "de nuire dans l'esprit public à l'expédition d'Egypte". Le but est de montrer le soldat français dépaysé, sevré tout aussi bien de vin clairet que de payse. "Je m'ennuie diablement après eux", écrit un général. Qu'est-ce que du simple fantassin? Il grogne, oui bien. C'est le grognard. Cela l'empêchera-t-il de se battre et de vaincre? Il grognait, hier, à Arcole, comme il grogne au Caire, comme il grognera à Vienne, à Berlin, à Madrid, à Moscou. Ils grognaient et le suivaient toujours.
Les Anglais ont manqué leur but, si c'était de prouver à la France le découragement de son armée. La France sait ce qu'il faut prendre de ces grogneries de ses fils; ne grognaient-ils pas déjà à Malplaquet, ceux qui ne coulaient point quitter la place, disant qu'ils avaient bataille gagnée et qu'on leur volait leur victoire? On trouverait de ces grognards à la suite de la Pucelle et de Bayard, comme de Villars ou du maréchal de Saxe. C'est ainsi. Mais il n'y a pas que cela. Il y a de l'amour. La pudeur britannique en a laissé passer quelques témoignages; à la vérité, l'on ne saurait dire si, sous cette libéralité, elle n'a point caché quelque ironie, car la première lettre d'amour qu'elle livre est de Tallien à sa femme. Il a accompagné Bonaparte avec toutes sortes d'espérances de fortune, mais il aspire à rentrer, tout de suite et à tout risque, tant l'amour le tourmente.

"Adieu, ma bonne Thérésia, écrit-il, les larmes inondent mon papier. Les souvenirs les plus doux de ta bonté, de notre amour, l'espoir de te retrouver toujours aimable, toujours fidèle, d'embrasser ma chère fille, soutiennent seuls l'infortuné.

                                                                                                                             Tallien"

Oui, toujours fidèle ! Thérésia lui avait repassé, en l'escomptant, un des vieux billets de Ninon; mais qu'il le serrât sur son cœur comme une valeur de tout repos, cela ne regardait que lui. Par malheur, d'autres lettres, que les Anglais publièrent, n'étaient point écrites par des maris à leurs tendres épouses et il advint que certains, qui étaient en France, apprirent ainsi, en deux langues, français et anglais, leur irréparable infortune.
Evidemment, l'éditeur anglais, ou plutôt genevois, car l'on assure que sir Francis d'Yvernois s'était chargé de la publication et de l'annotation, avait manqué de bienséance, mais pouvait-il savoir? Telle quelle, cette correspondance fournit sur l'état d'esprit de l'armée d'Egypte le renseignement le plus précieux. Eh bien! nous allons avoir sur l'armée de Russie un document analogue, plus certain, plus complet, plus authentique encore.
Presque dès le début de l'expédition, des courriers français furent pris par des Cosaques. Les lettres ainsi capturées (quelques unes, sans doute, sur des morts ou sur des prisonniers) furent réunies par les soins de l'état-major et, plus tard, classées aux archives de l'Etat. Elles y dormaient depuis lors; à diverses reprises, en ces dernières années, quelques spécimens ont été montrés en public. 




Ainsi le colonel de Villeneuve-Bargemon en donna quelques unes au Carnet de la Sabretache; M. A. Chuquet, de l'Institut, en a communiqué d'autres aux Feuilles d'Histoire et le capitaine Fabry en a placé certaines en appendice à La Correspondance Inédite de l'Empereur Alexandre et de Bernadotte; mais, isolées comme elles étaient, elles ne prenaient point leur intérêt; et, d'ailleurs c'était presque insignifiant par rapport à l'ensemble. M. Serge Goriaïnow, le directeur des archives impériales, eut la pensée d'en publier le plus grand nombre, en Russie et en France, et il demanda, à cet effet, le concours de La Sabretache, où deux hommes d'érudition et de bonne volonté, le commandant Martin, directeur du Carnet, et le savant M. Hennet, des archives de la guerre, associèrent leurs efforts pour identifier les personnages et annoter sobrement les textes. D'ici à quelques semaines, le volume, réservé aux membres de La Sabretache, va voir le jour.
C'était une grave expérience qu'on tentait là; on avait dû s'engager sans avoir vu toutes les pièces et sans avoir pu en juger l'ensemble; quelle impression s'en dégagerait-il, et sur notre peuple et sur la Grande Armée, et sur ceux qui la composaient? Car on ne s'était pas borné aux lettres de généraux et d'officiers: on avait tout pris pèle-mêle. On avait insisté pour obtenir, de la bonne grâce de M Goriaïnow, toutes les lettres de sous-officiers et de soldats qui auraient été conservées et, en même temps, on entendait donner les lettres venues de France, lettres de femmes, de mères, d'amies, de camarades. Jamais occasion si belle ne se serait trouvée de surprendre à la fois l'âme de l'armée et l'âme de la nation.
Oui, mais quelle épreuve, et ne pouvait-il pas arriver qu'au lieu de grandir par là elles fussent abaissées?
Ceux qui ont décidé cette publication ont fait crédit à la France et à ses soldats. En vérité, ils ont eu raison! Mis à part un ménage Junot, qui se révèle tel que l'imaginaient ceux qui ont été présentés à la duchesse d'Abrantès; mis à part un arriviste, le nommé Maillard de Liscourt, qui se complète, s'achève et se rend merveilleusement typique (c'est le même homme qui prétendit avoir reçu de l'Empereur, en mars 1814, l'ordre de faire sauter la poudrière de Grenelle), quelles admirables figures de bons soldats, de brave gens, d'amants imperturbables et de maris délicieux! Il est vrai qu'ils sont loin! Comme il y a de l'esprit, de la grâce, de la fierté, de l'amour! Et quels hommes!




