Translate

dimanche 31 mars 2024

 Les sentinelles de la France aux Colonies.


Une vigilance de tous les instants, de continuelles alertes, de longs mois passé dans un complet dénûment; loin de toutes communications, en compagnie de quelques tirailleurs indigènes, voilà de quoi est faite la vie qui attend les officiers et les soldats envoyés aux confins de nos possessions coloniales, dans les régions récemment conquises et naguère encore plongée en pleine barbarie. Combien les jours passés dans ces postes isolés, toujours à la veille d'une attaque, ressemble peu à l'existence régulière et paisible de nos garnisons provinciales! Savoir quelle mission est confiée à ceux qui là-bas protègent les frontières de notre territoire, quelles sont leurs occupations quotidiennes, quelle noble et intelligente tâche ils accomplissent, quels dangers ils courent, ce sera le meilleur moyen d'apprécier leurs services et de rendre hommage à leur courage, à leur patriotisme, à leur esprit d'abnégation et de sacrifice.




Comment la France garde ses Colonies.
Halte de tirailleurs Algériens dans un bois d'oliviers
(province de Constantine)

C'est en montrant sans cesse aux indigènes que nous sommes forts et que nos troupes sont prêtes à réprimer tout soulèvement que nous maintiendrons l'ordre dans nos colonies. Dans les régions d'Algérie où une effervescence est à craindre, on établit provisoirement de petits détachements de tirailleurs.



Sur les limites de notre domaine colonial s'étend une région incertaine, périlleuse, autour de laquelle on sent encore frémir la menace d'ennemis vaincus d'hier.
Ce sont les rizières et les forêts marécageuses d'Indo-Chine, la brousse soudanaise, les rives des grands fleuves torrentueux de l'Afrique équatoriale, les sables embrasés du Sahara, les rouges plateaux de Madagascar. Ceux qui, officiers ou soldats, reçoivent chaque année la mission d'y défendre notre drapeau, d'y maintenir nos droits, d'y faire respecter notre nom, ceux-là méritent vraiment d'être appelés les sentinelles avancées de la France.
Là-bas, commandants de cercle, chefs de poste, ils représentent aux yeux des indigènes, la France et sa puissance, ils feront respecter notre drapeau, ils réprimeront les révoltes, ils organiserons le pays et lutteront contre sa barbarie. Et ce sera l'existence la plus singulière, souvent la plus angoissante, dans les postes épars çà et là au milieu de notre vaste empire colonial; souvent ils y resteront pendant plus d'une année, sans rapports avec le monde civilisé, dans quelque case de bambous et de branchages, avec la seule compagnie de tirailleurs indigènes.
Accompagnons-les donc, depuis le moment où le paquebot, quittant les rivages de la mère patrie, les emporte sous des cieux nouveaux, vers des pays d'épreuves sans nombre et d'incessantes aventures.

En observation, rumeurs inquiétantes dans la forêt.

Imaginez une route au sol rougeâtre, bordées de pamplemousses dont le feuillage d'un vert métallique, ondule sous le ciel comme un panache; au bout de cette route, une étrange bâtisse, qui tient de la forteresse et de la villa chinoise, avec d'épaisses murailles percées d'étroites meurtrières, et une véranda de bambous; tout autour une haute palissade de pieux, doublée d'un fossé. Dans l'enclos, sur les sentiers qui serpentent en dehors de la la palissade, de singuliers soldats circulent; ils sont astiqués, brossés, comme il convient à des militaires, mais les drôles d'hommes avec le comique trottinement de leurs pieds menus, qui les fait ressembler à de vieilles femmes qui se hâtent, avec leurs chapeaux extravagants, des chapeaux de laque, larges comme des parasols, qui font abat-jour sur le front, et abritent, sur la nuque, la torsade d'un chignon noir!... 


A la frontière Sino-Tonkinoise. Blockhaus nord de Mon-Cay.

Les provinces de Chine, qui bordent le Tonkin sont souvent en effervescence et parcourues par des bandes de rebelles. Pour parer à toute agression, des blockhaus sont échelonnés tout le long de la frontière et servent à surveiller nos dangereux voisins.



En arrière de cette scène, à quelque distance, une masse d'ombre. C'est la lisière de d'une forêt des tropiques, sombre, inextricable, mêlée d'arbres géants. Nous somme au poste ou blockhaus de Than-Nua, entre Hanoï et le Laos.
Il y a quelques années, cette région parcourue par des bandes de féroces pirates, comptait parmi la plus dangereuse du Tonkin. Aujourd'hui des rizières blondes ondulent et descendent vers l'arroyo qui écoule ses eaux jaunâtres au fond d'une petite vallée; un village enfoui coquettement ses toits de chaume dans des massifs de bambous au feuillage dentelé, des buffles paissent tranquillement en noirs troupeaux. 


Poste de Than-Nan. (frontière Sino-Tonkinoise).



