Translate

samedi 3 janvier 2015

La langue des blancs et des noirs.

La langue des blancs et des noirs.

C'est à l'aide du rythme et de la mélodie que l'on fait marcher, agir, sentir ensemble, sans contrainte et sans effort, de grandes masses d'hommes. Les matelots, les ouvriers, lorsqu'ils veulent réunir leurs forces pour un même but, entonnent un même air; les troupes qui s'avancent ensemble ont un chant mesuré pour régler leurs pas; dans le nord de l'Angleterre et au pays de Galles, les forgerons, les mineurs, ne se rendent à leur travail qu'au son des instruments à vent; et, depuis que d'intelligents propriétaires d'usines ont cultivé chez leurs ouvriers le goût de la musique, les mœurs de ces rudes et robustes travailleurs se sont adoucies, leurs esprits se sont éclairés, se sont élevés, et les rapports nouveaux qui s'établissent entre eux et avec leurs chefs fondent les individualités et rapprochent les rangs, sans que la discipline en souffre. Le plaisir de la musique est accessible à tous; cette langue universelle est entendue de ceux qui ne comprendraient pas les plus belles figures de rhétorique: ils laissent involontairement modifier leurs impressions par des chants, et les mélodies qu'ils se plaisent à répéter donnent à leurs plaisirs plus de vivacité, adoucissent leur tristesse, égayent leurs travaux.
Les langues primitives sont le geste et le chant: l'un, l'expression du besoin matériel; l'autre, expansion, tout d'abord instinctive, d'émotions non moins vives, mais moins directes. Les langues parlées et écrites sont affaire de convention; les cris, les sons, les chants, nous échappent presque à notre insu, et chez les peuples primitifs, comme chez les enfants, ont dû précéder la parole, qui les explique. La musique est la première voix civilisatrice; elle aida jadis à rapprocher les hommes, elle peut aider à rapprocher les rangs et les races.
Lorsqu'il y a concert ou bal dans une maison, voyez les domestiques se presser derrière les portes, les passants s'arrêter et s'agglomérer aux fenêtres. Dans un pays où, aujourd'hui encore, des hommes chrétiens et républicains achètent et vendent des hommes, en Amérique, l'esclave qui ne comprend la dure parole du maître que lorsqu'elle s'accentue par des coups, le malheureux noir abruti, qu'aucune éducation ne civilise, est sensible à la mélodie; son oreille s'ouvre avec volupté pour aspirer les sons; lui aussi se rapproche des logis d'où sortent de doux accords: cette langue harmonieuse est commune avec les blancs. En vain ils le repoussent de leur société; il a joui avec ceux qui l'oppriment, et, dès lors, il cesse de les haïr, car la communauté des sensations est plus puissante que tous les raisonnements, plus même que les bienfaits, pour rapprocher et unir les hommes.


Tous les nègres aiment la musique; tous chantent; la plupart se construisent des instruments plus ou moins grossiers. S'ils n'ont ni métaux, ni cordes pour engendrer et varier les sons, une peau tendue et régulièrement frappée, ou des cailloux roulés dans une calebasse, marquent la mesure et accentuent le rythme. Il semble que les mots et les dures consonnes qui les régissent se modulent plus difficilement que les sons entre ces lèvres molles et épaisses. Dans nos colonies, les nègres attendrissaient notre langue, exacte et régulière, en un mélodieux patois tout de voyelles et de caressants diminutifs; l'anglais perd sa sécheresse sous leur prononciation qui fait disparaître en partie les plus dures consonnes. Cette malheureuse race, transplantée et non assimilée, qui, n'ayant même pas été vaincue, ne peut chercher de consolation dans les souvenirs de la lutte et réveiller par ses chants les ombres des héros morts pour sa défense, privée des souvenirs du pays natal et des joies de l'enfance, car la plupart des nègres d'Amérique sont nés dans les chaînes, ne trouvant ni passé, ni présent, ni avenir sur le sol ingrat qu'il arrose en vain de ses sueurs, s'élance vers une autre patrie: ce sont de célestes espérances, de pieux désirs qui unissent leurs voix; et les cantiques qu'ils élèvent en chœur, appels à une vie meilleure, empruntent aux douleurs de celle qu'ils traversent de pathétiques accents
C'est chose belle et émouvante à entendre que ces chants, non de bravade et d'oubli, non d'étourdissement et d'ivresse, mais lamentations profondes et résignées d'une souffrance continuelle que les gloires futures, entrevues au travers d'un arc-en-ciel d'espérance, allègent toujours, consolent quelquefois. Ces cantiques sont surtout impressifs dans les sombres forêts où des milliers d'esclaves se réunissent pour prier aux lueurs des torches qui luttent contre la double obscurité de la nuit et du feuillage. Tout à coup un accent plaintif s'élève, et de nombreuses voix s'y joignent aussitôt. Un instinct musical naturel fait qu'à la tierce ou à la sixte, chacun prend son diapason; et la basse sonore, gutturale et profonde qui accompagne l'octave, règle la solennelle harmonie. Même dans les hymnes empreints de la plus douloureuse mélancolie, le rythme est indiqué fortement, et des pas cadencés en pourraient marquer la mesure. Il n'y a rien là néanmoins de l'énergique délire de la danse macabre du moyen âge; la tristesse est mesurée, et, en quelque sorte, régulière: l'habitude est là. C'est la plainte jamais écoutée qui sait qu'elle ne peut être entendue que là-haut, et qui monte vers celui dont l'oreille est toujours ouverte pour le captif et l'opprimé; c'est une marche lugubre qu'accompagne le cliquetis des fers, et qui résonne à travers les mugissements de la tempête et les tristes et monotones bruissements des grands bois.
Mais si l'impression de ces chants est profonde et pénétrante au sein des majestueuses solitudes et dans le silence des nuits, on se rappelle, en Amérique, un jour où ils remuèrent bien autrement les cœurs, jour solennel où, au milieu même de New-York, toute la population noire les éleva vers le ciel. Tout ce qu'il y avait de nègres dans la ville, entraînant avec eux leurs plus courageux protecteurs, les abolitionnistes, s'étaient assemblés autour du palis de justice où l'on jugeait un esclave fugitif, chassé comme une bête fauve, rattrapé enfin après avoir été en liberté, et réclamé par son maître, un homme de la Nouvelle-Orléans, comme une propriété, une chose vendue, achetée, et dont il pouvait user à son caprice. Cette foule compacte attendit là toute la nuit; et, au matin, lorsqu'en vertu de la loi d'un pays libre, librement appliquée par des magistrats se disant justes et intègres, le malheureux noir fut restitué à qui de droit, et, chargé de menottes, conduit enchaîné au vaisseau qui devait le ramener au Sud, tout le monde le suivit en chantant cet hymne que nous reproduisons, l'un des plus populaires parmi les esclaves:


Magasin pittoresque, 1853.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire