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mercredi 29 novembre 2017

Chronique du 28 mars 1858.

Chronique du 28 mars 1858.

Voici un duel que nous voudrions donner pour exemple à tous ceux qui ont envie de se couper la gorge; il n'y aurait pas beaucoup de sang répandu.
On sait que les zouaves de la garde ont quitté Paris pour tenir garnison à Versailles.
L'un d'eux se trouvait dans un petit cabaret de Sèvres en même temps qu'un jeune homme, artiste de profession, chasseur de circonstance, et ayant sa carabine en bandoulière.
L'artiste, pour avoir le plaisir d'entendre parler de ces mémorables batailles de Crimée, offre une bouteille au soldat, puis deux puis trois, et à chacune d'elles, celui-ci raconte des hauts faits, tous plus gigantesques que les autres.
Quand ils sont bien gris tous deux, vient l'instant de payer. L'artiste, enchanté de son nouvel ami, veut lui faire les honneurs; le zouave, brave jusqu'à la bourse, veut payer aussi. Ni l'un ni l'autre ne cède, ils se querellent, ils s'emportent.
- Ah! tu n'es pas content, dit le militaire, eh bien! écoute, tu as ta carabine, moi la mienne, nous allons nous rafraîchir d'un coup de fusil dans le bois.
- Ça me va! dit l'artiste.
Et ils s'en vont bras dessus, bras dessous chercher l'endroit favorable à leur combat.
Mais tout à coup, l'artiste se frappant le front:
- Je pense à une chose, dit-il. j'ai une carabine qui porte à peine à cent pas, tandis que la tienne porte à plus de mille.
- C'est pourtant vrai, dit le zouave.
- Comment diable allons-nous égaliser les chances?
- C'est bien simple... mais tu ne trouverais pas cela, toi, pékin!... Tu resteras à cent pas de moi, et moi j'irai me mettre à mille pas de toi.
- Tiens, c'est juste, dit l'artiste, approuvant ce moyen.
Arrivés dans une allée du bois qui leur parut convenable, ils choisissent la place et chargent leurs armes.
Puis ils se mirent à compter les pas. L'artiste en faisait cent, le zouave en faisait mille: mais ils n'arrivaient pas à se placer de manière à ce que l'artiste fût à cent pas du zouave, et celui-ci à mille de son adversaire. Ils recommencèrent dix fois sans y parvenir davantage.
Heureusement, il survint des agents de police qui les emmenèrent tous deux, sans quoi, ils chercheraient encore.

- Cet exemple de naïveté nous rappelle celle dont vient de faire preuve un marchand du boulevard.
Un individu s'étant présenté très-matin chez un chemisier, et lorsque les deux commis n'étaient pas encore à leur poste, le marchand ne voulut pas faire attendre l'acheteur et descendit en pantalon, manche de chemise, le visage à moitié rasé.
Il présente les chemises.
Le client les trouve bien, mais il voudrait savoir comment elles vont. Après en avoir longtemps causé, il dit qu'il lui vient une idée, et prie le marchand, qui est de la même taille que lui, d'être assez bon pour en essayer une, afin qu'il puisse juger de la coupe.
L'envie de vendre fait tout faire. Le malheureux marchand se déshabille et enfile la chemise.
le client examine le col, les manches, fait tourner le pauvre marchand comme une toupie; puis lui met enfin le dos face à la porte.
Alors, saisissant une pièce de très-belle toile posée sur le comptoir, il la glisse sous son paletot et s'esquive.
Mais le marchand a vu ce qui s'est passé dans une glace. Oubliant l'état dans lequel il se trouve, vêtu d'une toile légère, une joue rasée, l'autre pleine de savon, il s'élance sur les traces du voleur.
Celui-ci le voit venir, mais sans perdre la tête, il cours plus vite, en criant sur son passage:
- Ah! ce fou... ce misérable fou me poursuit encore... je ne sais comment le fuir!
Naturellement, on s'assemble autour du fou: les sergents de ville l'arrêtent et le conduise bon gré mal gré chez le commissaire de police.
Là il se fait reconnaître, tout s'explique, mais le voleur a eu dix fois le temps de disparaître.

-On se souvient encre que tout Paris s'est occupé, pendant quelque temps, de la mort et du convoi de la reine d'Oude*, mais on ignore un fait étrange qui se rattache à cet événement.
L'administration des pompes funèbres, en même temps que les autres objets nécessaires à la cérémonie, fournit le cercueil.
Pour cette reine d'Asie, elle en avait envoyé un fort beau, en chêne garni de clous d'acier.
Mais le culte indien proscrit tout métal dans la construction des cercueils; il fallait en faire faire un autre à chevilles de bois.
Le beau cercueil resta là dans la cour de l'hôtel.
Beaucoup de personnes ont pu le voir: mais nous avons appris, d'une manière positive, qu'un littérateur des plus distingués avait pris une extrême envie de ce dernier objet de toilette, si parfaitement confectionné, et en avait fait acquisition, enchanté de s'assurer pour lui-même ce cercueil destiné à une reine.

                                                                                                                        Paul de Couder.

Journal du dimanche, chronique du 28 mars 1858.

* Nota de célestin Mira:

Malka Kachwar, reine d'Oude, décédée à Paris  en janvier 1858, fut la première Indienne inhumée au cimetière du Père Lachaise.


Mausolée de la reine d'Oude et mosquée du Père Lachaise.


Ceux de qui on parle.

Le lutteur Paul Pons.




Le célèbre lutteur a eu la bonne fortune de connaître, au moins une fois dans sa vie, l'opinion exacte de ses contemporains sur son compte. C'était le 20 février 1905: il venait de mourir pour la première fois. Les journaux aussitôt d'imprimer une de ces notices nécrologiques qu'ils tiennent toutes prêtes pour de semblables événements. Les notes étaient élogieuses et Paul Pons en fut flatté; mais tout en remerciant la presse, il l'avisa qu'une petite erreur s'était glissée dans ses articles et qu'il n'était pas mort à Orange des suites d'une fluxion de poitrine comme on l'avait dit. Le journal qui avait colporté cette nouvelle aussi précise qu'inexacte fut forcé de la démentir. Il le fit à peu près dans les termes suivants:
"Nous avons été les premiers à annoncer la mort de M. Paul Pons. Grâce à la même rapidité d'information, nous apprenons que cette nouvelle était fausse; nos lecteurs s'en réjouiront avec nous."



