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vendredi 23 janvier 2015

La rue du diable à Alger.

La rue du diable à Alger.


Les musulmans cachent si bien leur vie privée, qu'il leur répugne d'avoir un état civil. Avant 1830, et même depuis, un Algérien, si l'envie lui eût pris de connaître la date de sa naissance, se serait rappelé par à peu près qu'il est venu au monde lors de l’avènement ou de la mort de tel pacha, l'année d'un bombardement, d'un tremblement de terre ou d'une peste. On comprendra d'après cela qu'il importait tout aussi peu aux Algériens de savoir le nom de la rue, de la ruelle, de l'impasse où était leur maison; chacun la connaissait, en sortait ou y entrait, sans qu'il fut besoin d'autres indications que celles qui apprennent à l'oiseau où est le nid, à la bête où est la tanière.
Alger cependant avait des rues portant le même nom sur tout leur parcours; mais elles étaient rares et prenaient généralement plusieurs appellations affectées à une partie de rue, d'un genre d'industrie, d'un four banal, d'une partie de ville, d'une mosquée, d'une chapelle servant d'école, d'une montée ou d'une voûte.
A côtés de ces grandes voies, dans le centre de la ville, qui a conservé le type moresque, l'épanouissement des ruelles forme le dessin le plus bizarre. dans leurs nombreux détours, dit M. Berbrugger, elles offrent toutes les lignes imaginables, excepté cependant la ligne droite, pour laquelle les architectes indigènes paraissent professer un éloignement instinctif; des maisons sans fenêtres extérieures; des étages avançant l'un sur l'autre, de telle sorte que, vers le sommet des constructions, les deux côtés opposés d'une rue arrivent souvent à se toucher. 


Représentez-vous tout cela éblouissant de blancheur par suite de l'usage où l'on est de donner chaque année deux couches de chaux aux bâtiments, et vous aurez reconstruit le véritable Alger par la pensée.
Bien que le touriste puisse parcourir au hasard la ville pour y retrouver les habitudes moresques, nous lui indiquerons cependant la montée de la Casbah, où débouche la rue du diable, formée en partie par une voûte sombre.
Vers le haut de l'escalier, à droite, brille une porte cintrée et décorée de clous de laiton. Cette porte est celle d'une maison qui fut habitée par un artiste célèbre, auquel la légende attribue un talent surnaturel dans l'art de la musique. Il y a de cela quatre siècles, Alfarabi, surnommé Ech-Cheïtane (le Diable), avait appris la musique en Espagne, dans les écoles fondées par les califes de Cordoue; il excellait dans tous les modes de chant, l'edzeil, le zeidane, le saïne et le rumel-meia. On racontait de lui mille aventures plus extraordinaires les unes que les autres. En voici une dont nous empruntons le récit à l'historien Bou-Râss:
"La renommée d'Alfarabi s'était étendue sur toutes les régions de l'Afrique. Le sultan de Bougie, Abd-el-Aziz, désireux de l'entendre, lui envoya plusieurs fois des messagers porteurs de riches présents et chargés de l'engager à venir à sa cour. Craignant qu'on ne le laissât plus retourner dans sa patrie bien-aimée, l'artiste algérien résista longtemps aux offres du prince; il donna des prétextes: d'un côté sa mauvaise santé, de l'autre les soins qu'exigeait sa nombreuse famille, enfin le petit domaine qu'il possédait à la Bouzaréa et dont la surveillance absorbait tous ses loisirs. Cependant, vaincu par les instances et la prodigalité du sultan, il se décida à partir incognito.
"Lorsqu'il arriva au palais, il se présenta dans un costume si misérable que les gardes lui en eussent refusé l'entrée, sans la précaution qu'il prit de décliner sa qualité de musicien. Le caïd préposé aux menus plaisirs de Sa Majesté n'ignorait pas que le talent se cache quelquefois sous l'accoutrement le plus modeste; il fit donc introduire l'humble artiste dans la salle où se donnaient les concerts. Bien que le costume d'Alfarabi ne fût pas fait pour inspirer la sympathie, on l'invita à chanter en s'accompagnant de la kamandja.
"A peine eut-il commencé sa chanson, que déjà tous ceux qui l'écoutaient furent pris d'un accès de rire impossible à comprimer, malgré la présence du sultan. Alors il changea de mode, et aussitôt la tristesse succéda à la joie. L'effet de ce changement fut tel que bientôt les pleurs, les soupirs et les gémissements remplacèrent le bruit des rires. Tout à coup, l'artiste change encore une fois la mélodie et le rythme, et produit chez les auditeurs une fureur si violente qu'ils se seraient précipités sur lui si un nouveau changement ne les eût pas apaisés, et puis plongés graduellement dans un tel sommeil qu'Alfarabi eut le temps de quitter le palais et même de sortir de la ville avant qu'on pût songer à le suivre.

Magasin pittoresque, 1870.

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