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lundi 4 mars 2024

 Le village des hommes libres.




Un matin, au début du mois de juin 1903, des bûcherons ardennais de Mouzon virent un étranger passer dans la forêt. Il était vêtu correctement, même avec élégance, et portait sur l'épaule un paquet d'outils.
Arrivé au milieu de la clairière du Vieux-Gély, l'homme s'arrêta, jeta son fardeau sur l'herbe et promena un long regard autour de lui. Puis il ôta sa redingote et se mit à piocher la terre.
Quand vint le soir, il piochait encore, fiévreusement, et comme les bûcherons, la cognée sous le bras, traversant la clairière pour regagner leurs chaumières, le questionnaient, il fit cette réponse: "Je suis venu ici, dans ce coin perdu de la forêt, pour créer la cellule initiale de l'humanité future." Les paysans parurent fixés; ils s'éloignèrent. Et, tandis qu'ils s'enfonçaient dans les taillis, l'étranger posa sa pioche, mangea une miche de pain qu'il avait apportée dans une poche de son habit, s'agenouilla pour boire une lampée d'eau claire au ruisseau qui coulait devant lui, et, s'étendit sur le gazon pour dormir.
Au point du jour, quand ils revinrent, les bûcherons trouvèrent l'étranger une pioche à la main. De même le lendemain et les jours suivants. L'homme travaillait toujours.
L' "homme des bois" c'était l'anarchiste Fortuné Henry*, qui, renouvelant une expérience fameuse, jetait les bases d'un phalanstère communiste. j'ai voulu voir où en était sa tentative.

Pour visiter la colonie.

A Charleville, tout le monde connaît, pour l'avoir visitée, la colonie communiste de Fortuné Henry, de sorte que le premier passant venu vous trace un itinéraire. On s'embarque dans un train en partance pour Sedan, on descend à la plus proche station, et l'on escalade le chemin abrupt et rocailleux qui grimpe au flanc de la montagne. Un quart d'heure après, on entre dans Aiglemont, un village haut perché sur une des hauteurs qui dominent la vallée de la Meuse. Je pénétrai en forêt.
Soudain, au détour d'un chemin raviné par les pluies, le rideau de la forêt se déchira. A mes pieds s'étalait la clairière: une large bande de terre qui descendait en pente douce entre les hautes futaies et dessinait une courbe gracieuse au caprice du vallonnet. A l'extrémité de cette clairière, une belle et grande maison neuve posait une tache blanche au milieu des cahutes en torchis ou en planches. C'était le phalanstère. Le soir tombait. La brume noyait déjà le vert des bouleaux dans le fond sombre des chênes, et j'aperçus les colons qui, devant la maison, arrosaient des plates-bandes.
Déjà les anarchistes m'avaient vu et marchaient à ma rencontre. Quand j'arrivai devant le treillage qui clôt la colonie, ils m'accueillirent avec une cordialité toute simple. Et, séance tenante, Fortuné Henry me présenta ses deux camarades, André, un géant de vingt-sept ans, taillé comme un athlète, doux comme une fille, et Prosper, un enfant de l'Aveyron, mince et râblé, le type parfais de cette race vigoureuse qui dispute à une nature ingrate les mottes de terres éparpillées sur les causses du Rouergue. Le quatrième colon, un Piémontais, manquait à l'appel: il était en "subsistance" chez un camarade, à Nouzon, où il venait de subir une opération chirurgicale. Quant à Fortuné Henry, il est connu: outre que son nom évoque un passé douloureux*, il a fait personnellement, en faveur de ses idées subversives, une propagande assez active et assez hardie pour être traduit une dizaine de fois devant le tribunal correctionnel ou la cour d'assises, et, au cours de son apostolat, il n'a pas récolté moins de treize ans de prison. Il ne s'en cache pas.

La volonté d'un apôtre.

