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samedi 28 février 2015

Le procès des chiens.

Le procès des chiens.


Ceci est une fable dessinée, représentant, comme d'habitude, une scène de la vie humaine, parodiée par des animaux.


Il s'agit d'un grand procès longuement débattu, et dont les parties intéressées attendent le résultat. Le juge est un caniche de la grande espèce, dont le dessinateur anglais a respecté la toison, afin de rappeler l'immense perruque des magistrats de son pays. Il vient d'ôter ses lunettes, comme s'il renonçait à mieux voir; et, recueilli, dans son for intérieur, le regard légèrement soulevé, une patte sur le livre de la loi, il prononce l'arrêt!
A droite se trouve le groupe des plaideurs auxquels il donne gain de cause. L'un d'eux, chien épagneul placé tout en bas, réfléchit, le museau appuyé contre terre; il commente en lui-même les paroles du juge, et attend avec calme la conclusion des "Considérants". Plus haut, un de ses consorts, gros chien de garde à tête noire, confiant dans sa force qu'il prend peut être pour le bon droit, s'est doucement endormi; en avant, un griffon écoute avec ravissement: la cause a été comprise, voilà de la justice! Enfin, dans le haut, et à demi caché par le fauteuil magistral, un quatrième intéressé semble tout yeux et tout oreilles; il sourit enchanté. Son procès est gagné.
A notre gauche, nous voyons les plaideurs déboutés.
Celui du bas lève les yeux au ciel; il prend les dieux à témoin de l'inique sentence. Au-dessus de lui, un énorme chien de troupeaux serre les dents de rage; sa petite oreille, son œil à demi clos, son aire féroce et sournois en font un ennemi redoutable. Une levrette, personnage mélancolique et discret, lui jette un regard de côté; évidemment, elle craint d'être compromise dans quelque violence de son dangereux confrère.
Au-dessus de la levrette, un roquet, qui se sent trop faible pour se révolter contre le juge, l'insulte en lui tirant la langue; derrière lui un chien loup grince des dents; il dit à son voisin, d'une physionomie toute débonnaire: -Vous voyez, on nous condamne! Que je meure si je ne me venge pas du grand juge! Le voisin s'efforce de l'apaiser par sa résignation.
La scène est complétée par l'huissier qui, au fond de la salle, les deux pattes sur la balustrade du tribunal, crie au public: Silence!, par le chien de justice apportant dans sa gueule une nouvelle pièce qui arrive trop tard, et par le greffier placé en avant du juge et de même race que lui, mais d'une plus petite espèce.
La malice et la variété des expressions ont rendu cette composition célèbre chez nos voisins les Anglais, qui, comme l'on sait, ont un goût tout particulier pour la race canine, et généralement moins de respect pour leurs juges que pour leurs lois.

Magasin pittoresque, décembre 1849.

vendredi 27 février 2015

Les deux destinées.

Les deux destinées.

Les deux destinées sont là sous vos yeux, développés en tableaux successifs. 
D'un côté vous avez le sort de l'ouvrier laborieux; de l'autre, celui du débauché. ici, le travail en famille, le repos du foyer, la joie du salaire légitimement conquis; là, l'oisiveté des cabarets, la femme et les enfants que la fièvre dévore, et, pour réveil inévitable d'un rêve tourmenté, la prison!


Quant à l'origine des deux existences opposées, l'artiste vous l'a expliqué suffisamment quand il a écrit au dessus de celle qui vous épouvante: L'esprit au désordre; au-dessus de celle qui vous console: Le cœur à l'ouvrage!


Tout est, en effet, dans ces deux mots.
L'homme que vous voyez là, qui oublie les devoirs sérieux pour les turbulentes jouissances, qui va traverser les vices d'une course folle, et qui arrivera tôt ou tard au crime, c'est l'Esprit qui l'emporte, le même Esprit insatiable et sans freins qui perdit Faust, l'Esprit qui tenta le Christ sur la montagne. Génies sublimes et âmes grossières sont également exposés à ses fascinations. Resserré dans les humbles nécessités de la vie, on s'y trouve trop à l'étroit, on brise la chaîne des habitudes journalières, on monte la fantaisie comme on monte un cheval sauvage sur lequel on galope au hasard, et quand on veut l'arrêter, il est trop tard: fleurs et moissons, tout a été brisé sous les pieds!
Voyez, au contraire, celui que le cœur conduit. Il a repoussé les curiosités dangereuses, les audacieux caprices; il a aimé, et tout, dans sa vie, s'est subordonné à cet amour. Comme le ruisseau suit sa pente, il est allé là où était le bonheur de ceux qu'il devait protéger; il a accepté pour eux la fatigue, il a supporté l'ennui, et, insensiblement, ennuis et fatigues se sont dissipés; le devoir qui lui pesait comme un joug l'a orné comme une couronne.
Quand le Christ a béni les hommes pauvres en esprit et riches par le cœur, il a résumé la loi morale toute entière. Réunissez toutes les philosophies, et vous ne trouverez rien de plus simple, de plus général, de plus continuellement utile.
Les Arabes racontent qu'un élu de Dieu fut un jour rencontré par un ange qui lui proposa d'accomplir son souhait le plus cher. L'élu,  dont l'esprit s'était tourné vers la contemplation de l'infini, demanda à connaître le monde qui enveloppe la terre. L'ange l'y transporta; mais arrivé à ses dernières limites, l'élu vit s'ouvrir un autre monde qu'il voulut également visiter, puis dix autres, et mille autres qu'il traversa sur les ailes de son guide. Or, plus il s'enfonçait dans ces abîmes de la création, moins il était satisfait; le désir de connaître l'emportait toujours plus rapidement, comme malgré lui; sa course devenait à chaque instant plus douloureuse, et cependant, il ne pouvait s'arrêter! Tout à coup, il sentit cette fièvre s'éteindre, et il cria à l'ange de ne pas aller plus loin. Au-dessous de lui, à travers les nuées, il venait de reconnaître, sous un bouquet de palmiers, la petite maison dans laquelle il était né. Un souvenir du cœur avait subitement calmé les caprices de l'esprit.

Magasin pittoresque, décembre 1849.

La silhouette du lapin.

La silhouette du lapin.

Le brave paysan est entouré de sa famille, et ses doigts adroitement enlacés projettent sur la muraille blanchie la silhouette d'un lapin qui dresse les oreilles et de ses petites pattes se frotte le museau; l'assistance attentive sourit.


Qui n'a vu quelques-unes de ces représentations domestiques dont la bonne volonté et la bonne humeur font tous les frais? qui n'y a point été tour à tour public et acteur? c'est par ces jeux égayants que le foyer a surtout du charme pour l'enfance; qu'il devient le théâtre de ses plaisirs, de ses affections; qu'il crée les souvenirs charmants destinés à parer, comme autant de gracieux tableaux, l'intérieur de la famille, et à nous le rendre précieux à jamais.
De tels divertissements sont d'ailleurs une révélation d'habitudes; ils témoignent de la sollicitude du père pour ses enfants, du besoin qu'il a de leur joie, de son aptitude à se faire petit pour se rapprocher de leur taille, de sa complaisance à rebrousser chemin dans la vie pour recommencer à sentir avec eux. C'est la preuve d'une affection ingénue et complaisante, comme le sont toutes les affections sincères.
La condescendance de l'homme pour l'enfant a d'ailleurs en soi-même quelque chose qui attendrit. On aime cette soumission de la force à la faiblesse, cette humilité de celui qui sait devant celui qui ignore. Ce que dit le Christ: Laissez venir à moi les petits enfants, est un des mots les plus profonds et les plus touchants de l’Évangile.
"Je me défierai toujours, disant Jean-Jacques, ce celui qui n'aime ni les enfants, ni les fleurs."
C'est en effet dans la sympathie pour ces gracieux inférieurs que l'on trahit surtout ses instincts. L'anecdote de Henri IV marchant à quatre pattes pour amuser ses enfants au moment où l'on introduit un ambassadeur et demandant la permission de finir le tour de la chambre, a plus prouvé en faveur de la bonté de son cœur que vingt actes politiques justement loués par l'histoire.
Les plaisirs qu'offrent le monde sont le plus souvent passagers, quelquefois funestes, presque toujours énervants; ceux de la famille, au contraire, fortifient et se renouvellent, car nous ne les empruntons pas aux autres, mais à nous-même; la source en est, non point dans des efforts dispendieux, mais dans notre caractère; eux seuls ne laissent point cette langueur, arrière goût de toutes les distractions bruyantes, et dont l'Imitation a dit que les jours joyeux faisaient les tristes lendemains; la gaieté factice que nous cherchons au dehors agit sur nous à la manière des vins capiteux qui enivrent quelques heures pour nous laisser ensuite dans l'abattement et le dégoût; la gaieté du foyer ressemble à l'eau pure de la source dont la fraîcheur ranime et désaltère.
Ne dédaignons donc pas les naïfs divertissements qui captivent, autour du foyer, le cercle de la famille: aimons tout ce qui peut y faire luire un rayon d'innocente joie, tout ce qui resserre les liens de l'intimité domestique, tout ce qui rend le savoir facile. Rien n'est puéril de ce qui contribue à rendre heureux. Toute la sagesse humaine doit tendre à un seul but: devenir homme pour supporter la douleur, et rester enfant pour recevoir la joie.