M. Paul Pons sait maintenant avec quelle facilité on peut passer dans l'histoire. Cette épreuve ne lui a pas été défavorable, mais je ne conseilleras pas à tout le monde de la tenter. S'il avait cultivé, au lieu de la lutte à main plate, la lutte électorale et les joutes parlementaires, il est bien probable qu'on eût jeté moins de fleurs et plus d'ordures sur sa tombe. Même mort, il y a plus de respect pour un athlète que pour un ministre.
Les parents de Pons ne le destinaient pas à être lutteur. Né à Sorgues (Vaucluse), il apprit l'état de forgeron et ne le quitta qu'à vingt-quatre ans, en 1883, date à laquelle il lutta pour la première fois en public, à Bordeaux. Dès sa plus tendre enfance, il avait eu le goût pour la lutte et s'y était exercé en amateur. Son maître fut Pietro Damasso.
Il ne tarda pas à se placer au premier rang des athlètes. En 1891, il "tombait" l'américain Tom Canon, jusqu'alors invincible. Trois ans plus tard, le géant turc Nouriah, plus grand, cependant, et plus lourd que Paul Pons, avait à son tour le dessous. A la même époque, il se rencontra au Cirque-d'Hiver avec un autre Turc: Youssouf, mais aucun d'eux ne put triompher de son adversaire, on dut proclamer le match nul. Paul Pons est d'avis que ce Youssouf était l'homme le plus fort qu'on ait jamais vu. Il espérait néanmoins parvenir un jour à le vaincre, mais le pauvre Turc a été victime d'un accident contre lequel ses biceps ne pouvaient rien: il a péri dans le naufrage du transatlantique La Bourgogne*.
Le premier championnat du monde de lutte, organisé à Paris en 1898 par le Journal des Sports eut pour vainqueur Paul Pons qui terrassa Pytlasinski et Gambier. Il entreprit alors de nombreuses tournées et traversa l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie, l'Amérique, la Hollande, etc.: les meilleurs lutteurs d'Europe et d'Amérique se mesurèrent avec lui: aucun d'eux ne le tomba.
Non content de gagner le premier championnat et ceux qui le suivirent, Paul Pons remporta avec la même régularité le prix de la Ceinture d'Or, à partir du jour de la fondation de ce tournoi, créé en 1902 par M. Marius Dubonnet et disputé sur la piste des Folies-Bergères.
La première année, il battit le géant Antonitch, Laurent le Beaucairois* et Raoul le Boucher. En 1903, il triompha encore de ces deux derniers et du Danois Petersen. Par ces deux victoires successives, il devenait légitime propriétaire de la "Ceinture d'Or"; mais il eut la coquetterie de la remettre en jeu l'année suivante, pour la conquérir une fois de plus, après une heure de lutte.
Les succès de Paul Pons ne lui ont pas tourné la tête; il a des goûts paisibles et sobres; il boit peu et ne fume pas. Chaque été il va se reposer à Agen, dans une propriété qu'il a acheté avec ses économies et surveiller le travail de ses vignerons.
Pour ceux qui voudraient le connaître mieux encore je dirai que sa taille est de 1 m 95, son tour de poitrine de 1 m 31, que ses biceps mesurent 43 centimètres et ses mollets 45: la jarretière de Paul Pons pourrait servir de ceinture à nos plus élégantes Parisiennes.

                                                                                                                            Jean-Louis

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, dimanche 31 mars 1907.

* Nota de Célestin Mira:



Championnat du monde de lutte
à Madison Square Garden en 1901.



Championnat de France 1905.


Naufrage de La Bourgogne.




mardi 28 novembre 2017

Les pêcheurs de la côte normande.

Les pêcheurs de la côte normande.

Toute faite de pierre à chaux blanche, tendre et friable, taillée aux bords à grands pans de falaises, comme des murs de trois cents pieds de haut crénelés au sommet, dont la mer bat et ronge la base, avec des vallées de distance en distance, qui, descendant à la mer, font une brèche dans le long rempart continu: telle est la côte normande de la Seine à la Somme, du Havre à Saint-Valéry. Sur la haute terrasse, une herbe rase, que l'été jaunit; au pied, la grève de galets ou de rochers déchiquetés, plus souvent glauque que bleue, agitée, avec des vagues qui moutonnent, et l'horizon gris, sous les brumes, du côté de l'Angleterre. Entre la terre et la mer, la communication est difficile. Du haut de la falaise, vous voyez, en vous penchant, la plage ou les vagues à une distance verticale de cinquante ou cent mètres; un caillou que vous jetez d'en haut arrive en bas en trois secondes. Mais il n'y a ni sentier ni escalier; et pour arriver à ce lieu perpendiculairement situé au-dessous de vous, il faut faire, souvent, deux ou trois lieues de détours. Ainsi les cultivateurs du plateau et les pêcheurs de la plage se rencontrent-ils rarement; ils ont leur vie à part.
Chaque valleuse ou petite vallée, chaque brèche faite à ce mur et qui donne accès vers la mer, protège dans la baie qu'elle forme une ville comme Dieppe ou Fécamp, ou tout au moins un petit port de pêcheurs. Les riverains de cette côte sont hardis marins, excellents bateliers. Ceux de Dieppe surtout sont célèbres dans l'histoire; connus sur toutes les mers, ils auraient, dit-on, longtemps avant Christophe Colomb, découvert l'Amérique: "mais ils en gardèrent si bien le secret, qu'ils en perdirent la gloire". Aujourd'hui encore ils sont réputés comme les meilleurs matelots. Mais la plupart, pour ne pas s'éloigner de leur cabane et de leur famille, préfèrent le dur métier de la pêche; dur, et dangereux aussi, sur cette mer agitée et brumeuse de la Manche! Ils passent plusieurs jours et plusieurs nuits dehors, comme ils disent, c'est à dire en pleine mer, sur leurs grosses barques; ils vont jusque dans la mer du Nord ou près des côtes d'Angleterre, et viennent rapporter au port le poisson. Le costume, pour une telle vie, est simple et grossier. Le pêcheur est revêtu d'un pantalon en toile cirée, imperméable à l'eau, d'une vareuse de drap épais ou de tricot, avec un chapeau à larges bords, raide, de toile cirée dure comme du bois et qu'il nomme son suroit. Il va souvent pieds nus, sur la grève et dans la barque.
La femme, aussi vaillante que l'homme, dont elle partage la rude existence et les dangers, est habillée d'une façon tout aussi simple. Des jupons de laine grise, un corsage à manches étroites et collant, par-dessus, une sorte de veston sans manches, parfois taillé par elle-même dans une vieille veste du mari; c'est avec cela que la courageuse créature affronte le vent aigre du large et l'embrun salé des vagues, quand elle tient la barre de la barque, ou tire à bords les filets ruisselants, la longue ligne à hameçons, pour recueillir le poisson qui frétille. Souvent aussi, le long de la grève, à marée basse, elle s'en va pêcher avec son havenais (petit filet en forme de poche monté d'un cercle et d'un long manche de bois), pieds nus et dans l'eau jusqu'à mi-jambes, les crevettes et les crabes.


Pêcheurs de la côte de Dieppe.