- Commençons par faire le tour du propriétaire, me dit Henry.
Et nous voilà partis à travers les terres, suivis par le grand géant blond et l'Aveyronnais.
Arrivés à l'extrémité de la clairière, nous nous retournâmes. Fortuné Henry étendit le bras, et, d'un geste, montrant la langue de terre rougeâtre qui confinait au loin à une prairie:
- Tout cela est à nous, me dit-il. Tout cela est notre propriété. Cela vous fait déjà rire que nous-autres, anarchistes, libertaires, nous parlions de "notre propriété". Que voulez-vous? Ce n'est pas notre faute. La reprise du sol par le prolétariat n'est pas chose faite. En attendant, il nous faut composer avec la société actuelle, et celle-ci nous contraint à être propriétaires. Mais je vous prouverai ce soir que la contradiction n'est qu'apparente.
Et Fortuné Henry, sans désemparer, entama l'histoire du phalanstère.
Depuis longtemps, la clairière du Jeune et Vieux bois Gély lui était familière. Au temps encore récent où il voyageait dans l'Est, pour le compte de la Pharmacie centrale de Paris, tantôt en automobile, tantôt en chemin de fer, tantôt à cheval, grassement payé et très estimé par ses patrons, il s'arrêtait parfois à Charleville, et, délaissant les apothicaires allait manger une omelette à Aiglemont, chez l'aubergiste du "Petit sabot". Après le déjeuner frugal; cherchant la solitude, il allait ruminer dans la forêt les idées qui lui avaient coûté si cher à développer, et, d'instinct, il revenait toujours à la clairière du Jeune et Vieux Gély.
C'était alors un pré marécageux que son propriétaire visitait une fois l'an: à la fenaison.
Le 1er 1903, ayant pris congé de la Pharmacie centrale, l'anarchiste loua ce pré, avec promesse de vente, et, de suite, retroussa ses manches. Il endigua et canalisa le ruisseau, déblaya par-ci, remblaya par là, nivela, creusa, assainit. Le dimanche, des camarades qui le connaissaient par les conférences qu'il avait multipliées dans les Ardennes, apportaient un outil et piochaient à ses côtés. Et il les payait d'une poignée de main et d'une parabole libertaire. Un soir, un ferronnier de Neufmanil, M. Aryle, qui avait entendu parler d'Henry, vint jusqu'au bois Gély. C'était en été.
- Cette herbe est haute et drue, dit-il à l'anarchiste. Il est temps de la couper.
- Je n'ai point d'outil, observa Fortuné Henry. Néanmoins, j'essayerai.
M. Aryle ne dit plus rien et s'en alla. Mais le lendemain, Henry fut réveillé au point du jour par le bruit rythmé d'une pierre qu'on promenait sur une lame d'acier. Il se leva et aperçut un homme en bras de chemise qui tondait son pré à grands coups de faux. C'était M. Aryle, qui faisait de la solidarité à sa manière.
A cette époque, Fortuné Henry habitait dans une hutte de terre glaise couverte de branchages, dont j'ai sous mes yeux les vestiges, et qu'il avait construite en hâte pour passer l'été et l'automne. A la fin de septembre, le marécage avait disparu. La terre n'attendait plus qu'engrais et semence.


Fortuné Henry, au seuil de sa première hutte.


La première étape du phalanstère était franchie. Mais les paysans demeuraient sceptiques: c'était folie pure que de chercher sa vie dans ce coin perdu.

Après la hutte, la chaumière.

Au mois de décembre 1903, six mois après son arrivée, Henry fut rejoint par sa femme, puis par deux libertaires. La hutte n'était plus suffisante, on bâtit une chaumière. Et quand le gros hiver commença, on couchait dans des lits et on se chauffait devant un bon feu. Souvent, les quatre libertaires pleurèrent, mais c'était à cause de la fumée qui s'accumulait dans la case. Et, quand la bise sifflait, faisait gémir bouleaux et chênes, ils ne regrettaient pas la hutte dont chaque rafale enlevait un morceau.


Les maisons du phalanstère qui succédèrent aux cabanes en branchages.


Puis, les grands froids passés, on réattaqua la terre. On fuma suivant les prescriptions de la chimie agricole, et on sema. Et, ayant confié au sol ses espérances, les colons attendirent.
Les paysans des alentours riaient toujours. Toutefois, le maire d'Aiglemont, qui ne passe pas dans la contrée pour professer des idées hardies, au contraire, loua aux anarchistes une bande de terre contigüe à la colonie: c'était une charité qui pouvait, par un hasard bien improbable, lui profiter plus que l'exploitation du lopin de terre.
Sans perdre un jour, les colons assainirent et piochèrent le pré du maire d'Aiglemont. Entre temps, ils édifièrent une écurie, une étable, des clapiers, un poulailler, un atelier de charpente et de menuiserie. Quand vinrent les fortes chaleurs, la sécheresse ruina les jardins de la contrée. Seule la colonie échappa au désastre. Alors les paysans y affluèrent: chacun emportait pour les montrer aux incrédules, des carottes monstres, des salades touffues, des radis gros comme des poires, des bouquets de persil géant. Au marché de Charleville les choux étaient si rares qu'on les vendait seize sous la pièce. Et la colonie en regorgeait: Cultivateurs et maraichers ne riaient plus... La seconde étape était franchie.
Entre temps, le phalanstère se peuplait. Il y eut bientôt quatre hommes, trois femmes et trois enfants: pas tous anarchistes, mais tous libertaires.
C'est alors que les colons édifièrent de leurs propres mains la maison définitive où j'ai trouvé, je dois le dire, plus de confort que je n'en désire habituellement. Et voici la troisième étape*.


La colonie d'Aiglemont telle qu'elle est aujourd'hui.


Fortuné Henry ajouta:
- Maintenant, jugez de notre œuvre: deux hectares et demi de terre en culture maraichère, un hectare et demi de terre en grosse culture, trois chevaux à l'écurie, vingt canards et dix pigeons dans le colombier, soixante-dix poules dans la volière, une bique et ses petits chevreaux, des carrioles pour les transports, des ateliers, une cave, toutes ces bicoques, une maison où il ne manquera bientôt plus les salles de bains, une source abondante, un étang qui sera dans deux ans peuplé de truites et de carpes, des camarades qui sont des frères... Si nous n'avons pas créé notre bonheur de toute pièce, qui donc le créera?

La soirée des anarchistes.

Quand Fortuné Henry eut fini de parler, la nuit était venue, les étoiles s'allumaient au ciel. Nous pénétrâmes dans la maison. Le grand air avait aiguisé mon appétit et j'entrai joyeux dans la salle à manger: une vaste pièce carrée, dont tout un côté est fermé par une véranda vitrée s'ouvrant sur la forêt. Au milieu de la table recouverte d'une nappe blanche, trônait une vaste soupière dans les flancs de laquelle mijotait une soupe aux choux. Et le fumet du jambon me chatouillait les narines.
Je m'assis au milieu des colons: Fortuné Henry et sa femme, sa fillette Andrée, une jolie blondinette de dix ans; l'Aveyronnais Prosper, sa femme et ses deux enfants: Georges, un solide gars de quatorze ans, fort comme un Turc et qui a récemment quitté le lycée, et Etienne, plus jeune de sept ans; une autre femme, et enfin André le géant, que les enfants adorent et appellent "grand frère" tout en lui faisant des niches.
Après le diner, les femmes servirent le café. Alors, Fortuné Henry alla chercher un manuscrit dans une armoire, tandis qu'André décrochait une mandoline suspendue à la muraille. Et, dans le grand silence du soir, s'éleva le chœur des libertaires.
Ils chantèrent d'abord une sorte de cantique sur l'air du Temps des cerises, dont je transcris deux strophes:

Quand nous en serons au temps d'anarchie,
Les petits bébés auront un berceau,
Les baisers des mères.
Tous seront choyés, tous égaux, tous frères.
Ainsi grandira un monde nouveau.

Il semble encore loin, ce temps d'anarchie;
Mais, si loin soit-il, nous le présentons:
Une fois profonde
Nous fait entrevoir ce bienheureux monde,
Qu'hélas! notre esprit dessine à tâtons.
  

Puis les enfants chantèrent l'Hymne anarchiste: 

Travailleur réduit par le manque d'ouvrage
A manquer de pain,
A crever de faim,
Apprends que ton sort dépend de ton courage.
Plus de mendiants! 
Plus de fainéants.

Il était près de minuit. Les enfants nous embrassèrent tous à la ronde. Chacun partit se coucher. 
Alors Henry m'entraîna dehors. La lune, qui venait de se lever, inondait la forêt d'une lumière pâle, et nous n'entendions plus que le murmure du ruisseau roulant sur les cailloux ou un gazouillis vague qui venait du bois.
L'anarchiste me parla longuement, m'exposant en détail la doctrine qui fut son point de départ, sa méthode d'expérimentation et le but auquel il tendait. Je vous raconterai ses rêves de communiste dans un prochain article.
Quand nous regagnâmes le phalanstère, les coqs chantaient. Dans les feuilles, les oiseaux s'éveillaient et commençaient à pépier.
- Voici ma chambre, me dit Henry; car conformément aux théories libertaires, j'ai ma chambre, et ma compagne la sienne. Je vous recommande mon lit. Il n'est pas mauvais. Maurice Donnay y a passé tout récemment une excellente nuit.

                                                                                       Fernand Momméja.

Mon Dimanche, 6 août 1905.
 
 

* Nota de Célestin Mira:

* Fortuné Henry: Jean Charles Fortuné Henry est un anarchiste français, fondateur de L'Essai, une colonie libertaire basée à Aiglemont dans les Ardennes de 1903 à 1909.




* Son jeune frère Emile, lui aussi anarchiste, commit l'attentat, à l'aide d'une bombe, du Café terminus à la gare Saint-Lazare le 12 février 1894 faisant deux morts et 24 blessés. Jugé en Cour d'Assises en avril 1894, il est condamné à mort et guillotiné le
21 mai 1894.


Arrestation d'Emile Henry


* Quelques vues du phalanstère:








lundi 26 février 2024

Vieux conte.






Dans l'éparpillement soyeux des cheveux d'or 
Et parmi les blancheurs des coussins toute blanche,
Ayant clos pour cent ans ses grands yeux de pervenche,
Souriant vaguement à son rêve, elle dort.
 
Sa tête de côté légèrement se penche.
Un vitrail  entr'ouvert laisse voir le décor
Du parc, où les oiseaux ne chantent pas encor;
Car la fée endormit chacun d'eux sur sa branche.

Au pied du lit sommeille un beau page blondin.
Elle dort, immobile en son vertugadin,
Sa jupe laissant voir un bout de sa babouche...

Toute rose, elle dort d'un sommeil ingénu,-
Car le Prince Charmant n'est pas encore venu
Qui doit la réveiller d'un baiser sur la bouche

... Mais le voici venir, svelte, en son grand manteau,
Avec sa toque en plume et sa moustache blonde.
Il s'avance, étonné de voir que tout le monde
Dort d'un profond sommeil dans l'étrange château.

Il appelle,- sans qu'un écuyer lui réponde. 
A ses devants ne vient pas un seul damoiseau.
Mais soudain, il la voit qui dort, - comme un oiseau, 
Laissant tomber sa tête... Une douceur l'inonde.

Et tout troublé devant ce sommeil ravissant,
Charmé, sans bien comprendre encore ce qu'il sent,
Il s'arrête un moment et sourit dans sa fraise.

Puis il avance à pas furtifs, et vient poser
Doucement un très long et très chaste baiser
Sur cette bouche aussi mignarde qu'une fraise.

Alors ce fut la fin du long enchantement;
Sur la cour il cessa tout d'un coup de s'étendre;
Un grand bruit de réveil au loin se fit entendre,
Et la princesse ouvrit ses beaux yeux, lentement.




Sans s'étonner, avec un sourire très tendre,
- Peut-être ayant déjà vu le Prince en dormant, -
Elle le reconnut- et dit tout simplement:
"C'est vous, monsieur? Pourquoi vous être fait attendre?"

C'est ainsi quand l'amour rêvé se laisse voir,
Celui qu'on attendait, vaguement, sans savoir...
On s'éveille. Les mains tout simplement s'unissent...

Comme après un sommeil de cent ans, on renait.
Et l'on se dit: c'est vous!... Et l'on se reconnait...
Le vrai bonheur commence, - et les rêves finissent.


                                                                                                        Edmond Rostand.


A l'époque où il donnait cette exquise traduction de la naïve et symbolique légende, M. Rostand n'était pas encore l'auteur de Cyrano. Quel charme de relire le vieux conte interprété par le plus célèbre des poètes modernes, lorsqu'il avait vingt ans! 


Lectures pour tous, 1903.




 

 
 

dimanche 25 février 2024

Comme les garçons, les fillettes anglaises s'initient maintenant à la vie de guerre.




Le système de préparation militaire, qui a trouvé une si brillante application dans les "Eclaireuses de France", nous a été inspiré par les boys-scouts anglais. Voici qu'au pays des suffragettes, les petites filles ont, dans le même but, formé des régiments. Nous présentons à nos lecteurs quelques girls-scouts occupées à monter une tente sur l'emplacement où l'escouade va camper.

La Science et la Vie, octobre, novembre, décembre 1913.

Ménagères, lavez votre linge à la machine.


Une machine à laver le linge sera utile dans un ménage si elle est transportable et peu encombrante: tel l'appareil ci-dessous.




Le linge, introduit dans un tambour, trempe d'abord dans une solution de savon et de soude. On fait tourner  le tambour pour provoquer un brassage énergique dont l'action remplace celle de la brosse en chiendent.
Le fourneau, la bassine et le tambour de lavage à double enveloppe sont réunis en un seul appareil supporté par quatre pieds. Le moteur, placé sur une colonne transportable, est alimenté par une prise de courant branchée sur le circuit d'éclairage.
Tout le linge d'une famille, à l'exception des draps et des nappes dont le lavage exigerait chez cette lessiveuse mécanique des tambours de trop grandes dimensions, peut être rapidement et proprement lavé.

La Science et la Vie, octobre, novembre, décembre 1913.

vendredi 23 février 2024

 Le signe.


I

- Oui, messieurs, fit le peintre Maxime Aubry, en posant sur le coin d'un guéridon sa tasse de café, pour donner une plus grande liberté à sa mimique passionnée, j'estime que la beauté d'une femme vraiment belle n'est pas faite seulement d'une splendeur de lignes et de belles harmonies de tons de la chair, mais encore d'une mystérieuse relation entre ses charmes; en sorte qu'il n'est permis à l'artiste d'omettre aucun détail, même le plus insignifiant du monde pour les sots, dans l'expression d'un ensemble auquel préside une logique divine. Tous les maîtres l'ont senti comme moi, Léonard comme Rubens, inexorables interprètes des défauts apparents eux-mêmes de leurs modèles.
- Paradoxe! fit le capitaine Mistouille.
- Non, capitaine! Pas paradoxe du tout! Prenez-vous donc pour un paradoxe la loi si merveilleusement observée par Lavater* et qui établit une corrélation entre les signes qu'une même femme porte aux différentes parties de son corps? Omettre un de ces signes, monsieur, dans une figure nue, vraiment copié sur la nature, est un crime de lèse-sincérité d'abord, et, de plus, certainement, quelque chose d'aussi monstrueux qu'une faute d'orthographe.
- Vous êtes naturaliste, Aubry, continua le banquier Pigemol, en achevant un verre de Chartreuse.
- Fougueusement idéaliste, au contraire, poursuivit le peintre avec une ineffable chaleur. J'ai pris pour épigraphe cet immortel vers de Victor Hugo:

Chair de femme, argile idéale, ô merveille!

et je tiens pour si parfait, dans ce chef-d'œuvre, que je considère comme un sacrilège d'y vouloir rien changer.

Corps féminin, qui tant est tendre!

a dit le vieux Villon. Celui-là est un fou vraiment qui rêve, pour toi, des imperfections nouvelles. Tu es le dernier et le plus sublime vers du grand poème de la création, et la Bible elle-même nous apprend que Dieu ne voulut plus rien enfanter, après la femme, désespérant de faire mieux.
- Ou pire, interrompit le notaire Cornensac, qui était un sceptique.
Et s'approchant de Maxime Aubry, le tabellion continua à voix presque basse.
- Vous feriez bien mieux, mon cher, au lieu de discuter, de faire danser ma femme qui est tout à fait curieuse d'entendre un homme aussi illustre que vous lui faire des compliments. Innocente vanité de provinciale qui croit encore aux gloires parisiennes et qui s'imagine qu'elles rayonnent autour d'elles sur ceux qui les approchent!
Maxime Aubry ne se le fit pas dire deux fois.

II

Pour porter le nom ridicule de son mari, madame Cornesac n'en était pas moins d'une aristocratique beauté, et sa grâce fière eut dignement resplendi dans l'apothéose d'un armorial. Grande, avec une peau blanche que les ombres teintaient en bleu, elle promenait, au-dessus d'un sourire presque engageant, l'expression attirante et hautaine à la fois de son regard, le dédain glorieux de ses yeux clairs traversés d'étincelles. Sa chevelure, noire et profonde, avait des révoltes sculpturales à la nuque et au front, les majestueuses ondulations d'une mer qui s'apaise. Mais c'est l'ensemble de sa personne surtout qui en imposait par sa plasticité extraordinaire et visible sous l'imposture de ses vêtements. Un marbre vivant modelait délicieusement les plis de sa robe comme dans les statues antiques. Il y a comme cela, de simples officiers ministériels qui ont, pour leur malséant usage conjugal, des créatures devant lesquelles se seraient agenouillés Phidias* et Apelle*. Il est inutile de dire que Maxime Aubry éprouvait pour madame Cornesac une admiration allant jusqu'à la terreur. C'est en tremblant qu'il lui offrit le bras pour la première valse. Il se sentait mourir dans le tourbillon où il l'emportait dans ses bras, respirant les chauds parfums de la mystique fleur que toute femme porte en elle.
Puis, enhardi, et comme ayant brûlé ses derniers vaisseaux de timidité, il s'assis auprès d'elle, comme prisonnier de l'air qu'elle respirait. Et, comme il demeurait silencieux:
- A quoi pensez-vous? lui demanda-t-elle.
- Je regardais, répondit-il très simplement, la jolie mouche naturelle que vous avez à la naissance de l'épaule droite.
- Ah! mon Dieu! Ma robe est donc bien décolletée? Vous avez remarqué...
- Et je pensais à celle qui est un peu plus bas, de l'autre côté.
Elle devint rouge comme une cerise.
- Ah! par exemple, vous ne me ferez pas accroire que l'échancrure de mon corsage descende jusque là! Comment savez-vous?
- Lavater, madame, Lavater!
Et il ajoute d'un air triomphant de science et tout bas:
- Un peu au-dessus de la chute des reins, à gauche, n'est-ce pas?
Madame Cornensac avait positivement disparu derrière son éventail.
Après un moment de silence, ce fut elle encore qui reprit:
- A quoi pensez-vous encore?
- Au temps, madame, où les princesses du sang elles-mêmes ne dédaignaient pas de poser pour les grands artistes de leur temps, dans l'éclat de leur nudité victorieuse.
- Quelle horreur!
- Non! Madame, mais un sentiment de l'art plus passionné qu'on ne l'a communément aujourd'hui et plus élevé en même temps. On a dû des chefs-d'œuvre à ces clémentes fantaisies! Une pudeur imbécile a-t-elle le droit de s'opposer à l'enfantement du chef-d'œuvre?, Je vous en fais juge, madame. Ah! si vous vouliez...
- Pas un mot de plus, monsieur!
Madame Cornensac s'était levée et avait été prendre le bras de son mari. Maxime demeurait comme un homme ivre, dans le rayonnement de l'astre disparu.

