Mort d'un compagnon du devoir.
Si le compagnonnage donne lieu à de graves abus et réclame, sur beaucoup de points, une réforme dont quelques ouvriers ont déjà pris l'initiative, il faut reconnaître qu'il entretient la solidarité entre les individus d'une même corporation, et qu'il donne lieu à des actes d'une générosité aussi large que délicate. Nous trouvons, dans une petite brochure publiée par un peintre en décors d'Angers, M. Deruineau, et renfermant quelques souvenirs de sa vie de compagnon du tout de France, un épisode que nous croyons devoir reproduire à l'appui de la réflexion qui précède. C'est à la fois un exemple touchant de la fraternité établie entre les compagnons, et une curieuse révélation d'usages généralement peu connus. La réalité donne d'ailleurs à ce récit une valeur toute particulière. Il ne s'agit point ici d'un roman plus ou moins pathétique, mais d'un fait qui se renouvelle tous les jours autour de nous sans que nous en soyons instruits. C'est en même temps une scène de mœurs et une page d'histoire contemporaine.
"Il y avait trois mois que je travaillais à Bordeaux, dit M. Deruineau, lorsque l'épidémie vint frapper un des quartiers de la ville où logent habituellement les ouvriers.
"Un de mes amis, le plus sobre et le plus rangé de nous tous, fut violemment atteint; les souffrances qu'il éprouvait ne nous permirent pas de le transporter à l'hôpital: il fut soigné et veillé par nous dans la maison où il logeait. La fièvre le prit, et, dans son délire, il ne cessait de demander sa mère; il croyait la voir, l'entendre, et faisait de vains efforts pour l'embrasser. Le médecin nous donna le conseil d'écrire dans son pays pour prévenir ses parents du malheur qui pourrait arriver si une crise ne venait pas changer le cours de la maladie; ce soin fut pris à l'instant. Le sixième jour, le malade perdit connaissance, et le soir il mourut entre nos bras.
"La nouvelle de la la mort de Quercy (c'est ainsi qu'on le nommait, selon l'usage qui veut que l'on donne le nom de leur pays aux ouvriers qui voyagent) se répandit bientôt parmi les ouvriers travaillant à Bordeaux, desquels il était tant aimé. Quercy était un excellent ouvrier, doux, affable, remplissant consciencieusement ses devoirs, d'une conduite exemplaire. Il avait su acquérir notre estime par l'exemple et les bons conseils qu'il nous donnait: aussi les ouvriers l'avaient-ils surnommé Quercy le Prophète, "parce-que, disaient-ils, tout ce qu'il prédit nous arrive". Ses belles qualités étaient rehaussées par un dévouement à toute épreuve. Sa mère, devenue veuve, et d'une santé faible, n'avait pour subvenir à ses besoins que ce qu'elle gagnait; aussi notre ami lui envoyait-il, tous les mois, le fruit de ses économies.
"Plusieurs corporations furent invités à conduire au champ du repos celui qui était l'objet de tous les regrets. Quoique ce jour fût consacré au travail, plus de quatre cents ouvriers se trouvèrent réunis au lieu qui leur avait été indiqué. Chacun des corps d'état se plaça par rang d'ancienneté, et ils furent conduits dans cet ordre à la maison mortuaire par le rouleur, qui se charge de procurer du travail aux ouvriers, et qui les conduits chez les patrons lorsqu'ils en ont besoin.
"Après avoir traversé la ville, nous ne tardâmes pas à apercevoir, à la porte d'une modeste demeure, un cercueil sur lequel flottaient des rubans de diverses couleurs. Une croix en cuivre, une assiette contenant de l'eau bénite et un petit rameau de buis, formaient le simple entourage de la bière que nous allons conduire au cimetière. Le chant des prêtres se fit bientôt entendre, et l'on se mit en marche.
"Le corps du défunt était porté par quatre ouvriers; quatre cents autres le suivaient sur deux rangs, la tête nue et le crêpe au bras; à leur tête marchait respectueusement le rouleur, portant une canne ornée de crêpe et de rubans noirs.
.........
"La cérémonie religieuse terminée, nous commençâmes la nôtre. Deux ouvriers qui avaient été désignés par nous descendirent dans la fosse, ouvrirent le cercueil, et le corps inanimé du défunt se présenta à notre vue. Après que nous eûmes constaté son identité (cet usage, très-ancien chez les ouvriers compagnons, a pour but de s'assurer si le corps du défunt n'a point été changé et remplacé par un autre, comme cela se fait souvent dans les hôpitaux) , le cercueil fut soigneusement refermé, et l'on étendit par dessus une couche de chaux vive. A un signal donné, tous les ouvriers se rangèrent du côté gauche; un ouvrier désigné sous le nom de premier en ville, honneur qui n'est accordé qu'au mérite et à l'ancienneté, se plaça sur le bord de la tombe, prit une pelle qu'il chargea de terre, et la présenta à l'un de ses camarades; puis tous deux se croisèrent à la jambe droite, se penchèrent en avant pour se murmurer quelques paroles mystérieuses, jetèrent par trois fois de la terre dans la tombe, et, après quelques signes et formalités d'usage, s'embrassèrent. Tous les autres compagnons en firent successivement autant.
"Nous retournâmes ensuite, en rang, au lieu habituel de nos réunions.
"Il y avait à peine une heure que nous étions arrivés; il faisait nuit, et tout le monde se disposait à partir, lorsque des cris de femme se firent entendre vers la porte d'entrée. Tous les regards se portèrent de ce côté, et l'on ne tarda pas à voir apparaître une femme maigre, pâle, qui en pleurant s'écriait:
"- Où est mon fils? Il est mort! vous venez de l'enterrez!
"Et elle tomba sans connaissance au milieu de nous. Ses vêtements étaient en désordre, ses pieds enflés et meurtris; elle paraissait avoir éprouvé une rude fatigue.
"On la transporta dans une pièce voisine. Le médecin qui fut appelé nous recommanda de ne pas la laisser seule. Un garde-malade et deux ouvriers la veillèrent toute la nuit. Le lendemain nous pûmes lui parler. C'était la mère de Quercy. A la réception de la lettre, elle était partie de chez elle comme folle, et elle avait fait près de quarante lieues à pied, sans argent.
"Il n'en fallut pas davantage pour que cette femme fût accueillie par nous avec la plus grande vénération. Elle resta à Bordeaux dix-sept jours. Tous les soirs, après la journée finie, un grand nombre d'entre nous se réunissaient dans sa chambre. Nous parlions de son fils, de notre regret de ne plus le voir; elle pleurait, et nous la consolions. Ces scènes touchantes, qui se renouvelaient souvent, éveillaient en nous le souvenir de notre pays et de notre famille.
"Enfin la bonne mère dut partir. Nous lui avions procuré des vêtements et fait réparer sa chaussure. Sa place à la diligence avait été payée. Une somme de 90 francs lui fut remise la veille avec beaucoup de ménagements: c'était le produit d'une collecte faite parmi nous.
"Dès le matin, un grand nombre d'ouvriers arrivèrent pour faire leurs adieux à la bonne mère, car c'est ainsi qu'elle avait été surnommée. Elle fut conduite par tous les compagnons jusqu'au bureau de la diligence. Figurez-vous une femme âgée d'environ quarante-huit ans, pauvrement vêtue, qui, malgré la pâleur de son visage, conservait encore quelques restes de beauté, marchant au milieu d'environ trois cents ouvriers en habit de travail, et qui lui témoignaient le plus grand respect.
" L'heure de départ étant arrivée, cette excellente créature semblait confuse, ne sachant comment nous témoigner sa reconnaissance. Elle nous disait en pleurant, avec l'accent de la plus profonde douleur:
"- Adieu, mes enfants; que le bon Dieu vous bénisse! vous le méritez.
"C'était à qui s'approcherait d'elle pour lui serrer la main; de grosses larmes coulaient de ses yeux; et la voiture s'éloigna au milieu des adieux les plus touchants.
"Quand elle eut disparu il fut décidé, en plein vent et séance tenante, qu'une somme égale à celle que la bonne mère recevait de son fils lui serait accordé et remise par nous, pendant six mois, à partir de ce jour."
Le magasin pittoresque, mai 1851.
"Nous retournâmes ensuite, en rang, au lieu habituel de nos réunions.
"Il y avait à peine une heure que nous étions arrivés; il faisait nuit, et tout le monde se disposait à partir, lorsque des cris de femme se firent entendre vers la porte d'entrée. Tous les regards se portèrent de ce côté, et l'on ne tarda pas à voir apparaître une femme maigre, pâle, qui en pleurant s'écriait:
"- Où est mon fils? Il est mort! vous venez de l'enterrez!
"Et elle tomba sans connaissance au milieu de nous. Ses vêtements étaient en désordre, ses pieds enflés et meurtris; elle paraissait avoir éprouvé une rude fatigue.
"On la transporta dans une pièce voisine. Le médecin qui fut appelé nous recommanda de ne pas la laisser seule. Un garde-malade et deux ouvriers la veillèrent toute la nuit. Le lendemain nous pûmes lui parler. C'était la mère de Quercy. A la réception de la lettre, elle était partie de chez elle comme folle, et elle avait fait près de quarante lieues à pied, sans argent.
"Il n'en fallut pas davantage pour que cette femme fût accueillie par nous avec la plus grande vénération. Elle resta à Bordeaux dix-sept jours. Tous les soirs, après la journée finie, un grand nombre d'entre nous se réunissaient dans sa chambre. Nous parlions de son fils, de notre regret de ne plus le voir; elle pleurait, et nous la consolions. Ces scènes touchantes, qui se renouvelaient souvent, éveillaient en nous le souvenir de notre pays et de notre famille.
"Enfin la bonne mère dut partir. Nous lui avions procuré des vêtements et fait réparer sa chaussure. Sa place à la diligence avait été payée. Une somme de 90 francs lui fut remise la veille avec beaucoup de ménagements: c'était le produit d'une collecte faite parmi nous.
"Dès le matin, un grand nombre d'ouvriers arrivèrent pour faire leurs adieux à la bonne mère, car c'est ainsi qu'elle avait été surnommée. Elle fut conduite par tous les compagnons jusqu'au bureau de la diligence. Figurez-vous une femme âgée d'environ quarante-huit ans, pauvrement vêtue, qui, malgré la pâleur de son visage, conservait encore quelques restes de beauté, marchant au milieu d'environ trois cents ouvriers en habit de travail, et qui lui témoignaient le plus grand respect.
" L'heure de départ étant arrivée, cette excellente créature semblait confuse, ne sachant comment nous témoigner sa reconnaissance. Elle nous disait en pleurant, avec l'accent de la plus profonde douleur:
"- Adieu, mes enfants; que le bon Dieu vous bénisse! vous le méritez.
"C'était à qui s'approcherait d'elle pour lui serrer la main; de grosses larmes coulaient de ses yeux; et la voiture s'éloigna au milieu des adieux les plus touchants.
"Quand elle eut disparu il fut décidé, en plein vent et séance tenante, qu'une somme égale à celle que la bonne mère recevait de son fils lui serait accordé et remise par nous, pendant six mois, à partir de ce jour."
Le magasin pittoresque, mai 1851.
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