Cette mer dont ils vivent, quoique bien dure pour eux et pleine de dangers, ils l'aiment comme une patrie, ces gens sans terre, qui n'ont pas à eux un coin de champ, ni un arbre, ni une motte d'herbe, mais tout au plus, comme les mouettes de leurs rivages, un rocher sec pour mettre le pied. 
Les petits enfants courent jambes nues sur le galet, entrent dans l'eau jusqu'aux genoux, cherchant des coquillages le long du flot. Avant sept ou huit ans, la passion de la mer les prend; on ne peut pas les empêcher de s'emparer des petits bateaux, de dérober des avirons, de battre l'eau le long des quais, parmi les barques, malgré les cris des mères et les jurons des matelots... 
Mais quoi? qui n'a pas commencé de la sorte ne sera jamais marin. Et qui une fois l'a été ne pourra plus s'en tirer jamais.Vous voyez là, errants sur leurs plages, de pauvres vieux tout blancs, tout cassés d'âge et d'avoir tant roulé sur la lame; ils passent leurs derniers jours à regarder le large, à nommer les voiles, qui vont, qui viennent. Ils tournent autour des bateaux qui accostent, se mêlent aux enfants; ils gourmandent ou encouragent les jeunes matelots, regarde chaque panier de poisson qu'on débarque, et disent que, de leur temps, la pêche était meilleure.
Quand elles ont fait leur temps aussi, labouré les vagues pendant un demi-siècle, cent fois radoubées et ragréées, toutes disloquées à la fin et ne pouvant plus tenir la mer, les pauvres vieilles barques, si elles ont échappé au naufrage, finissent par s'échouer à terre. On les tire hors de l'eau, on abrite la triste épave dans un coin de falaise, tout contre les cabanes. La grosse et lourde coque, sans mats ni cordages, rasée comme un ponton et à moitié ensablée, rendra encore des services à ceux qu'elle a si longtemps bercés. On ouvre dans ses flancs noirs de goudron  une porte et d'étroites fenêtres, on lui fait un toit de chaume, et la voilà devenu un magasin pour ramasser les filets, les cordages, les avirons, les ancres et tout le matériel de pêche. Parfois même, c'est une maison: il y a sur nos côtes normandes plus d'une famille de pauvres pêcheurs qui n'ont pas d'autre abri.

Les Peuples de la Terre, Ch. Delon, librairie Hachette, 1890.

lundi 27 novembre 2017

Ceux de qui on parle.

Le Roi Victor Emmanuel III.


Le roi d'Italie est né à Naples le 11 novembre 1869. On se rappelle les circonstances dramatiques dans lesquelles il succéda, en 1900, à son père Humbert 1er, frappé dans sa voiture, à Monza, par les coups de revolver de l'anarchiste Gaetano Bresci.
Victor-Emmanuel, qui n'était alors que prince de Naples, passa sa première jeunesse à Monza et à Rome. Jusqu'à l'âge de douze ans, il fut élevé par sa mère, la reine Marguerite d'Italie, morte aujourd'hui; elle avait du sens artistique, une intelligence cultivée, et elle s'appliqua à éveiller le goût du travail, dans l'esprit de son fils. De douze à vingt ans, on le confia au colonel Egidio Osio qui l'exerça au maniement des armes, tandis que M. Morandi complétait son éducation.
M. Morandi n'avait été sans éprouver quelque inquiétude le jour où Humbert 1er l'avait désigné pour cet honneur périlleux.
Instruire le prince! Former un homme n'est pas chose facile; encore, si l'on échoue, ne fait-on qu'un inutile de plus; mais former un roi! bien mieux, former son roi! Endosser pour partie, la responsabilité d'un règne, voici qui mérite réflexion. M. Morandi n'avait pas le droit d'hésiter, mais il se demandait avec crainte si son élève profiterait de ses leçons, s'il lui ferait honneur. Il se rassura bientôt: Victor Emmanuel avait l'esprit très ouvert, très observateur, porté même à la critique; il avait de plus une excellente mémoire. Son précepteur ne se réjouit pas moins de ses qualités de coeur: un jour qu'il lisait, avec M. Morandi, l'ouvrage de Silvio Pellico "Mes prisons", il témoigna une grande émotion au récit des souffrances endurées par Maconcelli et lança une exclamation indignée contre les Autrichiens.
- C'est le passé, lui dit vivement M. Morandi. Aujourd'hui, nous sommes alliés.
Les leçons du précepteur portaient sur des sujets divers; la littérature y occupait une grande place à côté de connaissances plus spéciales, telle que l'archéologie, la numismatique. Cette dernière science, entre toutes, passionnait le prince, qui n'a pas cessé de s'y intéresser: il possède aujourd'hui plus de 60.000 pièces et il met la dernière main à un magnifique ouvrage sur les monnaies d'Italie, dont le prix sera de 150.000 francs. Ce ne sera pas à proprement parler un livre de vulgarisation.
Non content d'orner l'esprit de son élève, M. Morandi lui inculqua des principes d'hygiène sévères. C'est à lui que les Italiens doivent d'avoir, pour la première fois depuis longtemps, un roi qui ne fume pas.




Victor Emmanuel sut de bonne heure le français: c'était la langue parlée dans la famille royale. Il eut une gouvernante pour apprendre l'anglais, et un valet de chambre florentin pour s'habituer à parler le pur toscan.
Les voyages font partie du programme de toute éducation bien conduite. Le prince visita d'abord son pays, puis la Grèce, la Turquie, le Caucase. L'année suivante, il traversa la Grande-Bretagne, les Pays-bas, la Belgique, la Scandinavie. Il a passé des revues avec l'empereur Guillaume; au couronnement de Nicolas II, il représentait l'Italie. C'est à ce moment qu'il rencontra pour la deuxième fois la princesse Hélène, fille du prince de Monténégro. Cette gracieuse jeune fille aux yeux noirs, au visage régulier et sympathique, dont le type oriental avait fait sur lui une profonde impression avait alors vingt-trois ans. Il l'épousa quelques mois après.
Les sujets du roi Humbert ne montrèrent pas pour ce mariage autant d'enthousiasme que son fils. Ils auraient acclamé davantage une princesse issue d'une famille royale d'Allemagne ou d'Autriche. Mais le Monténégro!...
Aujourd'hui le couple royal a toutes les sympathies de la nation.

                                                                                                                          Jean-Louis.

Mon dimanche, revue populaire illustrée, 24 mars 1907.

Les ascensions fatales.

Les ascensions fatales.

