Le nœud de l'aiguillette. Part V (et fin)
Vous avez vu qu'on s'était, de bonne heure, préoccupé de forger des armes contre l'esprit malin, contre ces suppôts de Satan, qui semblaient prendre plaisir à se jouer des menaces dirigées contre eux; mais on n'aurait pas un instant songé à une maladie, à un trouble de l'imagination: le diable seul était capable de pareils artifices.
L'Eglise, après avoir recherché et décrit avec soin tous les sortilèges analogues, sous le titre de la décrétale De frigidis et maleficiatis, anathémisait les auteurs, agents et instigateurs de ces superstitions détestables, non seulement les sorciers et magiciens, mais encore quiconque oserait, dans une perverse intention, "tourner les mains en dehors et enlacer les doigts les uns dans les autres, quand l'époux présente l'anneau à l'épouse; lier la queue d'un loup, en nommant les mariés; attacher certains billets, certains morceaux d'étoffe, aux habits des époux; toucher ces époux avec certains bâtons faits d'un certain bois; leur donner certains coups dans certaines parties du corps; prononcer certaines paroles en les regardant; faire certains signes avec les mains, les doigts, la bouche, les pieds, etc."
Quand aux superstitions qui avaient pour but de dénouer l'aiguillette, elles étaient aussi nombreuses et aussi singulières que celles qui servaient à la nouer. L'Eglise ne les autorisait pas davantage.
Voici les plus communes:
1° Mettre deux chemises à l'envers le jour des noces.
2° Placer une bague sous les pieds de l'époux pendant la cérémonie.
3° Dire trois fois en se signant: Ribald, Nobal et Varnobi.
4° Faire dire, avant la messe du mariage, l'évangile de saint Jean, In principio.
5° Frotter de graisse de loup les montants de la porte du logis nuptial.
6° Percer un tonneau de vin blanc et faire couler le premier jet dans l'anneau de mariage.
7° Uriner dans le trou de la serrure de l'église où le mariage a été célébré
8° Prononcer trois fois Yemon avant le lever du soleil.
9° Ecrire sur un parchemin neuf, dès l'aube: Aigazirtvor.
etc.
D'autre professaient gravement (1) que l'oiseau appelé picvert était un souverain remède contre le sortilège de l'aiguillette nouée, pourvu qu'on le mangeât rôti, à jeun, et avec du sel bénit.
Que si l'on respirait la fumée de la dent brûlée d'un homme mort depuis peu, on était pareillement délivré du charme; le même effet se produisait, si l'on introduisait du vif-argent dans un chalumeau d'avoine ou de froment, et qu'on le mît sous le chevet du lit où devait coucher le maléficié.
Si l'homme et la femme étaient tous deux sous l'influence du charme, il fallait, pour en être guéri, que l'homme rendit ses urines à travers l'anneau nuptial, que la femme devait tenir pendant l'opération.
Combien de seings, d'anneaux, d'amulettes, de sachets, de talismans, de caractères, de phylactères, de remèdes particuliers mis en oeuvre autrefois, soit pour empêcher la conjonction charnelle (2), au temps des noces, soit pour se défendre de ces diableries (3) !
Paracelse (4) recommandait d'écrire, avant le lever du soleil, des mots qui n'appartenaient à aucune langue, sur du parchemin vierge; ou de se faire forger une fourche, avec un fer à cheval trouvé par hasard et prononcer en même temps quelques paroles cabalistiques.
Mais quelques-uns de ces moyens de conjuration bizarres en apparence, s'expliquent trop naturellement, par des croyances que l'antiquité avait professées, pour n'avoir pas eu une valeur traditionnelle. Ainsi, il fallait porter sur soi du sel, l'ancien préservatif de toutes les corruptions (5) ; manger soit un foie de poisson, sans doute en souvenir de l'histoire du jeune Tobie (6), soit de la joubarbe (7), plante consacrée à Jupiter, qui devait, à ce titre, neutraliser les mauvais vouloir des esprits moins puissants; ou suivre à la lettre la recette de Pline et frotter la porte de la chambre nuptiale avec de la graisse de loup (8).
Le sorcier avait-il quelque teinte d'astrologie, il savait que, pour dénouer infailliblement l'aiguillette, il lui suffisait des préparer des talismans, lorsque la lune est "dans le Capricorne, favorisée d'un regard bienveillant de Vénus et de Jupiter (9)."
Le peuple avait, dans le but de combattre le nœud de l'aiguillette, adopté une coutume qui règne encore dans toute l'Europe: c'était le chaudeau, bouillon, soupe, pâtée, ou fricassée de la mariée, qu'on lui apportait processionnellement, au son des instruments et au bruit des chansons, pendant la première nuit des noces. Cette pâtée était destinée à réchauffer l'ardeur des époux et à les empêcher de s'endormir, tandis que le démon veillait pour leur jouer un de ses tours habituels.
