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mardi 4 novembre 2014

Noiraude.

Noiraude.

Si la mère poule, celle que l'on appelle familièrement Noiraude, était une personne à s'en faire accroire, Dieu merci! elle aurait toutes les raisons du monde de porter haut la crête. C'est à elle qu'est dévolue l'honorable tâche de faire éclore les petits poulets, et aussi les petits canards de la ferme: elle a reçu le don de couver.
Car c'est un don, c'est une vocation, qui suppose chez Noiraude une patience à toute épreuve, un grand esprit de sacrifice, une foi aveugle dans l'importance de sa mission, et une tendresse instinctive, mélangée de respect, pour toutes les petites existences qu'il dépend d'elle d'évoquer à la vie, ou de laisser retomber dans le néant. Que l’œuf recèle un poulet, qu'il recèle un caneton, peu lui importe: son rôle est de donner la vie, son ambition et ses réflexions ne vaut pas au delà.
Quand l’œuf s'entr'ouvre, et que la petite créature s'élance en sautillant avec maladresse, poulet ou caneton, elle l'entoure de soins, elle veille sur lui avec la sollicitude d'une vraie mère: il est si faible et si petit!
Jusque là tout va bien pour elle; mais quelles transes et quelles angoisses lorsque pour la première fois les canetons qu'elle a couvés s'en vont en se culbutant du côté de la rivière, et se disputent à qui sautera le premier dans l'eau!
Sa tendresse la pousse à secourir les petits malheureux, et à se précipiter dans la rivière: son horreur instinctive de l'eau la retient malgré elle; alors on la voit, éperdue, s'agiter sur la rive; elle va et vient comme une personne désespérée; ses plumes se hérissent, elle appelle au secours!
Les canards, cependant, les horribles petits égoïstes, plongent, nagent, font leurs ablutions, battent des ailes, agitent leur petite queue frisée et poussent des cris d'allégresse.
La poule commence à se rassurer un peu: pensive sur le bord, elle cherche à se rendre compte de ce qui se passe. rien dans sa connaissance du monde, rien dans ses traditions de famille, ne l'avait préparée à d'aussi étranges aventures! Elle s'embarrasse bien vite dans ses raisonnements, et ne tarde pas à perdre le fil de ses déductions: les poules n'ont pas l'esprit philosophique. Elle prend le sage parti de ne point se rompre la tête de toutes ces choses auxquelles elle n'entend rien; il y a une vérité qui lui est toujours apparue clairement: Dieu fait bien ce qu'il fait. Elle saura désormais qu'il ne faut pas s'étonner trop vite, et qu'il peut arriver, par exemple, à une poule de donner naissance à des canards. du moment où les canards peuvent courir, ils échappent à la poule, elle n'en sera plus effrayée, du moins elle fera ses efforts pour être moins nerveuse. Mais, avant de courir, les canetons sont dans l’œuf; tant qu'ils sont dans l’œuf, ils sont à elle, ou plutôt elle est à eux. Elle continuera donc à leur prodiguer les trésors de sa patience et de son dévouement, sans songer un seul instant qu'elle n'en sera jamais récompensée.
Mais voilà qu'à la seconde couvée, elle subit un nouvel assaut et conçoit de nouvelles inquiétudes. Car cette fois la couvée se compose, par moitié, de poulets et de canetons. Dans le premier moment, elle se trouble un peu et ne sait auxquels entendre.
Un grand dadais de caneton de la dernière couvée, déjà dodu comme père et mère, avec une grotesque paire d'ailerons écourtés, trouve plaisant d'appeler à l'eau les canetons nouveaux-nés. 


Les voilà partis, sans plus s'inquiéter de la poule, ni des poulets. Mon Dieu! si l'exemple des canetons allait entraîner les poulets à la rivière!
Mais non. Tandis que les canards barbotent à qui mieux mieux, les poulets restent prudemment sur la rive, un peu ébahis de ce qu'ils voient. Les canards trouvent les poulets bien poltrons; les poulets trouvent les canards bien osés. Chacun a suivi son instinct. A vrai dire, Noiraude y comptait bien un peu, mais elle n'est pas fâchée d'en être tout à fait sûre.
Soit par eau, soit par terre, chacun des élèves de Noiraude arrive à la broche ou à la casserole. Quant à elle, la bonne bête, elle mourra à la peine, contente de son lot en ce bas monde. Lorsqu'elle sera morte, le fermier dira d'elle: "Non, de ma vie ni de mes jours je n'ai vu une si brave couveuse!"
Cela vaut bien une oraison funèbre.

Le magasin pittoresque, septembre 1876.

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