Cette sécurité du pays, c'est la garnison du blockhaus qui la garantit: soixante tirailleurs tonkinois, commandés par un officier et deux sous-officiers français. Toutefois, un retour offensif est toujours à redouter. Aussi est-on continuellement aux aguets. En une page pittoresque et saisissante que nous empruntons à son livre Pirates et Rebelles au Tonkin, le général Frey décrit cette veille incessante: " Sur le chemin de l'arbre le plus élevé, on a établi un observatoire-mirador: c'est une petite plate-forme branlante se balançant dans les airs à chaque mouvement imprimé à l'arbre par le vent; comme plancher, quelques branches dépouillées de leurs feuilles; pour y atteindre, une échelle formée de bambous.
" De là, un officier ou un soldat en vigie scrute constamment du regard la forêt; il n'aperçoit qu'une sorte d'océan formé par les cimes juxtaposées et serrées de milliers d'arbres, et dont les vagues seraient simulées par les renflements de cette masse de verdure correspondant aux ondulations du sol.
" C'est en vain que, de jour et de nuit, le guetteur cherche, épie des bruits de voix, des cris d'animaux domestiques, un mince filet de fumée, un indice enfin qui décèle la présence des pirates; en avant, la forêt reste muette, silencieuse et comme inhabitée... La nuit s'est faite depuis longtemps, sans étoiles. Soudain, l'oreille attentive d'une sentinelle discerne un froissement de branches, comme un frôlement produit par le vol d'un oiseau de nuit, un bruit presque imperceptible. Ce sont des pirates qui se glissent, en rampant, à travers les enlacements de broussailles et de haies et, lentement, lentement, viennent rôder, fantômes invisibles, autour des postes."

Notes et impressions d'un chef de poste à la veille d'une attaque.

Quel document plus précieux que les notes inédites d'un officier chef de poste pour nous initier à cette vie d'alertes.
" Nous voilà aux derniers jours de la saison sèche. Dans l'enceinte du fortin, les tirailleurs font l'exercice. Avec leurs mouvements sautillants qui soulèvent du sol ferrugineux des flots de poussière rose, ils ont l'air de danser plutôt que manœuvrer.
Tandis que mes tirailleurs au visage jaune, coiffés comme des femmes, croisent la baïonnette, une image s'éveille en moi; c'est, dans une petite ville de province, en France, un coin paisible et ombragé où, les après-midi d'été, les soldats en bourgeron de toile répètent les mêmes mouvements. Quelle nostalgie m'envahit de me sentir isolé, si loin, cela surtout au crépuscule, quand un linceul d'ocre descend sur les collines qui ondulent à l'horizon et que les bambousiers frissonnent avec avec un grand bruissement triste!...


Un sergent de Tirailleurs Tonkinois et sa femme.

Dans presque toutes nos colonies, nous avons utilisé les naturels comme soldats. Au Tonkin, ce sont des tirailleurs indigènes qui fournissent la garnison de la plupart des postes.



"La saison humide, la saison infernale est venue. Le ciel n'est plus bleu, il est blanc, tant une épaisse couche de nuées le couvre. Hier, le thermomètre a marqué plus de 45 degrés. Sous cette haleine de feu, des milliers de fleurs s'entr'ouvrent et s'épanouissent en quelques heures; des parfums montent qui suffoquent presque... Sous la véranda, au milieu des peaux de tigres et de toutes les chinoiseries rassemblées par les officiers qui ont successivement commandé le poste, règne une chaleur étouffante à peine atténuée par l'envol du panka que balance le boy d'un mouvement régulier et ample. C'est le moment de faire appel au talent de Tho.
"Rien de curieux comme l'histoire de ce tirailleur, ancien pirate. Durant une expédition contre les bandes qui opéraient dans la région du nord d'Hanoï, un d'entre eux est fait prisonnier, c'était Tho. Pris les armes à la main, il allait être fusillé. Mais notre homme se met à faire mille contorsions et supplie le chef de la colonne, expliquant en mauvais anglais qu'il n'est qu'un pirate d'occasion, que de son métier il est barman et qu'il excelle dans l'art de préparer les cocktails. On écoute le bizarre récit: il est exact que cet Annamite, qui a beaucoup voyagé, a longtemps été employé dans un bar américain de Shangaï. Le commandant lui fait grâce. Par la suite, Tho s'engagerait aux tirailleurs tonkinois. Maintenant, au poste, il est vraiment merveilleux. Avec de l'eau horriblement sale, puisée à l'arroyo, il tire de l'appareil à glace de limpides cristaux et confectionne d'exquises et fraîches boisson qu'on hume à l'aide d'un paille de riz. Naturellement, il est dépourvu de toutes les liqueurs multicolores nécessaires à un barman, mais il leur substitue habilement du jus de fruits indigènes.
"Cependant un terrible ouragan, écho de quelque typhon issu des mers de Chine, s'est abattu sur le blockhaus: les gigantesques arbres des tropiques ont hurlé de souffrance; plusieurs se sont renversés avec fracas. Puis ç'a été une pluie diluvienne. Ciel, terre, végétation, tout est noyé sous le ruissellement de l'eau, tout est gris, d'un gris de fond d'océan.
"La pluie cesse enfin. Une vapeur emplit l'air, une bouillie rougeâtre, luisante de flaques, couvre le sol. Les plantes jaillissent de terre, comme à vue d'œil. Ce débordement de végétation oppresse et emplit l'âme d'une superstitieuse terreur. Une odeur de moisi, des bouffées malsaines, chargées de miasmes, s'élèvent de la terre détrempée... Cette nuit, atteint de fièvre, je me suis bourré de quinine, mais l'insomnie a persisté. Aujourd'hui, somnolence pesante et douloureuse, fatigue de tout le corps, membres rompus, autour de ma tête vide, il semble qu'un cercle ardent me serre et me torture.
"Partagé dans cette pénible prostration, j'entends comme dans un rêve le champ plaintif, monotone et traînant d'un vagabond sur la route, ao-oo-oh! répété à l'infini. C'est sans doute quelque marchand ambulant. Il vient de s'arrêter à la porte du blockhaus. Quelques instants de demi-silence, un bruit de voix, l'adjudant entre sous la véranda. Les allures du vagabond lui semble louches. Tout en modulant sa plainte, il examinait les abords du poste, jetait un coup d'œil furtif entre les pieux de la palissade; il s'est approché d'un groupe de tirailleurs et, sous prétexte de leur vendre des herbes médicinales, a essayé de lier conversation avec eux. C'est à ce moment que l'adjudant est survenu et a fait arrêter le vagabond. On l'amène devant moi entre deux tirailleurs. Il est minable, vêtu de loques déchirées. Mais il a l'air faux, avec ses yeux bridés baissés vers le sol, avec sa face inerte d'Asiatique! Je l'interroge sans résultat: il se dérobe. Il vend des herbes médicinales... on ne peut lui faire dire autre chose. L'adjudant est convaincu que c'est un espion envoyé par des pirates pour s'assurer des forces du poste.
"La sentinelle grimpée sur le mirador redouble de surveillance. Dans l'attente des événements, toute la garnison prend les armes. je fais appeler le sergent indigène Nam-Thuong, vétéran des guerres tonkinoises, rompu à toutes les ruses des pirates et je lui confie la périlleuse mission d'explorer seul la forêt...
"Bientôt le sergent Nam-Thong est de retour; il a relevé des traces suspectes dans la forêt: restes de feux, arbres abattus, etc... Il faudra faire bonne garde cette nuit...
"La nuit s'est faite, une nuit étouffante. Autour du poste s'ouvre des gouffres d'ombre qui donnent un effroi vague aux plus braves. On écoute avec inquiétude le battement des chauves-souris qui se poursuivent, le glissement d'insectes sur le sol. Soudain un léger froissement de branches se fait entendre du côté de la forêt. Un brusque coup de fusil déchire la nuit, c'est un tirailleur qui, en présence de cet ennemi invisible, n'a pu attendre et a fait feu. D'autres coups lui succèdent, rapides, pressés, sans que j'aie pourtant donné d'ordres. Un hurlement dans l'obscurité et encore des coups de fusil qui, cette fois, répondent aux nôtres. C'est pendant quelques instants une fusillade des deux côtés. Puis, plus rien... des ombres fuient dans la nuit. Les pirates trouvant qu'il trop dangereux d'attaquer le poste s'éloignent en emmenant leurs morts et leurs blessés."



