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lundi 17 novembre 2014

Souvenir de Boulogne.

La bénédiction de la mer.

Il y a dans tout ce qui tient à la mer, dans la sérénité de son calme suprême, dans la fureur de ses tempêtes, une poésie sublime dont les matelots, les pêcheurs, ont une profonde compréhension qui éclate dans les récits de leurs vieilles chroniques, dans leurs superstitions naïves et dans leurs usages religieux, d'une façon bien plus vraie et plus saisissante que dans les stances les plus harmonieuses des poëtes.
Un soir, j'arrivais à Boulogne par le bateau le Folkestone. A la place de cette nuée de crocheteurs turbulents que l'on rencontre ordinairement en descendant d'un bateau ou d'un chemin de fer, une trentaine de femmes, paisibles, silencieuses, attendaient dans le bureau de la douane les effets des passagers. C'est une coutume établie à Boulogne, et qui fait honneur à la municipalité de cette ville; c'est un privilège accordé aux pauvres femmes de pêcheurs: à défaut d'une caisse de secours suffisante pour soulager leur misère, on leur a donné l'emploi de porte-faix, on les a embrigadées. Le matin, elles s'en vont sur la plage prendre le poisson qu'elles transportent au marché; le soir, avec des corbeilles qu'elles posent sur le dos au moyen d'une lanière qui leur passe sur les épaules et leur traverse la poitrine, elles transportent tout à tour les bagages des voyageurs.
L'une d'elles, à la figure pâle, maigre, et toute vêtue de noir, avait pris d'un seul bloc ma malle, mon sac de nuit, et marchait d'un pas délibéré vers l'hôtel des Bains.
- N'est-ce pas trop lourd pour vous? lui dis-je en cheminant à côté?
- Ah! monsieur, me répondit-elle, c'est mon tour aujourd'hui de faire le service, et c'est vingt-sept sous que je vais gagner. Je suis bien contente!... Ce matin, je n'ai rien fait; la pêche était mauvaise; je suis veuve, et j'ai trois enfants!
A ces mots, prononcés avec un de ces accents de douloureuse vérité qui vont droit au cœur, je restai muet. Pourquoi? Hélas! j'étais honteux de causer une telle joie avec mon tribut de vingt-sept sous, moi qui venait de dépenser, en tant d'inutilités, tant de shillings dans Londres. un instant après, la pauvre veuve, qui roidissait sa poitrine sous son fardeau, reprit:
- C'est demain que l'on bénit la mer.
J'écoutais. Chaque parole de cette femme, prononcée dans le silence de la nuit, le long du quai désert, me donnait une nouvelle commotion.
- Demain, dites-vous, on bénit la mer?
- Oui, monsieur; vous ne savez donc pas? Chaque année, à l'ouverture de la pêche du hareng, qui est une grande pêche pour Boulogne, le curé vient en procession jeter l'eau bénite sur la rade et prier Dieu qu'il protège les bateaux. C'est au commencement de l'hiver, une terrible saison! C'est dans ce temps que mon mari est mort.
- Et c'est demain, dites-vous, que l'on fait cette procession?
- Oui, monsieur.
- A quelle heure?
- Après les vêpres, à l'église Saint-Nicolas.
Le lendemain, à trois heures, les cloches de Saint-Nicolas sonnaient à toute volée; le suisse descendait avec sa hallebarde les marches de l'église. Derrière lui venait un pêcheur portant fièrement et d'un bras la bannière de saint-Nicolas, patron de la confrérie; puis les enfants de chœur et les prêtres, et une foule immense rangée sur deux lignes; les bateliers marchaient d'un pas grave et d'un air recueilli, les femmes conduisant par la main leurs enfants, destinés pour la plupart, à faire un jour le même métier que leurs pères, à affronter le caprice des vents, le péril des vagues. Ce spectacle était si imposant, dans sa touchante simplicité, qu'une quantité d'Anglais, groupés sur la place de l'église, semblaient en la voyant abjurer leur protestantisme, et restaient la tête découverte, devant la bannière de saint Nicolas.
La procession descendit par la grande rue et se déroula sur le quai. De jeunes choristes chantaient les prières de l'église, et les assistants répétaient, d'une voix grave comme le mugissement des flots, cette fraternelle demande: Ora pro nubis! "Priez pour nous!" Et les chantres continuaient leurs psalmodies, et les flots de la mer semblaient, en se jetant sur le sable de la grève, s'élancer au-devant de ce pieux concert.
Le prêtre s'avança sur la plage humide jusqu'au bord des flots, et il se fit un grand silence. Ceux-là seuls qui étaient près de lui l'entendaient murmurer à voix basse les prières de l'église, invoquer la miséricorde de Dieu pour ceux qui devaient encore s'exposer aux orages; puis il prit la croix, et trois fois l'étendit sur la mer.
Pendant ce temps, femmes, vieillards, enfants, étaient prosternés sur la grève, dans une attitude profonde de recueillement et d'humilité.
La cérémonie finie, tous se relevèrent, entonnèrent de nouveau les hymnes saintes, et la procession reprit le chemin de l'église.
Le jour suivant, aux premiers rayons de l'aube, ces mêmes hommes qu'on avait vu la veille humblement agenouillés sur le sable couraient à leurs bateaux, la tête droite, l’œil fier, et d'un bras agile larguaient au vent leur voile.
Le ciel était pur, les vagues étaient calmes, et la pêche abondante. Dieu avait écouté les prières des veuves et des orphelins; Dieu avait béni la mer.

Le magasin pittoresque, mai 1851.

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