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mardi 21 janvier 2014

Le nœud de l'aiguillette. Part II

Le nœud de l'aiguillette. Part II


Les anciens (1), ne sachant qui rendre responsables de ces défaillances imprévues, que des hommes en apparence vigoureux, éprouvaient temporairement, eurent tôt fait de les attribuer à quelques maléfices, à quelque herbe malfaisante, que l'infortuné avait du absorbé à son insu. Certaines femmes passaient à leurs yeux pour rendre les hommes impropres au service de Vénus, grâce à des sortilèges dont elles détenaient le secret. Ces sortilèges, Platon va nous dire ce que les Grecs désignaient sous ce nom.
Dans le livre II des Lois, le philosophe conseille à ceux qui se marient, de prendre garde à ces charmes ou ligatures, qui troublent la paix des ménages, et dans le livre IX il ajoute, qu'il y a une espèce de maléfices qui, "grâce à certains prestiges d'enchantements et de ce qu'on nomme ligature, persuadent à ceux qui ont l'intention de faire du mal aux autres, qu'ils peuvent en faire par là, et à ceux-ci, qu'en usant de ces sortes de maléfices, on leur nuit réellement."
Il est très difficile, ajoute-t-il prudemment, de savoir exactement ce qu'il y a de vrai en cela, et quand on le saurait, il ne serait pas plus aisé de convaincre les autres. Il est même inutile d'essayer de prouver à certains esprits fortement prévenus, qu'ils n'ont pas à s'inquiéter de "petites figures de cire", qu'on aurait mises soit à leur porte, soit dans les carrefours ou sur le tombeau de leurs ancêtres, et de les engager à en faire mépris, parce qu'ils ont une foi confuse à la vertu de ces maléfices...
"Celui qui se sert de charmes, d'enchantements et de tout autre maléfice de cette nature, pour nuire par de tels prestiges, s'il est devin ou versé dans l'art d'observer les prodiges, qu'il meure.
"Si, n'ayant aucune connaissance de ces arts, il est convaincu d'avoir usé de maléfices, le tribunal décidera ce qu'il doit souffrir dans sa personne ou dans ses biens."
Platon admettait, dans certains cas, les circonstances atténuantes; mais les Athéniens, qui avaient les sorciers particulièrement en horreur, les condamnaient le plus souvent à mort, sans même recourir aux formes employées dans le jugement des autres citoyens (2).
"Que dois-je croire? s'écrie Tibulle, au sortir sans doute de chez une de ces sagae, sorcières, devineresses ou avorteuses, prêtes en un mot pour toutes les louches besognes: elle m'a dit qu'elle pouvait paralyser mon amour par ses enchantements et par ses philtres." Et le poète était moins rassuré qu'il ne voulait le paraître.
Infortuné Tibulle! sa mésaventure mérite d'être contée.
Son amie, Délie, étant tombée malade, le voilà tout en émoi. Ce n'était pourtant rien de grave, a en juger par l'efficacité du traitement qu'il mit en pratique: trois fois autour de la couche de la belle, il "promena" le soufre purificateur. Après qu'une vieille eut prononcé ses incantations magiques, il écarta les songes funestes, en offrant aux Dieux un pieux tribut de farine et de sel. La guérison s'en suivit.
Mais le poète devait être bien mal récompensé de ses soins, tant il est vrai que l'ingratitude est de tous les temps: la volage Délie, à peine rétablie, se mit à le tromper à bouche que veux-tu, et Tibulle de se lamenter, de maudire la perfide:
"Plus d'une fois, avoue-t-il, je serrai une autre femme dans mes bras, mais, au moment heureux, Vénus me rappelait Délie et trahissait mon ardeur. Alors, cette belle abandonnait ma couche, disant qu'on m'avait jeté un sort, et, j'en rougis, elle racontait ma honteuse aventure". (3)
Tibulle, en un mot, se croyait enchanté, et cette autosuggestion suffisait à paralyser son essor génital.
Ovide s'était trouvé dans la même position fâcheuse que son ami Tibulle auprès de sa maîtresse Corinne. Mais c'était tout à fait contraire à ses habitudes, et il a bien pris soin d'y insister, pour qu'aucun doute ne reste dans nos esprits. Il  n'était, à l'entendre, qu'un poison subtil pour avoir produit en lui un tel changement, à moins qu'on ne l'eut envoûté.