Au Tonkin. Poste de Pac-Si.

A voir la région triste et aride au milieu de laquelle se dresse le poste, on imagine quel sentiment de devoir doit posséder l'officier qui le commande pour vivre là, seul européen, avec 50 tirailleurs, toujours sous la menace d'une alerte.



En plein Sahara- Le gourbi d'un officier- 
Contre les nomades du désert.

Transportons-nous maintenant en Afrique et visitons les postes, les bordjs comme on dit là-bas, établis dans le Sud-algérien à la limite du désert, tout le long de la frontière marocaine et plus loin, en plein Sahara, dans le Gourara et le Tidikelt. Là, ce ne sont plus les pirates de la forêt qui sont à redouter, ce sont les nomades du désert: au Sahara, les féroces Touaregs; dans le Sud-Oranais, les pillards marocains;
Le bordj est une redoute solidement fortifiée. 




Tirailleurs Sahariens rentrant au Bordj après une marche dans le désert.

Dans le Sahara, où la température, en été, dépasse parfois 50 degrés, des troupes françaises seraient incapables de résister à de telles chaleurs. On a dû créer un corps de tirailleurs sahariens recrutés dans le pays même, encadrés par des officiers et des sous-officiers français. Ces tirailleurs, habillés à l'arabe, tiennent garnison dans les bordjs.



Dans le voisinage, les maisons des officiers; elles sont très primitives, en briques, blanchies à la chaux, avec un toit de roseaux enduits de terre glaise. "C'est, écrit un officier, pour la fabrication des portes et des fenêtres qu'il faut faire de vrais miracles. Toutes les vieilles caisses sont déclouées, leurs planches assemblées. Quant à la fermeture, elle se compose d'un loquer actionné par une ficelle. Pour faire la charpente d'une fenêtre, le travail est plus long et plus minutieux; mais ce n'est rien encore, le difficile est de se procurer les carreaux nécessaires. Heureux alors l'officier photographe! Les vieux clichés prennent une valeur que ne leur soupçonnent pas les fabricants de plaques; une fois la gélatine enlevée, on possède un beau verre de vitre qui fait plus d'un jaloux."


Le poste optique de Rocher-des-Chiens, à Lagouat.

Pour que les détachements isolés dans le Sud-Algérien puissent communiquer entre eux, on a établi sur les hauteurs des postes optiques où des signaux se font de jour avec des pavillons, la nuit avec un puissant fanal.



Le commandant Lamy, tombé glorieusement au Tchad, et qui fut chef du bordj d'El-Goléa, a laissé d'intéressantes lettres qui nous font connaître la vie des officiers détachés dans le Sud-Algérien.
"Le pays est très chaud, écrit-il, mais salubre. Nous avons depuis quatre ou cinq jours une quarantaine de degrés à l'ombre. Nous sommes entourés de dunes d'un superbe sable jaune comme de l'or et qui a la mauvaise habitude de s'envoler dans les airs dès qu'il y a un souffle de vent, ce qui est le cas général; aussi respirons-nous du sable et en absorbons-nous en buvant, en mangeant, en ouvrant les yeux, par les oreilles, par les narines, en dormant, en lisant, en causant.


Un officier français relevant le terrain aux alentours d'un poste au Soudan.

Une des occupations habituelles des officiers détachés dans les postes, c'est de relever le terrain environnant. Les renseignements qu'ils recueillent serviront ensuite à établir plus exactement la carte du pays.