Vous connaissez Morand, le comte Morand, général de division, grand-officier de la Légion, grand-croix de la Réunion, commandeur de la Couronne de fer, commandant la 1ère division du 1er corps d'armée?  Sa femme est Polonaise, il faut le croire, car il s'est marié à Varsovie en 1808, mais elle porte un nom à désinence franchement russe, car elle se nomme Parissow.
A la Moskowa, Morand a été blessé d'un coup de feu à la face, au moment où il était obligé d'évacuer les redoutes conquises; sur sa demande, pour ne pas inquiéter sa femme, cette blessure n'a pas été mentionnée au Bulletin. Il écrit à sa femme, le 10 octobre.

"Je t'ai écrit toute l'après-midi, mon Emilie adorée, une très longue lettre de six pages; mais, voyant que je ne peux la finir pour l'envoyer aujourd'hui à l'estafette, je prends le parti de t'écrire en deux mots pour aujourd'hui; demain, j'achèverai ma grande lettre. Ma santé est excellente, ma petite blessure, comme je te l'ai mandé, est entièrement guérie. Il me restera, pendant quelque temps, une petite cicatrice à côté du menton, à la joue droite, qui disparaîtra avec le temps...
"J'attends avec impatience la nouvelle de tes couches. Que le Bon Dieu te protège comme il m'a protégé dans les batailles. Bonjour, Emilie adorée, charme et bonheur unique de ma vie, je te presse mille fois sur mon cœur qui t'adore avec nos enfants chéris. Ton époux qui t'adore, ne vit et ne respire que pour toi."

Il y a là, chez ce quadragénaire, comme on disait alors, une délicatesse de sentiment en même temps qu'une passion et une tendresse qu'on ne se fût point attendu peut-être chez un des divisionnaires de Davout, tête de fer et cœur de feu; ceux qui ont à l'esprit sa conduite à Nantes, en avril 1815, son admirable proclamation, son livre: l'Armée suivant la Charte, savent ce que valent son intelligence, son patriotisme, son dévouement à l'Empereur; mais n'est-ce pas d'un cœur supérieur encore à l'esprit, cette lettre du héros à sa femme? Eh bien! ce sont de pareilles surprises à chaque page: il y a là de la gaieté, de l'humour, de la délicatesse, de la passion, de l'intrigue parfois, de l'ambition souvent, de la grognerie aussi, infiniment de bravoure et de noblesse, - quoi! l'âme française d'il y a cent ans!
On peut la montrer celle-là, à ses amis comme aux autres.

                                                                                                         Frédéric Masson.
                                                                                                       de l'Académie française.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 30 novembre 1913.

jeudi 28 septembre 2017

La canicule.

La canicule.


Le petit Moniteur illustré, 28 juillet 1988.

Le rentier du Marais.

Le rentier du Marais.

Le petit rentier est en vedette. C'est lui surtout, plus encore que les gros spéculateurs, qui assure le triomphe des grandes opérations financières nationales. Il a peut être un peu changé physiquement, depuis l'époque où Henri Monnier traçait de lui le piquant portrait qu'on va lire. Mais il en a conservé, moralement, toutes les qualités, toutes les vertus.


Depuis trente ou quarante ans, la même chambre recèle ce vieux rentier à perruque blonde râpée, qui vient de mettre au soleil sur sa fenêtre, à la seule place que lui laissent ses fleurs, son bocal de cerises à l'eau-de-vie. C'est de cette même petite chambre qu'il est parti pour accompagner successivement tous ses amis à la dernière demeure, et c'est de là que, selon toute apparence, il ira les rejoindre, car la maison qu'il habite n'est pas située dans un quartier qui puisse lui faire craindre les embellissements; d'ailleurs elle se trouve placée dans l'alignement.




