Translate

samedi 17 janvier 2015

Couvert de table.

Couvert de table.


On désigne généralement sous le nom de couvert de table trois ustensiles différents: le couteau, la fourchette et la cuiller. Réunis, ils forment un tout tellement rationnel, le couteau pour couper, la fourchette pour piquer les corps solides, et la cuiller pour prendre les aliments liquides, qu'on serait tenté de les croire nés le même jour, et cependant il n'en est rien; plusieurs siècles séparent l'invention de trois objets qui, pour ainsi dire, n'en font qu'un aujourd'hui.


Le plus ancien de ces trois objets est certainement le couteau; car l'un des premiers besoins de l'homme, même  à l'état sauvage, fut de se fabriquer un outil avec lequel il pût découper les produits de sa chasse. La fabrication du bronze et du fer n'était pas encore connue, il eut recours au silex ou, en divers pays, à une production volcanique connue sous le nom d'obsidienne. Brisée en lames minces, l'obsidienne, qui est de couleur noire, a la double propriété d'être extrêmement dure, et de couper comme pourrait le faire un morceau de notre verre. Une lame d'obsidienne emmanchée entre deux petites bandes de bois ou d'os cerclées avec des fibres d'animaux forma donc l'un des premiers couteaux, et, placée au bout d'une flèche ou d'une lance, elle devint une arme.
Si les siècles marchèrent, l'industrie humaine ne resta pas stationnaire; elle aussi marcha, car aux couteaux d'obsidienne succédèrent ceux de bronze, puis de fer et d'acier, que l'on sut travailler dès un temps reculé.
Nous demandons au lecteur la permission de ne pas suivre pas à pas les transformations ou perfectionnements divers apportés dans la fabrication des couteaux; qu'il nous suffise de mentionner que, suivant Ammien Marcellin, des couteaux de bronze d'une seule pièce étaient en usage chez les Gaulois, "qui s'en servaient pour séparer les plus gros morceaux de viande", et que, dès le dixième siècle, la ville de Beauvais avait pour ainsi dire le monopole exclusif de leur fabrication.
Avant de quitter les couteaux, qu'il nous soit permis de détruire ici une erreur que bien des personnes commettent, trompées qu'elles sont par la nature du manche de certains couteaux à charnière et sans ressort, désignés vulgairement sous le nom d'eustaches de bois. La collection Sauvageot (n° 690 du catalogue, série B) possède un de ces couteaux qui porte d'un côté du manche le mot VÉRITABLE et de l'autre EUSTACHE DUBOIS. c'est donc Eustache Dubois , noms du coutelier, qu'il faut dire, et non eustache de bois.
La fourchette, dont le nom dérive de fourche, car primitivement elle n'avait que deux branches, est d'invention bien plus moderne que le couteau, et cela se conçoit d'autant plus facilement que nos pères en portaient toujours une avec eux: le pouce et l'index.
A ces mots, manger avec ses doigts, on voit le dégoût se peindre sur toutes les figures, et l'on entend crier à la barbarie. A la barbarie! mais lecteur, oubliez-vous qu'au plus beau temps de la civilisation romaine, sous Auguste, on mangeait avec ses doigts?  non-seulement les vers de Martial et d'Ovide, qui certes étaient des raffinés, ne laissent aucune doute sur cet usage, mais en Grèce, même habitude; Plutarque indique dans ses Règles de civilité comment on devait manger avec ses doigts. Il ne faut pas trop regretter ce temps; cependant des peuples qui certes ne sont pas des sauvages suivent encore aujourd'hui cette coutume primitive. Passons en Turquie, et, guidés par un voyageur témoin et convive d'un grand festin, entrons dans le sélamlyk, ou salle à manger. Chaque convive est assis à la turque sur des divans et sur des coussins; à côté de chacun d'eux sont placées de petites galettes molles qui servent à prendre les mets, car on n'a ni couteau, ni fourchette; la soupe se mange à la gamelle, et c'est à l'aide d'un petit morceau de galette placé entre le pouce et l'index que chacun saisit les viandes coupées à l'avance en petits morceaux.
Tenant à être véridique, nous devons ajouter, pour l'honneur de la propreté musulmane, qu'après le dîner les domestiques apportent des aiguières contenant de l'eau parfumée, et force serviettes.
En Chine, c'est une autre méthode. M. Huc, missionnaire apostolique, va nous donner la relation d'un dîner chinois:
"On ne saurait disconvenir qu'un festin vraiment chinois ne peut être qu'un tissu de bizarreries aux yeux d'un étranger peu réfléchi et s'imaginant qu'il ne peut exister pour tous les peuples du monde qu'une seule manière de manger. Ainsi, commencer par le dessert et finir par le potage; boire le vin chaud et tout fumant dans des godets en porcelaine; se servir de deux petites baguettes en guise de fourchette pour saisir les mets qu'on apporte coupés à l'avance par menus morceaux; employer, au lieu de serviettes, de petits carrés de papier soyeux et coloré, dont on place une provision à côté de chaque convive et qu'un domestique emporte à mesure qu'on s'en est servi; quitter sa place, dans l'intervalle du service, pour fumer ou se distraire un peu; élever les baguettes à la hauteur du front et les placer horizontalement sur sa tasse, pour annoncer à la compagnie qu'on a fini de dîner: voilà autant de particularités capables d'exciter la curiosité des Européens."
Avant de revenir en France, citons une autre particularité que nous ne devons pas passer sous silence: c'est que les Anglais tiennent invariablement le couteau de la main droite et la fourchette de la main gauche, tandis que les Français font exactement le contraire.
Quant à la cuiller, elle est certainement contemporaine des couteaux, par la raison toute simple que si nos premiers pères ont pu se contenter de leurs doigts pour prendre les corps solides, il leur a été indispensable de se fabriquer des cuillers pour des liquides, ne fussent-elles faites que d'un simple coquillage attaché à un petit manche en bois. La fabrication des cuillers en métal remonte sans aucun doute aussi loin que les couteaux; en effet, dans les fouilles qui ont fourni tant d'objets usuels en bronze aux divers musées se trouve un très-grand nombre de cuillers de formes et de dimensions différentes, car le cuilleron des unes est tout à fait rond, et celui des autres allongé, en tout semblable à celui des cuillers dont on se sert aujourd'hui, et parmi tous ces objets, à peine deux ou trois fourchettes qui ne paraissent pas avoir servi dans les repas. Le nom même de cet ustensile est absent dans les auteurs.
Aux quatorzième et quinzième siècle, la maison la plus riche, les palais princiers même, comptaient beaucoup plus de cuillers que de fourchettes dans leur splendide argenterie. Ici c'est Pierre Gaveston, favori d'Edouard II, qui possédait soixante-neuf cuillers d'argent et trois fourchettes, encore étaient-elles, ainsi que le constate l'inventaire, destinées à mengier poires; Là c'est la reine Clémence de Hongrie (1328) qui laisse à sa mort une trentaine de cuillers et une fourchette. Nous pourrions certes accumuler les preuves, mais nous espérons que celles que nous donnons suffisent. M. le comte de Laborde, auquel nous empruntons ces derniers renseignements, ajoute: "On avait donc, dès le treizième siècle, des fourchettes pour quelques mets exceptionnels; on n'en avait pas pour la règle commune. Le véritable développement de la fourchette au dix-septième siècle date de l'influence d'un illustre délicat, M. de Montausier."

Magasin pittoresque, 1870.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire