Logements à Paris en 1853.
Une maison garnie.
Une maison garnie.
(Rue Traversine, n°... On loge ici en garni, à la nuit.
Il y avait à la maison, une porte d'allée qui a été condamnée, de sorte qu'il faut entrer et sortir par la boutique. Le maître du garni, celui que les locataires appellent le bourgeois, tient absolument à voir passer devant lui ceux qui en sortent. C'est une idée qu'il a dans l'intérêt de ses meubles. D'ailleurs, en entrant et en sortant par la boutique, on passe devant le comptoir d'étain; en entrant, on s'y arrête, et aussi en sortant; cela convient aux locataires et ça ne déplaît pas aux bourgeois. Une arrière-boutique, réduit obscur garni de tables et de bancs, offre aux consommateurs la facilité des conversations intimes et des longues séances. Par une porte de côté, on pénètre dans cette allée dont l'issue est fermée sur la rue.
Il faut se bien représenter la disposition des lieux. La maison se compose de deux corps de bâtiment: l'un sur la rue, boutique et arrière boutique; l'autre, séparé du premier par une petite cour, est adossé au mur de l'Ecole polytechnique.
La boutique et l'allée font toute la largeur de la propriété, c'est à dire la largeur de la façade sur la rue, et celle aussi du second bâtiment, cinq mètres. L'allée qui mesure la profondeur du premier corps de bâtiment, longeant la boutique et l'arrière boutique, a huit mètres. C'est donc pour ce premier corps de bâtiment quarante mètres superficiels.
L'emploi qu'on a fait de cette superficie étant le même aux cinq étages, il suffit d'étudier la disposition de l'un d'eux.
Il y a d'abord sur la rue deux chambres, dont une avec cheminée, toutes deux avec fenêtres. Ni l'une, ni l'autre ne manque d'air ni de lumière. Ensuite sur la cour, il y a un cabinet étroit de 1,70 m. de large sur 4,30 m. de profondeur (cinq pieds sur treize) ; ce qui laisse peu d'espace au-delà de la place du lit. On y couche pour cinq sous quand on est seul, huit sous pour deux. Maintenant, entre les deux chambres qui ont leurs fenêtres sur la rue et ce cabinet qui donne sur la cour, il y a un second cabinet de même dimension que le premier: celui-ci est sans fenêtre. Il y a bien un lit et une chaise, mais il n'y a ni air ni jour. C'est ici quatre sous par nuit, et il n'y manque pas de locataires. Nous trouvons sur nos notes: Au troisième étage, cabinet noir, un homme. Au quatrième, cabinet noir, un ancien militaire et son fils âgé de dix ans.
Telle est donc la composition des cinq étages du premier corps du bâtiment; à quoi il faut ajouter, aussi à chaque étage, un troisième cabinet dont l'emplacement est pris sur les paliers de l'escalier. Ce troisième cabinet a un peu de jour sur la cour, mais ses dimensions sont étroites: 1,90 m. sur 1 mètre, c'est à dire moins de six pieds sur trois. Il n'y aurait pas de place pour une chaise, pas même pour un bois de lit. Il y a strictement la place pour une paillasse, et en effet, c'est là tout le mobilier de cette pièce, où l'on couche pour trois sous.
La cour a trois mètres sur cinq (neuf pieds sur quinze) . Entre les quatre et cinq étages des deux corps de bâtiment et sur les murs des maisons voisines, c'est comme une fosse humide, un puits. Dans cette sorte de fosse commune, les habitants des étages supérieurs, pour s'épargner la peine de descendre à un endroit plus particulier, versent chaque nuit, par les plombs, par les fenêtres, tout ce qui pourrait les embarrasser. Trois visites faites dans le cours des trois mois, avant midi, ont donné lieu de s'assurer que les habitudes des locataires sont parfaitement régulières sous ce rapport. D'ailleurs cela est suffisamment attesté par les traces dont les murs sont couverts.
C'est donc de cette cour uniquement que le second corps de bâtiment, celui qui est adossé dans toute sa hauteur au mur de l'Ecole polytechnique, tire l'air et la lumière qu'il peut avoir.