Il y a plus de vingt cinq ans qu'il a eu affaire à son propriétaire; il sait, cependant, que, plusieurs fois, il en changea; mais il s'en inquiéta fort peu. La portière est la seule personne au monde avec laquelle il lui importe d'être bien. Aussi, jamais le moindre retard ne fut apporté dans l'accomplissement de ses engagements. Tous les trois mois, le 8, à midi sonnant, le terme est remis exactement entre les mains de Mme Desbrosses.
Depuis le jour où il prit possession de sa chambre, on ne put jamais lui adresser le moindre reproche. Jamais il ne renversa une goutte d'eau dans l'escalier; jamais il ne se mêla dans les propos; rarement il se coucha après la retraite, même du temps où, employé, il dînait, les jours de gratifications, avec ses amis du bureau. Si, parfois, il lui arrivait de rentrer à dix heures moins un quart, une sueur froide, un serrement de cœur, le saisissait en prenant le marteau de sa porte, et il cherchait avec inquiétude sur la physionomie de la portière s'il ne découvrait pas un peu d'humeur. Jamais il n'eut de chien, de chat, ni d'oiseau, et il resta brouillé cinq ans avec un camarade dont le carlin se permit, dans le corridor, quelques inconséquences que, cependant lui seul découvrit, mais qui auraient pu le compromettre; encore ne fit-il pas les premières avances lorsqu'ils se raccommodèrent: ce ne fut qu'après la mort de l'animal, causée par une attaque d'apoplexie foudroyante, qu'il consentit à revoir son ami.
Cet homme, type d'ordre et de bienséance, fut cependant un jour, troublé dans sa douce quiétude. Une brouille, survenue entre la laitière et les dames du carré, faillit compromettre à tout jamais la tranquillité dont il jouissait depuis tant d'années; on trouva qu'il devait faire cause commune avec la maison qui avait à se plaindre de ses mauvais procédés et de la diminution de la marchandises dans les tasses; il fut donc décidé que, dans une circonstance aussi grave, M. Lasserre devait se mettre de la partie. Il eut beau alléguer pour raison qu'il ne pouvait pas d'un jour à l'autre changer ses habitudes, parce qu'on était en querelle avec une femme qui toujours s'était conduite fort décemment avec lui: ces motifs, bien que fort plausibles, ne prévalurent pas, ils ne furent point appréciés, il devint la victime du corridor. 




En butte à toutes les méchancetés des voisines, il fut contraint de rentrer dans sa chambre son fourneau, toléré depuis quinze ans à sa porte, mais qui, dès lors, encombra le carré, et à supprimer sur sa croisée, par un décret émané de la loge, son jardin qui fatigua le toit.
Cette mesure lui parut arbitraire, il s'obstina; mais son fourneau, qu'il avait été forcé de mettre sur sa commode, et qui le privait d'une grande partie du jour qu'il recevait de sa croisée, ses giroflées et ses capucines, auxquelles il fallait renoncer, l'obligèrent à capituler. Après avoir mûrement pesé toutes ces considérations dans sa sagesse, il capitula; tout le temps que dura la guerre, il en fut quitte pour aller chercher son déjeuner deux rues plus loin.
Dans toute saison, il est levé à six heures, fait son lit, présente, en allant chercher son déjeuner, ses respectueux hommages à la portière, bat ses habits, purifie ses chaussures, et passe la majeure partie de la matinée à visiter les travaux publics; à trois heures, il rentre dîner, va faire sa digestion à la place Royale et se couche à la brune. L'hiver, il passe ses soirées assis autour du billard du café Turc, ne parle à personne, déteste les enfants, mange seul, boit seul et, le lendemain, recommence sa vie de la veille.

                                                                                                          Henri Monnier.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le Dimanche, 30 novembre 1913.

mercredi 27 septembre 2017

Le soldat au théâtre.

Le soldat au théâtre.


Il est intéressant, en ce moment, d'évoquer les innombrables pièces qui, depuis cent ans, dans notre littérature, ont excité ou dénigré le militarisme. Si nous en reconstituons la liste, nous suivons la courbe des sentiments que les générations successives ont eus pour les choses de l'armée. Ces opinions varient selon la mode et les circonstances. Jusqu'au déclin du premier Empire, le soldat n'est guère mis à la scène; il prend part à des actions autrement retentissantes, ce héros véritable dédaigne de se transformer en héros de tragédie. Après 1815, il entre dans la légende. Les Français, impatients de repos, n'ont pas plutôt joui de ce bien, qu'ils envisagent avec complaisance les maux dont ils avaient pâtis; ils ont la nostalgie de la gloire. 
A ce moment, Scribe (il était très opportuniste, très intelligent) se dit que le spectateur cherche dans la fiction beaucoup moins l'image de ce qu'il possède que l'illusion de ce qu'il regrette, et que le meilleur moyen de lui plaire est de flatter son caprice. Il lui montre ces êtres extraordinaires qu'un vent d'orage avait balayés. 
S'il eut été poète, il leur eût imprimé une allure épique. Ce n'était qu'un vaudevilliste; il leur attribua une physionomie cordiale et brillante. Les modèles abondaient. Il les copia en les diminuant; il les rendit aimables. 


Les colonels de Scribe.