L'Echo des Alpes a publié une statistique des accidents qui se sont produits dans l'ascension des Alpes suisses depuis 1859 jusqu'à 1886. Pendant cette période, on a compté 80 accidents, dans lesquels 134 personnes ont perdu la vie.
Ces 134 victimes se dénombrent ainsi: 40 guides ou porteurs, 80 touristes, 11 ouvriers en voyage, 2 moines de Saint-Bernard et 1 chercheur de cristaux. Dans six cas, seize personnes sont mortes d'épuisement, de froid ou de quelque affection organique; dans quatorze accidents, il y eut quinze personnes tuées en tombant dans des crevasses; dans dix, quinze personnes furent tuées en glissant sur la glace et dans trente-cinq, il y en eut quarante et une qui périrent pour avoir glissé sur l'herbe ou sur la roche; dans quatre cas, quatre personnes furent tuées par la chute des pierres; vingt-sept furent écrasées par des avalanches; et dans quatre cas, seize personnes furent englouties en marchant sur la neige ou la glace trop peu consistante.
Il résulte de ceci que les accidents provenant de glissement sur les rochers ou sur le gazon sont les plus nombreux, et il est probable que les principales causes en sont les chaussures mal entendues; cependant, l'imprudence et le manque de soins ont une grande part dans ces malheurs. Ainsi, dans seize accidents, les ascensionnistes n'étaient pas réunis par une corde; dans vingt-huit, les victimes étaient ou isolées, ou non accompagnées d'un guide. Le mauvais temps fut la cause de quatorze accidents; dans vingt-huit, les touristes étaient attachés à une corde pour passer des endroits où le chute de l'un devait fatalement entraîner celle des autres; et dans vingt-deux, c'est l'ignorance complète de la condition de la neige sur laquelle on s'aventurait qui causa l'accident.
Au Mont-Blanc, pendant une période de seize ans, de 1859 à 1875, il y eut 673 ascensions, dont 25 se terminèrent par une catastrophe; ce qui fait à peu près une mort pour 26 ascensions, ou un peu moins de 4 pour cent.

Journal des Voyages, dimanche 27 mars 1887.

Les quatre phares d'Eddystone.

Les quatre phares d'Eddystone.


Sur le terrible rocher du tourbillon (Eddystone), situé dans le canal de la Manche, à 20 kilomètres au large de la baie de Plymouth, un magnifique phare s'élève, dont le feu a brillé pour la première fois le 18 mai 1882.
C'est le quatrième érigé en cet endroit, célèbre dans les fastes maritimes par les nombreux naufrages dont il fut témoin pendant si longtemps. Le premier phare d'Eddystone ne fut construit, en effet, qu'à la fin du XVIIe siècle.
Il y avait, sans doute, bien longtemps que la question de l'érection d'un phare sur ce dangereux écueil avait été agitée pour la première fois, lorsque  des sinistres répétés la firent reprendre à cette époque. Mais cette fois comme les autres, l'enquête aboutit à la constatation d'une impossibilité absolue. C'était folie, disait-on, que de vouloir élever sur l'Eddystone, abordable tout au plus quelques jours dans l'année, un phare dont la construction, d'ailleurs, s'il se trouvait quelqu'un d'assez audacieux pour l'entreprendre, exigerait plus de dix années de travail, étant admis que les flots ne le détruiraient pas à mesure, engloutissant du même coup les malheureux ouvriers qu'on y emploierait, supposé qu'on en trouvât pour cette dangereuse besogne.
Le plus clair de tout cela, c'est qu'il ne se trouvait pas un ingénieur qui osât assumer les responsabilités de l'entreprise.
Ce fut donc un gentilhomme campagnard, exerçant, en outre, la profession de marchand de soieries et très habile mécanicien à ses moments perdus, qui s'en chargea.
Comme mécanicien, Henry Winstanley, de Littlebury (Essex), ne s'occupait guère que de travaux amusants. Il semait son chemin de jets d'eau de toute forme et de toute dimension, et bourrait sa maison de trucs ingénieux, amusants pour lui seul et non pour ses hôtes mystifiés; mais rien dans tout cela qui pût le mettre sur la voie de la construction d'un phare sur un écueil à fleur d'eau. Son plan, toutefois, n'avait rien de déraisonnable, et puisque personne autre ne voulait s'en charger, l'amirauté l'autorisa à en tenter la réalisation.
Les travaux furent commencé dans l'été de 1696; et à la fin de la saison, il y avait douze trous percés dans la roche, et des crampons de fer scellés dans ces trous. L'année suivante, un tronçon de tour intérieure fut construit; c'était assez, déjà, pour abriter les ouvriers, c'était énorme; les ingénieurs n'en pouvaient croire leurs yeux! Pendant la troisième année, cette tour fut élevée à la hauteur de 80 pieds; la lanterne fut placée au sommet; des appartements furent préparés, et Winstanley s'y installa avec ses ouvriers, pour ne plus perdre de temps en allées et venues.
Il n'eut pas de chance pour sa première nuit: une effroyable tempête éclata; les vagues inondèrent les habitants du phare inachevé, noyèrent leurs provisions; et pour comble de calamité, les communications avec la terre furent interrompues pendant onze jours. L'audacieux architecte n'était pas homme à se décourager pour si peu. Il redoubla au contraire d'activité et, le 14 novembre de la même année (1698), un feu brillait pour la première fois à quatre-vingt pieds au-dessus du terrible écueil.
Il était temps, car une série d'interminables tempêtes se déchaîna aussitôt, et ne permit point aux habitants du phare qui n'y devaient point rester de le quitter avant le 22 décembre! Pendant ce séjour forcé, Winstanley constata quelques imperfections à son édifice et résolut d'y remédier pendant la saison suivante. D'abord, la lanterne avait été entièrement couverte par les vagues, malgré son élévation. Il suréleva donc la tour de 30 mètres, et l'élargit en l'entourant de constructions nouvelles.
L'édifice de Winstanley était une construction bizarre, en bois, ressemblant par sa forme à une pagode chinoise couverte d'ornements parasites dont quelques-uns donnaient prise au vent, bien mal à propos et d'inscriptions variées. 


Le phare de Winstanley.

Malgré ces défauts, il résista trois ans aux fureurs de la mer et des vents, grâce à des réparations incessantes par exemple.
Le 26 novembre 1703, Winstanley passait la nuit au phare. Une tempête épouvantable éclata cette nuit-là, qui ravagea les côtes de la Grande-Bretagne presque dans toute leur étendue.
Le lendemain, quand le jour se leva sur cette désolation, les habitants de Plymouth eurent beau interroger l'horizon: il n'y avait plus de phare sur l'écueil d'Eddystone. Il en avait été arraché d'un seul bloc, avec ses habitants, pendant cette nuit lugubre.
Trois années s'écoulèrent avant qu'un nouvel entrepreneur se proposât pour renouveler l'expérience; et ce ne fut pas davantage un ingénieur, mais encore un marchand de soieries, de Londres cette fois, appelé John Rudyerd. Le phare de Rudyerd fut construit de 1706 à 1709; comme le premier, il était en bois, ce qui ne l'empêcha pas de résister à tous les assauts pendant près d'un demi-siècle; mais il était mieux entendu, à coup sûr, que celui de Winstanley. 


