Fragment d'une lettre écrite il y a cent ans.
Artiste voyageur, parcourant à pied l'Alsace, mon capricieux itinéraire m'avait conduit de Colmar à Ribeauvillé, le chef-lieu de l'ancienne seigneurie de Ribeaupierre, qu'arrose le Strenbach et que domine l'Osterberg: c'est là que le vigneron récolte, entre autres productions de ses coteaux fameux, le célèbre zahnacker, si fort apprécié des gourmets alsaciens.
Lors de mon entrée dans la ville des trois châteaux, maintenant en ruines, de Saint-Ulrich, de Gisberg et de Hoch-Rappolstein, j'eus grand'peine à trouver un gite; les auberges regorgeaient de voyageurs, et, dans les cabarets, pas un bout de banc, pas un coin de table, qui ne fût occupé. Inquiet de mon souper et désespérant de pouvoir coucher dans un lit, je me mis à parcourir les quatre quartiers de Ribeauvillé, nommés: la ville haute, la ville moyenne, la ville vieille et la ville basse.Il y avait partout même affluence de gens, et soit au dehors, dans les rues ou sur les places, soit à l'intérieur, du haut en bas des habitations, on entendait de toute part chanter les violons, les hautbois et les flûtes. Ce n'était pas que la ville fût en fête ce jours-là, mais on se préparait pour la fête du lendemain.
J'étais arrivé à Ribeauvillé un samedi, veille du deuxième dimanche de septembre, date d'une grande solennité dans le pays, le pèlerinage annuel à Notre-Dame de Dusenbach, la patronne des musiciens ambulants de l'Alsace.
A propos de la fête des ménétriers alsaciens, voici ce que m'apprit un brave tonnelier, qui voulut bien me céder une chambre dans sa maisonnette, située à l'une des extrémités de la ville, près de l'Oberthor (la porte haute).
- C'est un fait, me dit-il, de tout temps reconnu que la musique et la danse ont un attrait irrésistible pour nos populations, aussi bien dans les villes que dans les campagnes. Cette passion là ne date point d'hier, car mon arrière-grand-père, qui mérita, dans son temps, le titre de Pfeiferkœnig (roi des flûtes) m'a raconté qu'il y a quatre cents ans les joueurs d'instruments étaient si nombreux, qu'ils formèrent une grande confrérie, placée par l'empereur d'Allemagne sous la juridiction du seigneur de Ribeaupierre. Depuis cette époque, chaque compagnie de musiciens a été obligée de venir tous les ans se présenter à ce seigneur; ceux de la haute Alsace à Ribeauvillé, et ceux de la basse Alsace à Bichwiller, et de lui payer une redevance de cinq livres, sans quoi il ne leur est pas permis de jouer dans les fêtes publiques.
J'ai assisté à la fête patronale de la Notre-Dame de septembre, qui remplit de bruit et de mouvement le pittoresque vallon de Dusenbach; mais je l'avouerai, ce prodigieux concours de curieux, ces centaines d'instrumentistes se succédant dans un interminable concert, m'ont moins profondément impressionné que le simple spectacle de la promenade des fillettes, chaque fois que mes pérégrinations m'on conduit le dimanche dans un village de l'Alsace.
A la campagne, où règne l'égalité dans le travail, on voit, tant que dure la semaine, les plus riches cultivateurs, leurs femmes et leurs enfants se lever d'aussi grand matin que les derniers de leurs serviteurs, et comme ceux-ci, travailler sans relâche sous le soleil et sous la pluie jusqu'à le fin du jour; mais vienne le dimanche, tandis que vers le soir, chez les grands parents, des voisins attablés fument la pipe et jouent aux cartes en vidant leur pot de bière, et que les voisines se rassemblent par groupe dans la salle, ou devisent porte à porte, les jeunes filles marchant de front, en lignes rigoureusement échelonnées par rang d'âge, c'est à dire les aînées devant, suivent d'un pas mesuré la grande rue du village.