Ces liens de la phalange napoléonienne, voués à une retraite prématurée, rongeant leur frein, suspects à des gouvernements pusillanimes, chéris des libéraux qui voyaient en eux un admirable instrument d'opposition, et des femmes qui frémissaient aux récits de leurs anciens exploits et s'attendrissaient sur leurs malheurs; ces grognards, ces sergents laboureurs, Scribe les épousseta, leur fit un bout de toilette, introduisit au sein du théâtre de Madame son théâtre.



Les colonels de Scribe.

Ce répertoire, objet d'innombrables railleries, méritait la faveur qui lui fut pendant un si long temps prodiguée. Autant Scribe est haïssable quand il aborde la haute comédie, qu'il rabaisse au niveau du vaudeville, autant il est agréable quand il consent à ne point forcer son génie. Ses petits ouvrages appartiennent maintenant à un passé mort. Rien n'est plus meurtrier aux œuvres dramatiques que la demi-vétusté, période de transition et d'inquiétude qui correspond à l'âge ingrat de la "cinquantaine".



Les colonels de Scribe.

Les visages féminins redoutent cette épreuve. Mais lorsque, enfin, les rides sont avouées, que les cheveux blancs veulent bien se laisser voir, il en résulte un rajeunissement subit, une transfiguration... La pièce, irrémédiablement fanée, ne vit plus que d'une vue rétrospective, de la vie du bibelot. C'est encore une manière de vivre qui a son charme.



Les colonels de Scribe.

Tels les colonels de Scribe. Ils sont exquis. Et d'abord, ils ont le prestige de la jeunesse (Sous le grand empereur, les galons se gagnaient en une seule campagne, à la pointe de l'épée). Un sous-lieutenant interroge une moustache grise:
- Que faut-il faire pour devenir rapidement colonel?
- Il faut se faire tuer plusieurs fois et continuer de vivre.
Galant et valeureux, le colonel de Scribe est, cependant, délicat, animé de scrupules chevaleresques. S'il enlève la femme du voisin, c'est avec infiniment d'égards, comme en s'excusant; il courtise, de préférence, la jeune veuve ou la jeune fille, celle qu'on peut épouser; il pousse l'aventure gaillardement et se marie au couplet final. Car il chante... Sanglé dans la tunique, le bras arrondi, la bouche en cœur, l’œil tout ensemble impérieux et langoureux, il unit, dans ses couplets, la France à l'espérance, la gloire à la victoire, les lauriers aux guerriers.
- Ecoutez-moi, dit Adolphe, jeune capitaine à M. de Gondreville, son jeune colonel... Suppliez votre sœur de prendre patience, d'attendre la première bataille... Je ne lui en demande pas davantage.
Aussitôt l'orchestre d'attaquer une ritournelle, et Adolphe, s'avançant à la rampe, de fredonner, d'une voix virile et tendre:


En prononçant le nom d'Elise,
Tous deux, gaiement, nous chargeons l'ennemi.
Il est battu, la ville est prise;
Je suis blessé, Dieu merci!
Qu'une blessure rend aimable!
Quel intérêt je lui vais inspirer.
Un bras de moins, je puis tout espérer. 
Et qui sait, même... un boulet favorable
peut m'emporter et me faire adorer.

Ceci se chantait sur l'air de Préville et Taconne, et soulevait de frénétiques applaudissements. Il est certain que le jeune capitaine Adolphe et le jeune colonel de Gondreville inspiraient de chaudes sympathies aux sujets de Charles X... Alors, on aimait le militaire.
Cette prédilection s'accroît sous le règne suivant, encouragée par Louis-Philippe, qui satisfait sa rancune contre la Restauration en popularisant la légende napoléonienne. Les odes de Victor Hugo, les chansons de Béranger, les lithographies de Raffet et de Charlet, la solennelle manifestation du retour des cendres, toutes ces "actualités" se retrouvent au théâtre. La foule se rue aux spectacles du cirque Olympique; les pièces qui s'y jouent mettent en scène le troupier français se mesurant contre le Saxon ou l'Anglais. 