Le phare de Rudyerd.

Il fut détruit par un incendie le 2 décembre 1755. Les gardiens furent recueillis par des pêcheurs, mais l'un d'eux, nommé Henry Hall, vieillard de quatre vingt-quatorze ans, affreusement brûlé par le plomb fondu qui coulait de la lanterne, mourrait peu de jours après dans des souffrances horribles; on lui trouva dans le corps, assure-t-on, un lingot de plomb pesant près de 170 grammes.



Destruction du phare de Rudyerd.

Après quarante-six ans de bons services, le second phare d'Eddystone, n'aurait pas fait une longue carrière, même s'il n'avait pas été dévoré par un incendie, car il était attaqué par les tarets. Lorsqu'il fut question de le remplacer, la commission chargée de préparer les voies tomba à peu près d'accord que le nouveau phare devait être construit en pierre, pour prévenir le double danger d'être abattu par la vermine ou détruit d'un coup par le feu. La Trinity-House n'était pas de cet avis; mais l'éminent ingénieur John Smeaton, membre de la Société royale de Londres, qui avait accepté la mission de construire ce phare, insista avec une opiniâtreté qui fut à la fin couronnée de succès. La première pierre fut donc posée le 12 juin 1757, et la lanterne allumée le 16 octobre 1759. Même en tenant compte des travaux préliminaires, l'oeuvre de Smeaton n'exigea pas plus de temps pour sa construction que les édifices en bois qui l'avaient précédée.
Ce phare en pierre avait seulement 28 mètres de hauteur, lanterne comprise, de sorte que les vagues couvrirent celle-ci plus d'une fois; mais il a résisté pendant plus d'un siècle et demi, et ce n'est pas lui, mais l'écueil qui le portait, qui menaçait de céder. En conséquence, on décida de le remplacer par le phare actuel, élevé sur un rocher éloigné de 45 mètres de celui qui servait de base au phare de Smeaton. Quant à celui-ci, il a été transporté (sa partie supérieure au moins) à Plymouth, et réédifié sur le Hoe: il était aussi sain que le jour de son érection.
Le nouveau phare d'Eddystone, construit sous la direction de l'ingénieur Edmond Douglas, dans l'espace de quatre ans, la question du temps étant cette fois tout à fait secondaire, puisque l'écueil n'a pas cessé d'être éclairé, fut allumé le 18 mai 1882, par le duc d'Edimbourg en personne.
Dans ce nouveau phare, la forme extérieure est bien la même que dans l'ancien, qui ressemblait de même à la tour en bois de Rudyerd: la forme ne change guère, mais il reste, malgré cela, quelques différences à signaler, tant dans l'ensemble que dans les détails. C'est d'abord la hauteur de la tour notablement augmentée, ainsi que la portée des rayons lumineux, qui atteignent près de 4 milles marins plus loin. La lanterne, à feu blanc tournant, est éclairée par deux lampes, dont une seule est mise en réquisition par le beau temps. 


La chambre de la lanterne du phare d'Eddystone.

En outre, de la troisième chambre au-dessous, brille une lumière spécialement chargée de signaler le récif intérieur appelé Hands Deeps. De chaque côté de la plate-forme qui supporte la lanterne, une grosse cloche est installée, qui sert utilement par temps de brouillard.
A la base de l'édifice règne un grand réservoir d'eau. Entre ce réservoir et la lanterne, il est intérieurement divisé en neuf étages qui sont en commençant par le bas: le vestibule d'entrée, deux dépôts d'huile, le magasin aux provisions, la cuisine, la chambre contenant la lumière spéciale des "Hands Deeps", les chambres à coucher des trois gardiens et la chambre de service. Un arbre tournant, en fer, traverse le centre de la tour de bas en haut, à partir du vestibule, faisant tourner les lumières de la lanterne et le battant des cloches du brouillard (fog bells).
Il n'est pas nécessaire d'entrer dans les détails de la construction. Dire que l'ingénieur a su profiter de tous les perfectionnements introduits dans l'art des constructions maritimes, depuis Smeaton, peut même passer pour une constatation à peu près superflue, et nous n'y insisterons pas.

                                                                                                              J. Bourgoin.

Journal des Voyages, dimanche 27 mars 1887.

dimanche 26 novembre 2017

Les vaux d'Ollioules.

Les vaux d'Ollioules.


Ollioules est une jolie petite ville du département du Var, située à 8 kilomètres à l'Ouest de Toulon, au milieu d'une belle campagne abritée contre le mistral par un rempart de rochers nus qui s'élèvent au nord de la ville. On y cultive principalement l'oranger.
A la sortie d'Ollioules, on pénètre immédiatement dans les vaux ou gorges d'Ollioules, étroites et sauvages, à la réputation sinistre trop justement méritée. En 1846, en effet, une bande de brigands semait la terreur dans toute la contrée. Ils exerçaient dans les gorges la pénible et honnête profession de carriers et étaient occupés à ce titre par divers propriétaires qui ne se doutaient nullement qu'ils eussent une autre profession, celle de voleurs et d'assassins. 



Les vaux d'Ollioules.

Une nuit, les misérables égorgèrent toute une famille pour laquelle ils avaient travaillé, et qui vivait en toute sécurité dans une maison isolée des gorges, à proximité de leurs carrières. Personne n'avait échappé au massacre, aucun témoin de l'épouvantable drame, aucun... si ce n'est le bâton du chef, Bonifai, oublié sur le terrain et qui fut reconnu. Ce fut assez pour confondre le bandit, qui mourut sur l'échafaud avec plusieurs de ses complices.
Aujourd'hui encore, peu de gens s'aventurent dans les gorges d'Ollioules sans quelque appréhension; mais c'est plutôt sous l'impression du souvenir de ce crime que par crainte d'un danger maintenant imaginaire.

                                                                                                                              O. R.

Journal des Voyages, dimanche 20 mars 1887.

La Saint-Valentin.

La Saint-Valentin.