Magasin pittoresque, décembre 1849.

L'étendard du prophète.

L'étendard du prophète.

L'étendard sacré (sandjaki-chérif) est pour l'empire ottoman une sorte d'oriflamme qui ne se déploie jamais que lorsqu'un péril imminent menace l'Etat.
C'est, pour ainsi dire, un article de foi pour les Turks de croire que le sandjaki-chérif fut porté par les mains victorieuses du prophète Mohammed lui-même, ainsi que par les khalifes ses premiers successeurs qui le transmirent à la dynastie des Ommiades à Damas, l'an de l'hégire 661 (1283), et l'an 750 (1372) de la même ère aux Abbassides, à Bagdad et au Caire.
Lorsque Sélim 1er fit la conquête de l'Egypte en 1517, et renversa le khalifat, cet étendard passa à la maison des Osmanlis. Dans le principe, il était sous la protection du pacha de Damas, en sa qualité de chef conducteur de la caravane annuelle du pèlerinage de la Mecque. En 1595, il fut apporté en Europe sous la responsabilité du grand visir Sanan-Pacha, et arboré dans la guerre de Hongrie comme talisman qui devait raviver le courage des Musulmans et rétablir la discipline entièrement perdue dans leurs rangs.
Mahomet III confia le saint drapeau, de l'an 1595 jusqu'en 1603, à une garde de trois cents émirs, sous la surveillance de leur chef Nakibol-Echref. Depuis, quarante porte-enseignes, chargés de le porter tour à tour, ont été choisis parmi les portiers du sérail. Les quatre divisions de cavalerie, désignées sous le nom spécial de bultki-erbaa (gardes du corps), sont préposées particulièrement à sa défense.
Cet étendard sacré est enveloppé de quarante couvertures de taffetas vert, et renfermé dans un fourreau de drap vert qui contient également un petit koran écrit de la main du khalife Osman, et les clefs d'argent de la Kaaba, que Sélim 1er reçut du chérif de la Mecque. L'étendard a quatre mètres de longueur; dans l'ornement d'or (une main fermée) qui le surmonte, se trouve un autre exemplaire du Koran, écrit par le khalife Omar, troisième successeur de Mohammed.
En temps de paix, ce précieux drapeau est gardé dans la salle du noble vêtement: c'est ainsi que l'on nomme l'habit porté par le prophète. Dans cette même salle sont encore gardées les autres reliques vénérées de l'empire, les dents sacrées, la barbe sainte, l'étrier sacré, le sabre et l'arc de Mohammed, et les armes et armures des premiers khalifes.
A la guerre, on dresse une tente magnifique pour recevoir l'étendard sacré, et l'on y attache par des anneaux à une lance de bois d'ébène, coutume qui rappelle le petit temple où était déposée l'aigle des légions romaines, suivant le récit de Dion Cassius.
A la fin de chaque campagne, le coupon sacré de soie verte qui forme cet étendard, est replacé avec beaucoup de solennité dans un coffret très-richement orné.
jusqu'à notre temps, cet étendard n'a point cessé d'être pour les Turks un talisman réel, destiné à rassembler les défenseurs de l'islamisme, et à exciter leur courage dans les combats contre les chrétiens.
En 1648, à l'avènement de Mahomet IV au trône, le grand visir n'eut qu'à planter de sandjaki pour ranger à ses intérêts le corps des janissaires; et récemment, en 1826, le sultan Mahmoud l'a fait déployer pour dissoudre cette garde formidable.
Cette sainte bannière n'est d'ailleurs déployée qu'en temps de guerre et à toute extrémité; c'est le signal de mettre à l'instant tout en oeuvre pour sauver l'empire.
Il est interdit à tout chrétien d'arrêter, d'hasarder même un regard profane sur ce gage vénéré de salut. Le 27 mars 1769, quand Akhmet III déclara la guerre à la Russie, et qu'à cette occasion la cérémonie d'arborer le sandjaki-chérif eut lieu, l'internonce de la cour d'Autriche à Constantinople, voulant en être témoin caché, avait retenu une chambre chez un mollah à un prix très-élevé; puis, trouvant une autre chambre ailleurs, il rompit son premier marché. Pour se venger, le mollah alla dénoncer la curiosité de cet ambassadeur aux janissaires, qui, transportés d'une rage fanatique, coururent à la maison où ils se trouvaient, cachés derrière une jalousie, l'imprudent spectateur et sa famille. Les furieux enfoncèrent les portes: ils n'osèrent mettre la main sur la personne sacré du ministre qui représentait Joseph II; mais ils maltraitèrent cruellement l'épouse et la fille de l'internonce, et massacrèrent dans la rue un grand nombre de chrétiens tout à fait innocents de cette indiscrétion. Le divan chercha par de riches présents à réparer cet attentat, et le cabinet de Vienne rappela son plénipotentiaire.

Magasin pittoresque, décembre 1849.

Chasse au faucon.

Chasse au faucon.

Sur les miniatures qui nous représentent les mœurs de la fin du moyen âge, on voit souvent les femmes nobles mêlées aux plaisirs de la chasse. 
En général, elles ne portent point d'armes, elle ne frappent point elles-mêmes leur proie: elles lancent et suivent du regard, dans les airs, le fier oiseau chasseur, qui est l'un des emblèmes de la noblesse féodale.


Lorsqu'à la fin du seizième siècle ce genre de chasse fut abandonné, les femmes durent renoncer à un exercice où il fallait de sa propre main, transpercer ou foudroyer les animaux. Quelques rares tentatives de jeunes femmes de notre temps pour s'enhardir à ce jeu sanguinaire n'ont excité que répugnance et raillerie. Au dernier siècle, on trouve encore les dames dans les chasses royales, mais elles n'y assistent que comme spectatrices.
La scène que nous reproduisons est tirée d'un manuscrit de la Bibliothèque nationale: elle a déjà été publiée dans l'ouvrage de Strutt sur les jeux du moyen âge.

Magasin pittoresque, novembre 1849.

Jean de Nivelles.

Jean de Nivelles (1)



Nous avons déjà rapporté l'une des traditions qui expliquent le proverbe bien connu: "il est comme le chien de Jean de Nivelles qui s'enfuit quand on l'appelle."

Une traîtresse voix bien souvent nous appelle; 
Ne vous pressez donc nullement.
Ce n'était pas un sot, non, non, et croyez-m'en, 
Que le chien de Jean de Nivelles.

                                                                                     La Fontaine.

D'après cette tradition, Jean de Montmorency, seigneur de Nivelles, s'étant rangé du parti de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, son père, qui guerroyait sous l'oriflamme de France, lui intima l'ordre de revenir combattre à ses côtés dans les rangs de l'armée française. Jean n'en voulut rien faire; son père cria plus haut, Jean fut sourd encore; enfin le père se mit en marche à la tête d'une nombreuse escorte pour soumettre son fils rebelle; mais celui-ci crut qu'il n'était pas prudent de l'attendre et prit la fuite. Alors, dans sa colère, le père de Jean de Montmorency et le peuple auraient flétri du nom de chien ce fils lâche et fugitif.
Suivant une autre tradition citée dans le Dictionnaire de Trévoux, Jean de Montmorency aurait été appelé à comparaître devant le parlement de Paris, comme coupable d'avoir frappé son père; il ne déféra point à l'appel du parlement et se sauva en Flandre; et c'est à cette occasion que le peuple, justement indigné, l'aurait flétri de ce surnom de chien.
Quoi qu'il en soit de ces anecdotes historiques, il reste à rechercher quel motif a fait donner le nom de Jean de Nivelles à la statue de bronze qui sonne les heures au sommet d'une des tours latérales de l'église de Sainte-Gertrude, à Nivelles. Est-ce un nom honorifique? est-ce un sobriquet railleur?