Les soldats de l'empereur, toujours victorieux, touchent 1 franc par soirée, tandis que les comparses chargés de figurer les vaincus reçoivent 1 franc 25;  l'allocation supplémentaire de cinq sous atténue, pour ces derniers, l"humiliation de la défaite et les désagréments des mauvais coups que nos fantassins, saisis d'une folle ardeur chauvine, persistent à leur asséner, le rideau baissé, dans la coulisse.
Au culte de la vieille garde s'ajoute le rayonnement des succès que remportent en Afrique, Cavaignac, Changarnier, Lamoricière, Bugeaud, Bugeaud surtout, l'homme à la casquette, qui partage avec Abd-el-Kader l'honneur d'exciter la verve des faiseurs de revue.
Cependant, une réaction contre cet enthousiasme se dessine; elle va se prolonger jusqu'à la veille de 1870. Le soldat descend lentement de l'Olympe où l'avait juché l'idolâtrie populaire; son auréole s'évanouit. Un nouvel idéal remplace l'idéal guerrier; peu à peu, le civil supplante le militaire. L'amoureux, dans les œuvres de théâtre, ne porte plus d'épaulettes: il s'adonne aux carrières dites "libérales", ou bien il est artiste (la bourgeoisie ne méprise pas les arts, à condition que ces arts productifs mènent à la fortune en même temps qu'à la renommée). Scribe, attentif à surveiller l'horizon, à flairer le vent, comprend tout le premier que ses jeunes colonels ont cessé de plaire. il leur tourne le dos sans vergogne. Le héros de La Camaraderie est un avocat; Emeric, de Une Chaîne, un musicien... Et non seulement l'officier perd son crédit, mais une nuance de ridicule s'attache à sa personne. On le déclare stupide, "bête comme son sabre". Le Clavaroché d'Alfred de Musset, cynique, brutal, se fait duper et bafouer par un petit clerc... Dix ans plus tôt, le public n'eût pas toléré un tableau si offensant.




A l'avènement du second Empire, le mouvement d'hostilité s'accentue. La soldatesque est haïe par les adversaires du "tyran": philosophes, polémistes, généreux utopistes de 1848, dont le coup d'Etat a dissipé les chimères. Ceux-là même qui restent sensibles à la gloire des armes et saluent sur les boulevards le défilé triomphal des troupes d'Italie se laissent pénétrer d'un sentiment ignoré par leurs pères: la pitié. 
Des ligues se créent pour la paix du monde. On voue à l'exécration l'horreur du sang versé, la barbarie des massacres. Et pendant qu'Erckmann-Chatrian publient, avec un immense succès, leurs romans humanitaires: Le Conscrit de 1813, Madame Thérèse, Waterloo, des ironistes sapent le militarisme en l'inondant de ridicule. 




Jules Noriac, dans le Cent Unième Régiment; Durandeau, dans ses dialogues facétieux, persiflent l'infatuation des chefs, la naïveté du clampin Dumanet, l'imbécillité et la routine de la vie de garnison. Enfin, Meilhac et Halévy écrivent leur chef-d'oeuvre: La grande-Duchesse, qu'accueille un éclat de rire universel. On s'esclaffe aux dépens du général Boum. On ne rêve que désarmement et accord entre les peuples. 
Sarcey nous a souvent conté cette anecdote significative. Il faisait une conférence sur Horace; il expliquait, à sa manière, en la reliant aux événements du jour, l'idée maîtresse de la tragédie de Corneille.
- Imaginez, dit-il, qu'une méchante querelle lance l'une contre l'autre la France et l'Allemagne, que ces deux pays soient en guerre...
Une bordée de sifflets interrompit son développement. Un spectateur se leva du parterre et hurla, en montrant le poing à l'orateur:
- Monsieur, retirez cette phrase. Elle est impie.
C'était en 1869, un an avant la dépêche d'Ems.
Le réveil fut tragique: au lendemain de nos désastres, l'armée redevint l'objet d'une religion fervente et douloureuse. Nul n'eût osé lui toucher, fût-ce d'une main légère. Au contraire, tous les hommages qui lui étaient rendus sous une forme directe ou voilée communiquaient à la foule un frisson patriotique. 



On se rappelle l'émotion intense que lui firent éprouver le premier acte de Jean de Thommeray, le quatrième acte de La Fille de Roland, et même cette opérette d'Offenbach, La Fille du Tambour-Major, qui se dénouait sur une marche martiale, drapeaux et clairons en tête.
Dès lors, revirement complet. Le "jeune colonel" de Scribe ressuscite; il réintègre l'emploi d'où la génération précédente l'avait chassé; il redevient héros de romain ou de comédie. On lui enlève, il est vrai, deux ou trois galons, pour la vraisemblance (l'avancement n'était plus aussi rapide qu'aux âges légendaires); mais, capitaine, lieutenant, c'est bien le même homme que nous retrouvons, modernisé d'allure et de langage, dans l'Etincelle, de Pailleron, dans l'Abbé Constantin, de Ludovic Halévy. Il est aimable, il est aimé, le public lui sourit. Ce changement de disposition se révèle à mille indices. En 1878, La Grande-Duchesse réapparaît aux Bouffes; cette reprise détermine une sorte de malaise dont on relève la trace dans les journaux. Paris s'engoue à nouveau du panache et du plumet; sous les traits de Jeanne Granie, il applaudit le plus sémillant des "petits ducs" et la plus crâne des "petits colonels".




