L'abbaye de la Victoire.
(près de Senlis)
(près de Senlis)
Ces jolies arcades gothiques, envahies par le lierre, dont les entrelacs semblent près de remplacer des sculptures disparues, ornent aujourd'hui le parc de M. le baron de Navry. Elles valent mieux que ces vers de Delille:
Tantôt, c'est une antique et modeste chapelle,
Saint asile, où jadis, dans la saison nouvelle,
Vierges, femmes, enfants, sur un rustique autel,
Venaient pour les moissons implorer l’Éternel...
Plus loin une abbaye antique, abandonnée,
Tout à coup s'offre aux yeux, de bois environnée.
Quel silence! c'est là qu'amante du désert,
La Méditation avec plaisir se perd
Sous ces portiques saints où des vierges austères,
Jadis, comme ces feux, ces lampes salutaires,
Dont les mornes clartés veillent sur le saint lieu,
Pâles, veillaient, brûlaient, se consumaient pour Dieu.
Le saint recueillement, la paisible innocence,
Semble encor de ces lieux habiter le silence.
La mousse de ces murs, ce dôme, cette tour,
Les arcs de ce long cloître impénétrable au jour,
Les degrés de l'autel usés par la pière,
Ces noirs vitraux, ce sombre et profond sanctuaire...
Tout parle, tout émeut dans ce séjour sacré...
Liez donc à vos plans ces vénérables restes!
Si usé que soit le style didactique, l'impression et le conseil sont justes: rien ne donne plus de vie à un paysage qu'une ruine réelle; la nature s'anime de tout ce que rappellent ces murs écroulés. Ces arbres ou leurs ancêtres ont connu les hôtes, les fondateurs de ce cloître et de cette tourelle; sous leur feuillage ont passé des solitaires, des pénitents, des puissants du monde. Et qui a mutilé ces sculptures, abîmée ces voûtes suspendues? Les pensées se croisent, s'entremêlent, et se fondent en rêverie.
Plus heureux que bien d'autres, ces débris ont une histoire et un nom. Ils rappellent un des plus glorieux souvenirs de la nationalité française, la bataille de Bouvines, où les milices communales de Senlis, de Soissons, de Saint-Quentin, de Laon, pour la première fois unies à la chevalerie féodale, écrasèrent la coalition des Anglais, des Flamands et des Germains. On connait les fables, assez bizarres, dont on a surchargé le récit de ce triomphe national: Philippe-Auguste, un des rois les plus rois qui furent jamais, déposant la couronne sur l'autel et l'offrant au plus digne; des discours qui n'ont jamais été tenus, et des aventures invraisemblables. Du moins, ces inventions, plus ou moins heureuses, témoignent de l'importance qui fut tout d'abord attaché à ce grand fait. La monarchie française, sorte de symbole de la patrie, avait été fondée ce jour là par la volonté du tiers-état. La bourgeoisie des villes avait aidé Philippe à vaincre la féodalité forte d'une ingérence étrangère. Sans doute, le roi se conduisit en brave: désarçonné dans la mêlée, foulé aux pieds, il ne fut sauvé que par le courage des siens; sans doute les chevaliers, avec Guillaume des Barres, contribuèrent au succès. Mais le gain de la bataille fut évidemment décidé par les masses communales, qui, victorieuses des Flamands, purent accabler les Allemands sous le nombre et en finir avec la résistance héroïque du comte de Boulogne (1214).
Le clergé même avait donné dans cette affaire; et l'on vante la bravoure et le talent d'un chevalier de l'ordre de Saint-Jean, Guérin, qui assommait l'ennemi avec une massue pour éviter l'effusion du sang. L'évêché de Senlis récompensa le subtil guerrier (1215) et c'est pour rappeler ces hauts faits que, sur ordre de Philippe-Auguste, l'abbaye de la Victoire fut élevée, à deux kilomètres environ de la vieille cité carolingienne, par le même architecte Ménard. Rebâtie au quatorzième siècle, habitée par Louis XI, qui s'y était construit un château, l'abbaye fut supprimée en 1783, et malheureusement démolie par M. de Roquelaure, alors évêque de Senlis.
Magasin pittoresque, 1870.
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