C'est, d'après une croyance populaire fort ancienne, le 14 février, jour de Saint-Valentin, que les oiseaux choisissent leur compagne de l'année. Sans se soucier de vérifier le fait, je présume, c'est aussi ce jour-là qu'en Angleterre, les jeunes gens adressent aux jeunes filles de leur choix des déclarations aussi audacieuses qu'anonymes: car un valentin doit toujours être anonyme, c'est la règle*.
En récompense, les jeunes filles auxquelles ces brûlantes déclarations sont adressées, quel que soit leur âge, sont autorisées à les recevoir et à les lire sans contrôle. Il ne peut, d'ailleurs, y avoir rien de mystérieux, car un valentin est fait pour être montré ensuite à tout le monde; il passe de main en main, est lu, relu, examiné, commenté; on cherche à en deviner l'auteur, à pénétrer sa pensée, souvent présentée sous forme énigmatique, au moins pour le commun, sinon pour la valentine de ce valentin anonyme. 
On estime qu'à Londres seulement, la poste distribue plus de 600.000 valentins. Aussi, l'infortuné postman, ployant sous le faix, est-il toujours en retard ce jour-là, quoique attendu avec une fébrile impatience, et son coup de marteau bien connu à peine a retenti, qu'une nuée de jeunes filles fondent sur lui comme si elles avaient résolu de la mettre en pièces, lui arrachant des mains les précieuses épîtres avant qu'il ait eu le temps de se reconnaître... 
Que dis-je! Aujourd'hui, on ne se contente plus de lettres: le valentin prend souvent la forme de bijoux extraordinaires et coûteux, ornés de figures allégoriques et de devises gracieuses ou baroques, ou bien encore d'objets divers non moins précieux, mais d'un volume tel que leur transport force le facteur surchargé à faire sa distribution en cab!
Pour nous en tenir aux lettres traditionnelles**, écrites sur de splendides feuilles de papier bordées de dentelles et ornées de vignettes de circonstance, aux couleurs criardes, elles ne sont pas toujours aussi aimables, aussi tendres qu'elles devraient l'être. Il arrive souvent, qu'un soupirant éconduit saisit cette occasion de se venger d'une cruelle par des sarcasmes qui trahissent moins son esprit que sa rancune; beaucoup de valentins contiennent, au lieu de compliments délicats, des allusions ironiques, des propositions grotesques, des conseils blessants pour l'amour-propre, quand ils s'adressent à de jeunes demoiselles dont le seul tort est d'être un peu... mûres et malgré cela coquettes; il s'y trouve, par exemple, des conseils d'hygiène physique et morale applicables à leur cas, avec l'adresse d'un dentiste ou d'une émailleuse célèbre.
Si les valentins agréables se montrent, et avec orgueil, on comprend que les destinataires de ces missives insultantes s'empressent de les cacher quand elles le peuvent.
Quoiqu'il en soit, et malgré l'anonymat, parfois assez transparent pour l'intéressée, qui caractérise le valentin, bien des liaisons sérieuses ont commencé le 14 février; bien des oiseaux, ce jour-là, ont choisi leur compagne non pour l'année, mais pour la vie, qui doivent leur bonne fortune aux innocentes libertés qu'autorise la Saint-Valentin.
L'origine de cette fête paraît bien, malgré quelques contestations, remonter aux Lupercales, effectivement célébrées vers le milieu de février, en l'honneur de Pan et de Junon Februata; car, à l'occasion de ces fêtes, les jeunes gens tiraient au sort leurs fiancées: il y a là, on en conviendra une analogie frappante. Le christianisme, qui a conservé tout ce qu'il a pu, sans danger pour la morale religieuse, des fêtes populaires de l'ère païenne, fit subir à celle-ci quelques modifications nécessaires et en fixa au 14 février la célébration, qui a lieu comme nous venons de la dire.
Les rites de la fête actuelle l'éloignent, toutefois, plus de la Saint-Valentin des premiers temps du christianisme que des Lupercales.
La fête de saint Valentin est donc, en quelque sorte, la fête des fiançailles. A ce titre, il est facile de la retrouver, un peu modifiée et célébrée à une autre date, assez voisine toutefois du 14 février, dans d'autres contrées que l'Angleterre.
En Lorraine, par exemple, les jeunes gens se donnent en Valentin et en Valentine, car c'est le mot ici comme là, ce qui prouve une origine commune, non le 14 février, mais le dimanche de la Quadragésime, c'est à dire le premier dimanche de carême, lequel tombait cette année le 27 février. Les rites de cette fête, dont le fond est pourtant le même, diffèrent notablement de ceux que nous venons de décrire.
La demande en mariage n'est jamais risquée par un jeune Lorrain, auprès des parents de la jeune fille dont il est épris, qu'il ne se soit d'une manière ou d'autre assuré préalablement des bonnes dispositions de celle-ci à son égard. Mais un jeune gars sérieusement épris, qu'il soit Lorrain ou Algonquin, est souvent fort gauche à provoquer un tel aveu de la part de sa bien-aimée. J'ignore comment l'Algonquin s'y prendrait, dans ce cas, pour brusquer l'événement; mais le Lorrain attend, le plus tranquillement qu'il peut, le dimanche de la Quadragésime. Cet heureux jour arrivé, voilà comment il procède:
Il envoie sous les fenêtres de la jeune personne dont 'il convoite la main (et qui n'est pas encore fiancée, un engagement de cette sorte est sacré), une bande de gamins qui, rendus à leur poste, commencent par se diviser en deux groupes: l'un charger de poser les questions, l'autre de formuler les réponses. Alors le premier chœur se met à crier à plein gosier:
- Je donne, je donne... Mademoiselle A...
- A qui? vocifère sur le même ton le groupe questionné.
- A monsieur B...!
- L'aura-t-il?
Poser la question, ce n'est pas toujours la résoudre, comme une question parlementaire dont personne ne se soucie, excepté "notre honorable collègue qui est à la tribune". De sorte que le groupe chargé de cet office, répond assez souvent NON, au lieu de OUI, suivant que, à la solde de l'une ou de l'autre des parties en cause, celle qui l'a soudoyé le plus généreusement est favorable ou hostile au projet d'union: corruption électorale au premier chef!
Cependant, la réponse est le plus souvent affirmative, parce qu'il est rare que la jeune fille ose intervenir personnellement; ce qui n'empêche pas celle-ci, ni ses parents, de conserver le droit de repousser le fiancé qui s'est ainsi imposé à leur choix par la voix populaire.
Le jeune homme doit donc s'armer de patience; mais il n'a pas besoin de se déranger, d'épuiser son énergie en démarches vaines: on lui fera connaître son sort à domicile, seulement il lui faudra attendre quinze jours.
Le second dimanche de carême, notre nouveau Valentin, fort de sa position officielle qu'il tient d'un plébiscite, envoie un présent à sa Valentine. Le dimanche suivant, ou son présent lui est renvoyé, ce qui dispense de toute explication, ou bien il reçoit en retour quelque spécimen du talent de la jeune personne à manœuvrer l'aiguille, avec un cornet de pois épicés enjolivés de faveurs brillantes: touchante allégorie qui la représente elle-même dans un avenir prochain, comme une bonne petite ménagère occupée au bien-être matériel de celui qui l'a choisie, et bien préparée à cette entreprise délicate par une étude approfondie de l'art culinaire comme de l'art de la couture.
Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Le fiancé est admis à faire sa cour, et il y aura mariage à Pâques, ou à la Trinité.
Encore un oiseau qui a trouvé sa compagne!

                                                                                              Ph. de Cantemarche.

Journal des Voyages, dimanche 6 mars 1887.