Ce beau feu de devait pas durer. Le vieux levain de haine antimilitariste qui couvait sous la cendre se ralluma. Les impressions de l'Année Terrible allaient s'effaçant, passaient à l'état de souvenir dans l'esprit des générations montantes; la propagande des doctrines socialistes accélérait par sa force corrosive ce travail de démolition. Coup sur coup, parurent d'âpres satires: Le Cavalier Miserey, d'Abel Hermant; Au Port d'Arme, d'Henri Fèvre; Sous-Offs, de Lucien Descaves; d'irrévérentes parodies comme Le Colonel Ramollot, de Charles Leroy, Courteline lui-même contribua innocemment à affaiblir la vénération superstitieuse que l'on avait pour l'armée. Ses cordiales et larges bouffonneries, très-pures d'intention, étalent les misères du pousse-caillou, la dureté du joug sous lequel il ploie, les côtés caduc du règlement qu'il est contraint d'accepter; elles ridiculisent la caserne. Joyeuses de forme, ce sont, au fond des réquisitoires. Elles soulignent ce qu'il y a de moralement incompatible entre l'institution militaire et les principes qui servent de fondement à la société démocratique, entre la liberté et l'obéissance, l'égalité et le respect de la hiérarchie, la fraternité et la discipline. 
Si l'on résume et si l'on groupe en faisceau les indications éparses dans les pièces de théâtre, les livres, les discours, les articles où, vers la fin du dernier siècle, cette grave question fut agitée, il en ressort que le devoir militaire est le plus rude et le plus ennuyeux des servages; qu'il faut néanmoins s'y plier, d'abord parce qu'on ne peut faire autrement, puis par conscience, pour ne pas laisser la patrie, au jour du danger, sans défenseurs; mais aussi que les chefs, munis d'une autorité redoutable, en doivent tempérer la rigueur par beaucoup de douceur, d'indulgence et de bonté. C'est ainsi que la plupart des jeunes Français envisagèrent de 1885 à 1910, la nécessité d'acquitter l'impôt du sang.
Et voici que maintenant, les énergies, éteintes ou apaisées, ressuscitent. Le peuple reprend goût au spectacles guerriers. D'abord, il s'est engoué de la légende napoléonienne, il a aimé dans l'Histoire la gloire de nos armes; puis, insensiblement, cet amour de l'héroïsme est devenu plus vivant, plus actif; il détermine un courant dont le théâtre subit la répercussion... Partout où sonne le clairon, où retentissent les cris de revanche et de victoire, à l'Ambigu, chez Réjane, chez Guitry, la foule accourt. Encore un pas dans cette voie et les pantomimes belliqueuses du cirque Olympique et du cirque Gymnique renaîtront. Ainsi, tout recommence. Ainsi le présent rejoint le passé.

                                                                                                                     Adolphe Brisson.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 28 septembre 1913.

lundi 25 septembre 2017

L'explosion d'Anvers.

L'explosion d'Anvers.

La formidable explosion d'Anvers s'est produite dans un atelier de démontage de cartouches établi par M. Corvilain près du port. Immédiatement le feu s'est communiqué aux grands hangars contenant du pétrole, de MM. Reith et Cie, et les flammes s'élevaient à plus de deux cents mètres de hauteur. Des éclats de cartouches sont tombés sur divers points de la ville, jusque sur la Bourse, qui était remplie de monde.
Par suite de la commotion, des milliers de vitres ont été brisées.
Des toitures de maisons s'effondraient et des détonations, moins violentes que la première, étaient entendues dans les maisons atteintes.
La fabrique occupait, tant ouvriers qu'ouvrières, vingt-six personnes. Toutes avaient été tuées sur le coup. Il n'est pas resté trace de leurs cadavres; le terrain où s'élevait la poudrerie a été rasé par l'explosion.




Aux environs, des passants avaient été frappés par des projectiles. Dans les maisons voisines, qui avaient pris feu, des femmes et des enfants avaient été comme foudroyés.
Les secours s'étaient organisés rapidement. Les autorités, la police, la gendarmerie étaient sur les lieux. Les prêtres, les sœurs de charité soignaient les blessés, et les troupes transportaient les cadavres à la morgue.
Au bout d'une demi-heure, on avait découvert aux alentours du lieu du sinistre 150 morts et 80 blessés. La plupart des victimes sont des ouvriers.
A la Bourse, une panique s'était emparée des assistants, au moment où la toiture était criblée de projectiles. Il en est résulté une bousculade terrible. Nombre de bras et de jambes cassés. Un jeune homme a été foulé aux pieds et ne s'est pas relevé.
Les hangars de pétrole étant en feu, il ne fallait songer qu'à garantir les bâtiments voisins. Aussi, jusqu'à la nuit, les soixante mille barils de pétrole que contenaient les magasins ont-ils flambé et fait explosion.
Les lignes téléphoniques et télégraphiques passent dans un égout, près de ces hangars. Les fils d'acier ont fondu. Les communications ont été interrompues dans la ville.
Les efforts des pompiers ont été impuissants à combattre ce fléau.
On ne pouvait approcher du lieu du sinistre. A cent mètres de la ligne de feu, la chaleur était telle qu'on aurait été asphyxié.
L'affolement de la population a été extrême.
Le lendemain, le roi Léopold est venu de Bruxelles pour visiter les victimes de la terrible catastrophe.
En signe de deuil, l'administration communale de Bruxelles a contremandé un grand nombre de fêtes annoncées.
Les souscriptions ouvertes dès la première heure par les journaux ont produit déjà une somme considérable.
L'aspect des hôpitaux était horrible. On y entendait les râles des agonisants qui se mêlaient aux hurlements des victimes dont les corps étaient couverts de brûlures profondes.