III

Deux jours après, ou plutôt deux soirs, au bal encore, chez la comtesse de Hautebringue, Maxime osait à peine s'approcher de la belle notairesse qu'il croyait avoir mortellement offensée. C'était bien mal connaître la curiosité féminine en général et provinciale en particulier. Madame Cornensac avait été, au fond, démesurément flattée dans l'orgueil tout légitime d'une beauté mal savourée par son rond de cuir d'époux. Le peintre humait un sorbet au kirsch avec une navrante mélancolie. Ce fut elle qui vint à lui, et qui, après avoir bien regardé si son mari ne l'épiait pas, lui dit presque à l'oreille:
- Je crois que j'ai trouvé un moyen.
Il la contempla avec une respectueuse surprise. Elle continua avec une volubilité charmante de femme qui en a beaucoup à dire en peu de mots:
- Avez-vous une psyché dans votre atelier?
- Certes, fit le peintre, et du meilleur style Louis XVI.
- Et vous consentiriez à ne me faire que de dos?
Maxime tombait positivement des nues. Il balbutiait au lieu de répondre. Et elle de poursuivre se hâtant davantage encore et les paroles passaient rapides sur ses lèvres, comme un gazouillement d'oiseau:
- Alors, je pourrais me déshabiller sans que vous me vissiez, derrière une draperie et me venir ensuite poser à reculons, sans que vous vous soyez retourné par exemple! Entre la glace et moi, serait votre chevalet, et ce serait mon image seulement que vous copieriez dans le miroir, ce qui serait bien moins indécent. Il faudrait, avant tout, me donner votre parole de garder la face toujours du même côté! Ce serait une trahison révoltante d'y manquer...
Et comme Maxime continuait à la regarder avec des yeux pleins d'une reconnaissance inquiète:
- Je ne peux pas pourtant, lui dit-elle encore, vous empêchez de faire un chef-d'œuvre! Ce serait mal!
- Vous avez raison, madame, fit l'artiste en recouvrant la parole. Ce serait un crime pour le moins.
On convient encore que l'étude, achevée dans des conditions si particulières, serait pour le peintre seul et qu'un secret absolu serait gardé.
Le lendemain commençait la première séance. Maître Cornensac ne quittant pas son étude de la journée, rien n'était plus facile à sa femme d'en dérober les heures les plus lumineuses au profit de l'art qu'elle s'était décidément donné la mission d'encourager.

IV

On en était à la vingtième séance pour le moins. A la dernière, hélas! pensait le pauvre Maxime. Il avait eu beau apporter à son travail des lenteurs volontaires et pénélopéennes, l'étude était au point. 




Il ne restait à poser, sur les chairs glorieuses de madame Cornensac reflétées par la psyché et, de là, descendues sur la toile, que la fameuse mouche placée au couronnement du séant, un peu à gauche, là où l'artiste l'avait si bien devinée, et où la notairesse la portait en réalité. Seulement, pour le peintre qui ne la voyait que dans l'image, apparaissait-elle à droite et se préparait-il, suivant sa théorie consciencieuse, à la faire précisément là où il la voyait. Jusque-là les conventions avaient été scrupuleusement observées. Malgré sa tentation, le malheureux Maxime n'avait jamais risqué un regard oblique derrière lui et, de son côté, madame Cornensac n'avait jamais présenté au miroir que l'intervalle radieusement vallonné compris entre sa nuque aux reflets d'ambre et ses talons d'un rose nacré. Et vous seriez bien contentés, comme moi, mes petits compères, de ce spectacle postérieur tout à fais agréable et exquis.