 Nota de Célestin Mira:

*





** valentines françaises:
Valentine_France_1857 (Coll. P. S. Proust)
(Contribution apn92. over-blog.fr)



Valentine_France_1840 (Coll. L'Adresse)
(Contribution apn92. over-blog.fr)

vendredi 24 novembre 2017

Le modèle de Paris.

Le modèle de Paris.

Melun, chef-lieu du département de Seine-et-Marne, est une ville de 11.300 habitants environ, agréablement située, au pied d'une colline verdoyante, et s'étageant en amphithéâtre, sur la rive droite de la Seine, qui la divise en trois parties, avec une île pour milieu, naturellement. Il s'y fait, du reste, dans ces derniers temps, d'importants travaux: des quais, de nouvelles promenades, un square derrière l'Hôtel de Ville, une fontaine monumentale érigée sur la place Saint-Jean ont notablement embelli Melun; le pont aux Fruits et le pont aux Meuniers réunissent les deux rives du fleuve, et nous pouvons aussi bien rappeler que c'est sous ce dernier, reconstruit en fonte, que se pêchent, ou se pêchaient, les fameuses anguilles de Melun, dont la gloire a été si grande.
Les monuments intéressants de Melun sont l'église Saint-Aspais, édifice de la fin du XVe siècle, sur la rive droite de la Seine, et l'ancienne église Notre-Dame-en-l’Île, édifice roman du Xe siècle, transformée en maison centrale; l'une et l'autre ont été restaurées et classées parmi les monuments historiques. Citons encore l'ancien couvent des Carmes, où s'est installé le Palais de Justice; l'Hôtel de Ville, édifice moderne en style renaissance, dont la cour est décorée de la statue en marbre d'Amyot, qui est un enfant de Melun.



Une rue de Melun.

L'industrie et le commerce sont assez actifs à Melun, station importante de la ligne ferrée P.-L.-M., à 36 kil. sud-est de Paris.
Pendant la guerre contre l'Allemagne, Melun fut occupée par l'ennemi, depuis septembre 1870 jusqu'à juin 1871, mais cette ville en avait vu bien d'autres, à compter seulement de l'occupation romaine. Elle faisait alors partie, à n'en pas douter, de la nation sénonaise: en effet, Jules César décrit parfaitement Melodunum et sa position sur une île de la Seine d'où, comme Paris, elle s'est notablement étendue depuis, en la désignant comme un oppidum des Senones, dont les Romains firent un poste militaire. 
Cette antiquité, qui satisferait l'ambition de la plupart de nos villes, petites et grandes, ne suffit pourtant pas à Melun ou du moins à son vieil historien Odon, qui affirme qu'elle fut bâtie mille et un ans avant Paris, à qui elle a servi de modèle. Elle s'appelait alors Isis, et c'est parce que Paris n'est qu'une copie de Melun qu'on l'appela Par Isis. Du reste, la preuve que Melun existait mille et un ans avant Paris se trouve pour Odon dans l'étymologie même de Melodunum, qui ne serait qu'une corruption de Mille unum...
Vous pensez peut-être qu'Odon était un vieux farceur qui cultivait le calembour à ses moments perdus et qu'on a pris ses récréations "littéraires" pour des travaux sérieux. C'est possible. En tout cas, le blason de la ville a conservé et, par suite, consacré les rêveries historiques du vieil Odon:

Melun je suis, qui eus à ma naissance
Le nom d'Isis, comme des vieux on sait;
Sy fust Paris construict à ma semblance
Mille et un ans après que je fus faict.
Dire me pus sur les villes de France
Pauvre de biens, riche de loyauté,
Qui par la guerre ay eu maintes souffrances
Et par la faim de mains rats ai tasté.

Du moins, si les premiers vers du morceau sont d'une vérité historique contestable, il n'en est pas de même de la seconde moitié. En pourrait-on dire autant de toutes les légendes historiques?

                                                                                                                                     O. R.

Journal des Voyages, dimanche 30 janvier 1887.

L'étiquette du deuil en Chine.

L'étiquette du deuil en Chine.


Le deuil dans le Céleste-Empire est l'objet d'une infinie variété de règles conventionnelles minutieusement ordonnées, suivant qu'il s'agit de manifester son chagrin de la mort d'un ami, d'un parent ou d'un homme illustre et cher au pays tout entier, ou censé tel.
L'étiquette imposée dans de telles occasions s'étend jusqu'au plus minces détails du costume et exige une longue série de cérémonies qui diffèrent avec chaque cas particulier.
Lorsque le dernier empereur eut salué le monde, suivant l'expression consacrée, le châtiment le plus rigoureux n'aurait pas manqué de frapper quiconque eût osé se raser la tête ou le visage avant cent jours révolus. Une dame américaine, qui résidait alors à Pékin, écrivait, à ce propos, à l'une de ses amies, "qu'elle tremblait à la seule apparition de son professeur de chinois". C'est que l'infortuné professeur, au moment où il allait être autorisé à quitter le deuil de l'empereur, avait eu le malheur de perdre son père; et, comme le deuil nouveau que lui imposait cette perte le contraignait également à ne se raser de cent jours, il avait fini par avoir toute la tournure d'un véritable brigand, et pas des plus beaux. En outre, il était forcé de porter, pendant environ sept mois, des vêtements blancs qui, à la longue, étaient devenus d'une saleté repoussante.
Nous devons ajouter que, pendant les cents jours de ce deuil rigoureux, le fils qui a perdu son père couchera sur la dure, et rien au monde ne le ferait consentir à coucher dans un lit. Ce n'est, au reste, que le commencement, car le deuil d'un père dure trois ans; la mort d'un mari impose à la femme vingt sept mois de deuil; celle d'une femme se porte seulement à une année. Nous venons de voir que la perte du souverain est assimilée à celle d'un père, en vertu de la ritournelle connue qu'un souverain est le père de ses sujets.
Ce qu'il y a de plus remarquable encore chez les Chinois, c'est que le terme du deuil officiel est loin d'être celui des témoignages de respect dont on entoure la tombe d'un parent ou d'un ami défunt.

Journal des Voyages, dimanche 23 janvier 1887.

jeudi 23 novembre 2017

Le château d'Amboise.

Le château d'Amboise.