Il y a d'abord au rez-de-chaussée une salle basse de cinq mètres de large sur six de profondeur. Comme les constructions de l'escalier, qui est commun aux deux corps de bâtiment, prennent deux mètres sur la largeur de la cour, c'est dans les trois mètres restants que sont pratiquées la fenêtre et la porte; détail utile pour qu'on se fasse une idée de la manière dont cette salle peut être éclairée. Quoi qu'il en soit, dans une première visite, nous avons trouvé là neuf lits. C'est ce qu'on appelle la chambrée, mais chambrée bien différente de celles de la Maison noire! Ce n'est pas une réunion de travailleurs ayant mis leurs intérêts en commun. C'est un asile de nuit, c'est le sombre refuge où, chaque soir, dans les ténèbres, se rencontrent fortuitement quelques malheureux sans ressource et sans nom. On donne deux sous et on paye en entrant. Le lendemain, à dix heures on a son congé.
Montons maintenant aux étages supérieurs, pour y étudier l'emploi des trente mètres superficiels qu'occupe le second corps de bâtiment.
Les six mètres de profondeur sont partagés en deux par un couloir obscur qui fait équerre avec la continuation du palier de l'escalier. Du côté de la cour, il y a deux cabinets de deux mètres de large sur trois de profondeur: ce sont des logements de chiffonniers, à cinq sous. Là, entre son grabat et la fenêtre, un malheureux couvert de haillons est accroupi, faisant le triage des ordures de la rue. Il les lotit par nature de matières: surtout il sépare avec soin ces lambeaux de toile toujours sales, quelquefois imprégnés d'une sanie horrible, et qu'il ne pourra faire accepter par l'entrepreneur en chiffons qu'après les avoir lavés, surtout après les avoir fait exactement sécher dans sa triste demeure. Mais alors, ça se vend deux sous la livre! Ces chiffons de toile seraient, pour le chiffonnier,le plus précieux de son butin, si ce n'est qu'il a rapporté dans sa hotte des croûtes de pain souillées, des têtes de poisson, un affreux mélange d'os et de chairs meurtries... ceci, il ne le vend pas!
Nous n'avons pas fini. Il faut descendre encore pour être au fond de ces abîmes! Au delà des deux chambres de chiffonnier, de l'autre côté du couloir obscur, au fond de cette maison qui est adossée à un mur, que peut-il y avoir?... Il y a des logements garnis, puisque c'est ici une maison garnie.
Comptons bien. La salle du rez-de-chaussée à six mètres de profondeur; à chaque étage les chambres de chiffonnier en ont trois; il y a encore un mètre de couloir; reste un peu plus de deux mètres de profondeur sur cinq de large. Ce n'est pas de la place à perdre! On y a fait à chaque étage deux cabinets, un cabinet à un lit et un autre à deux lits.
Les cabinets noirs du premier corps de bâtiment sont au regard de ceux-ci des logements confortables. Il est vrai qu'eux non plus n'ont pas d'air ni de lumière; mais au moins leur porte s'ouvre sur un corridor éclairé et dans lequel l'air, tant bien que mal, circule de la rue à la cour. De plus, ces premiers cabinets noirs sont formés de simples cloisons non humides; ils ne sont pas comme ceux-ci entourés de murs épais.
Une première fois, les visiteurs étant arrivés dans le couloir obscur, ne pouvant pas imaginer qu'il n'y eût rien au delà, c'est avec un véritable sentiment d'horreur qu'une porte ayant été ouverte, ils entendirent du fond des ténèbres sortir une voix humaine! C'était une femme âgée, récemment sortie de l'hôpital, pas assez remise pour pouvoir travailler. Elle était là en convalescence; on l'entendait, mais elle était couchée, et cette première fois, on ne la vit pas. Lors d'une seconde visite, on la trouva dans la maison, vaquant à ses affaires. Elle avait les yeux gonflés et rouges; elle nous a confié la plus grande de ses peines. C'est que le pauvre bout de chandelle qu'elle a dans son réduit y attire un énorme rat: "Elle en a peur, elle ne peut plus dormir! Sentant cette bête monter sur son lit, elle se réveille à chaque instant pour faire: Chû! chû!". Ce sont ses paroles. Elle pleurait en les disant; car le reste de sa vie est une misère, mais c'est là son supplice.