Un envoûtement, déjà?
Nous vous avons mis sous les yeux le passage de Platon où il est question de "figures de cire"; mais Ovide est plus explicite encore. Lisez plutôt:
"Est-ce la vertu magique d'un poison thessalien qui engourdit aujourd'hui mes membres? Est-ce un enchantement, une herbe vénéneuse, qui me réduit à un si triste état; ou une sorcière aurait-elle gravé mon nom sur de la cire rouge, et m'aurait-elle enfoncé des aiguilles minces dans le foie (4) ?".
Ceci semble bien prouver qu'au temps d'Ovide, les "enchanteurs" avaient recours à une figure de cire. Ils l'entouraient de cordons ou de rubans de différentes couleurs, puis prononçaient sur sa tête des conjurations, en serrant les cordons l'un après l'autre.
Ovide s'abusait évidemment, et Tibulle, si inquiet pour son propre compte, trouve, pour le rassurer, des arguments très plausibles.
"Ce n'est pas, lui dit-il, un enchantement, ce ne sont pas des herbes malfaisantes qui t'ont ensorcelé pendant la nuit. La véritable cause de ton malheur, c'est d'avoir trop souvent touché le corps de ta maîtresse, de l'avoir tenu dans des embrassements trop prolongés, de t'être plu à son contact."
La raison que donne Tibulle de la frigidité passagère d'Ovide nous paraît des plus acceptables. Quelques jours ou plutôt quelques nuits de repos auraient suffi pour amener la guérison. Mais on croyait, en ce temps-là, qu'on était lié ou noué, et pour conjurer le maléfice, qu'il fallait se soumettre à certaines pratiques.
Ces pratiques, nous les connaissons, en partie du moins, grâce à Apulée, qui nous en a laissé une curieuse description dans ses Métamorphoses.
" Prenez, écrit le philosophe, sept tiges de pied-de-lion, séparées de leurs racines, et faites les bouillir dans l'eau au déclin de la lune. Lavez le patient avec cette eau, à l'entrée de la nuit, devant le seuil de sa porte, hors de sa maison; et lavez-vous en aussi, vous qui lui rendez cet office. Brûlez ensuite de l'herbe d'aristoloche, parfumez-en l'homme et rentrez tous deux à la maison, sans regarder derrière vous, et il sera délivré ou délié (5)."
Le procédé était relativement facile à mettre en pratique; celui indiqué par Pétrone (6) était plus compliqué. C'est toute une scène de magie à laquelle "l'arbitre des élégances" va nous faire assister.
"La vieille tire de son sein un réseau, tout bigarré de fils retors, qu'elle attache autour de son cou. Ensuite, elle pétrit avec sa salive la poussière qu'elle prend sur le doigt du milieu, et, malgré ma répugnance, mon front en est stigmatisé. Elle invoque le dieu des jardins et m'ordonne de cracher trois fois, de jeter par trois fois dans mon sein de petits cailloux qu'elle a magiquement préparés et teints de pourpre; puis ses mains interrogent l'organe malade.
"Celui-ci, plus prompt que la parole, obéit à l'appel et rempli les mains de la vieille. Alors, tressaillant de joie: "tu vois, dit-elle, tu vois... mais ce n'est pas pour moi que j'ai fait lever le lèvre."
Lever le lièvre est plutôt joli. Après cela, Pétrone pouvait se dire... un fameux lapin!...

                                                                                        Docteur Augustin Cabanés.


(1) Voyez l'histoire d'Amasis, dans Hérodote, l. II, par. 181, p. 131, édit. Didot, et Pétrone, fragment CXXVIII.
(2) Docteur J. Regnault, La Sorcellerie, p. 44-45.
(3) Nous venons d'emprunter la traduction de Ménière, mais nous donnons ci-dessous le texte même, pour les lecteurs épris de latinité:
Saerpe aliam lenui; sed jam, quum gaudia adirem
Admonuit dominae deseruitque Venus
Tunc me devotam descendens femina dixit,
Et pudet, et narrat scire, nefanda mea.
(4) Ovide, les Amours, liv.III, élég. VII.
(5) Apulée,  De herba um virlubilus historia.
(6) Satyricon, CXXXI.


Les Indiscrétions de l'Histoire, Docteur Augustin Cabanés, 1907.

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