Le petit Moniteur illustré, dimanche 29 septembre 1889.

dimanche 24 septembre 2017

Les troupes coloniales à l'Exposition universelle.

Les troupes coloniales à l'Exposition universelle.

Nous avons déjà parlé des troupes coloniales qui font la garde du Palais et des temples exotiques de l'Exposition à l'Esplanade des Invalides.
Nous publions aujourd'hui quelques curieux portraits de ces soldats indigènes.




Leur service est peu chargé: on les amuse comme on peut; on les a conduit l'autre jour au Châtelet, et quoique émerveillés du spectacle, ils lui préfèrent de beaucoup le théâtre annamite. 




Libres de deux jours l'un, ils sont casernés, ainsi que les cipayes de l'Inde, les tirailleurs sénégalais, les spahis et autres soldats coloniaux à l'Ecole militaire.






Nous avons eu la curiosité de visiter leur quartier, et la chose en vaut la peine. 




Dans ce bâtiment dont les fenêtres donnent sur la cour Lecler-Almandet, sont logés tous les soldats étrangers venus à Paris pour l'Exposition: sur les postes du long couloir où s'ouvrent les chambres sont inscrits les noms de Madagascar, du Luxembourg, de Monaco, de la République Argentine, des Etats-unis, du Vénézuéla... etc.; 



on entend là les commandements les plus insolites et l'on y rencontre les uniformes les plus imprévus. 







Et cette caserne internationale fait, dans ce coin de l'Ecole militaire, une sorte de république universelle ou fraternisent les hommes de guerre venus de tous les pays pour assister à notre grande fête de la paix.


Le petit Moniteur illustré, dimanche 28 juillet 1889.

Curieuses lettres de sauvages à l'Exposition.

Curieuses lettres de sauvages à l'Exposition.


Quelques uns des Okandas qui se trouvent sur l'esplanade des Invalides ont prié M. de Brazza de bien vouloir transmettre leurs nouvelles à leur famille. M. de Brazza a immédiatement satisfait à ce désir et il a pris lui-même note sur un calepin des réflexions que les Okandas désiraient envoyer au Congo. Voici les principaux passages traduits de trois de ces lettres:

Agoulamba à Ngiogoni (petite poule), son frère, au village de Djangui, terre de Bongi, district de Lopé.

Va chez ma mère Chiono, au village d'Oleko, et dis lui que son fils se porte bien. Garde bien mon fétiche de famille: offre lui du poisson, des bananes et une poule. Va chercher trois grands féticheurs qui feront à mon intention une cérémonie pour qu'il m'arrive rien de mal dans ce voyage. Dis à tout le monde que nous sommes dans une ville qui est, à elle seule, aussi grande que tout le territoire des Okandas. recommande bien à tout notre monde de bien veiller sur nos femmes, surtout quand elles iront loin aux plantations ou à la pêche.

M'Bengo, chef de pirogue, à Rembangue, à son frère, au village d'Odembe, district d'Aschuka.

Dis à tous les Okandas, qui nous conseillaient de ne pas aller si loin, que, malgré tout ce qu'ils pensaient, le voyage s'est très bien passé, et personne n'a été malade. Et tout le monde est bien content ici. Et nous mangeons de la viande tous les jours. Et tu vas dire à M'Bico, du village de Boya, qu'il aille construire une grande case, qui sera prête à mon retour. Je le payerai avec des marchandises, car j'en aurai gagné beaucoup.

Lettre de Mamoaka, chef de pirogue.

Qu'on fasse appeler Lemba et Lendé, mes deux frères, Niati et Sobi, mes neveux, et mon oncle Limoassa. Et qu'on leur dise d'aller au village de Duomalambomba, où s'est sauvée une de mes femmes, Micadilemba. et qu'ils s'arrangent avec la famille pour qu'elle revienne au village.
Si elle rentre, je récompenserai bien sa famille à mon retour. Et si celle-ci réclame de suite des marchandises, que mes parents les lui avancent. A mon tour je saurai récompenser les services qu'on m'aura rendus ou punir ceux qui m'auront fait tort dans cette affaire.
Nous sommes ici, à Paris, très bien, dans une ville où il y a tellement de monde, que les blancs sont serrés comme des plants de maïs dans les champs. Et tout le monde va bien. Et le grand commandant (M. de Brazza) est avec nous. Et nous sommes bien contents d'être venus. Et il faut dire à tout le monde que, lorsque nous rentrerons, nous aurons tant de choses à dire sur ce que nous avons vu, que nous pourrons parler pendant des mois entiers avant d'avoir fini.
Et, en dernier lieu, qu'on dise à ma femme Iressa qu'elle fasse savoir à la station de Lastoursville, dès qu'elle aura mis au monde le petit que j'attends, pour qu'on me l'écrive.