On rapporte qu'en 1202, lorsqu'un grand nombre de seigneurs, entraînés par la voix éloquente de Foulques de Neuilly, eurent pris la croix pour la délivrance du Saint-Sépulcre, maître Jean de Nivelles se joignit à eux et s'illustra par sa bravoure; ce qui fit donner le nom de Jean de Nivelles à la statue de la tour Sainte-Gertrude.


Enfin voici une quatrième hypothèse moins connue: Arnould de Raisse raconte, dans son livre intitulé: Auctarium ad natales sanctorum Belgii, que dans le douzième siècle le couvent d'Oignies comptait au nombre de ses membres un nommé Jean de Nivelles, chanoine de l'ordre de Saint-Augustin, docteur en théologie, très-bon prédicateur et ancien doyen de l'église Saint-Lambert, à Liège. La goutte lui ayant paralysé une jambe, on fit venir de France un médecin renommé, qui promit à Jean de nivelles, sa guérison s'il voulait s'imposer un repos rigoureux.
"- Combien de temps peut durer ce repos? demanda le vieillard.
- Quatre mois, répondit le médecin.
- Trop malheureux serais, répartit le saint homme, s'il me fallait durant quatre mois m'abstenir de travailler au salut de mon prochain."
Le médecin se retira, et Jean de Nivelles, bravant les douleurs les plus aiguës, poursuivit sa pieuse mission. Mais il vit bientôt ses maux s'aggraver.
"Le bienheureux Jean de Nivelles, dit la légende, était fort malade, et s'en allait mourir. L'extrême fatigue et les austérités l'avaient tellement endolori, que tout bruit un peu vif, tout mouvement imprévu redoublaient son agonie. Ce cruel état durait depuis huit jours, lorsqu'on décida d'écarter de lui son chien qu'il aimait beaucoup, mais qui, par ses jappements et sa vivacité, lui causait de fréquents saisissements. D'abord on crut qu'il suffirait de le chasser, mais l'animal était si importun à revenir, car il était très-attaché à son maître, qu'il fallut le mettre hors de la maison et le battre de verges, à toutes les heures du jour et de la nuit, pour le tenir éloigné. La première journée, le saint vieillard ne dit rien, mais le lendemain il demanda son chien; on lui dit qu'on l'avait éloigné afin de hâter sa guérison; et comme il soupirait, on ajouta qu'il devait supporter cette privation, si c'en était une pour lui, en esprit de pénitence. Jean garda le silence, mais on voyait qu'il était affligé. Le troisième jour il demanda encore son chien: on lui fit la même réponse, il se tut tristement encore. Cependant la maladie faisait de rapides progrès; on vit bien que Jean allait mourir. Le matin du quatrième jour il ne parla plus, mais il étendit la main pour caresser une dernière fois son chien fidèle. Un des frères fut touché de compassion, et on alla appeler le chien. Ce fut peine inutile; on avait battu tant de fois la pauvre bête pendant trois jours, que, bien qu'il rôdât encore autour de la maison, il n'osa plus l'approcher, et, comme s'il se fût fait en lui une révolution, il s'enfuyait au contraire à mesure qu'on l'appelait. Ce manège dura deux jours, autant que la dernière agonie du malheureux Jean de Nivelles. A l'heure où le maître trépassa, le chien s'élançant au loin s'enfuit et ne reparut jamais."


(1) Extrait de la Notice historique sur la ville de nivelles, etc. par M. François Lemaire.

Magasin pittoresque, novembre 1849.

jeudi 26 février 2015

Femmes sablaises.

Femmes sablaises.
              (Vendée)


La ville des Sables d'Olonne, port de mer situé sur l'océan, fait partie du département de la Vendée. Les campagnes qui l'environnent sont fertiles  et habitées par une des populations les plus saines et les plus robustes de la France entière. Les hommes sont presque tous marins; les femmes se livrent à la culture et la pêche.
Leur costume a un caractère général que varie seulement la coiffure. Celle-ci change presque à chaque commune; la plus élégante est la coiffe frisée ou cabriole.


Pendant les heures de travail, les Sablaises marchent presque toujours pieds nus. Par les grands froids, elles sont chaussées de sabots et de patines, avec des bas sans pieds que, dans le pays, on nomme viroles. Lorsqu'elles vont à la fontaine, elles portent sur l'épaule la courge chargée aux deux extrémités d'une buie ou galon.
En hiver, elles sont vêtues d'une sorte de mante qui descend à mi-corps et dont l'aspect est très-singulier. Cette mante se trouve recouverte de huit à dix livres de laine tordue en écheveau et teinte en bleu ou en noir. C'est ce qu'on appelle les franges ou les bouchons. Les veuves des marins portent cette mante même pendant l'été, comme un vêtement de deuil.

Magasin pittoresque, novembre 1849.

Les flagellants.

Les flagellants.

A Pérouse, prit naissance, en 1259, un de ces grands mouvements religieux dont l'histoire du moyen âge offre plus d'un exemple. 
"Tout à coup, dit un chroniqueur, la peur du jugement dernier saisit les esprits: on vit les nobles et le peuple, les vieillards et les jeunes gens, et jusqu'à des enfants de cinq ans, se réunir et aller presque nus dans les rues des villes. Ils marchaient deux à deux en procession, chacun tenant un fouet à la main, et, au milieu des gémissements et des larmes, ils se frappaient si rudement que leur sang coulait en abondance."
De Pérouse le mouvement gagna toute l'Italie et s'étendit de là en Allemagne, en Bohême et jusqu'en Pologne. Les Flagellants, car c'est ainsi qu'on les appela, marchaient non-seulement le jour, mais la nuit à la clarté des torches et des cierges, et, dit le même chroniqueur, "on en voyait des milliers précédés par des prêtres, avec des croix et des bannières, courir les cités et les campagnes, nus des épaules jusqu'à la ceinture, malgré la rigueur de l'hiver, la tête et le visage couverts pour ne pas être reconnus. Ils se flagellaient deux fois le jour pendant trente-trois jours en mémoire du nombre des années que, suivant la tradition, le Christ avait passés sur terre."
A la suite de leurs prédications, suivant le même historien, les ennemis se réconciliaient, les usuriers et les voleurs restituaient les biens mal acquis, tous les pécheurs confessaient leurs fautes, on ouvrait les prisons, on délivrait les captifs, on rappelait les exilés. Toutefois des pratiques et des doctrines hétérodoxes furent bientôt introduites par les nouveaux pénitents. Ainsi ils prétendaient que personne ne pouvait être absous de ses péchés s'il ne faisait un mois la pénitence qu'ils s'étaient imposée et qui, suivant eux, était utile aux morts, même à ceux qui étaient en enfer ou en paradis.
Les princes des pays parcourus par les flagellants, entre autres Mainfroi, roi de Sicile, Henri, duc de Bavière, et les évêques d'Allemagne et de Pologne s'effrayèrent de ces rassemblements tumultueux, et prirent contre eux des mesures rigoureuses qui parvinrent à les dissiper.
Quatre-vingt-dix ans plus tard, les mêmes faits se renouvelèrent après une peste terrible qui avait ravagé une partie de l'Europe. Au mois de juin 1349, dit un chroniqueur, il vint de la Souabe à Spire deux cents hommes sous la conduite d'un chef et de deux autres supérieurs. Ils passèrent le Rhin dès le matin au milieu d'une foule immense, firent devant l'église de Spire un grand cercle, au milieu duquel ils se déshabillèrent, ne gardant qu'un vêtement qui les couvrait depuis la ceinture jusqu'aux talons. Ils marchèrent ainsi en procession autour du cercle, se prosternèrent l'un après l'autre, les bras étendus en croix. Ceux qui étaient au dernier rang passèrent sur les corps des premiers en leur donnant un petit coup; puis ceux-ci se levèrent à leur tour en se flagellants eux-mêmes de leurs fouets, dont les nœuds étaient armés de quatre pointes de fer. Après cette cérémonie, un d'entre eux lut au peuple assemblé une lettre qu'un ange, disait-il, avait apportée à Jérusalem. Elle annonçait que pour calmer la colère de Dieu, irrité contre les péchés du monde, il fallait que chacun se bannît de chez lui et se flagellât pendant trente-quatre jours.
A Spire, les flagellants recrutèrent environ cent personne pour la confrérie, et plus de dix mille à Strasbourg. Pour être admis, il fallait jurer, entre autres choses, obéissance aux chefs, et, afin, de n'être pas obligé de mendier, avoir assez d'argent pour dépenser quatre deniers par jour. Les gens mariés devaient prouver qu'ils avaient eu le consentement de leurs femmes.
Les flagellants ne recevaient des aumônes que pour leur communauté, et ces aumônes étaient destinées à acheter des torches et des bannières. Ils se flagellaient deux fois le jour, le matin et le soir, soit dans la ville, soit dans la campagne, et une fois la nuit en secret. Ils portaient des croix rouges à leurs habits et à leur bonnet. En général ils ne demeuraient pas plus d'une nuit à chaque paroisse, excepté le dimanche où ils s'arrêtaient deux nuits.


D'Allemagne, les flagellants se répandirent en France.
"Cette gent, dit un chroniqueur, vint premièrement de la langue thioise, comme de Flandre, de Brabant, de Hainaut, et ne passa point Lille, Arras et les frontières de Picardie. Mais assez tôt après s'en émurent plusieurs et par plusieurs tourbes de Lille, de Tournai et des marches d'environ, et vinrent en France jusqu'à Troies en Champagne, et jusques à Reims; mais ils ne passèrent point plus avant. Le roi de France, Philippe VI, manda par ses lettres que l'on les prit par tout son royaume, où l'on les trouverait faisant leurs cérémonies. Mais nonobstant ce, ils continuèrent leurs folies, et multiplièrent de telle manière, que dans le Noël ensuivant, ils furent bien huit cent mille et plus, si comme l'on tenait fermement. Mais ils se tenaient en Flandre, en Hainaut et en Brabant, et y avait grand'foison de grands hommes et de gentilshommes."
M. Leroux de Lincy, dans le premier volume du recueil des Chants historiques français, a publié deux cantiques en langue vulgaire que chantaient les flagellants.
Au siècle suivant, en 1414, une nouvelle secte de flagellant apparut à Sangerhausen dans le marquisat de Misnie. Ceux qui en faisaient partie se nommaient Frères de la croix, et les doctrines hétérodoxes qu'ils professaient, ils disaient les tenir d'une lettre apportée par les anges sur l'autel de Saint-Pierre. Cette hérésie fut de courte durée, et les principaux sectaires condamnés au supplice périrent sur le bûcher.
On se rappelle qu'en 1583, Henri III établit à Paris des confréries de flagellants, aux processions desquelles il assistait avec toute sa noblesse.

Magasin pittoresque, octobre 1849.

Pénélope.

Pénélope.

La statue de Pénélope, par M. Jules Cavelier, exposée d'abord au palais des Beaux-Arts, puis à l'exposition des Tuileries, est l'un des envois les plus remarquables des pensionnaires de l'Académie de France à Rome. La simplicité de la conception, le goût de l'exécution, l'ont classée comme une oeuvre de vrai maître. Elle est aujourd'hui la propriété de M. d'Albert de Luynes.


Pénélope paraît avoir rarement exercé le ciseau des grands sculpteurs de l'antiquité. On ne cite point de statue célèbre, dans l'époque de Phidias et de Praxilète, qui ait traduit la tranquille personnalité de l'épouse fidèle et laborieuse d'Ulysse. Elle fut mieux traitée par la peinture: l'illustre Zeuxis lui consacra un de ses plus fameux tableaux. Mais c'est surtout sur les vases antiques que l'on retrouve souvent la figure de la reine d'Ithaque. On la reconnaît tantôt au fuseau qu'elle tient à la main, tantôt à un petit canard, dont le nom grec semble avoir la même étymologie que celui de Pénélope. Elle porte, d'ailleurs, la robe longue, et ses cheveux sont recueillis à l'arrière par un voile.
Dans la statue de M. Cavelier, Pénélope est indiquée par le fuseau que sa main a laissé renverser sur son genou au moment où le sommeil triomphait de sa longue veille. On ne peut traduire avec plus de sérénité et d'ampleur les paroles du divin poëte:
"Un doux sommeil coule sur les yeux de la fille d'Icare. Inclinée sur son siège, elle s'endort, et son esprit goûte un profond repos dans le séjour des Songes fortunés. alors Minerve lui prête de nouveaux charmes: elle répand sur le visage de Pénélope une essence divine dont le nom est celui de la beauté même; essence que Vénus fait couler sur son corps lorsque, le front ceint de la couronne immortelle, elle va danser avec le chœur aimable des Grâces. Minerve rehausse encore la majesté du port de la reine, et lui donne une blancheur éblouissante qui ternirait celle de l'ivoire que l'on vient de polir."

Magasin pittoresque, octobre 1849.

mercredi 25 février 2015

Des auditeurs bien à plaindre.

Des auditeurs bien à plaindre.

Nul ne dépasse sans doute Camillo Baucia, un pianiste très réputé, qui a donné à Padoue un concert d'un genre nouveau.
Il a joué du piano pendant 40 heures de suite, avec seulement deux intervalles de 10 minutes.
Cette "performance" est d'autant plus remarquable que l'artiste n'a pas joué deux fois le même morceau, son répertoire se composant de 300 compositions des plus grands maîtres, toutes exécutées de mémoire.
On s'est amusé à calculer que, pendant ce concert, M. Baucia n'a pas frappé moins de 3 millions de touches. Il ne joue pas. Il jongle....

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 25 octobre 1903.

Différents usages du laurier .

Différents usages du laurier
                 chez les anciens.


L'arbre que nous appelons laurier, appelé par les latins Laurus, et par les Grecs Daphné, est un de ceux qui furent le plus à l'honneur chez les anciens. Ils l'avaient choisi pour la récompense du mérite et de la vertu, dont il était comme le symbole.
Dans leurs cérémonies religieuses, ses feuilles étaient regardées comme un instrument de divination. Si, jetées au feu, elles faisaient beaucoup de bruit, c'était un bon présage; si elles en faisait peu, c'était un signe funeste. Voulait-on avoir des songes vrais, il suffisait de mettre quelques-unes de ses feuilles sous le chevet de son lit; voulait-on donner des protecteurs à sa maison, on plantait des lauriers devant la porte ou aux environs.
Les anciens croyaient aussi que la décoction des feuilles de cet arbre était un spécifique excellent pour éloigner des prés et des champs les mouches si redoutées des bœufs pendant l'été. Ils en faisaient aussi des remèdes excellents. De là, selon toute apparence, la coutume d'orner de couronnes de laurier les statues d'Esculape. Son suc préparé passait pour un contre-poison salutaire, et on l'estimait très-propre à guérir de l'épilepsie et d'une foule d'autres maux. 
Juvénal nous apprend que, lorsqu'il arrivait quelque heureux événement, on ornait de laurier les portes des maisons en signe d'allégresse. Il était particulièrement consacré à Apollon, par suite de la croyance où l'on était qu'il communiquait le don de prophétie et l'enthousiasme poétique. Pausanias dit qu'un des prêtres de ce dieu portait le nom du laurier dont il était toujours couronné. Une couronne de laurier était décernée à tous ceux qui remportaient le prix aux jeux Pythiens; de même aux poëtes et aux grands orateurs. Pline dit de Cicéron qu'il avait mérité un plus noble laurier par son génie et son éloquence, que les généraux par leurs conquêtes.
Les faisceaux de tous les magistrats de Rome, des dictateurs, des consuls, des prêteurs, des censeurs, etc. , étaient couronnés de laurier. Il y a cependant lieu de croire que cette prérogative n'était accordée qu'à ceux qui s'en étaient rendus dignes par des exploits. Plutarque, parlant de l'entrevue de Luculus et de Pompée, dit qu'on portait devant tous les deux des faisceaux couronnés de laurier en considération de leur victoire. Virgile fait remonter jusqu'à Enée l'usage de ceindre  de laurier le front des vainqueurs. Les Romains adoptèrent de bonne heure cette marque de distinction: mais c'était dans la cérémonie des triomphes qu'ils en faisaient le plus noble usage. Dans cette cérémonie, les généraux le portait non-seulement autour de la tête, mais encore dans la main, comme on le voit dans les médailles. Quelquefois même une figure, représentant la Victoire, posait sur cette tête une seconde couronne. Celle-ci cependant n'avait, selon quelques-uns, que la forme du laurier; la matière en était d'or, et le triomphateur la consacrait le plus souvent à Jupiter Capitolin.
Les messagers, chargés de porter des nouvelles de victoires et de bons succès, ornaient de laurier la pointe de leur javeline. C'est par ce signe que la mort de Mithridate fut annoncée à Pompée. On en ornait aussi les lettres et les tablettes qui renfermaient ces sortes de nouvelles, les vaisseaux victorieux et ceux qui partaient pour quelque glorieuse expédition. Cet ornement se mettait à la poupe, parce que c'étaient là qu'étaient les dieux tutélaires du vaisseau, et que c'était à ces dieux que les matelots, menacés du naufrage, adressaient leurs prières.
Le laurier était encore un signe de paix et d'amitié. Au milieu même de la mêlée, l'ennemi le tendait à son ennemi pour marquer qu'il se rendait et qu'il demandait la vie. Enfin on en décorait ceux qui étaient morts en triomphant. Ce fut ainsi qu'Annibal en usa à l'égard de Marcellus.