Lors d'une dernière visite, cette malheureuse avait quitté la maison; mais son cabinet n'était pas vide. Il n'y a pas ici de non-valeurs; en ce moment surtout, les logements sont dans cette maison, comme dans tout le reste de Paris, fort recherchés. Dans le cabinet à un seul lit, hanté par les rats, nous avons trouvé deux pauvres femmes payant ensemble cinq sous par jour; et nous nous sommes assurés que les huit cabinets noirs des quatre étages du second bâtiment, ensemble douze lits, étaient tous occupés.
Entre ces affreux réduits et l'enceinte de l'Ecole polytechnique, il n'y a que l'épaisseur d'une pierre!
Lorsqu'au sortir de là on se trouve, à quelque pas plus loin, au milieu de la place du Panthéon, le contraste subit de ces pompeuses merveilles de l'architecture et des misères qu'on vient de voir produit une impression étrange et nouvelle. Il semble que ce soit l'appareil d'une décoration de théâtre placée là pour cacher la réalité. O doux aspects des champs, frais ombrages des bois, brises parfumées de la mer, éternelles beauté de la nature, heureux qui peut vous posséder en paix! mais plus heureux celui qui verra luire parmi les hommes le jour de la Fraternité chrétienne!
Magasin pittoresque, 1853.
Telle est donc la composition des cinq étages du premier corps du bâtiment; à quoi il faut ajouter, aussi à chaque étage, un troisième cabinet dont l'emplacement est pris sur les paliers de l'escalier. Ce troisième cabinet a un peu de jour sur la cour, mais ses dimensions sont étroites: 1,90 m. sur 1 mètre, c'est à dire moins de six pieds sur trois. Il n'y aurait pas de place pour une chaise, pas même pour un bois de lit. Il y a strictement la place pour une paillasse, et en effet, c'est là tout le mobilier de cette pièce, où l'on couche pour trois sous.
La cour a trois mètres sur cinq (neuf pieds sur quinze) . Entre les quatre et cinq étages des deux corps de bâtiment et sur les murs des maisons voisines, c'est comme une fosse humide, un puits. Dans cette sorte de fosse commune, les habitants des étages supérieurs, pour s'épargner la peine de descendre à un endroit plus particulier, versent chaque nuit, par les plombs, par les fenêtres, tout ce qui pourrait les embarrasser. Trois visites faites dans le cours des trois mois, avant midi, ont donné lieu de s'assurer que les habitudes des locataires sont parfaitement régulières sous ce rapport. D'ailleurs cela est suffisamment attesté par les traces dont les murs sont couverts.
C'est donc de cette cour uniquement que le second corps de bâtiment, celui qui est adossé dans toute sa hauteur au mur de l'Ecole polytechnique, tire l'air et la lumière qu'il peut avoir.
Il y a d'abord au rez-de-chaussée une salle basse de cinq mètres de large sur six de profondeur. Comme les constructions de l'escalier, qui est commun aux deux corps de bâtiment, prennent deux mètres sur la largeur de la cour, c'est dans les trois mètres restants que sont pratiquées la fenêtre et la porte; détail utile pour qu'on se fasse une idée de la manière dont cette salle peut être éclairée. Quoi qu'il en soit, dans une première visite, nous avons trouvé là neuf lits. C'est ce qu'on appelle la chambrée, mais chambrée bien différente de celles de la Maison noire! Ce n'est pas une réunion de travailleurs ayant mis leurs intérêts en commun. C'est un asile de nuit, c'est le sombre refuge où, chaque soir, dans les ténèbres, se rencontrent fortuitement quelques malheureux sans ressource et sans nom. On donne deux sous et on paye en entrant. Le lendemain, à dix heures on a son congé.
Montons maintenant aux étages supérieurs, pour y étudier l'emploi des trente mètres superficiels qu'occupe le second corps de bâtiment.