Amboise, qui est un assez mince chef-lieu de canton du beau pays de Touraine, mal bâti, insuffisamment peuplé de 4.500 habitants, admirablement situé d'ailleurs, Amboise a l'avantage d'être dominé par un vaste plateau dont une portion a conservé le nom glorieux de Camp de CésarMais où est, je vous le demande, le pays dans le voisinage duquel il se trouve une colline, un plateau, une taupinière, et qui n'ait par suite son "camp de césar", ou tout au moins son camp romain? 
Malgré cela, et malgré le nom même d'Amboise, en latin Ambacia, de ambæ aquæ, par allusion aux eaux de la Loire et de l'Amasse qui s'y réunissent, une tradition fait remonter beaucoup plus haut, c'est à dire à une colonie venant du pays chartrain, amenée par les druides qui s'établit en cet endroit trois cents ans avant Jésus-Christ, l'origine de cette ville. Comment elle s'appela au commencement? J'avoue n'en rien savoir, et ne connaitre personne qui en sache rien.
Sous les Romains, en tout cas, Ambacia eut son château, cela n'est guère douteux. Détruit par les Bagaudes, le castrum ambaciacum fut reconstruit par Constantin et, plus tard, Clovis et Alaric s'y rencontrèrent. Plus tard encore, Charles le Chauve en fit don à Tertulle, comte d'Anjou.
En 880, le château d'Amboise est à nouveau détruit, cette fois par les Normands. De nouveau réédifié, il passe, au XIe siècle, à Foulques Nera et de celui-ci à Charles Martel, qui le donne à Lizoin-Bazouges, souche de l'illustre maison d'Amboise.
Louis XI, pour ne pas nous attarder à ses prédécesseurs, fonda à Amboise l'ordre de Saint-Michel, et c'est dans le château d'Amboise qu'il fit élever son fils Charles, "séparé quasy du monde, dit Brantôme, nourry, et peu pratiqué des personnes, non en fils de roy, ni mesme d'un simple gentilhomme; et le tout faict ainsy à poste, afin qu'il perdist coeur et n'attentast rien contre luy, ainsi qu'il avoit faict contre le roi son père."
Mais, sentiment étrange, Charles VIII conserva toujours une sorte d'affectueux souvenir au lieu où s'était écoulé sa triste jeunesse. A son retour d'Italie, il avait amené des artistes pour le restaurer et l'embellir, et auxquels on doit, par exemple, l'élégante chapelle d'Amboise. 
C'est aussi à ce prince qu'on doit les deux énormes tours adossées au rocher, et la rampe en spirale que chacune renferme et qui permet aux voitures d'atteindre le sommet du plateau sur lequel le château s'élève.



Château d'Amboise.

C'est à Amboise que mourut, après ses enfants en bas âge, Charles VIII lui-même. En descendant de voiture pour aller jouer à la paume dans les fossés du château, il s'est heurté la tête à une porte basse de la galerie, et il en est résulté un épanchement au cerveau. Il n'en continua pas moins son chemin et regarda jouer: mais il s'évanouit tout d'un coup et, transporté en toute hâte au château, il succombait dans la nuit à cet accident vulgaire.
François 1er habita le château d'Amboise à plusieurs reprises; et son rival Charles-Quint y éprouva une des plus magnifiques venettes de son impériale vie. Introduit dans le château par les rampes intérieures des tours toutes enguirlandées de fleurs et ponctuées de lampions (Je ne suppose pas, en effet que ce fussent des lampes électriques, mais la tradition dit des lumières), l'empereur avait gagné sa chambre à coucher et ronflait comme un portefaix, lorsqu'il fut réveillé en sursaut et fort incommodé par une épaisse fumée qui avait envahi sa chambre.
- Fumé! s'écria Charles-Quint sautant à bas du lit et courant aux armes. Ce gredin de François m'a tendu un piège!
Mais François 1er était incapable d'une pareille noirceur, ce n'était pas son genre. Il s'agissait seulement d'un commencement d'incendie, bientôt étouffé: les lampions avaient mis le feu aux guirlandes, je crois.
Il nous reste à rappeler la conjuration d'Amboise (1560), origine d'un demi-siècle de guerres sanglantes. Le vrai chef de la conjuration, dont son surnom de capitaine muet trahit assez l'attitude sournoise, n'était autre que le prince de Condé; le chef ostensible, Barri de la Renaudie, gentilhomme plein d'audace et de courage. Il s'agissait d'enlever aux Guises François II, encore presque enfant: tous les calvinistes de marque en étaient. Le coup eût infailliblement réussi, si un traître, un certain d'Avenelles, avocat parisien, ne s'était pas trouvé parmi les conjurés, lequel se rendit à Blois où se trouvaient alors les princes de Lorraine, avec le roi et la cour, et leur vendit la mèche, ajoutant que la date d'exécution du complot était arrêtée, et que cette date était le 15 mars.
La cour abandonna Blois et se rendit à Amboise; la conspiration n'en éclata pas moins au jour dit, mais les conjurés étaient surveillés, et dès qu'ils eurent bougé, ils furent pris. La Renaudie, tué à coups de pistolet dans la forêt de Châteaurenard, fut pendu ensuite sur le pont de la Loire et finalement écartelé. Quinze cents de ses compagnons, pris d'un coup de filet, furent soumis à des supplices variés, les uns pendus, les autres décapités ou noyés. Le plus beau, c'est qu'on avait fait un choix des principaux pour régaler quotidiennement la cour, pendant un bout de temps, des dernières convulsions de ces malheureux.
Ainsi les Guises, un roi de seize ans, mais un pied déjà dans la tombe, au milieu d'eux, et entourés de courtisans et de dames sensibles et délicates autant qu'illustres, se repaissaient chaque jour après dîner, du haut des fenêtre et des terrasses du château, de ce spectacle d'exécutions sanglantes bien fait pour leur donner au moins une bonne indigestion.
Une des victimes ainsi offertes en spectacle, un gentilhomme du nom de Villemongis, au moment de livrer sa tête au bourreau, trempa ses mains dans le sang de ceux qui l'avaient précédé sur l'échafaud et les élevant vers le ciel, s'écria: "Seigneur, voici le sang de tes enfants. Tu en feras vengeance!"
- Mais c'était un hérétique.
Le château d'Amboise est passé depuis aux mains de Fouquet, de Lauzyn, du duc de Choiseul, puis à celles des ducs de Penthièvre, dont les princes d'Orléans étant leurs héritiers le reçurent en dernier lieu mais non sans qu'il eût subi d'importantes modifications et non plus avant que des mains moins nobles l'eussent détenues un certain temps. En effet, le château d'Amboise avait été confisqué, à la Révolution, les Penthièvre étant loin, et Napoléon, l'ayant érigé en sénatorerie, l'avait donné à Roger Ducos. Mais celui-ci, trouvant ruineux l'entretien d'une pareille demeure, en fit démolir la plus grande partie, n'en conservant presque que les deux tours.
Après la révolution de 1848, le château d'Amboise eut encore un hôte illustre mais involontaire: Abd-el-Kader y fut détenu de 1849 à 1852. Enfin, revenus en France après l'abrogation des lois d'exil, les princes d'Orléans rentrèrent en possession d'Amboise et de bien d'autres propriétés, et le comte de Paris fit restaurer ce château, que les souvenirs qu'il rappelle préserveront de l'oubli.

                                                                                                                        J. Bourgoin.

Journal des Voyages, dimanche 14 novembre 1886.