Attentives à conserver leurs distances, les unes se tiennent par la main, les autres par le petit doigt seulement. Ceux qui ne les voient pas passer les entendent, car elles vont chantant ces airs du pays dont le rythme dolent fait songer à la plainte d'un cœur blessé ou d'une âme en peine. D'ordinaire les petits garçons suivent, en marchant aussi avec ordre, la promenade dominicale des fillettes, mais presque toujours ceux-là ne comptent pas encore quinze ans d'âge. Dès qu'ils ont dépassé cette limite qui sépare l'adolescence de la jeunesse, ils préfèrent aller se divertir à l'auberge ou provoquer des rixes à la danse d'un village voisin.
Le magasin pittoresque, septembre 1876.
J'étais arrivé à Ribeauvillé un samedi, veille du deuxième dimanche de septembre, date d'une grande solennité dans le pays, le pèlerinage annuel à Notre-Dame de Dusenbach, la patronne des musiciens ambulants de l'Alsace.
A propos de la fête des ménétriers alsaciens, voici ce que m'apprit un brave tonnelier, qui voulut bien me céder une chambre dans sa maisonnette, située à l'une des extrémités de la ville, près de l'Oberthor (la porte haute).
- C'est un fait, me dit-il, de tout temps reconnu que la musique et la danse ont un attrait irrésistible pour nos populations, aussi bien dans les villes que dans les campagnes. Cette passion là ne date point d'hier, car mon arrière-grand-père, qui mérita, dans son temps, le titre de Pfeiferkœnig (roi des flûtes) m'a raconté qu'il y a quatre cents ans les joueurs d'instruments étaient si nombreux, qu'ils formèrent une grande confrérie, placée par l'empereur d'Allemagne sous la juridiction du seigneur de Ribeaupierre. Depuis cette époque, chaque compagnie de musiciens a été obligée de venir tous les ans se présenter à ce seigneur; ceux de la haute Alsace à Ribeauvillé, et ceux de la basse Alsace à Bichwiller, et de lui payer une redevance de cinq livres, sans quoi il ne leur est pas permis de jouer dans les fêtes publiques.
J'ai assisté à la fête patronale de la Notre-Dame de septembre, qui remplit de bruit et de mouvement le pittoresque vallon de Dusenbach; mais je l'avouerai, ce prodigieux concours de curieux, ces centaines d'instrumentistes se succédant dans un interminable concert, m'ont moins profondément impressionné que le simple spectacle de la promenade des fillettes, chaque fois que mes pérégrinations m'on conduit le dimanche dans un village de l'Alsace.
A la campagne, où règne l'égalité dans le travail, on voit, tant que dure la semaine, les plus riches cultivateurs, leurs femmes et leurs enfants se lever d'aussi grand matin que les derniers de leurs serviteurs, et comme ceux-ci, travailler sans relâche sous le soleil et sous la pluie jusqu'à le fin du jour; mais vienne le dimanche, tandis que vers le soir, chez les grands parents, des voisins attablés fument la pipe et jouent aux cartes en vidant leur pot de bière, et que les voisines se rassemblent par groupe dans la salle, ou devisent porte à porte, les jeunes filles marchant de front, en lignes rigoureusement échelonnées par rang d'âge, c'est à dire les aînées devant, suivent d'un pas mesuré la grande rue du village.
Attentives à conserver leurs distances, les unes se tiennent par la main, les autres par le petit doigt seulement. Ceux qui ne les voient pas passer les entendent, car elles vont chantant ces airs du pays dont le rythme dolent fait songer à la plainte d'un cœur blessé ou d'une âme en peine. D'ordinaire les petits garçons suivent, en marchant aussi avec ordre, la promenade dominicale des fillettes, mais presque toujours ceux-là ne comptent pas encore quinze ans d'âge. Dès qu'ils ont dépassé cette limite qui sépare l'adolescence de la jeunesse, ils préfèrent aller se divertir à l'auberge ou provoquer des rixes à la danse d'un village voisin.
Le magasin pittoresque, septembre 1876.
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