"Voici l'emploi de mes journées; le matin, au jour, le réveil et, au lever du soleil, à cheval. Je pars avec quarante ou quarante-cinq piocheurs ou pelleteurs indigènes pour notre puits artésien de Bel-Bachir, où je fais exécuter ce travail de Pénélope qui consiste à entretenir et à réparer la séguia qui conduit l'eau de ce puits dans les jardins de l'oasis. Je reste sur les chantiers jusque vers neuf heures ou dix heures, puis je vais déjeuner. A midi, je rentre dans mes appartements particuliers, je me plonge la tête dans l'eau pour rafraîchir mes idées et je me mets immédiatement à écrivasser jusque vers quatre ou cinq heures, à moins que je ne sois dérangé par mon peuple, qui vient implorer ma justice.


En plein Sahara. Le Camp de la mission Foureau-Lamy.

Dans les régions où notre pénétration est récente, les indigènes n'attendent qu'une occasion favorable pour se jeter sur nos détachements. Ainsi les postes doivent-ils être bien gardés. Dans sa traversée du Sahara, la mission Foureau-Lamy entourait son camp d'un retranchement fait avec les bagages.



" Sur le coup de six heures et demie, je remonte à cheval, en compagnie des officiers de poste, et d'un temps de galop nous allons au puit artésien où sous le jet puissant nous prenons une douche exquise; nous barbotons un moment dans le bassin qui entoure l'orifice du puits; nous goûtons d'une énorme pastèque de l'oasis que l'un de nous a apportée sous son bras et nous rentrons au bordj d'un autre temps de galop. Immédiatement, nous dînons, nous faisons une partie de dominos et nous allons nous allonger sur les terrasses de nos palais, où nous nous endormons bientôt en admirant la pureté d'un ciel sans nuages et en contemplant les milliers d'étoiles qui brillent au firmament."



Au cœur de l'Afrique. Le Poste de Gribingui (territoire militaire du Tchad);

Dans les colonies incomplètement soumises comme dans la région du Tchad, toute l'administration est confiée aux autorités militaires. Ainsi le chef de poste qui vit dans ces paillotes n'a pas seulement pour mission de réprimer les soulèvements des noirs, mais il organise aussi le pays et rend la justice.



Sur le qui vive.- Les douceurs du jardinage.

Parfois, on signale dans le voisinage un parti de pillards. Les spahis sahariens se rassemblent; cette étrange troupe, qui n'est ni à pied, ni à cheval, mais montés sur des méhara, se met en selle. Le peloton part sous la conduite d'un officier et, grâce à ces montures, parvient à rattraper les pillards.


Un Spahi Saharien.

Nos possessions de l'extrême Sud-Algérien et du Sahara sont exposées aux incursions des nomades du désert. Pour poursuivre et châtier ces pillards, comme les cavaliers ne pouvaient servir, on a pourvu chaque bordj de spahis montés sur des chameaux de course.



Ces alertes sont fréquentes à Hassi-Iniffel, à Fort-Mac-Mahon, à Fort Miribel ou dans le Touat. Là, on est toujours sur le qui-vive. l'officier qui commande le poste est sans cesse en reconnaissance aux alentours. Un grave événement, c'est au plus fort de l'été, d'aller faire paître et boire les méhara. Les pâturages et l'abreuvoir sont hors du bordj. Les animaux partent escortés par un groupe de spahis. Le coucher du soleil arrive, le troupeau n'est pas rentré avec son escorte. Inquiétude de l'officier chef du bordj: un rezzou de Touaregs a-t-il enlevé les animaux, massacré les spahis? Soudain des coups de fusil. Aussitôt prise d'armes générale, les patrouillent partent. Mais ce n'est rien de grave; voici les méhara qui rentrent tout guillerets d'avoir brouté la bonne herbe et de s'être vautrés dans l'eau. Les coups de fusil ont été tirés par les spahis qui, comme tous les Arabes, aiment à faire parler la poudre et se sont amusés à chasser les gazelles.


Les travaux de construction du bordj d'El-Goléa.

Les commandants de bordjs sont charger de faire la police du désert; ils doivent aussi administrer les tribus soumises à notre domination. El-Goléa est le bordj le plus important de l'extrême Sud-Algérien. A l'origine, il ne comprenait qu'un petit fortin: il comporte aujourd'hui une solide redoute et des bâtiments pour les différents services.



La grande joie pour ces Français perdus dans les sables, ce sont les nouvelles qu'apporte le courrier d'Alger; les plus fraîches de ces nouvelles de 17 jours et les autres ont au moins 24 jours; mais qu'importe? ce sont toujours des "nouvelles". Enfin, on fait du jardinage. El-Goléa possède un superbe jardin potager. Au poste d'Hassi-Iniffel, plus isolé, jardiner est pour ainsi dire la seule récréation. Dans un petit enclos s'allongent les plates-bandes; là dessus on fait des semis; puis on arrose. Des jours se passent, des semaines; on arrose toujours. Rien ne vient cependant; on désespère. Mais un beau matin, voilà quelques points verts qui montrent leurs têtes. Tous les officiers du poste se réunissent, admirent, pleins d'espoir. Hélas! en quelques jours, le soleil saharien flétrit impitoyablement les radis et les salades en herbe. Cependant, en 1896, on réussit à récolter un pied de céleri qu'on avait entouré d'une sorte de kiosque protecteur, et 6 radis furent mangés, en grande pompe, à l'occasion d'une remise de décorations.

Mobilier sommaire - soldats laboureurs et commerçants.

