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mardi 6 janvier 2015

Les femmes de pêcheurs en Normandie.

Les femmes de pêcheurs en Normandie.

C'est une vie dure que celles des femmes de pêcheurs dans les petits ports et dans les villages qui bordent les côtes normandes. Les travaux qui s'ajoutent pour elles au soin du ménage et des enfants ne sont pas moins rudes et sont plus ingrats que ceux des hommes. Toutes les besognes qui se présentent et qui peuvent leur procurer un modique salaire, elles les acceptent. Un navire entre-t-il au port, elles se disputent la place le long du câble qui le remorque, et l'on voit cheminer lentement contre le parapet de la jetée, puis au bord du quai, cet attelage féminin, entremêlé d'enfants, garçons et filles, accourus pour grossir de leur petite part le gain de leurs mères.
S'agit-il, lorsque la tempête menace de tirer les barques sur la grève, hors d'atteintes des lames, elles se précipitent, jeunes et vieilles, autour du cabestan, et, penchées en avant, pressant de tout leur poids sur les barres, elle font tourner la lourde machine en poussant, pour seconder et coordonner leurs efforts, ce chant monotone et cadencé qui retentit sous le ciel noir, à travers les rafales, comme une plainte douloureuse. 


Lorsque les hommes reviennent de la pêche, elles aident au déchargement des bateaux, et ce sont elles qui transportent le poisson au marché, tantôt dans des paniers plats posés sur leur tête, tantôt dans des mannes longues et étroites, attachées sur leur dos par des bretelle de cuir: dans chacune de ces mannes, on entasse, ployées en deux, trois ou quatre anguilles de mer qui ont presque la taille d'un homme.
Ces femmes ne vont pas en mer, mais elles pratiquent les diverses pêches qui sont possibles sur les côtes. Elles tendent, sur les fonds sablonneux que la marée en baissant laisse en découvert, de longs filets en demi-cercle, fixés verticalement par des bâtons placés dans le sable, et qui retiennent, après que les flots les a submergés, quelques poissons plats de taille médiocre et de peu de valeur; souvent le mouvement des eaux déracine quelques uns des piquets, et la pèche est perdue, ou bien la mer n'apporte autre chose que d'inutiles varechs, dont il faut ensuite, avec beaucoup de peine, débarrasser les mailles du filet. Quand la crevette donne, on voit les pêcheuses rester des heures entières dans l'eau, où elles entrent quelquefois jusqu'à mi-corps, en poussant devant elles un grand filet en forme de poche, fixé à deux longs manches de bois croisés comme des ciseaux. Elles s'en vont ensuite, chargées de leur pêche, l'offrir de maison en maison dans le village et jusque dans les villages voisins. A certains jours d'automne, où les petits poissons appelés lançons ou équilles se tiennent en grand nombre enfouis dans le sable, elles les prennent en défonçant les endroits récemment abandonnés par la mer, au moyen d'une fourche à trois dents; elles font souvent ce pénible labeur en pleine nuit, à la clarté d'une lanterne. Enfin, s'il se trouve dans les environs des rochers garnis de moules, elle ne manquent pas de les exploiter; une marche de cinq ou six lieues, par des chemins difficiles, dangereux, n'est pas pour elles un obstacle. J'ai vu de ces pêcheuses de moules qui partaient le soir de chez elles et qui ne rentraient que le lendemain matin, après avoir marché et travaillé toute la nuit; l'une d'elle, dans la saison où elle était sûre de vendre ses coquillages, faisaient douze lieues: elle allait de Benzeval à Villerville, sur la côte du Calvados, et, sa récolte achevée, elle revenait; il est vrai qu'elle avait, pour porter ses paniers, un petit âne maigre, qui se nourrissait tout seul en broutant les herbes dures et les arbustes épineux de la falaise.
Tant de travail et d'industrie n'enrichit guère ces courageuses femmes. Il suffit de les voir, à peine couvertes de vêtements déchirés ou rapiécés, presque toujours les jambes et les pieds nus, absolument étrangères à toute recherche d'élégance et de bonne grâce, pour deviner leur extrême pauvreté. Cependant il ne faut pas croire qu'elles soient déshéritées de tout joie: un temps favorable à la pêche, une vente plus heureuse qu'à l'ordinaire, un gain inattendu, les rend heureuses. On ne les entend pas se plaindre de leur sort plus que telles femmes d'une classe supérieure et en apparence privilégiée, qui, ayant l'aisance, soupirent après le luxe, ou qui, ayant le luxe, gémissent de ne pouvoir atteindre au faste qu'elles voient au-dessus d'elles. Sentir les biens que l'on possède et ne pas songer à ceux dont on est privé, telle est, dans toutes les situations, la condition du bonheur.

Magasin pittoresque, 1877.

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