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dimanche 23 novembre 2014

Le jeu en province.

Le jeu en province.


On ne joue pas seulement dans la capitale: les villes des départements ont aussi leurs cercles, les villes d'eaux ont leurs casinos. Les grecs accourent "faire leur saison". 
Dans un cercle de Nice, un officier anglais gagne un jour 58 coups de suite. On l'épie, on le voit tricher et on l'expulse.
La cagnotte produit des sommes colossales; elles sont nécessaires, car, aux frais réguliers, il faut joindre ceux qui sont motivés par la protection, la tolérance dont jouit l'établissement des jeux. Les mangeurs en province sont aussi gloutons et aussi nombreux qu'à Paris. Sous Louis XIII, on défendit 47 brelans (maisons de jeux) , " quoique plusieurs magistrats en tirassent, dit un contemporain, chaque jour une pistole". Aujourd'hui encore, il faut abandonner des pistoles, non plus aux magistrats qui ne disposent pas du sort des casinos (le préfet est seul juge et maître), mais à ceux qui peuvent avoir l'oreille du représentant du gouvernement. C'est du moins ce qu'assurent les fermiers des jeux, peut être pour justifier l'effroyable avidité de la cagnotte.
Il est impossible d'établir le compte du produit des cagnottes, ce sont des chiffres qu'on cache autant que possible. On a cependant quelques exemples. En une saison, rien que dans un seul établissement d'Aix-les-Bains, le total des recettes a été de 1.400.000 francs.
A Royat, l'an dernier, la somme payée par le fermier des jeux à la Société des eaux était de 90.000 francs. Cette année, elle est de 100.000 francs, pour une saison qui dure environ trois mois. Cet établissement cependant n'est pas sans concurrence, il n'a pas le monopole du baccara dans Royat.
Sans cagnotte abondante, pas de casino possible, disent les partisans du jeu. Et ils font le compte des frais, établissent le budget des dépenses et le budget des recettes du théâtre. Les recettes sont minces, les salles de casinos peuvent, il est vrai, contenir de 800 à 1.000 personnes, mais elles ne sont guère remplies qu'avec des billets donnés ou vendus à très bas prix. L'important en effet est d'attirer le public; le salle de jeu est en face de la salle de spectacle. A X... , un des grands casinos de France, la recette est en moyenne de 200 francs par jour, soit 6.000 francs par mois. Or le budget des dépenses est d'environ pour la troupe dramatique seule, 20.000 francs par mois.
Telle est la somme qu'il faut (à Boulogne-sur-Mer notamment) pour entretenir un casino où l'on donne l'opéra-comique, l'opérette et la comédie.

Appointements des artistes par mois : 1er ténor léger: 1.000 francs; 2e ténor léger, 600; baryton en tous genres, 500; basse en tous genre, 500; 2e basse, 200; régisseur, 500; chanteuse légère, 1.000; dugazon, 600; 2e dugazon, 200;  15 choristes à 100 francs chaque, 1.500; chef d'orchestre, pianiste, répétiteur, 1.000; 25 musiciens (c'est le nombre à Royat cette année), à 200 francs chaque, 5.000 (pas de soliste, un soliste coûte 500 francs). Pour la comédie, 10 personnes à 250 francs chaque, en moyenne, soit 2.500; il a fallu amener tout ce monde, coût 1.500 francs, soit 500 francs par mois; le magasin de costumes demande 500 francs par mois et les éditeurs de musique 500, puis 800 francs sont consacrés aux machinistes, habilleurs, garçons d'accessoires, et 1.500 frais aux frais généraux, affiches, souffleur, coiffeur de théâtre, etc.
Soit au total 20.500 francs, sans compter ce qui est perçu pour les droits d'auteur et pour le droit des pauvres, ce qui est dû au directeur; sans parler de loyer et d'éclairage, sans exagérer les chiffres, car nous avons donné les prix d'été qui sont moitié moins élevés que ceux d'hiver, le ténor chante à meilleur compte (1.000 à 2.000 francs) en août qu'en décembre (3.000 à 4.000 francs) . Les tous petits casinos ont nécessairement des frais à proportion.
Sans les petits chevaux (à tableau ou à numéros) , sans le bacara, ils ne peuvent joindre les deux bouts? Supprimer le jeu dans les villes d'eaux serait donc supprimer le casino, écarter les voyageurs, ruiner les hôteliers et les commerçants du pays. Telle est du moins l'opinion presque générale; on la combat en montrant qu'en Suisse on ne joue pas, que la Suisse cependant est fréquentée. A Interlaken, à Montreux, pas de bacara; le conseil fédéral se refuse à autoriser les jeux, et cependant le monde afflue. En France cette doctrine n'est pas admise; celui qui proposerait d'abolir radicalement les distractions qu'on trouve au casino, serait énergiquement désapprouvé. Et cependant les vices du système qui consiste à dépouiller les uns pour amuser les autres apparaissent à tous les yeux. 
Que faire?- Rétablir les maisons de jeux publiques, ont répondu les municipalités de Vichy, Aix-les-bains, Pierrefonds, Biarritz, Bagnières-de-Bigorre, Arcachon, Allevard, Deauville et Enghien, qui ont nettement réclamé le retrait de la loi de 1836 ou sa modification.
Cette loi de 1836, dans la pensée de ses auteurs, devait détruire les jeux; elle ordonnait la clôture des neufs maisons de Paris: Palais-Royal, Frascati, Marivaux, le Salon, etc., à partir du Ier janvier 1838. L'Etat avait bénéficié de 1819 à 1837, sur la ferme des jeux, de 138.316.381 fr. 66 centimes. La dernière année la ferme donna 6.841.838 fr. 85; on estime qu'aujourd'hui, elle donnerait 200 millions par an. En Allemagne les maisons de jeux continuèrent à fonctionner jusqu'à la guerre de 1870-71; elles firent en trente ans 3 milliards de recettes. Le rétablissement des jeux publics serait donc fait au profit des finances de l'Etat, au profit aussi de la bourse des joueurs où ne fouilleraient plus des "grecs" indiscrets, au seul détriment de quelques individus nullement intéressants. Les avocats, qui plaident cette cause curieuse, ajoutent que les maisons de jeux publiques n'ouvraient pas, comme on pourrait le croire, leurs portes toutes grandes. Dans toutes, sauf une, très surveillée par la police, et fallait être présenté et conséquemment connu. Les mineurs, les caissiers n'étaient pas reçus, défense qui remontait à François 1er, lequel interdit le jeu "aux comptables", et condamne d'avance "qui jouerait avec eux à restituer le double de ce qu'il leur aurait gagné".
La loi de 1836 avait fait naître des espérances qui ne se sont pas réalisées; "considérant, dit le conseil municipal d'Aix, que les jeux actuels sont bien plus immoraux que les jeux publics de trente-et-quarante et de la roulette", il faut recourir à l'ancien système, moins mauvais que le nouveau.  La même demande est formulée par le conseil municipal de Pierrefonds, car, dit-il, "le jeu est un de ces besoins qui prennent leur origine dans des aspirations instinctives que rien ne peut détruire; quoi qu'on fasse, il se déguise sous toutes les formes, se dissimule sous toutes les ruses pour éluder la loi; il serait préférable de le laisser s'exercer sous l’œil d'une police vigilante, plutôt que d'abandonner sans protection les malheureux adeptes à toutes les fourberies des grecs et des filous".

                                                                                                             Emile Cére.

La vie contemporaine, juillet-septembre 1894.

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