Mais, si nous voulons voir nos officiers s'adonner en grand à la culture, il nous faut aller à Madagascar. Une route grimpe sur un plateau herbeux; à mi-côte, un village hova, collection de cases primitives en bois et en feuillage. Dans les rues du village circule une foule bariolée de Hovas drapé dans le lamba, grande pièce de toile blanche, de Sakalaves avec leur chevelure divisée en une foule de petites nattes qui se tordent comme des serpents. Au sommet du plateau, le long de la route, un poste dresse sa palissade; il érige son mat surmonté d'un drapeau. Sur toutes les routes de Madagascar, de 25 en 25 kilomètres environ, on rencontre ainsi des postes; les uns ne comptent que quelques tirailleurs commandés par un caporal Français, d'autres comportent une compagnie entière.
Rien de primitif et d'inconfortable comme ces blockhaus. M. Grosclaude nous trace cet amusant tableau de la réception qu'il y a reçue. "L'officier commandant le poste nous fait le meilleur accueil, et le plus simple; son service de table n'est pas en argenterie ciselée, comme celui des régiments coloniaux anglais; il a pour candélabres deux racines de manioc au bout desquelles brûle tant bien que mal de la chandelle malgache; on boit dans des pots à confiture et dans des boîtes à conserves. On dîne sous une tonnelle; c'est un sophora gigantesque qui pousse au milieu de l'enclos palissadé du poste. Ce grand arbre est en même temps un jardin zoologique; on ne saurait imaginer la quantité et la diversité des espèces animales qui y résident, à en juger d'après ce qui nous est tombé dessus, rien que pendant nos repas: un petit boa, deux caméléons plus gros que des lapins, vingt-cinq ou trente variétés d'insectes. Les chambres à coucher sont constituées par de petites cases de bambou avec un toit de feuillage sec; dans un coin, un lit de roseaux. Des bêtes de toute sorte envahissent ces demeures. Dans l'horreur de la nuit, rats et serpents se livrent de longs combats silencieux, et parfois le lit de roseaux leur sert de champ de bataille: rien n'est mauvais pour la digestion comme d'avoir sur l'estomac une grosse couleuvre en train de manger le nez d'un rat en colère."
Les garnisons de ces postes sont composés des éléments les plus variés. Ici, ce sont des légionnaires, aventuriers de toutes races, aux figures énergiques. Là, des tirailleurs algériens assis à l'orientale fument leur longue pipe, immobiles et silencieux, en écoutant un des leurs, un ancien berger kabyle, qui tire de sa guesbah des notes monotones et mélancoliques. Plus loin, ce sont des Sénégalais qui tiennent des palabres à la porte de leurs paillottes, bruyants, bavards.
Les officiers chef de poste et leurs troupes ont pour mission première de veiller à la sécurité du pays, de poursuivre et de détruire les bandes de révoltés, de Fahavalos comme on les appelle, et de plus en plus ils se font rares, c'est alors qu'ils s'adonnent à une occupation plus paisible qui est, comme nous l'annoncions, la culture. Les officiers, avec l'aide de leurs tirailleurs, sèment du riz, du sorgho, du maïs, plantent des patates et du café, enseignent aux Malgaches des procédés de culture moins primitifs que les leurs et leur apprennent à mieux mettre en valeur le sol de leur île. Un voyageur qui arrivait dans un poste, en plein pays sakalave, tomba de son haut quand il se trouva en présence du lieutenant occupé à sarcler une planche de carottes et donnant une leçon de jardinage à un groupe de tirailleurs malgaches attentifs. Son étonnement ne fut pas moindre quand il aperçut auprès du poste une magnifique plantation de café et de vastes rizières où l'eau était amenée dans des rigoles d'irrigation par une roue à godets qui la tirait d'une petite rivière.
Le lieutenant Edighoffen, qui faisait ainsi l'éducation de ses subordonnés, ne s'est pas contenté d'être cultivateur: il s'est fait boutiquier. A peu de distance de son poste, il fit édifier une grande case; là-dedans, avec quelques planches, il fabriqua un comptoir, des rayons, puis, de France, il fit venir des marchandises bon marché, des toiles, des cotonnades, de la quincaillerie. Le magasin ainsi pourvu fut confié à deux ou trois de ses tirailleurs les plus intelligents. Les malgaches, effrayés par l'établissement d'un poste dans leur village, s'étaient enfuis dans la montagne. Mais, peu à peu, séduits par toutes les richesses que renfermait le magasin du lieutenant, ils revinrent et finirent par céder à la tentation et par acheter. Trois mois après la maison de commerce marchait admirablement et le village était repeuplé.

Ceux qui sont morts pour la patrie.

Ce sont là de pacifiques opérations mais qui peuvent toujours être interrompues par une brusque attaque. Combien d'officiers sont morts, soit en défendant leur blockhaus, soit en poussant une reconnaissance! Les annales militaires de nos colonies sont remplies de ces tragiques évènements.
Il y a quelques années, au poste de Ha-Lang (Indo-chine), un matin, le lieutenant Davy sort pour visiter les abords. Soudain deux coups de feu partent des broussailles: le lieutenant tombe, les poumons traversés. Mourant, il se traîne vers le poste, se dresse et, montrant à ses hommes des rebelles qui se glissaient au milieu des hautes herbes pour se ruer à l'assaut, s'abat sans prononcer une parole. Au Cambodge, le lieutenant Rivet, dans une reconnaissance qu'il fait seul autour de son poste de Compong-Toul, est surpris par des pillards siamois. Il lutte corps à corps en criant de toutes ses forces pour prévenir le poste de la présence de l'ennemi. Il tenait un pirate au collet quand une balle l'atteignit; ses soldats le trouvèrent mort, le poing crispé sur son révolver, dont toutes les cartouches avaient ratées.
Quelle liste lugubre on dresserait avec les noms de tous les officiers qui ont péri à Madagascar, dans les postes et leurs alentours! En 1898, le lieutenant Turquois tenait garnison au poste de la Tsiribihina avec une section de Sénégalais. A la fin d'une nuit, alors que les tirailleurs n'ont pu résister au sommeil, une horde de Fahavalos entoure le poste, escalade la palissade. Terrible réveil. Le lieutenant sort de sa case, révolver au point, rallie quelques Sénégalais, et lutte courageusement. Mais les Fahavalos sont plusieurs centaines: l'officier et la garnison sont massacrés.
Le 31 octobre 1896, le lieutenant Collot, commandant les spahis sahariens de Fort Miribel (Sahara), faisait, à quelques kilomètres du fort, un relevé du pays. Tout à coup, un spahi apercevant des méhara qui marchaient dans l'oued Challoucène et que l'officier ne pouvait voir à cause de l'escarpement des berges, cria pour avertir. L'officier continuait de s'avancer sans défiance. Toutefois, il crut apercevoir quelqu'un, car on l'entendit s'écrier: "Ouach Tekoun?" (Qui es-tu?) La seule réponse fut un coup de fusil. Collot cria: "Aux armes!" et mourut.


Un drame aux environs d'un poste du Sud-Oranais.
Mort du sergent-fourrier Lovy.

Au mois d'avril 1903, un convoi était de passage à Ksar-el-Azoudj, dans le voisinage de la frontière marocaine. Tout à coup la nouvelle parvient au poste que des pillards marocains enlèvent les chameaux. Le capitaine Normand, du 2e tirailleurs, se précipite avec le sergent Charles Lovy et ses hommes. Les chameaux sont repris, mais la petite troupe doit battre en retraite en luttant corps à corps contre les Marocains. C'est alors que le sergent Lovy tombe mortellement atteint d'une balle au côté.



A l'heure présente, les postes de l'extrême Sud-Oranais et du Sahara, isolés au milieu de nomades belliqueux et féroces, sont les plus exposés. En 1901, un an après l'occupation d'In-Salah, la Kasbah de Timmimoun, au Touat, était occupée par 150 hommes sous les ordres du commandant Reibell et des capitaines Guisard et Oudjari. Le 18 février, au point du jour, un millier de Berabers surprennent la Kasbah, se ruent sur les brèches; le capitaine Guisard, le premier, s'élance, et tombe foudroyé, mais la garnison parvient à repousser victorieusement les assaillants.
Grâce à ces héroïques dévouements, nous pouvons être fiers de l'œuvre accomplie en quelques années aux colonies par nos soldats et nos officiers: le Tonkin débarrassé de ses pirates et entrant dans la voie d'une magnifique prospérité qui se traduisait, il y a quelques mois, par l'exposition de Hanoï; Madagascar, métamorphosant ses sentiers impraticables en belles et larges routes et inaugurant son premier chemin de fer; le Sahara, naguère terre inconnue, devenu le prolongement de l'Algérie.
C'est vraiment la France, la plus grande France, qui étend là-bas le bienfait de sa civilisation et la douceur de ses mœurs.

Lectures pour Tous, Octobre 1903.



lundi 4 mars 2024

 Le village des hommes libres.




Un matin, au début du mois de juin 1903, des bûcherons ardennais de Mouzon virent un étranger passer dans la forêt. Il était vêtu correctement, même avec élégance, et portait sur l'épaule un paquet d'outils.
Arrivé au milieu de la clairière du Vieux-Gély, l'homme s'arrêta, jeta son fardeau sur l'herbe et promena un long regard autour de lui. Puis il ôta sa redingote et se mit à piocher la terre.
Quand vint le soir, il piochait encore, fiévreusement, et comme les bûcherons, la cognée sous le bras, traversant la clairière pour regagner leurs chaumières, le questionnaient, il fit cette réponse: "Je suis venu ici, dans ce coin perdu de la forêt, pour créer la cellule initiale de l'humanité future." Les paysans parurent fixés; ils s'éloignèrent. Et, tandis qu'ils s'enfonçaient dans les taillis, l'étranger posa sa pioche, mangea une miche de pain qu'il avait apportée dans une poche de son habit, s'agenouilla pour boire une lampée d'eau claire au ruisseau qui coulait devant lui, et, s'étendit sur le gazon pour dormir.
Au point du jour, quand ils revinrent, les bûcherons trouvèrent l'étranger une pioche à la main. De même le lendemain et les jours suivants. L'homme travaillait toujours.
L' "homme des bois" c'était l'anarchiste Fortuné Henry*, qui, renouvelant une expérience fameuse, jetait les bases d'un phalanstère communiste. j'ai voulu voir où en était sa tentative.

Pour visiter la colonie.

A Charleville, tout le monde connaît, pour l'avoir visitée, la colonie communiste de Fortuné Henry, de sorte que le premier passant venu vous trace un itinéraire. On s'embarque dans un train en partance pour Sedan, on descend à la plus proche station, et l'on escalade le chemin abrupt et rocailleux qui grimpe au flanc de la montagne. Un quart d'heure après, on entre dans Aiglemont, un village haut perché sur une des hauteurs qui dominent la vallée de la Meuse. Je pénétrai en forêt.
Soudain, au détour d'un chemin raviné par les pluies, le rideau de la forêt se déchira. A mes pieds s'étalait la clairière: une large bande de terre qui descendait en pente douce entre les hautes futaies et dessinait une courbe gracieuse au caprice du vallonnet. A l'extrémité de cette clairière, une belle et grande maison neuve posait une tache blanche au milieu des cahutes en torchis ou en planches. C'était le phalanstère. Le soir tombait. La brume noyait déjà le vert des bouleaux dans le fond sombre des chênes, et j'aperçus les colons qui, devant la maison, arrosaient des plates-bandes.
Déjà les anarchistes m'avaient vu et marchaient à ma rencontre. Quand j'arrivai devant le treillage qui clôt la colonie, ils m'accueillirent avec une cordialité toute simple. Et, séance tenante, Fortuné Henry me présenta ses deux camarades, André, un géant de vingt-sept ans, taillé comme un athlète, doux comme une fille, et Prosper, un enfant de l'Aveyron, mince et râblé, le type parfais de cette race vigoureuse qui dispute à une nature ingrate les mottes de terres éparpillées sur les causses du Rouergue. Le quatrième colon, un Piémontais, manquait à l'appel: il était en "subsistance" chez un camarade, à Nouzon, où il venait de subir une opération chirurgicale. Quant à Fortuné Henry, il est connu: outre que son nom évoque un passé douloureux*, il a fait personnellement, en faveur de ses idées subversives, une propagande assez active et assez hardie pour être traduit une dizaine de fois devant le tribunal correctionnel ou la cour d'assises, et, au cours de son apostolat, il n'a pas récolté moins de treize ans de prison. Il ne s'en cache pas.