On comprend que le nœud de l'aiguillette, eût-il été serré par tous les diables, n'était pas capable de résister à de si puissants remèdes. On comprend aussi que des mauvais plaisants ne se lassaient pas d'inventer des recettes analogues à celle-ci: on faisait déshabiller les époux et on les couchait, tous nus, par terre; le mari baisait l'orteil du pied gauche de sa femme, et la femme l'orteil du pied gauche de son mari; puis l'un et l'autre faisaient un signe de croix avec les talons, en marmonnant une prière.
il y avait encore d'autres cérémonies "sales, vilaines et impures à l'endroit de l'anneau", entremêlées d'oraisons spéciales, dont la plus célèbre commençait ainsi: "Bénite aiguillette, je te délie!"
L'église n'avait guère d'autres remèdes à sa disposition que des oraisons qu'elle offrait aux pauvres maléficiés; des exorcismes, des messes, des jeûnes, des aumônes; en dernière ressource, elle recourait à l'excommunication.
Là ou les théologiens voyaient l'intervention diabolique, nous reconnaissons aujourd'hui l'influence de l'imagination, de la suggestion, pour employer un langage moderne.
Moderne, encore entendons-nous: si le mot est de date récente, la chose est moult ancienne, et, il y a tel récit de Montaigne (10) qui viendrait à notre aide, pour prouver que l'auteur des Essais avait eu l'idée, il y a déjà quatre siècles, de recourir à des moyens que le docteur Bérillon lui-même de désavouerait pas.
Docteur Augustin Cabanes.
(1) Alberti parvi Lucii libellus de mirabilibus naturae arcanis (Cf. Curiosités des Sciences occultes, par P. L. Jacob; Paris, 1862, pp. 381 et suiv.)
(2) Pour nouer l'aiguillette, dit le Petit Albert, il faut avoir la verge d'un loup nouvellement tué, et, étant proche de la porte de celui que l'on veut lier, il faut l'appeler par son propre nom; et aussitôt qu'il a répondu, on lie ladite verge avec un bout de fil blanc et dès ce moment il demeure impuissant.
Pour la dénouer, le même conseillait un anneau dans lequel était enchâssé l’œil droit d'une belette.
(3) On peut en voir le détail dans Delrio, Disq. mag., part I, quaest; dans Hucherus; dans Varius, De fascino; dans Arnauld de Villeneuve, De sterilt., tract. II, cap. 2; dans Pierre d'Apone, Cardan, Sanchez, De Matrim., l. VII, Disp. 94, n. 6. Hartmann en parlait encore en 1731.
On pourra encore consulter: P. macé, De l'imposture et tromperie des Diables, enchanteurs, noueurs d'aiguillettes et autres qui par art magique abusent le peuple; Paris, 1579, in-8°; Traité de l'enchantement qu'on appelle vulgairement le nouement de l'aiguillette en la célébration des mariages, La Rochelle, Haultin, 1591, in-8°.
(4) Dans son livre: De coelesti medicina et de characteribus.
(5) Omnia enim ignis salibur et omnia victima sale salibur (Saint Marc, ch; IV, v. 48); voyez aussi: Arnobius, Adversus gentes, l.II, par. 67, et Tacite, Annalium, l.XIII, ch. LVII.
(6) Tobias, ch VIII, V. 3 et 4.
(7) On l'appelle encore vulgairement en Normandie: barbe de Jupiter. (Voyez Flagellum daemonum, exorcismos terribiles, potentissimos et efficaces, remediaque probatissima, ac doctrinam singularem in malignos spiribus expellendos, etc... Venetris, 1597, 1 vol. in-16.
(8) Pline, l. XXVIII, ch. IX, p. 37. Proserpine, la reine des mauvais esprits était quelquefois assimilée à un loup: Novturnis ululatibus horrenda Proserpina, Triformis Jani larvales impetus continens, disait Apulée, Metamorphoseon, l. IX.
On croit encore en Normandie, que c'est en se frottant de la graisse de loup que les sorciers acquièrent la puissance de traverser les airs (voyez aussi Pline, l. XXVIII, ch. VIII, par. 25, et Thiers, Superstitions anciennes et modernes, p. 81, col. 1, éd. de 1733.)
(9) Paul Lacroix, op. cit.
(10) Essais, liv. I, ch. XX.
Les Indiscrétions de l'Histoire, Docteur Augustin Cabanés, 1907.
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