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mercredi 19 août 2015

Le conducteur du cotillon.

Le conducteur du cotillon.


Ce n'est point un roi constitutionnel, car il règne et gouverne, mène et ramène, vote et promulgue à lui seul la loi; c'est plus qu'un homme, car non-seulement il propose, mais il dispose! C'est le Neptune du bal, dont le Quos ego arrête les flots tournoyants des danseurs, dont un geste souverain déchaîne de nouveau la tempête des polkas et des mazurkas; un Jupiter tonnant qui, par un seul froncement de ses noirs sourcils, quelquefois il les a blonds, fait gronder le tonnerre de l'orchestre ou le réduit au silence. L'antiquité en eût fait un dieu. Il aurait eu le droit de prendre le titre de l'empereur du bal: modeste et débonnaire, il se contente du titre de conducteur de cotillon.
Ce n'en est pas moins un maître. Ses ordres sont souverains, ses arrêts sans appels. La mère vient humblement le solliciter afin qu'il élève sa fille à la dignité enviée de conductrice de cotillon. Il parle et on l'écoute, il commande et l'on obéit, il marche et on le suit. Il est du petit nombre des souverains qui ne craignent pas les révolutions.
Il est vrai que son règne dure peu, mais il recommence.




Quand le bal a traversé toutes ses péripéties, les valses, les mazurkas, les polkas, les contredanses, que les bougies qui mesurent la durée de ces folles joies commencent à diminuer, que les couronnes de fleurs, si fraîches au début du bal, se fanent et que les joues roses des danseuses pâlissent, que les mères avertissent par un signe de tête leurs filles qu'elles donneront bientôt le signal du départ, un cri s'élève dans la troupe joyeuse: Le cotillon!
Le cotillon, c'est le dénouement du bal: c'est la charge dernière qui doit clore la bataille. A ce cri, les plus endormis se réveillent, les plus fatigués se redressent. Les gourmands quittent le buffet, les joueurs même abandonnent les tables de whist pour aller danser ou pour aller voir danser, selon leur âge, le cotillon.
Dans les premiers actes du bal, tout est prescrit, réglé d'avance. La contredanse a son code, comme la littérature classique a son art poétique: la chaîne des dames, en avant deux, la trémis et le reste. La mazurka et la polka ont aussi leurs lois qu'enseignent Cellarius, Laborde et leurs rivaux. Rien de pareil pour le cotillon. On entre ici dans l'imprévu et dans l'arbitraire. L'imagination du conducteur a carte blanche: plus il innove, plus il conquiert de suffrages; le conducteur de cotillon doit être un inventeur. Il faut qu'il découvre, non pas précisément comme Christophe Colomb l'Amérique, comme l'infortuné Franklin le pôle nord, ou comme le capitaine Speke les sources du Nil, mais qu'il découvre des choses neuves dans la danse, qui est aussi ancienne que le monde, car les hommes ont presque aussitôt dansé que pleuré; qu'il devienne un novateur après tant de novateurs; Carlostadt après Luther, Calvin après Carlostadt; Socin après Calvin; Scherer après Socin; Taine après Scherer; ou pour aller chercher nos comparaisons dans un ordre d'idées moins grave, Victor Hugo avec son Ruy Blas après Népomucène Lemercier, Vacquerie et son Tragaldabas, Théodore de Banville avec ses Odes funambulesques. C'est comme chez Nicolet, de plus en plus fort.
Que n'a-t-on pas osé, que n'a-t-on pas tenté dans le cotillon?
On y a encadré un concert de mirlitons dans lequel tous les danseurs et toutes les danseuses, embouchant l'instrument criard, semblent sonner à qui mieux mieux la fanfare du retour de la foire de Saint-Cloud.
C'est bête, mais c'est nouveau. Partant la chose fut très-applaudie, car au cotillon, une bêtise dans sa primeur réussit mieux qu'une chose spirituelle à sa seconde édition.
On a inauguré ensuite le concert des crécelles. Tous les danseurs et toutes les danseuses y ont paru agitant avec frénésie cet instrument au bruit perçant et aigu, dont la marchande de plaisirs se sert pour appeler les chalands, en y mêlant les sons discordants de sa voix en fausset.
