Le télégraphe.
Anecdote.
Anecdote.
Nous suivions ensemble les larges quais du port parsemés de canons sans affûts, de vergues désemparées, d'ancres gigantesques. Mon regard errait sur le bassin où flottaient les vaisseaux désarmés, recouverts de leurs toits rougeâtres; les frégates aux mâts élancés; les corvettes drapées de leurs voiles à demi déployées; les bricks agiles rasant la mer de leurs noires batteries. J'écoutais d'une oreille distraite les confidences du capitaine.
Il m'avait déjà raconté toutes ses espérances ambitieuses; il en attendait la réalisation d'heure en heure; on signait sans doute dans ce moment son brevet de commandant; le télégraphe allait l'annoncer!
Depuis trois jours il errait sur le port, attendant son bienheureux signal: mais un brouillard voilait l'horizon et les bras des messagers aériens restaient immobiles.
Tout à coup mon compagnon pousse un cri. Une percée lumineuse vient d'ouvrir le ciel; le télégraphe avait fait un mouvement; ses grandes antennes noires et blanches s'agitaient lentement; les communications étaient rétablies, la nomination du capitaine traversait les airs.
Il s'élança vers la préfecture avec la légèreté d'un élève de marine qui vient de revêtir les aiguillettes. Je voulus l'accompagner, mais il m'eut bientôt laissé en arrière; à peine si mon œil put le suivre à travers les dédales du grand port.
Comme il franchissait la grille, un vieux matelot estropié, près duquel il ne passait jamais sans lui jeter une aumône, s'avança en tendant son chapeau de toile goudronnée; mais le capitaine ne le vit pas! Un peu plus loin, le jet d'une pompe qu'on essayait avait détrempé le sol; il courut à travers la mare fangeuse, sans prendre garde à son uniforme souillé de boue. Ses yeux ne quittaient point le télégraphe dont les gestes magiques le fascinaient. Au moment de traverser la grande rue, il heurta la devanture d'un faïencier. Au fracs de ces poteries roulant en pièces sur le pavé, le marchand sortit en criant; mais le capitaine lui jeta son nom et sa bourse, tourna le carrefour et disparut.
Je ne pus le rejoindre qu'un quart d'heure après, au moment où il sortait des bureaux de la préfecture, haletant et désappointé. La dépêche télégraphique n'avait d'autre but que d'ordonner un envoi de fourrages en Algérie.
Au bout de quelques heures, l'anecdote était connue de tout le monde, et personne ne manqua d'en rire. Combien pourtant n'étaient point plus sages que mon compagnon? Ce qu'il avait fait un jour, la plupart ne le faisaient-ils pas toute leur vie?
Ce télégraphe, dont les signes avaient précipité les pas du capitaine, ne figurait-il pas bien les trompeuses promesses attirant de loin tous les avides et tous les ambitieux?
Eux aussi, ne couraient-ils point vers le but de leurs désirs sans écouter la voix de la pitié, sans s'inquiéter des souillures, en brisant sur leur passage tout ce qui leur faisait obstacle, et ne trouvant le plus souvent, au bout du chemin, que les déceptions et le mépris?
Ah! si la leçon est perdue pour le plus grand nombre, elle ne le sera pas du moins pour moi! Que les télégraphes de l'orgueil, de l'avarice, de la sensualité ou de l'ambition, s'agitent et m'appellent, je n'en continuerai pas moins à marcher du même pas; leurs signaux ne me feront ni oublier le malheureux qui m'implore, ni courir à la corruption ou à la ruine! mais je détournerai les yeux des horizons trompeurs pour regarder en moi-même; je tâcherai de faire route entre deux sûres compagnes, la Modération et la Patience, écoutant tour à tour leurs conseils, acceptant leurs consolations, et plaignant tout bas les imprudents qui s'élancent vers leurs rêves sans vouloir regarder à leurs pieds.
Le magasin pittoresque, février 1851.
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