Les six mètres de profondeur sont partagés en deux par un couloir obscur qui fait équerre avec la continuation du palier de l'escalier. Du côté de la cour, il y a deux cabinets de deux mètres de large sur trois de profondeur: ce sont des logements de chiffonniers, à cinq sous. Là, entre son grabat et la fenêtre, un malheureux couvert de haillons est accroupi, faisant le triage des ordures de la rue. Il les lotit par nature de matières: surtout il sépare avec soin ces lambeaux de toile toujours sales, quelquefois imprégnés d'une sanie horrible, et qu'il ne pourra faire accepter par l'entrepreneur en chiffons qu'après les avoir lavés, surtout après les avoir fait exactement sécher dans sa triste demeure. Mais alors, ça se vend deux sous la livre! Ces chiffons de toile seraient, pour le chiffonnier,le plus précieux de son butin, si ce n'est qu'il a rapporté dans sa hotte des croûtes de pain souillées, des têtes de poisson, un affreux mélange d'os et de chairs meurtries... ceci, il ne le vend pas!
Nous n'avons pas fini. Il faut descendre encore pour être au fond de ces abîmes! Au delà des deux chambres de chiffonnier, de l'autre côté du couloir obscur, au fond de cette maison qui est adossée à un mur, que peut-il y avoir?... Il y a des logements garnis, puisque c'est ici une maison garnie.
Comptons bien. La salle du rez-de-chaussée à six mètres de profondeur; à chaque étage les chambres de chiffonnier en ont trois; il y a encore un mètre de couloir; reste un peu plus de deux mètres de profondeur sur cinq de large. Ce n'est pas de la place à perdre! On y a fait à chaque étage deux cabinets, un cabinet à un lit et un autre à deux lits.
Les cabinets noirs du premier corps de bâtiment sont au regard de ceux-ci des logements confortables. Il est vrai qu'eux non plus n'ont pas d'air ni de lumière; mais au moins leur porte s'ouvre sur un corridor éclairé et dans lequel l'air, tant bien que mal, circule de la rue à la cour. De plus, ces premiers cabinets noirs sont formés de simples cloisons non humides; ils ne sont pas comme ceux-ci entourés de murs épais.
Une première fois, les visiteurs étant arrivés dans le couloir obscur, ne pouvant pas imaginer qu'il n'y eût rien au delà, c'est avec un véritable sentiment d'horreur qu'une porte ayant été ouverte, ils entendirent du fond des ténèbres sortir une voix humaine! C'était une femme âgée, récemment sortie de l'hôpital, pas assez remise pour pouvoir travailler. Elle était là en convalescence; on l'entendait, mais elle était couchée, et cette première fois, on ne la vit pas. Lors d'une seconde visite, on la trouva dans la maison, vaquant à ses affaires. Elle avait les yeux gonflés et rouges; elle nous a confié la plus grande de ses peines. C'est que le pauvre bout de chandelle qu'elle a dans son réduit y attire un énorme rat: "Elle en a peur, elle ne peut plus dormir! Sentant cette bête monter sur son lit, elle se réveille à chaque instant pour faire: Chû! chû!". Ce sont ses paroles. Elle pleurait en les disant; car le reste de sa vie est une misère, mais c'est là son supplice.
Lors d'une dernière visite, cette malheureuse avait quitté la maison; mais son cabinet n'était pas vide. Il n'y a pas ici de non-valeurs; en ce moment surtout, les logements sont dans cette maison, comme dans tout le reste de Paris, fort recherchés. Dans le cabinet à un seul lit, hanté par les rats, nous avons trouvé deux pauvres femmes payant ensemble cinq sous par jour; et nous nous sommes assurés que les huit cabinets noirs des quatre étages du second bâtiment, ensemble douze lits, étaient tous occupés.
Entre ces affreux réduits et l'enceinte de l'Ecole polytechnique, il n'y a que l'épaisseur d'une pierre!
Lorsqu'au sortir de là on se trouve, à quelque pas plus loin, au milieu de la place du Panthéon, le contraste subit de ces pompeuses merveilles de l'architecture et des misères qu'on vient de voir produit une impression étrange et nouvelle. Il semble que ce soit l'appareil d'une décoration de théâtre placée là pour cacher la réalité. O doux aspects des champs, frais ombrages des bois, brises parfumées de la mer, éternelles beauté de la nature, heureux qui peut vous posséder en paix! mais plus heureux celui qui verra luire parmi les hommes le jour de la Fraternité chrétienne!
Magasin pittoresque, 1853.
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