Le nœud de l'aiguillette. Part III
Alfred de Vigny et Michelet, chacun de leur côté, se rappelant les curiosités indiscrètes de l'Eglise, l'analyse approfondie qu'elle a faite des passions et en particulier de l'amour, ont pu dire, le premier que le roman "est né de la confession"; le second que Manon Lescaut, ce type des romans pervers, n'était rien d'autre qu'un commentaire des cas de conscience. Louis Ulbach, qui rappelle ces deux opinions d'auteurs célèbres, y ajoute une remarque assez singulière: tous les papes, dit-il, qui ont mis le nez dans ces questions légèrement scabreuses, se trouvent marqués du chiffre 3. Ce sont, en effet, Grégoire III, Alexandre III, Luce III, Innocent III, Célestin III, Honorius III. Ce nombre impair, qui plaît aux Dieux, aurai-il donc une vertu spéciale, pour rendre les papes particulièrement experts, à résoudre ces sortes de problèmes?
Ce nombre 3 semble avoir été une véritable obsession pour les souverains de l'Eglise. Ainsi, selon les théories canoniques, la femme n'a de chance d'obtenir la nullité du mariage, quand même elle prouverait sa virginité, que si le mari est "inutile" par vice de conformation ou par frigidité flagrante. Encore faut-il trois ans de cohabitation, après lesquels une visite peut être ordonnée.
Le pape Honorius trois ordonnait aux maris et aux femmes, "précipités en telle plainte, de faire pénitence"; après quoi, au bout de trois ans, si la patience et la pénitence n'avaient rien produit, si la femme était reconnue intacta virgo, le mariage était déclaré nul.
Dans la plupart des cas, la frigidité était due, au moins le croyait-on, à un maléfice. Aussi l'Eglise (1) lançait-elle ses anathèmes contre ceux qui usaient de ces manœuvres diaboliques. Les conciles les frappaient des peines les plus sévères, notamment celui qui se réunit à Melun en 1579. Le rituel d'Evreux de 1621 interdit aussi cette pratique superstitieuse, et déclara excommuniés ipso facto tous ceux qui s'y livraient.
Le rituel de Reims, en 1677, excommunia également "tous les sorciers et sorcières, devins et devineresses, et ceux qui, par ligatures et sortilèges, empêchent l'usage et la consommation du mariage."
Les magistrats ne craignirent pas non plus de punir "cette méchanceté" de la peine capitale: le Parlement de Paris la prononça en 1582 et en 1597; en 1718, il y eut un noueur d'aiguillettes brûlé par ordre du Parlement de Bordeaux (2).
Un jurisconsulte du temps de Henri IV, Bodin, trouve qu'un crime aussi atroce ne saurait être trop rigoureusement châtié; il fait observer que les noueurs" sont causes des adultères et paillardises qui s'en ensuivent, car ceux qui sont liés, brûlant de cupidité l'un après l'autre, vont adultérer." Le même, dans son Traité sur la démonologie, se lamente sur les ravages et l'étendue du mal.
"De toutes les ordures de la magie, il n'y en a point de plus fréquentes partout, jusqu'aux enfants qui en font métier avec telle impunité et licence qu'on ne s'en cache point, et plusieurs s'en vantent... La practique en est aujoud'huy plus commune que jamais, veu que les enfants mesme se meslent de nouer l'esguillette, chose qui mérite un chastiment exemplaire...," écrit Boguet, sous le règne de Henry IV (3).
Pierre de Lancre, un contemporain de Boguet, nous apprend que la terreur de ce maléfice est si répandue au commencement du dix-septième siècle, que la plupart des mariages se célèbrent en grand secret et comme à la dérobée (4).
Nous ne nous attarderons pas à dénombrer et à détailler par le menu tous les modes de ligature vénérienne; ils dépassent la cinquantaine, si l'on en croit Bodin (5).
On pouvait lier pour un jour, pour un an ou à perpétuité.
Le nom que l'on donnait à ces noueurs d'aiguillettes est caractéristique et porte, pour ainsi dire, sa date avec lui. Les hauts-de-chausses étaient alors habituellement lacés par devant, et quand les deux bouts du cordon qui les fermait venaient à s'emmêler et à se nouer l'un dans l'autre, on ne pouvait plus se déshabiller; un fait matériel était devenu une figure de rhétorique.
Le rite le plus usuel, pour cette ligature, s'accomplissait communément à l'église, pendant la cérémonie nuptiale. Ce rite était des plus simples.
Après s'être muni d'un lacet, on assistait à la célébration du mariage. Lorsque les anneaux s'échangeaient, on faisait au lacet un premier nœud; on en faisait un second au moment où le prêtre prononçait les paroles essentielles au sacrement. Enfin, quand les époux étaient sous le drap, on en faisait un troisième, et l'aiguillette était nouée.
Un autre procédé consistait à entrelacer les doigts de ses mains tordues, la paume en dehors; on commençait par le petit doigt de la main gauche et l'on continuait lentement, jusqu'à ce que les deux pouces se rejoignent: alors le charme était parfait.
Ce rite devait s'accomplir dans l'église, au moment où le mari présentait l'anneau à sa femme (6) .
Nombre d'auteurs (7), forts experts en magie noire, ont pris la peine de faire connaître les méthodes dont usaient les noueurs d'aiguillette; mais, comme dit Thiers, "l'honnêteté ne permet pas de les marquer ici".
L'abbé Thiers, ennemi de toute superstition, ne va pas cependant jusqu'à révoquer en doute l'existence d'un semblable sortilège: "Ce n'est pas, dit-il, un maléfice imaginaire et fantastique, il est réel et effectif."
Le jurisconsulte Fevret, invoquant, de son côté l'expérience journalière, ajoute:"Il est aussi aisé, par cet art magique, de rendre un homme impuissant à l'art du mariage, comme il est facile, par sortilège, de nouer la langue et ôter l'usage de la parole, arrêter en un instant la course des chevaux, fixer et encheviller les rouages d'un moulin, charmer le canon de l'arquebuse d'un chasseur et choses semblables que les sorciers font à l'aide du démon."
Docteur Augustin Cabanés.
(1) Dans une ordonnance rendue par l'archevêque de Lyon (imprimée chez Pierre Rigaud, en 1614, in-8), on lit que "Monseigneur se réserve à lui, ou à ceux auxquels il en donnera le pouvoir, l'absolution de tous sorciers, enchanteurs, devins et magiciens... de ceux qui nouent l'esguillette et empêchent la consommation du mariage." Lyonnaisiana, par G. Vericel, p. 110.
(2) Salgues, Des erreurs et des préjugés répandus dans la société, t.I, p.173.
(3) Discours exécrable des sorciers; Lyon, Rigaud, 1610, in-8, p. 212.
(4) Stanislas de Guaita, Essais de sciences maudites, t. II, p. 197.
(5) L'abbé J-B. Thiers, dans son Traité des Superstitions qui regardent les sacrements, consacre à la question de nombreuses pages.(Voir notamment le tome IV).
(6) St. de Guaita, loc. cit.
(7) Sprenger, dans le Maleus malificorum; Crespet, De la haine de Satan contre l'homme; Delrio, Disquisitiones magicae; Miolaus, Dies canicularii, colloq. III etc.
Les Indiscrétions de l'Histoire , Docteur Augustin Cabanés, 1907.
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