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mercredi 15 janvier 2014

Chronique du Journal du Dimanche.

Chronique.

Les annales judiciaires s'ouvrent tristement dans l'année où nous venons d'entrer; on les voit, pour première cause importante, enregistrer un fratricide.
Benjamin-Théodore D... , âgé de vingt-huit ans, servait dernièrement dans les zouaves, où il avait montré une grande bravoure devant l'ennemi, mais un caractère violent, emporté, qui lui attirait de fréquentes punitions.
Libéré du service, il fut reçu en vrai Benjamin par ses trois frères; et ayant repris la profession d'ébéniste, qu'il avait précédemment exercée, il s'établit près de sa famille à Saint-Denis.
Les frères D... furent bientôt appelés à prendre part à la succession d'un de leurs parents.
Cette affaire, un peu compliquée, amena entre eux des discussions dans lesquelles Benjamin montrait son humeur irascible. Il conçut particulièrement une haine profonde contre son frère aîné, par lequel il se croyait lésé?
L'autre jour, les quatre frères, appelés chez un notaire de Pierrefitte, chargé de régler leurs intérêts, s'y rendirent ensemble.
Supposant d'avance que ses affaires ne seraient pas arrangées selon ses désirs, Benjamin se munit d'une paire de pistolets dont il avait trop bien appris à se servir.
Il fut effectivement peu satisfait du résultat de la réunion; mais il feignit de se résigner, et, prétextant un rendez-vous, il sortit de l'étude quelques instants avant ses frères.
Ceux-ci se mirent en chemin vers huit heures du soir pour retourner à Saint-Denis.
Ils avaient fait la plus grande partie du trajet, et, à une heure déjà avancée de la nuit, ils se trouvaient à trente mètres du poste placé à l'entrée de la ville, lorsqu'un coup de feu se fit entendre.
C'était Benjamin qui, embusqué derrière un bouquet d'arbres, venait de tirer sur son frère aîné.
Ayant fait un brusque mouvement, celui-ci ne fut pas blessé; mais la balle atteignit un passant, le sieur Rémy Drouen, âgé de trente-cinq ans, chef d'atelier des chemins de fer du Nord, demeurant rue de Paris, 67, à Saint-Denis.
Cet infortuné, qu'une déplorable fatalité avait amené dans la direction de l'arme, tomba baigné dans son sang.
Tandis que ses trois frères relevaient ce malheureux et le transportaient dans une maison voisine, le meurtrier, que la guerre a familiarisé avec la mort, restait complètement immobile.
Le sieur Alexandre Eufroy, âgé de trente ans, charpentier, demeurant rue de Gonesse, 6, a eu le courage de se jeter sur cet homme, qui tenait un second pistolet chargé, et de le maintenir jusqu'à ce que le poste voisin, arrivant au bruit, pût le désarmer et l'arrêter.
Conduit chez le commissaire de police de Saint-Denis, et interrogé par ce magistrat, Benjamin D... a formellement déclaré que son intention était de tuer son frère aîné, contre lequel il nourrit une haine mortelle.
Après cela, rapportons un trait qui fait plus d'honneur à l'humanité.
Un jeune homme de Lyon, qui se trouvait en 1848, représentant d'une maison de commerce de Paris, perdit sa place. Fort amoureux d'une de ses cousines, qu'il espérait épouser, il fut alors, en raison de sa mauvaise fortune, rudement éconduit par le père de la jeune fille. Désespéré, il s'embarqua pour aller au bout du monde.
Après quelque temps de séjour à Lima, où il était professeur de musique dans un pensionnat de jeunes demoiselles, la découverte des mines d'or de Californie lui ouvrit une carrière nouvelle; il se rendit à San Francisco, où il se livra aux rudes et cruels travaux de la recherche de l'or.
Après huit ans de vicissitudes sans bornes, le malheureux, plus pauvre que jamais, la tête blanchie, le visage flétri par les souffrances, revenait à Lyon, il y a quinze jours; et, le cœur bien ému se présentait chez sa cousine, qu'il s'attendait à trouver mariée. Mais la jeune fille, libre de ses volontés après la mort de ses parents, lui était restée fidèle; et, malgré qu'il n'ait rien gagné, mais, au contraire, perdu la beauté de ses vingt-cinq ans, elle se dispose à lui donner sa main.
Aussi l'ancien chercheur d'or du Sacramenta prétend que la mine la plus riche est le cœur d'une femme qui vous aime.
De cette même ville de Lyon, il nous arrive une nouvelle non moins touchante.
Une voiture publique partie de cette ville emmenait un pauvre idiot, âgé de quinze ans, qui, au moment où la diligence arrivait devant le château de la Passe, s'élança sur la route, courut vers le Rhône et se précipita dans les flots.
Ce ne fut que plusieurs jours après qu'il fut découvert par hasard dans la maison d'un pauvre pécheur, sur le seuil de laquelle les flots l'avaient déposé et dont les habitants s'étaient empressés de le recueillir, grâce à cette vertueuse superstition que la présence de ces pauvres êtres privés de raison porte bonheur. Le pêcheur, portant plus loin sa touchante croyance, a absolument réfuté toute somme offerte pour l'entretien de l'idiot, disant que ça détruirait le charme, et que la fortune ne vaut pas le bonheur.

                                                                                               Paul de Couder.

Journal du Dimanche, 1° février 1857.

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