Ceci pour moi n'est déjà que trop bon!

auriez-vous dit comme le moine d'une épigramme célèbre de Jean-Baptiste Rousseau*, le psalmiste.
Et ainsi le pensait ce nouveau Tantale d'Aubry, qui se sentait, derrière le cou, des démangeaisons lui descendre jusqu'en bas des moelles.
- Ouf! fit-il, en éclaboussant légèrement, du haut de son pinceau trempé de noir, le point du tableau où devait se trouver le fameux signe.
Folle de curiosité et du désir de voir l'image achevée, madame Cornensac se retourna, et juste, en même temps, Maxime en fit autant, oubliant son serment. Ainsi se trouvèrent-ils face à face et les yeux dans les yeux!
Ce fut, entre eux, comme un courant électrique qui les poussa dans les bras l'un de l'autre. Ce qui se passa ensuite est tellement fâcheux pour l'honneur de M. Cornesac, que mon respect pour l'institution du notariat ne me permet pas d'en dire davantage. Les notaires contemporains n'ont qu'une propension déjà trop grande à s'en aller en Belgique avec nos fonds, pour qu'on les incite encore à la fuite en les vilipendant sans raison.
- Au nom de la loi, ouvrez!
C'était M. Cornensac, Dieu le damne! qui averti, par d'obligeants voisins, des visites de sa femme au peintre, et avec ce bon flair de cocu par quoi fut institué le moment dit psychologique, arrivait escorté du commissaire. Madame Cornensac et ses vêtements disparurent comme par enchantement et Maxime fut ouvrir, destiné à tenir tête à la situation.
- Vous avez une femme ici, monsieur, fit le commissaire.
- La mienne, polisson! ajouta le notaire furieux.
Et, regardant le tableau posé sur le chevalet et que l'artiste n'avait pas eu le temps de cacher:
- Vous ne nierez pas, monsieur, je reconnais madame Cornensac.
- Et en quoi, s'il vous plait, monsieur?
- A cette mouche naturelle que vous avez servilement copiée selon vos principes!
Le peintre avait repris toute sa présence d'esprit.
- Vous vous trompez, monsieur, fit-il sévèrement, et vous calomniez une honnête femme. Cette mouche est à droite et celle de madame Cornensac est à gauche.
- Vous l'entendez, monsieur le commissaire, hurla le mari outragé. Comment saurait-il ?
- Lavater, monsieur, Lavater! continua Aubry, impitoyable, en montrant la mouche de l'épaule.
M. Cornensac se frappa le front, après un moment de réflexion et, du ton d'un homme qui se souvient:
- C'est vrai, dit-il lentement. C'est vrai bien à gauche qu'est le signe de madame Cornensac. Et tendant la main au peintre:
- Mes excuses, monsieur, on m'avait trompé!
Et il ne savait pas si bien dire.
- Imbécile! tous les mêmes, fit entre ses dents le commissaire, très marri d'avoir été dérangé pour rien.
C'est ainsi que l'artifice inventé par la pudeur d'une honnête dame tourna à la glorification de sa vertu. Que ce soit un exemple pour les autres.

Trente bonnes farces, Armand Sylvestre, Ernest Kolb, éditeur 1890.



Nota de célestin Mira:

* Lavater: écrivain suisse connu pour son ouvrage "L'art de connaître les hommes par la physionomie" écrit en allemand  vers 1775.





* Phidias: célèbre sculpture grec. André Malraux a dit qu'il avait inventé "les formes qui expriment le divin".




Marbre de Phidias.

* Apelle: Célèbre peintre grecs loués par les anciens. Aucune de ses peintures n'a été conservée.

* Jean-Baptiste Rousseau est un poète français né en 1670 et mort en 1741.


Jean-Baptiste Rousseau,
portrait de Nicolas de Largillière.