Certes, ce n'était pas le cas de crier: V'là le plaisir!, car, au bruit de cette musique discordante, le plaisir s'envolait à tire d'aile. On dit même qu'on a vu des sourds se boucher les oreilles. N'importe! le jour où, pour la première fois, les crécelles firent leur avènement, le conducteur de cotillon fut presque porté en triomphe. Les Kleber de sa cour lui dirent: "Vous êtes grand comme le monde," et il se coucha le lendemain en s'écriant comme le savant antique: Eureka, (je l'ai trouvé). Encore une fois, c'était assez bête, mais c'était nouveau.
Une autre fois, on a vu paraître la joyeuse bande agitant de petites poupées vêtues en folies, sans oublier les grelots, et chacun se trémoussait, folie sur folie, l'un portant l'autre, et faisait le plus de bruit qu'il pouvait. Quelle cohue! quel tapage! Les bébés, en favoris noirs, agitant leurs poupées avaient l'air un peu drôle: mais n'était-ce pas nouveau, et quoique un peu bête, n'était-ce point par conséquent charmant?
Je ne parle pas des excentricités qui ont passé en service ordinaire; chaque jeune fille assise sur une chaise, avec un  tabouret devant elle, et tenant dans les mains un bouquet et un verre d'eau; le bouquet pour le donner au danseur qu'elle choisit et le verre d'eau pour renvoyer le danseur qu'elle refuse; il est bien heureux que le conducteur de cotillon ne prescrive pas de jeter au nez du danseur le contenu ou même le contenant! Puis encore, toutes les jeunes filles, derrière une porte, et ne laissant passer que leurs mains gantées que les danseurs prennent au hasard, en tirant ainsi à la loterie leurs danseuses, image assez exacte, ce me semble,  de la manière dont se font certains mariages, que le P. Hyacinthe attaquait dernièrement du haut de la chaire de Notre-Dame, et dans lesquels on ne consulte pas plus les convenances d'idées, de sentiments, en un mot les rapports de deux âmes, que s'il s'agissait d'une folle contredanse.
Je m'arrête, car je n'ai pas le moins du monde l'intention de faire un traité ex professo sur le cotillon. Une remarque encore, cependant. J'ai bien souvent entendu dire: "Comme nous nous sommes amusés!" Jamais je n'ai lu sur le visages des danseurs et des danseuses du cotillon cette joyeuse acclamation: "Comme nous nous amusons!"
Ils s'agitent, ils se secouent, ils se démènent; mais au fond, ils ne s'amusent guère. Ils dansent le cotillon, par acquit de conscience, parce qu'il est convenu qu'il n'y a pas de bal bien mené qui ne se termine par un cotillon. Ils s'ennuient afin de pouvoir dire qu'ils se sont amusés. Beaucoup d'entre eux, succombant à la fatigue, aimeraient mieux être dans leur lit, et je vois d'ici des jeunes filles qui commencent à se frotter les yeux pour ne pas s'endormir debout, et dont les têtes penchées semblent appeler leur oreiller. Pauvres enfants! Mais le cotillon a son point d'honneur qu'il faut sauvegarder. Un cotillon qui ne dure qu'une heure est un cotillon manqué, presque déshonoré. Son mérite se mesure à sa durée, et le regard sévère du conducteur de cotillon, suivant ses sujets et ses sujettes dans leurs évolutions rapides, surveille les fugues et prévient les désertions. Il faut que chacun demeure à son poste, dût-il emporter chez lui une courbature ou une pleurésie. C'est tout de même quelquefois bien ennuyeux d'être obligé de s'amuser!
Quand au conducteur de cotillon, il faut que ce soit au physique un beau danseur, un bel homme ou tout au moins un bellâtre.
On s'accorde moins sur les qualités intellectuelles qui lui sont nécessaires.
J'ai entendu dire par un pessimiste méchant, dont les jambes vieilles et goutteuses avaient probablement une rancune de jeunesse contre le cotillon: "De même qu'il faut un lièvre pour faire un civet, un gentilhomme pour faire un gentilhomme de la chambre, il faut un sot pour faire un conducteur de cotillon."
Cela est trop absolu. J'ai vu des jeunes gens de beaucoup d'esprit conduire un cotillon, et je dois ajouter que leur esprit n'empêchait pas du tout leurs jambes de bien remplir leur rôle.
- Les y aidait-il?
- C'est une autre question.

                                                                                                                          Félix-Henry.

La Semaines des Familles, 12 janvier 1867.

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