Magasin pittoresque, juillet 1849.

mardi 24 février 2015

Nicolas Rapin.

Nicolas Rapin.


Nicolas Rapin naquit à Fontenay-le-Comte, en 1540. Son père cumulait les fonctions de procureur et de notaire; au besoin, il remplissait aussi celles de receveur des tailles.
Après avoir fait son droit à Poitiers, Nicolas vint exercer la profession d'avocat près la sénéchaussée du Bas-Poitou. La conduite qu'il tint pendant les premiers troubles arrivés en 1562, le fit remarquer par le gouverneur de la province, Du Lude, et estimer de ses concitoyens qui l'élurent maire en 1570.
Ce poste entraînait alors une grande responsabilité; le salut de la ville dépendait souvent de la fermeté de son premier magistrat, qui était autant militaire que civil. Attaqué par les Calvinistes le 17 juin, il se défendit vaillamment avec sa compagnie d'archers et une poignée de soldats rassemblés à la hâte, et il eut l'honneur d'être excepté de la capitulation, pour s'être opposé à la reddition de la place. Ce fut à ce siège que La Noue perdit un poignet, qu'il fit remplacer par un bras de fer.
Rapin dut au dévouement de l'un de ses amis les moyens de se retirer à Niort.
Au mois d'août 1576, Barnabé Brisson, son compatriote et ami, le fit nommer vice maréchal de robe courte, fonction qu'il remplit avec une telle activité que les habitants des campagnes l'avaient surnommé la Terreur des pillards. Neuf ans plus tard, Henri III lui fit présent de la charge de grand prévôt de la connétablie de France, en remplacement de François Duplessis, père du cardinal de Richelieu.


Les circonstances exceptionnelles dans lesquelles se trouvait la cour avait présidé à ce choix. Il fallait, avant tout, à le tête de la justice prévôtale un homme déterminé, et qui ne fût attaché par aucun engagement antérieur aux deux grands partis qui se disputaient la France. Il était, en effet, également éloigné de la Réforme et de la Ligue. Nature sceptique et sensuelle, il n'avait pour guide qu'une espèce de franchise soldatesque, puisée à la même source que sa gaieté satirique. Lié depuis de longues années avec plusieurs membres de la haute magistrature, il en avait reçu les inspirations, et était allé au parti des politiques. Les événements marchèrent si vite et renversèrent tellement toutes ses prévisions, qu'en 1588, il lui fallut néanmoins opter entre le roi et plusieurs de ses anciens amis. Il rejoignit la cour, et Barnabé Brisson, devenu président du parlement de la Ligue, prononça, six mois après, l'arrêt qui le dépouillait de sa charge.
La réunion des politiques et des Calvinistes permit à Rapin de reprendre l'épée. Il s'enrôla en qualité de capitaine, et assista à la bataille d'Ivry et à plusieurs autres affaires jusqu'au siège de Paris où fut tué Maxime son frère aîné. Cette perte douloureuse lui fit abandonner la carrière des armes et l'engagea à se rendre à Tours. C'est alors que lui et quelques autres écrivains conçurent la première pensée de la Satyre Ménippée.
Tel est le titre d'un livre très-vanté, qui a joui d'une réputation immense. "La Satyre Ménippée, dit-on souvent, fut plus utile à Henri IV que toutes ses victoires." Jamais plus d'erreurs ne se trouvèrent réunies en moins de mots; car le pamphlet destiné à tourner en ridicule les Etats de 1593, et que l'on prétend avoir porté un coup si fatal à la Ligue, ne parut qu'en 1594, un an après la dissolution du parti. M. Auguste Bernard, auquel nous devons plusieurs excellents travaux sur la Ligue, a parfaitement apprécié cette oeuvre de circonstance et la remise à sa véritable place. " La satire fait ouvrir les Etats généraux le 10 février, jour où il n'y a pas eu de séance, et introduit dans l'assemblée des personnages qui, à aucun titre, n'y figurèrent. De plus il règne dans le livre une confusion déplorable, toutes les époques y sont mêlées, et ce désordre nuit singulièrement aux arguments qui y sont présentés en faveur d'Henri IV. D'abord il semble qu'on assiste à une séance d'ouverture; mais bientôt, on s'aperçoit qu'on a marché sans sortir de la salle, et qu'il s'est écoulé un an entre le premier et le dernier discours, et cela sans transition aucune."
En définitive, la Satyre Ménippée est une curiosité littéraire, où brillent çà et là quelques éclairs de génie de Rabelais. Elle dut son succès à la politique de Henri IV, humilié d'avoir été forcé d'obéir au sentiment populaire hostile au calvinisme. A dater de l'abjuration du Béarnais, la Ligue n'existait plus; son rôle fut terminé dès qu'elle eut empêché le royaume de subir la Réforme. Il est donc inexact de dire qu'elle périt sous les coups du ridicule.
Le monument capital de l'esprit public de la fin su seizième siècle fut le Dialogue du Maheustre et du Manant, plainte touchante et fière que l'un des Seize a légué à la postérité, comme un manifeste des tendances de son parti.
On peut tenir pour certain que Gillot, P. Pithou, Florent Chrestien, Passerat, Rapin et autres littérateurs du parti des politiques retirés à Tours furent les auteurs de la Satyre Ménippée. "J'ai donné notre Satyre à monsieur de Lesdiguières," écrivait Gillot à Rapin, le 5 juillet 1596. De quel autre travail collectif entendait-il parler, si l'on adopte, l'opinion de ceux qui veulent leur ravir la paternité de celui-ci?
Rapin passe pour avoir composé les harangues du recteur Rose, de d'Epinac et d'Engoulevent, et plusieurs des pièces de vers semés au travers du récit. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il dut de nouveau à sa plume la charge du grand prévôt, dont il se démit, à la fin de 1599, en faveur de son fils Nicolas. Déjà vieux, couvert de blessures, mécontent du roi, il rentra chez lui à demi ruiné, pour avoir voulu soutenir son rang de gentilhomme de fraîche date, et assuré de ne pas recevoir la moindre récompense des services rendus au plus gascon de tous les princes. La philosophie lui vint heureusement en aide: il fit achever sa chère maison de Terre-Neuve, située aux portes de Fontenay, et s'y retira bien résolu désormais à consacrer entièrement aux muses et à l'amitié les dernières années de sa vie.
Au-dessus de la porte de son petit château, on lit encore ces vers:

Ventz, soufflez en toute saison
Un bon air en cette maison; 
Que jamais ni fièvre, ni peste,
Ni les maulx qui viennent d'excez
Envie, querelle ou procez,
Ceulx qui s'y tiendront ne moleste.


Malgré les charmes de sa nouvelle existence, Rapin nourrissait le désir d'aller une dernière fois visiter ses amis de Paris. Il se mit en route; mais arrivé à Poitiers, il y mourut le 13 février 1608.
Comme poëte français, il mérite d'être classé parmi les meilleurs représentants de l'école de Desportes. Ses vers latins ont de la grâce et un cachet d'originalité que peu d'auteurs modernes ont su donner aux écrits qu'ils ont composés en cette langue. Quant à ses vers métriques, on ne peut guère les considérer que comme des essais malheureux dans un genre ingrat qui a été promptement abandonné.
Ses œuvres ont été publiées par son neveu Raoul Cailler, sous ce titre: "Les œuvres latines et françoises de Nicolas Rapin, Poictevin, grand-prevost de la Connestable de France; Tombeau de l'auteur avec plusieurs éloges. A Paris, chez Olivier de Varennes, rue Saint-Jacques, à la Victoire, M.DC.X.- in 4°."

