Translate

mercredi 28 janvier 2015

Une boutique au dix-huitième siècle.

Une boutique au dix-huitième siècle.


Cet intérieur nous représente un coin de la société du dix-huitième siècle; ce sont des dames de qualité achetant des étoffes.


Ce qui frappe au premier aspect, c'est la petitesse de cette boutique comparée aux immenses magasins d'aujourd'hui. Dans notre civilisation actuelle, tout semble tendre à s'agrandir en se généralisant. Au dix-huitième siècle, chaque classe avait encore ses habitudes, ses quartiers, ses habits, ses marchands; la société était, comme les anciens coches, composée de petits compartiments. De nos jours, la plupart des cloisons ont été défoncées du coude, et le coche est devenu l'immense wagon où les places sont distinctes sans être séparées. Le marchand, n'ayant plus la clientèle exclusive de certaines gens, a élargi ses comptoirs, pour y recevoir tout le monde: c'est la conséquence forcée de la marche générale du monde.
Les avantages sont visibles pour le plus grand nombre: c'est une sorte d'association des acheteurs, qui, en multipliant les bénéfices du vendeur, lui, permet d'abaisser ses prix, d'économiser sur certains frais, d'opérer avec un plus fort capital, et, par suite, plus avantageusement pour les autres et pour lui-même. Là est le beau côté de la médaille, mais elle a nécessairement son revers.
Au dix-huitième siècle, l'exiguïté de chacun de ces commerces de détail le rendait inaccessible à plus de gens; ce n'était point une spéculation destinée à enrichir, mais une occupation journalière qui faisait vivre. La boutique tenue par la modeste famille du marchand lui restait comme le champ paternel au laboureur; les générations s'y succédaient et en vivaient. On avait ses fournisseurs attitrés qui devenaient des espèces d'alliés; ses acheteurs habituels que l'on connaissait par leurs noms, auxquels on s'intéressait, et dont on pouvait au besoin se réclamer.
Il n'était pas une de ces familles de marchands qui ne comptât dans sa clientèle quelque famille de qualité, au patronage desquelles on avait recours dans les occasions difficiles. Il en résultait une certaine communauté entre les classes qui corrigeait les inconvénients de leur trop grande inégalité. On se rapprochait par un échange de respects et de bons offices. La marchande s'informait de la femme de qualité pendant ses maladies; elle envoyait un bouquet à sa fête, elle sortait vêtue de noir à son convoi, elle lui procurait des servantes et des ouvrières. Par réciprocité, la femme de qualité ne venait point acheter sans accepter une chaise près du comptoir, sans s'informer des enfants et les embrasser parfois: elle recommandait le jeune garçon au financier, au colonel ou au conseiller, selon la carrière choisie par lui: elle plaçait la jeune fille dans quelque bonne maison ou au couvent. De part et d'autre, il y avait service accepté et rendu, partant de la sympathie ou de la reconnaissance.
C'était l'avantage sérieux; beaucoup d'autres s'ensuivaient de moindre importance, mais non sans valeur.
La politesse des classes privilégiées déteignait sur les classes marchandes; la familiarité respectueuse des relations amenait une sorte de niveau dans l'intelligence et le langage. Le petit nombre de correspondances et de documents qui nous restent de cette époque prouve à quel degré de culture était parvenu le marchand entre le seizième et le dix-neuvième. Son éducation littéraire, commencée par la noblesse et la bourgeoisie dans ces causeries autour du comptoir, continuée par la lecture des livres de longue haleine, qu'un journalisme éphémère n'avait point encore remplacés, et consolidée par des habitudes sédentaires, lui donnait des goûts, des aptitudes que nous ne pouvons soupçonner aujourd'hui. Dans un récent travail publié sur la famille de Beaumarchais, nous voyons qu'à la fin du dix-huitième siècle cette culture des classes marchandes était arrivée au dernier degré de raffinement, et que les loisirs des boutiquiers d'alors ne peuvent être comparés qu'à ceux de l'aristocratie intellectuelle de notre temps.
Nous relevons ce fait comme un détail intéressant pour l'histoire des différents  états en France, sans en rien conclure contre le présent. La société est visiblement entrée dans une nouvelle route qui demandait un autre emploi du temps et des facultés. Celles-ci, plus appropriées et exclusivement appliquées sur chaque point, ont gagné en énergie ce qu'elles perdaient en grâce et en généralité. Chaque homme est devenu un instrument plus puissant dans l'action individuelle; toutes les industries ont pris un essor inconnu, et dont le monde ne peut manquer de profiter un jour. Gardons-nous cependant d'exagérer ce mouvement d'utilité pratique et d'y sacrifier trop complètement les rapports aimables, les goûts littéraires et les habitudes choisies qui avaient élevé si haut le marchand et le bourgeois des siècles qui nous ont précédés.

Magasin pittoresque, février 1853.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire