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jeudi 6 novembre 2014

La note à payer.

La note à payer.

Etant donné un petit cénacle de gourmets, composé de trois membres, l'un bilieux, l'autre lymphatique et le troisième sanguin, il y a cent à parier contre un que c'est le bilieux qui prendra en main la direction des affaires.
C'est lui qui composera le menu, c'est lui qui commandera les vins. C'est lui qui découpera, c'est lui qui fera la salade, et c'est lui qui discutera l'addition.
Le lymphatique, trop heureux de n'encourir aucune responsabilité, abdiquera par mollesse et par timidité; le sanguin l'imitera par insouciance.
Un petit groupe formé de ces trois éléments dînait tous les mardis, depuis quinze ans, au Rocher de Cancale.
Le gourmet bilieux était un conseiller-maître à la Cour des comptes. En sa qualité d'homme bilieux, il tracassait les gens de service; en sa qualité de gourmet émérite, il composait d'excellents menus, auquel il faisait le plus grand honneur; en sa qualité de membre de la Cour des comptes, il épluchait la note avec une gravité professionnelle et une sévérité inexorable. Il est vrai que cette sévérité inexorable était toute platonique, et que jamais la note ne fut diminuée d'un centime. Il ne discutait point pour obtenir un rabais, mais pour le plaisir de discuter; la petite algarade du dessert était un supplément qu'il ajoutait au menu pour faciliter sa digestion.
La première fois que les trois dîneurs s'attablèrent au Rocher de Cancale, et que la fille de service rapporta au patron les observations de M. le conseiller-maître, le patron se prit la tête dans les mains, et se demanda ce qu'il y avait à faire.
Il se trouvait en présence de trois partis: rompre avec le monsieur irascible et le prier de chercher un autre restaurant, puisqu'il doutait de l'honnêteté du Rocher de Cancale; charger la note pour lui donner le plaisir d'en faire rabattre quelque chose; ou bien laisser stoïquement passer l'orage: bien faire et laisser dire.
Le premier parti était héroïque, mais un peu brutal; le second habile, mais peu honnête; et le troisième était honnête mais hasardé. Ce fut cependant celui auquel il s'arrêta, et il fit bien.
Chaque mardi, avant même d'avoir humé sa tasse de moka, le conseiller bilieux se levait de sa chaise et tirait le cordon de la sonnette.
Marton apportait la note.
Le conseiller bilieux la parcourait du regard, et commençait à froncer le sourcil.
- Nous connaissons cela, se disait Marton, qui, les yeux fixés sur le lambris d'en face, voyait le conseiller sans le regarder, et cachait son envie de rire sous un sérieux imperturbable.



D'un doigt irrité, il parcourait un à un les item de la note; tantôt grommelant sourdement, tantôt déclarant que le chablis ne valait pas celui de l'autre fois (pourquoi donc en avait-il bu presque une bouteille à lui tout seul?) ; les huîtres n'étaient pas absolument fraîches (il en avait mangé trois douzaines!) .
- Voilà qui est trop fort! s'écria-t-il en allongeant la note vers le dîneur lymphatique; regardez-moi cela!
Le dîneur lymphatique était membre de l'Institut et professeur au Muséum. Toute sa vie il avait étudié des coquillages à la loupe.
Il tira sa loupe, et examina docilement l'item incriminé. D'une part il n'entendait rien à la comptabilité, et il avait foi entière dans les lumières du conseiller-maître; il était donc tout disposé à trouver que son ami avait raison. D'autre part, il était discret et timide: il craignait d'offenser Marton. Il se bornait donc à écarquiller les yeux et à froncer le sourcil, comme s'il examinait une coquille microscopique récemment découverte.
- Vous ne dites rien de cela? s'écriait le conseiller irascible.
- Mais si, mon ami, reprenait le savant; il est certain que ces petits pois...
- Qui vous parle de petits pois? reprenait le conseiller irascible. Là, là, où est mon doigt... ce chapon rôti!
- Oui, oui, ce chapon rôti, évidemment; il était bon, mais il est cher, très-cher!... cependant...
Cependant, Marton, toujours immobile, prenait en profonde pitié le vieux savant, mais elle le prenait en pitié de l'air le plus impassible et le plus convenable.
Toute cette comédie amusait prodigieusement le dîneur sanguin  qui était un peintre.
Renversé sur le dossier de sa chaise, les deux mains dans les poches, le menton engouffré dans sa cravate, il regardait successivement le conseiller, le savant et Marton. Par habitude d'artiste, il prenait mentalement des croquis de ces trois têtes d'expression; ces croquis se transformeraient par le travail de la pensée et de la réflexion, et un beau jour il les retrouverait au bout de son pinceau. M. le conseiller-maître, ainsi transformé, eut les honneurs du salon de peinture, dans le rôle d'un esquire anglais, devant qui les gardes amènent un braconnier; le savant fut transformé en un bibliophile examinant une édition rare; et Marton, singulièrement embellie, devint une Clélie très-présentable.
Le conseiller tenait le peintre pour un esprit léger, et ne lui montrât jamais la note; le savant le regardait d'un œil d'envie, parce qu'on ne le forçait pas d'examiner la note et de donner son avis. Quant à Marton, elle trouvait que ce monsieur pourrait, sans inconvénient, se dispenser de dévisager le monde comme il le faisait. Mais, bah! elle en prenait son parti, parce qu'il paraît que tous les peintres font la même chose; c'est le métier qui veut ça.
Une fois qu'il avait joué son petit drame de la note à payer, M. le conseiller-maître se déridait et redevenait un conseiller très-amusant. Les trois amis s'en allaient après dîner égayer leurs esprits aux Champs-Elysées.
Un dîneur misanthropique et paradoxal, qui prenait ses repas solitaires au Rocher de Cancale, se disait à lui-même, en les voyant sortir bras dessus, bras dessous: 
"O gastronomie, voilà de tes coups! Tout sépare ces trois hommes, leurs professions, leurs habitudes et leurs caractères, et cependant, à force de manger à la même table, les voilà unis comme les doigts de la main; une si touchante union a été cimentée par un vice commun, la gourmandise!"
M. le misanthrope atteint de dyspepsie, était sobre par pure nécessité. Son appétit eût-il été aussi robuste que celui des trois amis, personne ne serait venu s'asseoir à la même table que lui, parce qu'il avait l'âme basse et le cœur mal placé.
Non, ce n'était pas la gourmandise qui avait établi ces liens d'amitiés solide entre le conseiller, le peintre et le savant. Ce n'est pas parce qu'ils mangeaient à la même table qu'ils étaient amis; mais parce qu'ils étaient amis qu'ils mangeaient à la même table.
Nos amitiés ne sont pas durables quand elles ne sont fondées que sur nos faiblesses ou nos vices. Lorsque nous faisons le mal en commun, nous sommes des complices et non pas des amis. Or, les complices finissent toujours par avoir honte les uns des autres; le mépris ne tarde pas à les séparer.
Une amitié de quinze ans se fonde sur des qualités communes et sur une estime réciproque. Chacun des trois amis était assez distingué dans sa profession pour s'intéresser aux idées des deux autres. C'étaient d'honnêtes gens faits pour s'estimer, et de braves gens capables de fermer réciproquement les yeux sur leurs petits travers en faveur de leurs qualités. Si nous en étions réduits à ne vouloir que des amis parfaits, l'amitié ne serait qu'un mot.
Peut-être que nos trois amis étaient gourmands à leurs heures; alors tant pis pour eux! mais encore l'étaient-ils avec circonstances atténuantes.

Le magasin pittoresque, novembre 1876.

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