Le petit Moniteur illustré, dimanche 16 juin 1889.

samedi 23 septembre 2017

Le duc d'Aumale.

Le duc d'Aumale.


Le journal officiel a publié le décret suivant:

Le Président de la République française,

Vu la délibération du conseil des ministres, en date de ce jour, 
Sur la proposition du ministre de l'intérieur,

Décrète:

Art. 1er.- Le décret, en date du 13 juillet 1886, interdisant le territoire de la République française à M. Henri d'Orléans, duc d'Aumale, est et demeure rapporté.
Art. 2.- Le ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution du présent décret.

Fait à Paris, le 7 mars 1889.

                                                                                                    Carnot.

Par le Président de la République;
Le ministre de l'intérieur,
        
          Constant.


Le duc d'Aumale, est revenu en France, dans sa patrie.
Nous savons trop combien lui était cruel et pesant l'exil pour douter du bonheur qu'il ressent aujourd'hui et pour ne pas nous y associer.




On sait dans quelles circonstances il avait été proscrit.
Atteint dans un grade glorieusement conquis, déchu du droit de porter son épée si souvent tirée pour le service de la France, chassé de cette vaillante armée qu'honoraient ses vertus militaires et qui les admirait, il n'avait pu retenir un cri de colère et de protestation.
L'exil en avait été le châtiment.
Depuis, à diverses reprises, le gouvernement s'était montré disposé à retirer l'inique décret du 13 juillet 1886. Puis, pour de prétendues causes  "de politique générale", il en avait ajourné le retrait.
La donation même du domaine de Chantilly,  la démarche de l'Institut ne purent vaincre ses hésitations. A la veille de l'élection du 27 janvier, une confidence, sans doute intéressée, de M. Floquet à M. Léon Renault avait fait renaître la question. Elle était restée en suspens.
C'est le ministère Tirard qui l'a reprise, à l'instigation de M. Spuller et l'influence de ce dernier qui en a fait décider tout à coup la solution.
Le rappel du duc d'Aumale est un acte de stricte justice et de bonne politique que le pays a accueilli avec joie.
Le lendemain de son retour, le duc d'Aumale s'est rendu à l'Elysée, où il a été reçu par le Président de la République, auquel il a adressé les paroles suivantes:


"Monsieur le Président,

En touchant le sol de la patrie, mon premier soin est de vous exprimer les sentiments que m'inspire l'acte que votre gouvernement vient d'accomplir, dans des conditions également honorables pour celui qui en est l'auteur et celui qui en est l'objet, honorables surtout pour la France. C'est votre premier souci, je le sais; c'est aussi le mien: c'est là ce qui touche mon cœur; c'est ce dont je tenais à vous remercier."

L'entrevue entre le Président de la République et M. le duc d'Aumale a été des plus courtoises.
Le duc s'est entretenu ensuite quelques instants avec les officiers de la maison militaire.

"Messieurs, a-t-il dit en les quittant, je suis heureux de vous trouver là, et heureux de m'y trouver."

Il s'est rendu ensuite à l'Académie française.
On devine avec quelle émotion M. le duc d'Aumale a repris son ancienne place en exprimant le regret de ne plus retrouver à côté de lui son vieil ami, son vieux maître, M. Cavillier-Fleury.
M. Jules Simon, directeur, a ensuite prononcé l'allocution suivante:

"Vous avez demandé, monseigneur, qu'il n'y eût rien de changé à l'ordre du jour; mais songez que c'est la première fois que vous venez parmi nous, depuis le magnifique don que vous nous avez fait. Nous ne pouvons nous dispenser de vous exprimer notre gratitude et la joie que nous fait éprouver votre retour. Quoique nous n'ayons jamais cessé de le désirer et de montrer par tous les moyens en notre pouvoir à quel point nous le désirions, il nous semblait à nous-mêmes que cette place vide au milieu de nous nous accusait d'ingratitude. Vous étiez, Monseigneur, le dernier français que dussent atteindre des lois d'exil, vous qui avez si noblement et si courageusement obéi aux lois du pays dans les circonstances les plus difficiles.
Voilà, grâce à une décision qui honore le gouvernement, la famille littéraire est au complet. En regardant autour de vous, monseigneur, vous ne trouverez rien de changé malgré quelques figures nouvelles. C'est toujours le même respect pour votre personne et, s'il est permis de le dire au plus humble de nos confrères, la même chaleureuse amitié accrue encore par les trois ans d'exil que nous venons de souffrir."

Le petit Moniteur illustré, dimanche 24 mars 1889.