La volonté d'un apôtre.

- Commençons par faire le tour du propriétaire, me dit Henry.
Et nous voilà partis à travers les terres, suivis par le grand géant blond et l'Aveyronnais.
Arrivés à l'extrémité de la clairière, nous nous retournâmes. Fortuné Henry étendit le bras, et, d'un geste, montrant la langue de terre rougeâtre qui confinait au loin à une prairie:
- Tout cela est à nous, me dit-il. Tout cela est notre propriété. Cela vous fait déjà rire que nous-autres, anarchistes, libertaires, nous parlions de "notre propriété". Que voulez-vous? Ce n'est pas notre faute. La reprise du sol par le prolétariat n'est pas chose faite. En attendant, il nous faut composer avec la société actuelle, et celle-ci nous contraint à être propriétaires. Mais je vous prouverai ce soir que la contradiction n'est qu'apparente.
Et Fortuné Henry, sans désemparer, entama l'histoire du phalanstère.
Depuis longtemps, la clairière du Jeune et Vieux bois Gély lui était familière. Au temps encore récent où il voyageait dans l'Est, pour le compte de la Pharmacie centrale de Paris, tantôt en automobile, tantôt en chemin de fer, tantôt à cheval, grassement payé et très estimé par ses patrons, il s'arrêtait parfois à Charleville, et, délaissant les apothicaires allait manger une omelette à Aiglemont, chez l'aubergiste du "Petit sabot". Après le déjeuner frugal; cherchant la solitude, il allait ruminer dans la forêt les idées qui lui avaient coûté si cher à développer, et, d'instinct, il revenait toujours à la clairière du Jeune et Vieux Gély.
C'était alors un pré marécageux que son propriétaire visitait une fois l'an: à la fenaison.
Le 1er 1903, ayant pris congé de la Pharmacie centrale, l'anarchiste loua ce pré, avec promesse de vente, et, de suite, retroussa ses manches. Il endigua et canalisa le ruisseau, déblaya par-ci, remblaya par là, nivela, creusa, assainit. Le dimanche, des camarades qui le connaissaient par les conférences qu'il avait multipliées dans les Ardennes, apportaient un outil et piochaient à ses côtés. Et il les payait d'une poignée de main et d'une parabole libertaire. Un soir, un ferronnier de Neufmanil, M. Aryle, qui avait entendu parler d'Henry, vint jusqu'au bois Gély. C'était en été.
- Cette herbe est haute et drue, dit-il à l'anarchiste. Il est temps de la couper.
- Je n'ai point d'outil, observa Fortuné Henry. Néanmoins, j'essayerai.
M. Aryle ne dit plus rien et s'en alla. Mais le lendemain, Henry fut réveillé au point du jour par le bruit rythmé d'une pierre qu'on promenait sur une lame d'acier. Il se leva et aperçut un homme en bras de chemise qui tondait son pré à grands coups de faux. C'était M. Aryle, qui faisait de la solidarité à sa manière.
A cette époque, Fortuné Henry habitait dans une hutte de terre glaise couverte de branchages, dont j'ai sous mes yeux les vestiges, et qu'il avait construite en hâte pour passer l'été et l'automne. A la fin de septembre, le marécage avait disparu. La terre n'attendait plus qu'engrais et semence.


Fortuné Henry, au seuil de sa première hutte.


La première étape du phalanstère était franchie. Mais les paysans demeuraient sceptiques: c'était folie pure que de chercher sa vie dans ce coin perdu.

Après la hutte, la chaumière.

Au mois de décembre 1903, six mois après son arrivée, Henry fut rejoint par sa femme, puis par deux libertaires. La hutte n'était plus suffisante, on bâtit une chaumière. Et quand le gros hiver commença, on couchait dans des lits et on se chauffait devant un bon feu. Souvent, les quatre libertaires pleurèrent, mais c'était à cause de la fumée qui s'accumulait dans la case. Et, quand la bise sifflait, faisait gémir bouleaux et chênes, ils ne regrettaient pas la hutte dont chaque rafale enlevait un morceau.


Les maisons du phalanstère qui succédèrent aux cabanes en branchages.