Magasin pittoresque, mars 1849.

Le bon juge.

Le bon juge.

Il y avait déjà des "bons juges" au commencement du siècle dernier. Voici ce que nous lisons dans la Gazette de Quebec de 1842:
"Un juge du Texas, qui venait de condamner à mort un meurtrier, lui parla ainsi:
- Jones, la cour avait eu réellement l'intention de retarder votre exécution jusqu'au printemps prochain; mais il fait bien froid et notre prison se trouve dans le plus déplorable état. Toutes les fenêtres sont brisées, les cheminées fument, le nombre des prisonniers est tellement considérable que nous ne pouvons donner une couverture à chacun d'eux. 
Pour toutes ces raisons, et pour abréger autant que possible vos souffrances, nous avons décidé que votre exécution aurait lieu demain matin, après votre déjeuner, à l'heure qui conviendra le mieux au shérif et qui vous sera la plus agréable."

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 25 octobre 1903.

Ceux dont on parle.

Jules Lemaître.

J'avais, étant enfant, un jeu composé de cartons peints et découpés dont l'assemblage représentait un homme, mais on pouvait donner à ce pantin toutes sortes d'attitudes en disposant les cartons de manières différentes. On amuse beaucoup les petits en leur fabriquant des jeux semblables. pour amuser les grands, voici ce que vous pouvez faire: vous prenez trente années de la vie de M. Jules Lemaître et vous aurez un jeune homme studieux et obscur, élevé dans les séminaires, détenu à l'Ecole Normale et condamné au doctorat et eu professorat.
Prenez ensuite quinze ans de sa vie: le voilà gracié; un événement imprévu, un fait nouveau lui ouvre au dehors les portes de l'Université. Il les franchit à grandes enjambées, monte quatre à quatre les escaliers des journaux fameux, des théâtres en vogue, de l'Académie française, et ne se repose que sous la coupole de l'Institut.
Prenez maintenant cinq années de la vie de M. Jules Lemaître, cinq petites années seulement: vous avez un homme politique, un chef de parti. "A force de sentir son épée d'académicien battre sur ses mollets, il l'a sentie battre sans sa poitrine," écrivait dernièrement M. Coppée, qui prit quelque temps part à ses luttes, avec la fidélité que Sancho Pança mettait à suivre don Quichotte.


Il est à remarquer que les transformations de M. Jules Lemaître s'accomplissent dans des périodes de plus en plus courtes. Les révolutions des planètes sont immuables; on en connait le sens et la durée. Quand M. Jules Lemaître est en marche, nul ne peut prévoir où il s'arrêtera. Sa carrière politique a commencé à Vennecy, commune du Loiret, dont il fut conseiller municipal vers 1894; il aime ce pays, où il est né et où il va se reposer à la belle saison. Il se plaît aux choses de la campagne, car il est d'un naturel tendre; pendant longtemps il affecta le scepticisme le plus léger; il est devenu plus tard un ligueur opiniâtre; mais derrière ces attitudes que lui connaît la foule, il a toujours conservé, à l'écart, pour lui seul, et peut être pour une amoureuse Dulcinée, le cœur d'un rêveur et d'un poète.
Aussi ne faut-il pas se représenter M. Jules Lemaître comme un homme de bureau, un travailleur méthodique et acharné. Il écrit à ses heures et rarement chez lui. Qu'il lui vienne, soit en course, soit en promenade, une idée neuve, intéressante, il la note aussitôt sur des calepins dont il est toujours muni. Les calepins sont petits. Ils font cependant un assez bon usage.

                                                                                                                          Jean Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 25 octobre 1903.

Combat de Jean de Carrouges.

Combat de Jean de Carrouges
                  et de Jacques Le Gris.


Le bourg de Carrouges est un chef-lieu de canton de l'arrondissement d'Alençon. Son château, propriété de Tanneguy Leveneur, descendant des Carrouges, est un ensemble de constructions d'un aspect sévère. Le style féodal de l'architecture militaire s'y mêle avec le style plus récent de l'architecture civile. Une salle de spectacle et un salon d'été du dix-huitième siècle y contrastent avec une belle salle des gardes à porte ogivale, des salles d'armes, un sombre donjon carré et crénelé, et une chambre  à vaste cheminée où coucha Louis XI en 1473.


Une galerie contient un grand nombre de portraits des anciens seigneurs de Carrouges, entre autres ceux du cardinal Jean Leveneur, de Jean Leveneur, mort glorieusement à la bataille d'Azincourt, du grand pannetier de la reine Éléonore, femme de François 1er, etc.
Une histoire tragique du quatorzième siècle efface les autres souvenirs que cette galerie évoque: c'est celle de ce Jean de Carrouges, chambellan de Pierre III, comte d'Alençon, qui, pour venger une injure supposée à l'honneur de sa femme Marie de Thibouville, appela en champ clos Jacques Le Gris, écuyer. Voici le récit de ce combat, tel que nous le trouvons dans le consciencieux ouvrage intitulé: Le département de l'Orne archéologique et pittoresque.
"... Le parlement fit dresser les lices derrière l'église Saint-Martin des Champs de Paris, près du Temple. Le 22 ou le 29 décembre 1386, la foule accourut au champ clos "si nombreuse que merveille seroit à penser." Le roi, ses deux oncles et tous les seigneurs de la cour prirent place sur des échafauds richement décorés. Le Gris, qui venait d'être nommé chevalier tout exprès pour le combat, et Carrouges, conduits, le premier, par les comtes de Valéry et de Saint-Pol; le second, par les gens du comte d'Alençon, s'assirent en face l'un de l'autre. Leur âge était le même, cinquante ans environ. La dame de Carrouges assistait au combat, vêtue de noir et dans un char de deuil. 
Son mari s'approcha d'elle:
"Dame, lui dit-il, sur votre information, je vais aventurer ma vie et combattre Jacques Le Gris. Vous savez si ma cause est juste et loyale?
"- Monseigneur, répondit la dame, il est ainsi, et vous combattrez sûrement, car la querelle est bonne...
"- Au nom de Dieu, dit le chevalier."
A ces mots, il embrassa sa femme, lui serra la main, et puis se signa et entra en champ. La dame demeura dans le char en priant Dieu que la victoire fût à son mari.
"Et je vous dis qu'elle étoit en grandes transes, écrit Froissart, et n'étoit pas assurée de sa vie; car, si la chose tournoit à déconfiture sur son mari, il étoit sentencié que sans remède on l'eût pendu et la dame arse (brûlée)."
De son côté, Le Gris avait fait demander des prières au peuple de Paris.
Après que les deux champions eurent attesté de nouveau par serment la bonté de leur cause, on les mit en présence en leur disant "de faire ce pourquoi ils étaient là venus." C'était le signal. Carrouges, malade depuis longtemps, avait un violent accès de fièvre; mais son courage ne faillit pas. Tous deux montent à cheval et se précipitent l'un sur l'autre, mais sans pouvoir se renverser. Après avoir ainsi combattu avec un égal avantage, ils mettent pied à terre. Le combat recommence. Jean de Carrouges est grièvement blessé à la cuisse; ses amis tremblent, mais bientôt il reprend l'avantage, presse et renverse Le Gris. D'autres prétendent que Le Gris eut le malheur de glisser sur la terre humide du sang de son ennemi. Carrouges, l'épée sur la poitrine, le force à confesser la vérité:
"- Sur Dieu et la damnation de mon âme, répond Le Gris, je n'ai oncques commis le cas dont on me charge."
Carrouges lui plonge son épée dans le corps. Se relevant alors, il demande aux assistants s'il avait bien fait son devoir. Oui, répondirent-ils d'un cri unanime. Il s'agenouille devant le roi qui lui ordonne de se lever, lui octroie mille francs d'or, et le crée chambellan à 200 livres de gages; puis il s'approche de sa femme, l'embrasse de nouveau et la conduit à Notre-Dame pour rendre grâces à Dieu.
Pendant ce temps, le corps du malheureux Le Gris est livré au bourreau de Paris, traîné à Montfaucon et pendu au gibet préparé pour le vaincu. Le parlement, par un arrêt du 9 février suivant, adjugea à Carrouges six mille livres en or à prendre sur les biens de Le Gris. Les héritiers, pour acquitter cette somme, furent forcés de vendre les plus riches terres du supplicié au comte d'Alençon. 
Carrouges partit pour la Terre-Sainte d'où il ne revint jamais. Peu de temps après son départ, un écuyer, accusé de plusieurs crimes, avoua que c'était lui qui s'était rendu coupable du fait reproché par erreur  à Le Gris. La dame de Carrouges se retira dans un couvent et mourut dans une cellule qu'elle avait fait murer de tous côtés."

Magasin pittoresque, mars 1849.

lundi 23 février 2015

Au couvent d'autrefois.

Au couvent d'autrefois.

Sous le titre "Billets du matin", M. Jules Lemaître, le critique le plus vivant et le plus personnel qui ait paru en France depuis Sainte-Beuve, a publié, il y a quelques années, dans un grand journal du soir, des notes charmantes sur les livres et les mœurs, les gens et les choses. Voici l'une des plus amusantes parmi ces courtes pages:

Par ce temps de lycées de jeunes filles, c'est une joie pour l'esprit que ce journal enfantin où la petite princesse Hélène Massalska nous raconte la vie qu'on menait, de 1772 à 1779, au couvent de l'Abbaye-au-Bois.
C'est dans ce couvent qu'étaient élevées les fillettes les plus nobles de France. Les religieuses aussi appartenaient aux grandes familles. En 1772, l'abbesse s'appelait Mme de Chabrillan, et la maîtresse générale Mme de Rochechouart.
C'était un très noble couvent, vaste et pleins de souvenirs, avec une bibliothèque de seize mille volumes, et partout des tableaux de maîtres. Et c'était un gai couvent, largement ouvert aux bruits du monde, avec une salle de théâtre au bout de l'antique jardin à marronniers et à charmilles. Des artistes de l'Opéra et de la Comédie-Française y donnaient des leçons de danse et de déclamation. Un jour, la petite Hélène y jouait le rôle d'Esther avec cent mille écus de diamants sur son manteau. Continuellement, des dames à paniers, poudrées et haut coiffées, des petites femmes de Watteau et de Lancret s'y promenaient par les cloîtres. Toutes les fêtes de l'église y étaient chômées, et Dieu sait s'il y en avait alors! Et c'étaient, pour un rien, des déjeuners "avec des glaces"
Et le joli programme d'études! Je fais le relevé des heures de travail pour une journée. Je trouve deux heures pour l'écriture, le calcul, la géographie et l'histoire, et quatre heures pour le catéchisme, la danse, le dessin, la musique, le clavecin et la harpe. D'algèbre, de chimie, de physique ou de géologie, pas la moindre trace.
Ces fillettes ne s'en portaient pas plus mal. Bleues, blanches ou rouges, c'est à dire petites, moyennes ou grandes, elles sont singulièrement énergiques et vivaces. Elles ont l'humeur batailleuses et fières. On sent qu'elles ont dans les veines, même à cette époque de décadence de la noblesse, un sang orgueilleux et fort, le sang d'une vieille race de soldats, seigneurs de par l'épée. Elles sont tumultueuses et violentes comme des guerriers francs.
Une fois, pour avoir "rapportée", la petite Hélène est jetée à terre par un croc-en-jambe, et tout le pensionnat lui saute par-dessus le corps en la bourrant de coups de pied. Une autre fois, ce sont des batailles terribles entre les rouges et les bleues, les grandes battant les petites comme plâtre quand elles les rencontrent dans les coins, et les petites déchirant et jetant dans le puits les livres et les cahiers des grandes. Un jour, pour une maîtresse qui déplaît, toutes les pensionnaires, sauf les plus timides, se révoltent, s'emparent des cuisines, y campent deux jours et une nuit, et envoient des parlementaires faire leurs conditions à Mme de Rochechouart. Et celle-ci, grande dame, indulgente aux fiertés et aux violences et qui a, comme les petites révoltées, du sang des vieux barons féodaux sous ses habits de servante du Christ, répond sèchement à une pensionnaire qui n'avait pas été de la conspiration et qui s'en vantait: "Je vous en fais mon compliment."
Toutes ces petites féodales sont aussi des gauloises. Elles font, sur la sœur Saint-Jérôme et sur son confesseur dom Rigoley, qui avaient tous deux la peau fort noire, cette plaisanterie que "si on les mariait ensemble, il en viendrait des taupes et des négrillons". Elles ont, par un soupirail, des conversations avec un marmiton d'un hôtel voisin, qui leur joue de la flûte et qui les appelle par leurs noms: "Hé! d'Aumont! Choiseul! Mortemart!" Et elles s'échappent en espiègleries énormes, comme de mettre de l'encre dans le bénitier, en sorte que les religieuses s'en barbouillent en venant chanter l'office de nuit. Ce qui fit dire à Mme de Rochechouart que certes "le trait était noir".
Ah! les braves petites filles, si saines et si gaies! Elles font bien de rire, et de se dépêcher. Car ces privilégiées sont aussi des sacrifiées. Que nos filles de bourgeois et d'ouvriers ne les envient pas trop!
Ces pensionnaires de la noble abbaye ont des noms illustres, toutes les jouissances de la richesse et de l'orgueil, et notamment le plaisir de se croire pétries d'une autre argile que les "Petites Cordelières", les pensionnaires du couvent bourgeois d'à côté. Mais vraiment, elles payent bien tous ces avantages. Pas de tendresse, pas de vie de famille, jamais; les pères absents; les mères occupées par une vie de parade. Leur famille c'est la caste dont elles sont. C'est pour la conservation et l'honneur de cette caste que leur enfance se passe de caresses, et qu'elles ignorent les libres fiançailles.
Elles sont les victimes superbes de leur nom. A douze ans, on marie Mlle de Bourbonne à un vieux gentilhomme, M. d'Ayaux; puis on la ramène au couvent, où elle pleure chaque fois que son vieux mari la demande au parloir. Le cœur de ces petites est condamné à ne parler qu'après le mariage. Aussi se rattraperont-elles.
Il y a par malheur d'autres sacrifices: celles qui prennent le voile pour conserver à l'aîné de quoi soutenir l'honneur du nom. Mme de Rochechouart elle-même, si sage, si sereine, fond quelquefois en larmes et, pour occuper son imagination, passe des heures à noircir du papier. Mlle de Rastignac, très belle, vingt ans, prononce ses vœux. Au moment où on lui coupe ses longs cheveux blonds, toutes les pensionnaires disent: "Quel dommage!"

                                                                                                      Jules Lemaître
                                                                                                                                 de l'Académie française.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 25 octobre 1903.

Pourquoi Marconi ne se marie pas.

Pourquoi Marconi ne se marie pas.

Marconi, l'illustre inventeur de la télégraphie sans fil, n'est pas marié et veut, jusqu'à nouvel ordre s'interdire de prendre femme.
Il aurait pris cette décision, nous écrit-on de New-York, à la suite de l'aventure suivante: Marconi s'était fiancé récemment à une jeune Américaine, miss Joséphine Holman. Mais soudain, coup de théâtre, les journaux publient, au nom de la famille, que, sur demande formelle de sa fiancée, Marconi lui aurait rendu sa parole, et que le mariage ne se ferait pas.
En réalité, il paraîtrait que l'obstacle a été apporté par Marconi. Marconi était inébranlable dans la résolution de ne pas se marier avant qu'on ait acquis les preuves certaines de la transmission sans fil des télégrammes transocéaniques, et qu'il puisse alors jouir d'un peu de tranquillité et de vacances pour ses noces. Les Holman, au contraire, voulaient mener le mariage tambour battant. Leur désir s'est brisé contre la volonté de l'illustre inventeur italien.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 25 octobre 1903.

Iles anglaises de la Manche.

Iles anglaises de la Manche.

Il y a dans la Manche, à l'entrée de la baie du Mont Saint-Michel, entre le cap de la Hougue en Normandie, et le cap Frébelle en Bretagne, un groupe d'îles que leur situation géographique attache à la France, mais qui depuis le douzième siècle appartiennent à l'Angleterre.
Parmi ces îles, il n'en est guère que trois qui méritent ce nom: Jersey, à 20 kilomètres sud-ouest de la France, et à 120 kilomètres de l'Angleterre; Guernesey, à 40 kilomètres, sud-sud-ouest du cap de la Hougue; Aurigny ou Alderney, entre ce cap et Guernesey, à l'est du phare anglais des Caskets. On remarque, en outre, à l'est de Guernesey, trois îlots: Sark, Herm et Jethon.
Toutes ces îles dépendent pour le spirituel de l'évêché de Winchester en Angleterre.
Jersey, la Cesarea de l'Itinéraire d'Antonin, s'enfonce dans la baie du Mont Saint-Michel, au 49° 7' de latit. septentrionale, et au 4° 26' de longit. occidentale. "C'est un débris de notre primitive histoire, dit Chateaubriand dans ses Mémoires d'Outre-tombe. Les saints venant d'Hibernie (Irlande) et d'Albion, dans l'Armorique, se reposaient à Jersey."


Saint Hélier, solitaire qui donna son nom à la capitale de cette île, fut tué par les Vandales.
S'il faut en croire les historiens locaux, le groupe des îles de la Manche aurait été donné par un des rois mérovingiens, peut être par Childebert 1er, à saint Samson et à saint Magloire, abbé et évêque régionnaire de Bretagne, mort, dit-on, le 24 octobre 575.
Plus tard elle relevèrent du duché de Normandie, et reconnurent pour suzerain le roi de France, jusqu'au règne de Philippe-Auguste. Ce prince ayant cité devant l'assemblée des grands barons (30 mai 1203) Jean sans Terre, roi d'Angleterre et duc de Normandie, qui de sa propre main avait poignardé son neveu Arthur, duc de Bretagne, l'assemblée déclara le roi anglais coupable de parricide, et confisqua toutes ses terres et comtés au profit du roi de France. L'arrêt de confiscation fut aisément mis à exécution sur le continent; mais l'archipel normand suivit la fortune du meurtrier et refusa d'entrer dans la grande communauté française qui déjà, sous l'effort de l'ambition royale, commençait à se former.
Vers 1338, au moment où Edouard III, roi d'Angleterre, envahissait la France, nous nous emparions de Guernesey que l'on ne tardait point à nous reprendre.
Trente ans plus tard, une poignée d'aventuriers français et espagnols opéraient dans cette île une descente qui est restée dans le souvenir des habitants sous le nom de descente des Sarragousais.
En 1404, un corsaire, nommé Penhoët, et qui se prétendait grand amiral de Bretagne ou de France, ravageait les côtes de Jersey.
Dans un rapport adressé en 1781 par le gouverneur de Cherbourg, au cabinet de Versailles, on lit ces remarques derrière lesquelles se cachait peut être la pensée d'une descente sérieuse et régulière: "Jersey et Guernesey font notre désespoir au début de chaque guerre par un corsairage très actif. L'habitude de la mer rend les habitants très-braves; bons tireurs, ils forment un corps de milice bien discipliné, et qui serait en état, presque seul, de repousser l'ennemi descendu. Leur attachement au gouvernement anglais est très-fort et proportionné à leur intérêt. Bons voisins pendant la paix, liés même assez étroitement avec la contrebande qui les enrichit avec les habitants de la côte de Normandie et de Bretagne, ils deviennent très-dangereux en guerre."
Ces considérations ont encore aujourd'hui leur force. La langue française, ou pour mieux dire un jargon mêlé d'anglais et de patois normand, se parle dans les îles de la Manche; mais il est exclu de la conversation, des affaires et de la littérature. Il ne lui reste que les tribunaux, les assemblées politiques et les cérémonies religieuses. En un mot, il n'existe plus, dans les îles normandes qu'à l'état de langage officiel, c'est à dire de langue morte.
Du reste, la société même, dans sa hiérarchie et ses dénominations, est entièrement anglaise. Au sommet figurent les écuyers (squires), que l'on appelle aussi à Guernesey les soixante, du nom d'un club qu'ils ont formé; viennent ensuite les gentilshommes (gentlemen) ou les quarante, puis les sieurs (sirs) , puis les paysans que l'on nomme maîtres (masters).
On y trouve, au même degré qu'en Angleterre, le goût de la viande de boucherie et des liqueurs spiritueuses. On y trouve les mille sectes de l'anglicanisme. Le respect de la coutume et des us féodaux est professé aussi rigoureusement en Jersey et en Guernesey que dans les comtés anglais. Il n'y a que la capitale même de Guernesey dans l'intérieur de laquelle les fils aînés ne reçoivent pas de préciput. Partout ailleurs, on reconnait le droit d'aînesse.
Du reste, plus heureuses que l'Irlande et même que l'Ecosse, dont l'annexion à la couronne d'Angleterre est une suite de la conquête, les îles normandes sont plutôt les alliées que les sujets de la Grande-Bretagne. C'est librement qu'elles ont épousé sa fortune; et, en se détachant de la couronne française, elles ont fait la réserve de tous leurs privilèges, droits, franchises et institutions: aussi, se gouvernent-elles par elles-mêmes et sont-elles chargées de leur propre défense. Les seuls représentants du pouvoir central dans les îles sont le gouverneur militaire, le bailli et le procureur de la couronne, et pour que les lois émanant du parlement britannique puissent être appliquées en Jersey et en Guernesey, il faut qu'elles aient reçue la sanction de l'assemblée des états locaux.
Le bailli est généralement natif du pays et choisi parmi les magistrats. Il préside, par une confusion assez étrange de deux éléments fort distincts, le corps législatif et le corps judiciaire.


En Guernesey, chaque paroisse (il y en a dix) nomme au scrutin cent quatre vingt officiers municipaux que l'on appelle douzeniers. Chaque paroisse a de plus deux constables (maires), élus par ceux de leurs coparoissiens qui sont sujets aux taxes publiques, c'est à dire qui possèdent un immeuble dans l'île ou dans une de ses annexes, Aurigny, Sark, Herm et Jethon, ou une valeur mobilière quelconque, telle que titre de rente, action industrielle, etc., etc;, etc., en quelque pays que ce soit.
Les douzeniers sont élus à vie, les constables pour trois ans. Ces derniers peuvent être réélus une ou deux fois. 
Les vingt constables et les cent quatre-vingt douzeniers réunis aux recteurs des paroisses, au bailli, aux douze juges (jurés justiciers) de la cour royale et au procureur de la couronne, forment un corps de deux cent vingt-deux personnes appelés les Etats électifs, c'est à dire le corps éléctoral.
L'île de Jersey a, comme Guernesey, ses douzeniers et ses Etats.
Ces libertés et privilèges, ces espaces de parlements locaux, cette possession de soi-même qui peut être aurait sauvé l'Irlande, sera-t-elle toujours laissée aux îles anglaises de la Manche? Leur reconnaîtra-t-on longtemps encore la faculté se s'imposer elles-mêmes, et le libre maniement du produit de leurs impositions? Les taxes de la Grande-Bretagne ne viendront-elles jamais restreindre la franchise de leurs ports et la pleine jouissance des avantages que leur assurent la fertilité de leur sol et l'industrie de leurs habitants? C'est ce dont il est permis de douter, surtout si l'on songe que ces îles coûtent annuellement plusieurs millions à l'Angleterre sans lui rien rapporter.
Les exilés politiques ou religieux ont de tout temps trouvé une bienveillante hospitalité dans les îles Guernesey et Jersey.
Chateaubriand aborda Guernesey vers la fin de janvier 1793, lorsque, pour la seconde fois, il quittait la France. Après une courte relâche sur cette île, il s'embarqua pour Jersey. Il était malade alors de la petite vérole. "Tout expirant que je me sentais, écrit-il, je fus charmé de ses bocages."
"A Jersey, dit-il par ailleurs, le printemps conserve toute sa jeunesse. Il pourrait encore s'appeler primevère comme autrefois, nom qu'en devenant vieux il a laissé à sa fille, la première fleur dont il se couronne."
"Jersey est l'île des bannis, ajoute-t-il. Vers 1814, le duc de Berry partit de Londres pour Jersey. Dans cette île où quelques juges de Charles 1er  moururent ignorés, il retrouva des royalistes français, vieillis dans l'exil et oubliés pour leurs vertus, comme jadis les régicides anglais pour leur crime."
La fiction elle-même s'est emparée de Jersey: c'est là que Voltaire, dans la Henriade, fait aborder le Béarnais après un orage; c'est dans une des grottes de cette île, dont toute la côte septentrionale n'est qu'une chaîne de rochers, que le poëte place le solitaire dont les paroles prophétiques révèlent à Henri IV son abjuration prochaine et sa rentrée à Paris.

Magasin pittoresque, juin 1849.