Puis, les grands froids passés, on réattaqua la terre. On fuma suivant les prescriptions de la chimie agricole, et on sema. Et, ayant confié au sol ses espérances, les colons attendirent.
Les paysans des alentours riaient toujours. Toutefois, le maire d'Aiglemont, qui ne passe pas dans la contrée pour professer des idées hardies, au contraire, loua aux anarchistes une bande de terre contigüe à la colonie: c'était une charité qui pouvait, par un hasard bien improbable, lui profiter plus que l'exploitation du lopin de terre.
Sans perdre un jour, les colons assainirent et piochèrent le pré du maire d'Aiglemont. Entre temps, ils édifièrent une écurie, une étable, des clapiers, un poulailler, un atelier de charpente et de menuiserie. Quand vinrent les fortes chaleurs, la sécheresse ruina les jardins de la contrée. Seule la colonie échappa au désastre. Alors les paysans y affluèrent: chacun emportait pour les montrer aux incrédules, des carottes monstres, des salades touffues, des radis gros comme des poires, des bouquets de persil géant. Au marché de Charleville les choux étaient si rares qu'on les vendait seize sous la pièce. Et la colonie en regorgeait: Cultivateurs et maraichers ne riaient plus... La seconde étape était franchie.
Entre temps, le phalanstère se peuplait. Il y eut bientôt quatre hommes, trois femmes et trois enfants: pas tous anarchistes, mais tous libertaires.
C'est alors que les colons édifièrent de leurs propres mains la maison définitive où j'ai trouvé, je dois le dire, plus de confort que je n'en désire habituellement. Et voici la troisième étape*.


La colonie d'Aiglemont telle qu'elle est aujourd'hui.


Fortuné Henry ajouta:
- Maintenant, jugez de notre œuvre: deux hectares et demi de terre en culture maraichère, un hectare et demi de terre en grosse culture, trois chevaux à l'écurie, vingt canards et dix pigeons dans le colombier, soixante-dix poules dans la volière, une bique et ses petits chevreaux, des carrioles pour les transports, des ateliers, une cave, toutes ces bicoques, une maison où il ne manquera bientôt plus les salles de bains, une source abondante, un étang qui sera dans deux ans peuplé de truites et de carpes, des camarades qui sont des frères... Si nous n'avons pas créé notre bonheur de toute pièce, qui donc le créera?

La soirée des anarchistes.

Quand Fortuné Henry eut fini de parler, la nuit était venue, les étoiles s'allumaient au ciel. Nous pénétrâmes dans la maison. Le grand air avait aiguisé mon appétit et j'entrai joyeux dans la salle à manger: une vaste pièce carrée, dont tout un côté est fermé par une véranda vitrée s'ouvrant sur la forêt. Au milieu de la table recouverte d'une nappe blanche, trônait une vaste soupière dans les flancs de laquelle mijotait une soupe aux choux. Et le fumet du jambon me chatouillait les narines.
Je m'assis au milieu des colons: Fortuné Henry et sa femme, sa fillette Andrée, une jolie blondinette de dix ans; l'Aveyronnais Prosper, sa femme et ses deux enfants: Georges, un solide gars de quatorze ans, fort comme un Turc et qui a récemment quitté le lycée, et Etienne, plus jeune de sept ans; une autre femme, et enfin André le géant, que les enfants adorent et appellent "grand frère" tout en lui faisant des niches.
Après le diner, les femmes servirent le café. Alors, Fortuné Henry alla chercher un manuscrit dans une armoire, tandis qu'André décrochait une mandoline suspendue à la muraille. Et, dans le grand silence du soir, s'éleva le chœur des libertaires.
Ils chantèrent d'abord une sorte de cantique sur l'air du Temps des cerises, dont je transcris deux strophes:

Quand nous en serons au temps d'anarchie,
Les petits bébés auront un berceau,
Les baisers des mères.
Tous seront choyés, tous égaux, tous frères.
Ainsi grandira un monde nouveau.

Il semble encore loin, ce temps d'anarchie;
Mais, si loin soit-il, nous le présentons:
Une fois profonde
Nous fait entrevoir ce bienheureux monde,
Qu'hélas! notre esprit dessine à tâtons.
  

Puis les enfants chantèrent l'Hymne anarchiste: 

Travailleur réduit par le manque d'ouvrage
A manquer de pain,
A crever de faim,
Apprends que ton sort dépend de ton courage.
Plus de mendiants! 
Plus de fainéants.

Il était près de minuit. Les enfants nous embrassèrent tous à la ronde. Chacun partit se coucher. 
Alors Henry m'entraîna dehors. La lune, qui venait de se lever, inondait la forêt d'une lumière pâle, et nous n'entendions plus que le murmure du ruisseau roulant sur les cailloux ou un gazouillis vague qui venait du bois.
L'anarchiste me parla longuement, m'exposant en détail la doctrine qui fut son point de départ, sa méthode d'expérimentation et le but auquel il tendait. Je vous raconterai ses rêves de communiste dans un prochain article.
Quand nous regagnâmes le phalanstère, les coqs chantaient. Dans les feuilles, les oiseaux s'éveillaient et commençaient à pépier.
- Voici ma chambre, me dit Henry; car conformément aux théories libertaires, j'ai ma chambre, et ma compagne la sienne. Je vous recommande mon lit. Il n'est pas mauvais. Maurice Donnay y a passé tout récemment une excellente nuit.

                                                                                       Fernand Momméja.

Mon Dimanche, 6 août 1905.
 
 

* Nota de Célestin Mira:

* Fortuné Henry: Jean Charles Fortuné Henry est un anarchiste français, fondateur de L'Essai, une colonie libertaire basée à Aiglemont dans les Ardennes de 1903 à 1909.




* Son jeune frère Emile, lui aussi anarchiste, commit l'attentat, à l'aide d'une bombe, du Café terminus à la gare Saint-Lazare le 12 février 1894 faisant deux morts et 24 blessés. Jugé en Cour d'Assises en avril 1894, il est condamné à mort et guillotiné le
21 mai 1894.


Arrestation d'Emile Henry


* Quelques vues du phalanstère: